Les Doïnas/À M. J. Voïnesco

La bibliothèque libre.


À M. J. Voïnesco (première édition 1853)
Traduction par J.-E. Voïnesco.
Les DoïnasJoël CherbuliezLittérature roumaine (p. 5-13).


À M. J. VOÏNESCO




Je vous remercie, Monsieur, du livre que vous m’avez envoyé. La poésie d’un peuple opprimé aura toujours mes sympathies. C’est par elle que je parviens à reconstituer tout un passé sur lequel les chroniques sont silencieuses ; et ce passé me sert cependant à mieux comprendre le présent et à me rendre un compte exact des querelles, des guerres intestines, des revendications de pouvoir, qui sont de nos jours affaire de tous les instants.

Philosophiquement, l’histoire ne s’occupe que des événements qui peuvent intéresser l’humanité, et dès lors n’envisage guère que la vie des grandes nations. Étudiée ainsi par grandes masses, l’histoire peut certainement fournir à l’imagination des penseurs des systèmes auxquels viendront toujours se rallier des esprits paresseux. Mais je ne saurais y voir la meilleure et la plus sûre méthode historique, celle qui se propose avant tout de nous conduire le plus directement à la vérité. Pour vous citer un exemple, Monsieur, je vous dirai que notre histoire de France est encore entièrement à faire, nonobstant les travaux beaucoup trop vantés des deux Thierry, des Fauriel, des Guizot, des Barante, des Sismondi. J’ai souligné le mot France à dessein, et ce simple signe typographique vous fait connaître ma pensée : par France, j’ai voulu dire tous les pays que l’on désigne ainsi de nos jours. M. Michelet est le seul qui se soit sérieusement et nationalement occupé de notre pays. Il a compris que l’histoire vit de détails. Il les a minutieusement recherchés, triés, mis en œuvre. Les étrangers surtout ne se trompent jamais sur le mérite et l’importance de semblables travaux. Malheureusement les forces d’un homme sont limitées, et l’histoire d’un pays comme la France ne peut être écrite que par une congrégation.

La terre roumaine, Monsieur, pourrait être plus heureuse. Un homme de bonne volonté, laborieux et patient ferait une œuvre utile et bonne s’il consacrait sa vie à écrire cette histoire. Et ceci est un devoir à remplir que j’indique à quelqu’un des vôtres. Un peuple opprimé qui aspire à reconquérir une nationalité indépendante, ne doit jamais négliger de faire connaître aux autres peuples, non-seulement son origine, mais encore toute la série des faits qui l’ont conduit depuis les temps anciens jusqu’à nos jours. L’on hésite quelquefois, parce que l’on a beaucoup de faits d’oppression à signaler. Mais de pareilles considérations ne peuvent arrêter que les cœurs pusillanimes. Leur faiblesse, relativement aux forces envahissantes, ne saurait jamais être imputée à crime aux nations envahies.

Vous êtes de noble origine, Monsieur ; vous descendez de ces colonies militaires que Trajan et les empereurs romains, ses successeurs, établirent sur les bords du Danube, lorsqu’ils étaient obligés de guerroyer sans cesse contre les Daces et les Pannoniens, qui faisaient des incursions sur les terres de l’empire. À cette époque, vous avez été placés à l’avant-garde de la civilisation menacée par la barbarie. Ce n’est pas votre faute si, dans ce grand flux de populations qui jeta l’Asie sur l’Europe, vous avez été débordés. Vous m’apparaissez, dans ce lointain historique, semblables au matelot que le capitaine de navire pose en sentinelle un jour de tempête. Les flots en furie battent les flancs du vaisseau. La sentinelle reste impassible et vigilante. Mais une lame bondit tout-à-coup et couvre tout le pont de sa vague impétueuse. Le matelot s’attache aux cordages ; il se cramponne avec énergie au poste qui lui a été confié, et, la lame passée, on le retrouve debout. Qui lui reprochera de n’avoir pas arrêté la lame envahissante ? Qui lui reprochera ses habits trempés par l’eau de la mer ?…

