Les Égouts de Paris

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Les Égouts de Paris
LES
ÉGOUTS DE PARIS

Dans une de nos précédentes études[1], nous avons parlé du service des eaux et raconté par suite de quels efforts Paris était régulièrement pourvu d’eau potable. Cette eau, qui est un puissant instrument de salubrité lorsqu’elle nous arrive, devient au contraire, après avoir servi aux usages publics et particuliers, un élément dangereux, plein de germes morbides qu’il faut savoir éliminer au plus vite et rejeter loin de la ville, sous peine d’être envahi par des maladies épidémiques. La masse d’eau qui se répand sur la surface des 7,800 hectares qui sont enclos par les fortifications est énorme. En prenant des moyennes, on voit que l’eau distribuée à Paris en vingt-quatre heures représente 218,000 mètres cubes, et que la pluie tombée dans le même espace de temps équivaut à 106,000, ce qui fait 324,000 mètres cubes par jour, — un peu plus de 118 milliards de litres chaque année! Cette eau, contaminée par le contact avec nos rues, avec les toits couverts de poussière, avec nos murailles vêtues d’efflorescences de mauvais aloi, souillée, infectée dans les cuisines, les écuries et ailleurs, a perdu environ 20 pour 100 de la masse totale par évaporation ou par absorption; mais il reste encore 262,000 mètres cubes quotidiens dont il est nécessaire de nous débarrasser. Par les gouttières, par les éviers, par les conduites verticales dressées le long des maisons, elle a glissé dans les gargouilles aboutissant à la chaussée, elle coule dans les ruisseaux, qui la mènent à une ouverture placée sous le cadre des trottoirs; par une pente rapide, elle s’y précipite et tombe dans un immense, un admirable réseau de canaux souterrains, disposés, agencés scientifiquement selon la configuration du sol sous lequel ils se ramifient. Ceux-ci l’emportent grand train, pour la verser, loin de Paris, dans la Seine, qui va la perdre à la mer. Ces canaux souterrains sont les égouts, complément indispensable des aqueducs et des conduites d’eau, qu’ils abritent souvent contre la paroi des voûtes.

Comme le corps humain, les cités populeuses ont leurs organes secrets, qui, pour être cachés, n’en sont pas moins indispensables à la vie. Celui-là est un des plus importans : il fait la police des choses matérielles et purge la ville de tous les élémens impurs; il combat la peste et chasse loin de nous les gaz délétères qui peuvent l’engendrer; il pourvoit à l’assainissement et entretient la salubrité. La longue canalisation circule sous nos rues, et vient jusque dans nos maisons recevoir nos eaux ménagères. Les égouts dont Paris a été doté depuis quinze ans sont les plus complets et les plus beaux qui existent au monde. On les montre avec un orgueil qui n’a rien d’excessif; bien des curieux les ont visités et ont pu constater par eux-mêmes qu’il est facile de les parcourir en bateau et même en wagon. Il n’en a pas toujours été ainsi; nous pourrons nous en convaincre en faisant un retour vers le passé.


I.

Un jour que j’étais à Rome, flânant par les rues, bayant au soleil, m’arrêtant pour voir passer les belles filles du Transtevère, dont les cheveux d’ébène sont épingles d’argent comme ceux de Proserpine, perdant mon temps à mille choses fort utiles, et


……….. Meditans nescio quid nugarum,


j’arrivai près de l’arc des Argentiers, et j’aperçus devant moi un grand trou sombre au fond duquel une flaque d’eau me regardait d’un œil aussi limpide que le cristal de roche le plus pur. La petite source était l’eau argentine, et le trou s’ouvrait dans la voûte effondrée de la Cloaca maxima. C’est là tout ce qui reste aujourd’hui des grands égouts de Rome. Ceux d’Auguste et de Nerva ont disparu; seul, il subsiste celui que construisirent les deux Tarquins pour drainer le Vélabre et assainir la ville. Ainsi, plus de cinq cents ans avant l’ère chrétienne, Rome avait compris la nécessité des canalisations souterraines, et les avait faites si solides que vingt-trois siècles ont passé sans pouvoir les détruire. Paris n’eut pas une telle fortune ; les rues dont la pente aboutissait à la Seine ou à la Bièvre y versaient leurs eaux; les autres étaient des marécages stagnans qui seuls suffiraient à expliquer les pestes, les lèpres, le mal des ardens dont nos ancêtres ont tant et si souvent souffert. Au moyen âge, l’égout coulait à ciel ouvert, car presque toujours c’était la voie publique elle-même qui était l’égout ; on la creusait dans l’axe pour dégager les côtés sur lesquels on essayait de marcher à pied sec ; de distance en distance, on jetait des planches transversales, parfois un petit ponceau pour communiquer d’une rive à l’autre du bourbier, où les porcs se vautraient et vaguaient si bien que le fils aîné de Louis VI, passant rue des Martrois, près de la Grève, fut jeté bas de son cheval, effrayé par un pourceau, et mourut des suites de sa chute. En 1184, Philippe-Auguste, s’étant mis à la fenêtre du palais, regardait les chariots qui traversaient la cité ; les roues s’engageaient dans une fange épaisse d’où montait une odeur tellement fétide que le roi n’y put tenir. Il convoqua le prévôt des marchands, les échevins, et leur ordonna de garnir de larges pierres les rues de la ville. On procéda sans doute avec lenteur, car sous Louis XIII la moitié de Paris à peine était pavé : il ne l’est même pas encore complètement à l’heure qu’il est ; on peut s’en assurer en allant se promener vers la butte aux Cailles, qui cependant fait partie de notre agglomération urbaine depuis la loi du 16 juin 1859[2].

On a retrouvé sous le Palais de Justice et sous les terrains où s’élevait l’archevêché avant la journée de 1831 des restes d’égouts en bons appareils datant de saint Louis ou de Philippe le Bel ; mais ils n’avaient rien de public et étaient exclusivement consacrés à recevoir les immondices des grandes demeures qu’ils desservaient. Ils s’ouvraient fort probablement auprès des cuisines et se dégorgeaient dans la Seine ; lorsqu’on les eut découverts, on ne manqua pas de les prendre pour des oubliettes, ce qui est le sort commun réservé à toutes les excavations rencontrées dans les vieux châteaux. La cité se vidait dans la Seine ; la partie de Paris assise sur la rive gauche et qu’on nommait alors l’Université s’épanchait dans la Bièvre ; les habitations groupées sur la rive droite, que par excellence on appelait la ville, avaient pour exutoire le ruisseau de Ménilmontant. Les collines de Charonne, de Ménilmontant, de Belleville et de Montmartre sont revêtues d’un terrain sablonneux qui fait éponge et boit l’eau pluviale ; mais celle-ci ne peut pénétrer profondément dans le sol, car elle est arrêtée par des couches argileuses qui sont directement posées sur les bancs de pierre à plâtre. Forcées de se frayer une route à travers des terrains perméables, les eaux s’échappaient en sources au pied des collines et se réunissaient au fond de la vallée dans un gracieux ruisseau qu’elles avaient creusé, et qui, partant de l’endroit où s’ouvre aujourd’hui le boulevard des Filles-du-Calvaire, se dirigeait vers la Seine, qu’il atteignait au quai actuel de Billy, sur l’emplacement de la Manutention militaire. Lorsqu’on se mit à exploiter sérieusement les carrières à plâtre, l’eau ne fut plus contrariée dans sa marche verticale, elle glissa à travers les fissures du gypse et se perdit dans les profondeurs, où elle vint se mêler à la nappe souterraine de la Seine. Dès lors le ruisseau de Ménilmontant fut tari, et devint pendant des siècles « le grand égout de Paris. » Il fut ce que nous appellerions aujourd’hui un collecteur, car c’est vers lui qu’on essaya de diriger la pente des égouts que l’on creusait, tant bien que mal, pour débarrasser la ville des eaux croupissantes qui l’empoisonnaient. Sauvai cite les noms de ces cloaques : le trou Bernard, le trou Gaillard, le trou Punais ; c’est d’un seul mot nous dire ce qu’ils pouvaient être<ref> Antiquités de Paris, t. Ier, p. 253. </<ref>.

Le premier magistrat royal qui s’occupa intelligemment des égouts dans un intérêt d’assainissement fut Hugues Aubriot, que Charles Y avait appelé à la prévôté et à la capitainerie de Paris. La nouvelle enceinte dont on enveloppait la ville ayant englobé en partie la rigole fangeuse qui portait les eaux du quartier Montmartre au grand égout, Aubriot la fit voûter et revêtir de maçonnerie; c’est le premier égout couvert que nous ayons possédé. L’infection de ces « trous » était telle qu’en 1412 l’hôtel Saint-Paul, résidence du roi, était devenu inhabitable à cause des émanations d’un égout que l’on nommait le Pont-Perrin et qui, formant mare sur le terrain actuel de la place Birague, s’écoulait dans les fossés de la Bastille. On le détourna à travers la Culture-Sainte-Catherine et on le conduisit au ruisseau Ménilmontant, au-delà du fossé de circonvallation, qu’il franchissait dans un canal de pierre. C’était plus qu’on n’avait fait pour l’égout Montmartre, qui traversait le fossé dans une de ces auges de bois que l’on nomme techniquement une buse. — L’égout Sainte-Catherine devait avoir pour destinée d’être particulièrement désagréable aux demeures souveraines ; il empoisonnait le palais des Tournelles, qui s’élevait où nous voyons aujourd’hui la place Royale. Louis XII et François Ier, qui l’habitèrent, se plaignirent en vain d’un tel voisinage; le prévôt des marchands fit la sourde oreille, et le roi fut réduit, pour offrir à sa mère un logement moins insalubre que les Tournelles, à échanger sa terre de Chanteloup, près Montlhéry, contre une maison appartenant à Nicolas Neuville de Villeroy; le contrat est daté du 12 février 1518; Louise de Savoie prit possession de sa maison, qui s’appelait déjà l’hôtel des Tuileries à cause des fabriques de tuiles dont elle était environnée.