Mes sympathies pour les populations roumaines ne datent pas d’hier. Enfant, j’étudiais l’histoire du Bas-Empire dans le livre de Lebeau, lorsque leur nom me frappa pour la première fois. Je lisais la vie d’Alexis Comnène, et, arrivé à l’année 1092, que signala la destruction des Patzinaces, peuplade belliqueuse établie sur les bords du Danube, je trouvai cette phrase : « Alexis, à l’armée duquel se joignit un grand corps de Comans et quelques milliers de Bulgares et de VALAQUES, livra, dans un endroit nommé Lébune, une dernière bataille aux Patzinaces, dans laquelle ils furent taillés en pièces. » Tant de noms bizarres et baroques se présentent dans cette période de l’histoire, qu’il n’est pas fort aisé de s’y reconnaître. Ce nom de Valaques, je le voyais pour la première fois. Je voulus savoir quel était le peuple qu’on appelait ainsi, et, de la sorte, j’arrivai à me rendre un compte assez exact de vos origines nationales. Simples colonies militaires sous Trajan, vous étiez devenu un peuple à part dans cet empire grec que les Barbares déchiquetaient et morcelaient à plaisir pour se tailler des royaumes et se donner des terres fixes dans ses provinces. Cette noblesse, comme celle de tous les grands peuples, est inscrite dans la langue et sur le sol.

Depuis cette époque, bien des événements se passent dans ces contrées qu’arrose le Danube. Vous voyez descendre de l’Occident ces croisés qui vont montrer à l’Orient de quelle bravoure sont capables les races du Nord ; vous voyez venir de l’Orient les Turcs qui, maîtres de Constantinople, s’avancent jusqu’à Vienne, comme pour reporter son défi à l’Europe occidentale. Enfin vous faites connaissance avec la race blonde des Slavons, qui descend du Nord pour se poser entre l’Orient et l’Occident.

Pendant que je suis tous ces mouvements de l’histoire, ma pensée se porte souvent vers les fils de ces colons qu’avait jetés en avant la grande et vénérable mère des nations. Faibles et isolés au milieu de ces grandes tourmentes, ils les laissent passer, attendant sans cesse des jours meilleurs. Sans doute leur sang se mêle quelquefois. On n’est pas mis impunément en contact avec tant de races diverses. Cependant le vieux type roumain persiste, et, encore aujourd’hui, jamais homme de bonne foi, rien qu’en vous voyant, ne pourra nier votre descendance romaine.

Tout ce que je vous écris ici, Monsieur, témoigne de mes sympathies pour vous. Elles ont été augmentées le jour où j’ai pu lire les Doïnas. Ces poésies ont éclairci pour moi bien des choses restées obscures. Elles respirent une énergie de race que vous ne devez pas au sang romain. L’élément gracieux qui s’y trouve, vous vient bien de Rome. La violence vous vient d’ailleurs. J’y trouve un accent des races primitives.

Au reste, ce que je vous dis ici, ne doit nullement vous surprendre. Au temps des colonies militaires, bien des éléments étrangers avaient été introduits dans Rome même. Ce que les pédants appellent la décadence, n’est autre chose pour une littérature que l’adjonction de formes, de pensées, de couleurs, qui, jusqu’alors, n’avaient point paru dans la langue des écrivains. Tacite ne parle pas la même langue que Salluste, et le poëte de la Pharsale ne pouvait avoir les mêmes accents que le cygne de Mantoue. Notre langue du XIXe siècle, enrichie par le contact de toutes les littératures étrangères, est bien plus belle que celle des siècles précédents, et n’en est pas moins française.

Si donc, à côté de l’élément d’origine romaine, je trouve d’autres éléments dans les Doïnas, ce n’est pas un reproche que je vous fais, c’est un fait que je constate, et ce fait est pour moi fort important. Il me montre, dans le peuple roumain, un de ces peuples dans les veines duquel le croisement a su atténuer les premières vivacités du sang, et infuser les idées de mansuétude qui seules peuvent le conduire à la conquête légitime de son droit, en le montrant capable d’accomplir ses devoirs. Un peuple qui comprend ces deux idées est un peuple émancipé par la tête ; le corps ne peut tarder à suivre.