Henri II ne fut ni plus heureux ni mieux écouté que François Ier ; il a beau en 1550 mander le prévôt des marchands et les échevins à Saint-Germain, et leur intimer l’ordre de s’entendre avec Philibert Delorme pour détourner l’égout pestilentiel de la Culture-Sainte-Catherine, il a beau le 23 mars 1553 renouveler ses instances par des lettres pressantes, il n’obtient rien qu’une délibération en vertu de laquelle « le maître des œuvres de la ville » sera tenu de faire nettoyer une fois par an le cloaque dont se plaignent tous les habitans du logis royal. Ce fut le palais des Tournelles et non point l’égout qui quitta la place. Après le tournoi du 30 juin 1559 et le malheureux coup de lance de Montgomery, le palais fut abandonné et démoli en 1564, ainsi que le prescrivaient les lettres patentes que Charles IX signa le 28 janvier 1563. Il y eut sous Henri II une tentative très importante d’assainissement de la ville; un maître de forges, nommé Gilles Desfroissis, voulut faire admettre une idée qui nous paraît bien simple aujourd’hui, et qui alors fut considérée comme impraticable. Au lieu de jeter les égouts dans la Seine, qu’ils infectaient, il voulait amener la Seine dans les égouts, afin que ceux-ci fussent toujours nettoyés par un courant d’eau vive; de plus il proposait de rendre navigables les fossés de l’enceinte de Charles l’en y introduisant un bras de la Seine pris à l’Arsenal et conduit jusqu’à la porte du Louvre ouverte sur la berge. Dans cette rivière, il eût jeté au besoin les égouts de la ville, et eût du même coup vivifié cette portion des fossés qui, traversant la place actuelle du Carrousel, recevait toutes les immondices des environs et n’était plus qu’un bourbier putride. Philibert Delorme appuyait le projet; on discuta pendant deux années, 1550-1551, et la proposition fut définitivement repoussée par le bureau de la ville. À cette époque, la rive gauche n’était guère mieux partagée que la rive droite; tout ce qui n’était pas absorbé par la Bièvre tombait dans les fossés, à la hauteur de la porte Bucy, et glissait vers la Seine, au pied de la tour de Nesles, quand la vase trop épaisse n’oblitérait pas complètement le canal, dont la pente était presque insensible.

Sous Henri IV; il se passa à propos des égouts un fait qui doit être unique. François Miron, à qui Paris doit tant, prévôt des marchands, fit en 1605 voûter à ses frais l’égout du Ponceau, depuis la rue Saint-Denis jusqu’à la rue Saint-Martin ; il est probable que, rencontrant de l’opposition de la part des échevins, qui se refusaient à faire une dépense qu’il jugeait indispensable, il résolut de la prendre à sa charge pour purger un quartier important des exhalaisons qui en rendaient le séjour dangereux. Le « bureau de la ville » s’occupait au reste si peu de cette question, d’où dépendait pourtant en partie la salubrité publique, que dès 1610 la régente Marie de Médicis est obligée d’intervenir directement et d’ordonner au lieutenant du grand voyer de France de faire opérer d’autorité le nettoiement des égouts. L’année suivante, en 1611, Hugues Cosnier, qui était directeur du canal de la Loire, reprend le projet de Desfroissis et n’est pas mieux écouté que celui-ci. Le roi veut agrandir la ville et enclore dans l’enceinte les Tuileries, le faubourg Saint-Honoré jusqu’à la rue Royale, le faubourg Montmartre jusqu’aux boulevards actuels[3].Pierre Pidou est chargé de ce travail en 1631; de plus il doit rendre les fossés navigables depuis l’Arsenal jusqu’à la porte de la Conférence, et construire entre le canal de navigation et la muraille de la ville un grand égout de 12 pieds de large qui eût récolté tous ceux où stagnaient les eaux du Paris septentrional. La première partie de cet excellent projet fut seule exécutée, et le ruisseau de Ménilmontant continua de faire l’office de cloaque universel. On sait exactement ce que notre ville, qui déjà aimait à se nommer la capitale de toute civilisation, possédait d’égouts à cette époque : 4,121 toises d’égouts découverts, 1,207 toises d’égouts voûtés, — en langage moderne 10,390 mètres. Dès qu’on y touchait, on courait risque d’asphyxie; mais la science de cette époque ignorait la nature des gaz méphitiques. En 1633, cinq ouvriers sont foudroyés au moment où ils mettaient la palette dans l’égout du Ponceau. Des médecins réunis discutent, sur le fait, en recherchent attentivement les causes, et tombent d’accord pour déclarer que les ouvriers ont été tués par le regard d’un basilic qui sans doute est blotti dans une excavation de l’égout.

En 1667, la lieutenance de police est créée. La Reynie se hâte d’assainir la ville; dès sa première année d’exercice, il consacre 187,000 livres au pavage des rues. Un changement de costume indique immédiatement le résultat obtenu : on substitue le soulier à la forte botte montante que l’on portait depuis si longtemps. Un arrêté de police ordonne que tous les ans le prévôt des marchands en personne, accompagné des échevins et du maître des œuvres, fera la visite des égouts et s’assurera qu’ils sont en bon état; les procès-verbaux de ces visites seront transcrits sur les registres de la ville. Lorsque l’on élève l’hôtel des Invalides, on n’oublie pas de construire un égout qui, sous l’esplanade, va se jeter à la Seine. Le grand égout n’en allait pas mieux ; le lit, exhaussé par les matières solides qui tombaient au fond, n’avait plus la pente nécessaire; il était engorgé, encombré, et ressemblait à un dépôt de voirie. Les égouts voûtés de la rue Saint-Louis, de la rue Vieille-du-Temple, ne fonctionnaient plus; les riverains en demandent la suppression, et offrent spontanément de contribuer pour une large part à la dépense que de tels travaux devront nécessiter. Un arrêt du conseil en date du 24 avril 1691 chargea une commission compétente d’étudier ce qu’il y avait à faire. Tout était à faire, on le reconnut. On fut effrayé des sommes énormes que les rectifications de pente et de parcours allaient absorber, — et puis les mauvaises années venaient, la vieille monarchie, malgré ses grandioses apparences, allait s’appauvrissant de jour en jour; on ferma l’oreille aux doléances, on éconduisit les bourgeois, et rien ne fut changé. — On peut suivre le trajet du ruisseau de Ménilmontant sur le plan que Gomboust termina en 1652 : des talus de terre en forment les rives, et sont plantés d’arbres ou de haies; il reçoit, comme des confluens immondes, l’égout qui vient de la rue des Égouts, située entre la rue Saint-Martin et la rue Saint-Denis, l’égout Montmartre, l’égout Gaillon, qui bientôt sera la rue de la Chaussée-d’Antin. Il traverse des jardins, des marécages où il bave et où chantent des grenouilles : la rue Chanteraine en garde le souvenir. Nulle maison sur les bords; il souffle la peste, et chacun le fuit.

En s’installant à Paris et en y maintenant le jeune roi, la régence prépara l’assainissement et l’agrandissement de la ville plus que tous les règnes précédens. L’intérêt personnel mis en jeu fit des efforts qu’on n’aurait jamais pu obtenir du corps timide des échevins. La cour avait suivi Louis XV; les seigneurs et quantité de personnages trouvaient difficilement à se loger dans une ville devenue presque exclusivement bourgeoise depuis que Louis XIV, qui se souvenait des mauvais jours de la fronde, avait établi ses demeures à Versailles. Paris avait brisé l’enceinte de murailles qui l’étreignait; Louis XIV victorieux, ayant reculé les frontières de la France, estima qu’une capitale placée au centre du royaume n’avait plus besoin de fortifications. De 1670 à 1671, les remparts furent aplanis et plantés d’arbres depuis la porte Saint-Antoine jusqu’à l’extrémité de la rue Poissonnière; en 1686, ce travail fut continué jusqu’à la porte de la Conférence. C’est là l’acte de naissance de nos boulevards intérieurs; ce qu’ils sont aujourd’hui, nous le savons tous. La ville n’avait donc plus de limites, elle s’étendait ou pouvait s’étendre tout à son aise dans la campagne, car le mur d’octroi qui fit tant crier les Parisiens ne fut élevé que de 1784 à 1787. La municipalité, espérant retenir les gens de cour et voulant leur permettre d’habiter des maisons à jardins faites spécialement pour eux, obtint le à décembre 1720 des lettres royales qui l’autorisaient à construire un quartier nouveau entre la Grange-Batelière et la Ville-l’Évêque. Il ne suffisait pas d’avoir des terrains, il était même facile d’y bâtir des maisons; mais qui viendrait les occuper? Qui ne serait repoussé par l’horrible odeur que le grand égout répandait autour de lui? On avait ordonné de voûter le confluent de l’égout Gaillon, qui, traversant le boulevard, longeait le côté gauche de la rue actuelle de la Chaussée-d’Antin et se jetait dans le grand égout, qui suivait alors le tracé de la rue Saint-Nicolas, où il recevait l’égout descendant du château des Porcherons, qu’on appelait aussi le château du Coq. Le grand égout devait également être voûté depuis la Grange-Batelière jusqu’à la rue d’Anjou. La ville recula devant de tels travaux, et les choses restèrent ce qu’elles étaient : elles s’aggravèrent fort heureusement au point de nécessiter une mesure radicale, une mesure de salut public; le mot n’a rien d’excessif, car, lorsque le vent du nord soufflait, Paris entier était sous l’haleine empestée de l’immense cloaque qui l’enveloppait, de la Bastille à Chaillot, d’une demi-ceinture d’immondices et de putréfaction. Un arrêt du conseil en date du 26 mars 1737 enjoignit au prévôt des marchands de hâter l’œuvre de salubrité, d’acheter les terrains nécessaires et de reconstruire le grand égout.