Après tout ce que je viens vous dire, vous me croirez, Monsieur, si j’ajoute que je n’ai pu lire sans émotion votre lettre à M. John Lemoine[1]. Au milieu des grands événements qui s’accomplissent sous nos yeux, il est bien permis à la politique de s’égarer quelquefois. Mais, nonobstant les opinions adverses, aujourd’hui le temps de la délivrance et de l’émancipation approche. Le canon qui bat en brèche les murs de Sébastopol marque sur le cadran des siècles l’heure d’une rénovation. Tombe la forteresse qui commande à la mer Noire, et l’Europe entière sentira le besoin de se reconstituer pour clore enfin le grand travail d’enfantement de l’ère moderne.

Tout à vous.
  1. À M. JOHN LEMOINE
    Le 18 juin 1853.

    Monsieur,

    Un article du Journal des Débats sur la poésie serbe m’a inspiré l’idée de publier le livre que je prends la liberté de vous adresser aujourd’hui.

    Les livres, Monsieur, comme toute chose ici-bas, ont leur destinée et leur chance particulière ; aussi tous mes efforts, pour faire paraître celui-ci plus tôt, ont-ils été vains.

    Aujourd’hui l’attention publique étant fixée sur les événements de l’Orient, je crains fort que l’apparition d’un recueil de poésies ne semble inopportune. Et en effet, ce n’est pas sans hésitation que je me suis décidé à l’offrir au public. Je me demandais si je ne commettais pas un sacrilége en parlant vers et littérature dans un moment où les hordes moscovites s’apprêtaient à fouler le sol de ma patrie. En lisant dernièrement dans votre journal la nouvelle de la note officielle par laquelle S. M. moscovite signifiait aux puissances européennes qu’elle veut occuper les Principautés danubiennes, le désespoir s’est emparé de mon âme, et je me suis écrié avec plus de raison que jadis l’ancien général de l’armée de l’Orient : Galiléen, tu as vaincu ! Car, cette fois-ci, l’occupation pourrait bien être la conquête définitive de mon pays ; et appartenir à la Russie serait l’anéantissement de ce brave et doux peuple de famille latine, que l’Europe latine laisse en proie à un peuple barbare. Je crois inutile à vous, Monsieur, qui connaissez si bien la question de multiplier mes preuves ; un seul exemple suffit : — La Bessarabie appartient à la Russie depuis 1812. Je vous le demande, qu’est-il resté des institutions roumanes dans ce pays ? Quel est le progrès qu’il a fait dans la large voie de la civilisation ? En conscience, disons tout : cette Russie elle-même, qui, depuis plus d’un siècle jouit en Europe du droit de souveraineté ; cette puissance colossale, qui a une population de 60 millions de dénationalisés, qu’est-elle elle-même pour vouloir imposer sa civilisation en Orient ? Cette agglomération de 60 millions d’hommes, fiers de leur barbarie, n’a-t-elle pas, au contraire, en horreur tout progrès, et la civilisation de l’Europe occidentale n’est-elle pas son plus insupportable cauchemar ? J’en appelle au témoignage de M. de Custine, et surtout de M. Saint-Marc Girardin lui-même.

    Pour en revenir à la destinée de mon livre, je me suis décidé à le présenter au public précisément par la raison que, si mon pays ne devait plus échapper à la domination de la Russie, ce livre servit de pierre tumulaire à la naissante civilisation roumane que la main du bourreau aurait ensevelie dans son berceau. Oui, Monsieur, la Roumanie, une fois à la Russie, pourra bien dire adieu à la langue, aux lettres, à la poésie, à tout ce qui donne du prix à la vie d’une nation.

    Je vous envoie, Monsieur, mon petit travail, et vous prie d’y porter le scalpel de votre critique ; je le fais avec d’autant plus de plaisir et de confiance, que j’ai vu dans tout ce qui sort de votre plume combien vous savez être gracieux jusque dans votre sévérité.

    Agréez, Monsieur, etc.