Michel-Etienne Turgot, — père du grand ministre, — occupait alors la prévôté des marchands; c’était un homme de bien, actif et intelligent. Il mit les fers au feu, comme on dit, et en 1740 il avait terminé le grand égout, qu’il avait reporté un peu plus au nord. Il avait fait un canal revêtu de forte maçonnerie et ayant un lit de pierres de taille; les murs avaient environ 5 pieds de hauteur et formaient des trottoirs d’où il était facile de le nettoyer, mais il coulait toujours à ciel découvert. Turgot fit plus : il creusa un réservoir à la tête de l’égout, boulevard des Filles-du-Calvaire, y réunit les eaux de Belleville et les lâcha dans le canal, qu’elles curaient sans peine. Le travail fut jugé d’une beauté incomparable, et le roi Louis XV, accompagné de tout le corps municipal, vint en grande cérémonie assister à l’entrée de l’eau du réservoir dans l’égout. Le procès-verbal dit : « Le roi resta dans cet endroit environ une grosse demi-heure, pendant laquelle il ne cessa de parler à M. le prévôt des marchands sur la beauté de cet ouvrage. »

Le plan de Paris gravé par Deharme en 1763 nous donne le cours exact de l’égout et prouve que la construction des quartiers projetés n’avait point marché aussi vite qu’on l’avait espéré. Depuis longtemps en effet, le roi s’était établi de nouveau à Versailles et avait entraîné tout son monde à sa suite. L’égout, ouvert à l’entrée de la rue de Ménilmontant et presque appuyé contre le réservoir des eaux de Belleville, est canalisé; il suit la rue des Fossés-du-Temple, s’enfonce sous voûte, et reparaît pour recevoir entre la porte du Temple et la porte Saint-Martin les égouts rectifiés du Temple et de la Croix; il remonte alors vers le nord, franchit les faubourgs Saint-Martin, Saint-Denis, Montmartre et Poissonnière; il est couvert et planté d’arbres sur l’espace de quelques mètres à la naissance de ce qui est actuellement la rue de Provence; il revient à fleur de terre, reçoit l’égout descendant de la rue Saint-Lazare sur l’emplacement de la rue Laffitte, passe sous la rue de la Chaussée-d’Antin, qui a caché son égout, qui est en partie construite et qu’on appelle indifféremment le chemin de la Grand’-Pinte, de Gaillon, de l’Hôtel-Dieu, à cause d’une ferme que l’hôpital possédait près du château des Percherons; après avoir parcouru toute la voie qui s’appela longtemps la rue Saint-Nicolas et qui prolonge maintenant la rue de Provence, il traverse sous un ponceau la rue de l’Arcade, la rue d’Anjou, s’avance parallèlement à la rue de la Pépinière, dépasse le faubourg Saint-Honoré au-dessous de Saint-Philippe-du-Roule, s’incline vers le sud, et, au milieu des Champs-Elysées, gagne Chaillot, où la Seine l’absorbe. Sur le plan de Verniquet, qui fut terminé en 1788, il n’en reste plus trace; en effet, dans l’intervalle il a disparu.

Un financier célèbre en son temps, Joseph de La Borde, qui habitait un hôtel entouré d’un vaste jardin là où nous voyons aujourd’hui l’Opéra, était propriétaire des terrains voisins; il voulut les mettre en valeur, et, par ce seul fait, rendit à la ville un service considérable, car ce fut lui qui réellement créa le quartier de la Chaussée-d’Antin. Des lettres patentes du 15 mai 1770 l’autorisaient à ouvrir deux rues nouvelles, l’une, partant du faubourg Montmartre et aboutissant au chemin de la Grand’ Pinte, devait être appelée la rue de Provence; l’autre, prenant naissance à cette dernière rue et débouchant sur le boulevard, recevait le nom du Comte-d’ Artois; c’est aujourd’hui la rue Laffitte. Or les deux voies dont il est question étaient le grand égout et la suite de l’égout Saint-Lazare; on les voûta, on les couvrit, des maisons s’élevèrent, la mode s’y mit, on y courut. L’exemple donné ne fut point stérile. Les rues nouvelles avaient été terminées en 1776; la spéculation se jeta sur ces terrains. En 1778, on ouvre la rue Neuve-des-Mathurins, en 1780 la rue Joubert, en 1784 la rue Saint-Nicolas. Le grand égout est rentré sous terre pour n’en jamais sortir; la ville est assainie et compte un magnifique quartier de plus, qu’on reliera plus tard à un nouveau groupe de constructions auquel on ne pourra conserver le nom prétentieux de Nouvelle-Athènes, qu’on lui avait ridiculement donné.

Pendant la période de la révolution, la municipalité parisienne ne se soucia guère de l’assainissement; elle avait bien d’autres préoccupations. Ces grandes questions d’édilité, qui sont si fécondes et si intéressantes, avaient fait place aux décevantes discussions d’une politique à outrance; les égouts devinrent ce qu’ils purent, et les pluies du ciel furent seules chargées de les nettoyer. Lorsque l’on eut l’idée de faire arriver à Paris les eaux de la Beuvronne et de l’Ourcq, il fut nécessaire de reconnaître avec soin les égouts, afin de voir s’il serait possible d’y loger les conduites d’eau; un travail spécial fut exécuté à cette fin par les ordres de Girard, et l’on sait qu’en 1806 il existait 24,297 mètres d’égouts, dont 282 mètres pour la Cité et l’île Saint-Louis, 4,648 mètres pour la rive gauche et 19,367 mètres pour la rive droite. Ils étaient tous couverts, à l’exception de quelques portions équivalant à une longueur totale de 1,645 mètres. C’était bien peu pour une ville peuplée comme Paris, et c’était fort insuffisant sous un climat aussi pluvieux que le nôtre. Les gouvernemens qui se succédèrent mirent de l’empressement à remédier à ces inconvéniens; celui de Louis-Philippe, pendant la magistrature de M. de Rambuteau, fit entre autres de grands efforts pour améliorer la canalisation souterraine de Paris, et on lui doit la construction de 78,675 mètres d’égouts nouveaux. Ces travaux ne produisaient cependant qu’un résultat médiocre, car tout ce qui touchait à la viabilité d’alors était défectueux. Les trottoirs qu’on avait commencé à poser dans quelques quartiers riches dès la fin de la restauration, et qui à l’heure qu’il est n’existent pas encore dans toutes nos rues, n’étaient en somme qu’une commodité pour les piétons, mais ils n’avaient modifié en rien la forme des voies publiques, qui était vicieuse au plus haut degré. Je me rappelle très nettement les rues de Paris au commencement du règne de Louis-Philippe : elles semblaient disposées exprès pour amener l’engorgement des égouts. Creusées en cuvette, traversées dans le sens de la longueur par un ruisseau, elles centralisaient l’eau tombée, qu’elles divisent aujourd’hui par une chaussée bombée qui la rejette de chaque côté, le long des trottoirs. De distance en distance, l’eau se déversait dans l’égout par une grille en fer, dont bien souvent les ouvertures étaient oblitérées sous des paquets de paille et d’immondices entraînées avec le courant; de plus, si en passant la roue d’un fardier ou d’une voiture pesamment chargée pinçait un des angles de la grille, celle-ci, descellée, échappait à la margelle qui la retenait et allait tomber à travers la rue; « la chute » n’était plus alors qu’un trou béant. Parfois la bouche d’égout était latérale et ressemblait à l’entrée d’une cave; la herse qui la défendait ne touchait pas terre afin de ne point arrêter les grosses ordures au passage; la distance ainsi ménagée au-dessus du pavé était telle que des enfans jouant et roulant au milieu des rues tombaient dans des égouts et y trouvaient la mort.

La disposition des gouttières ne contribuait pas médiocrement non plus à noyer les rues; de longues gargouilles de fer-blanc emmanchées dans le chéneau qui borde les toits vomissaient l’eau à pleine bouche, inondaient les passans et gonflaient les ruisseaux. Dès qu’un orage s’abattait sur Paris, nos rues étaient des rivières qui débordaient jusque dans les boutiques et dans la cour des maisons; les égouts, immédiatement comblés, rejetaient l’eau qu’ils ne pouvaient plus contenir. Les commissionnaires, les porteurs d’eau, les charbonniers tiraient bon parti de ces torrens, qui interrompaient toute communication, ils accouraient, pataugeant dans l’eau boueuse, portant sur leurs épaules une énorme planche montée sur roulettes ; ils posaient celle-ci aux carrefours, aux endroits où deux rues s’entre-croisent, et moyennant un son il était permis de traverser à pied sec. Il y avait une phrase qui était de tradition chez ces braves gens, plus gais parfois qu’il n’aurait été convenable; selon qu’ils avaient affaire à une femme jeune ou vieille, ils lui disaient en lui offrant la main : « passez, beauté, » ou « beauté, passez. » — Carle Vernet, si je ne me trompe, a pris cette scène pour sujet d’un de ses dessins populaires.

Ce qu’étaient les égouts à cette époque, on le sait, et il est bon de le dire, ne fût-ce que pour faire mieux apprécier les progrès que nous avons accomplis dans cette matière si importante à la vie urbaine. Il existait rue Amelot un égout voûté de 850 mètres de long; commençant à la descente du boulevard Beaumarchais, il se rendait à la gare de l’Arsenal : dans le principe, c’était un ruisseau qui aboutissait en Seine à l’endroit où le boulevard Mazas prend naissance. Vers la fin de la restauration, les exhalaisons qui s’en dégageaient devinrent si insupportables qu’il fallut aviser à le curer. Les sept premiers ouvriers qui essayèrent d’y descendre tombèrent asphyxiés raides morts. C’était de quoi décourager les autres. L’Académie des Sciences et l’Académie de Médecine furent consultées, et elles déléguèrent le docteur Parent-Duchatelet pour surveiller l’opération, et, s’il était possible, pour la rendre inoffensive. Il y réussit. Le nettoyage dura sept mois, car il ne fallut pas enlever moins de 6,450 tombereaux de matières molles ou solides; l’odeur était si particulièrement redoutable que les habitans de la rue Amelot émigrèrent en masse pendant tout le temps que les travaux d’assainissement durèrent. Autour des regards d’extraction, on brûlait des bois résineux qu’on aspergeait de vinaigre et où l’on jetait des baies de genévrier et du soufre, comme dans les lazarets d’Orient. On ne savait comment neutraliser ces émanations délétères; l’hypochlorite de soude qu’on appelle le chlorure Labarraque n’était point encore bien connu, et il n’était guère question d’acide phénique. Les murailles des maisons avaient été pénétrées si profondément qu’on fut obligé, dans plus d’un endroit, de les recrépir à nouveau. Certes on avait péché par négligence : pour qu’un égout fût arrivé à être empoisonné au point de devenir un danger public, on avait dû n’y pas regarder de bien près. Pourtant les inspecteurs chargés de ce soin étaient en quelque sorte excusables, car ils ne disposaient que d’un personnel vraiment dérisoire : sous la restauration, pour pourvoir à l’entretien de 35,846 mètres d’égouts, bas, étroits, s’engorgeant avec une facilité désastreuse, refoulés par les eaux de la Seine lors des grandes crues, remplis et au-delà par une ondée un peu forte, les inspecteurs avaient sous leurs ordres une brigade de 24 hommes !


II.

Lorsque l’heure fut enfin venue de transformer Paris, lorsque l’activité de nos chemins de fer, amenant chaque jour une quantité considérable de voyageurs qui entraînaient par le seul fait de leur présence un mouvement de voitures, un apport de denrées extraordinaire, eut nécessité l’élargissement de nos rues et la création de nouvelles voies publiques, on songea naturellement à doter la ville de tous les élémens de salubrité dont elle avait besoin, et dont l’insuffisance avait été douloureusement constatée pendant les épidémies cholériques de 1832 et de 1849. Le Paris d’aujourd’hui ne ressemble guère à celui que nous avons connu il y a vingt ans. On peut dire, sans trop exagérer, qu’une autre ville a été construite. Nous avons supporté des dérangemens et des ennuis sans nombre; qui ne les a oubliés en voyant la capitale saine, aérée, spacieuse qui nous a été faite ? Lorsque l’on se mit sérieusement à l’œuvre, on s’occupa des égouts, et l’on reconnut qu’ils avaient une étendue de 143,386 mètres pour desservir 423,600 mètres de rues. C’était misérable, et un tel état de choses offrait des dangers auxquels il était urgent de porter remède. L’étude du problème à résoudre fut confiée à M. Belgrand, ingénieur des ponts et chaussées; il fut le grand maître du Paris souterrain, et c’est à lui que nous devons ce système d’égouts et de collecteurs qui, sous ce rapport du moins, fait de Paris une ville unique au monde. Ce que l’on a retrouvé des égouts de l’ancienne Rome prouve qu’ils ne peuvent soutenir la comparaison avec les nôtres. Les travaux furent commencés en 1855; mais ce fut seulement à partir de 1857 que l’on entreprit l’exécution d’un plan scientifique longuement étudié, sagement conçu, disposé selon la topographie du sol parisien, et destiné à glisser sous la ville un réseau d’assainissement qui la débarrassât presqu’à son insu de toutes ses impuretés. C’est le plus immense drainage qui existe, car pour 850,000 mètres de voies publiques nous possédons 772,846 mètres d’égouts, dont 146,878 mètres représentent des embranchemens réservés au service de maisons particulières.

Nos canaux souterrains sont divisés en deux catégories parfaitement distinctes, les égouts et les collecteurs. Les égouts passent sous nos rues, en recueillent les eaux souillées et les conduisent dans les collecteurs, qui les emportent au loin. Les égouts sont des rivières qui se jettent dans les collecteurs, qui sont des fleuves. On peut comparer l’ensemble à un squelette de poisson : l’épine dorsale, c’est le collecteur, les arêtes qui s’y emmanchent sont les égouts. On a construit les collecteurs dans les vallées qui traversent le terrain où Paris est assis, afin qu’ils puissent recevoir, par une pente naturelle, les eaux écoulées des coteaux. On en compte trois principaux. Sur la rive droite, le collecteur départemental, prenant naissance au point d’intersection de la rue Oberkampf et de la chaussée de Menilmontant, passe sous les anciens boulevards extérieurs et sous la route d’Allemagne; le trajet en est brisé par trois coudes successifs qui l’aident à franchir le bassin de La Villette et les fortifications, lui font suivre la grande route de Saint-Denis et le conduisent à la Seine, où il se déverse à la hauteur de l’île Saint-Ouen. Il reçoit des eaux particulièrement infectées, car elles lui viennent du marché aux bestiaux, des abattoirs, des usines à gaz, de tous les établissemens industriels de La Villette, de Montmartre, de Belleville, de Saint-Denis, et même le trop-plein de la voirie de Bondy. — Le grand collecteur de la rive droite part du bassin de l’Arsenal, suit les quais, s’engage sous la rue Royale, le boulevard et la rue Malesherbes, et suit la route d’Asnières jusqu’à la Seine, où il se perd à droite du pont du chemin de fer. Place du Châtelet, il est grossi par le gros écoulement de la galerie Sébastopol; place de la Concorde, il reçoit l’affluent de l’égout Rivoli, qui lui arrive directement de la Bastille après avoir drainé tous les quartiers traversés; place de la Madeleine, il absorbe le grand égout des Petits-Champs[4], et sur le boulevard Malesherbes, à l’angle de la rue de la Pépinière, il est rejoint par un canal qu’on nomme le collecteur des coteaux, qui, venant du cours de Vincennes et parcourant la rue de Charenton, a repris presque exactement le tracé de l’ancien ruisseau de Ménilmontant, et accepte au passage les détritus des pays sillonnés par les boulevards de La Chapelle, Rochechouart et Clichy,

La rive gauche n’a qu’un seul collecteur; à sa source, il capte une rivière tout entière, la Bièvre, qui auparavant allait se jeter, au-dessus du pont d’Austerlitz, dans la Seine, qu’elle empoisonnait. Ce ruisseau fangeux, entre les rives amollies duquel coulait je ne sais quel liquide multicolore et nauséabond, a enfin reçu la seule destination qu’il méritait ; il est devenu un égout; la galerie qui le saisit rue Geoffroy-Saint-Hilaire, derrière le Jardin des Plantes, se dirige vers le boulevard Saint-Michel, y fait un coude et longe les quais jusqu’au pont de l’Aima; là, un double siphon métallique plongeant dans la Seine aspire tout le tribut du faubourg Saint-Marceau, du quartier latin, du faubourg Saint-Germain, le porte de l’autre côté de la rivière et le déverse dans une galerie qui, prenant route sous les hauteurs de Chaillot, évite l’Arc de Triomphe, qu’elle frôle, passe sous l’avenue Wagram, traverse le village de Levallois-Perret, tourne au nord, et se réunit au grand collecteur de la rive droite, 536 mètres avant l’embouchure en Seine. A la hauteur du pont de l’Aima, sur la rive gauche, il reçoit l’égout Montparnasse et recevra plus tard le collecteur de Grenelle, dont l’amorce est déjà construite; sur la rive droite, il sera augmenté par le collecteur d’Auteuil. Ce sont là les trois grandes artères souterraines de Paris, et on ne peut décrire l’énorme quantité d’embranchemens qui s’y rendent et s’y vident ; il faut regarder attentivement les vingt et une feuilles du Plan général des égouts de la ville de Paris pour comprendre l’importance, l’habile distribution de ce réseau sans fin, dont les ramifications s’étendent sous nos ruelles les plus infimes, et viennent au besoin jusqu’aux parties les plus mystérieuses de nos maisons.

Un tel travail ne s’est point accompli eu un jour; on n’en reste pas moins surpris en se rappelant que dix années environ ont suffi pour nous donner plus de 600 kilomètres d’égouts nouveaux ou modifiés de fond en comble. La méthode de construction a été singulièrement améliorée. Autrefois les égouts étaient bâtis en simples moellons, pierre molle comme son nom l’indique, facilement pénétrée par l’humidité, qui la désagrégeait et exigeait des réparations continuelles. Vers 1832, on substitua la pierre meulière, fort abondante aux environs de Paris et qui offre de remarquables qualités de résistance. En 1844, on employa le mortier de ciment romain pour la voûte seulement; c’était un progrès considérable, car la rapidité d’exécution était quintuplée. Depuis 1855, la galerie entière des égouts fut revêtue d’un parement de ciment hydraulique, grâce auquel on obtient une solidité et une propreté que l’on ne connais- sait pas jadis. Les cas d’asphyxie ne se présentent plus dans nos nouveaux égouts; il faudrait des circonstances absolument exceptionnelles pour que l’on eût à redouter des accidens pareils; on a chassé « les basilics » qui savaient si bien, sous Louis XIII, tuer les ouvriers d’un coup d’œil. Des engorgemens, des amoncellemens de détritus semblables à ceux qu’a supportés l’égout Amelot ne sont plus à craindre; les pentes ménagées avec soin et scientifiquement déterminées, une surveillance active, la masse d’eau entraînée chaque jour, remédient d’avance à ces inconvéniens. Les grilles qui jadis protégeaient l’ouverture des chutes au milieu des rues ont été jetées au tas des vieilles ferrailles; elles sont remplacées par les bouches d’égout dissimulées sous la margelle du trottoir. On ne les a pas ménagées : au 31 décembre 1872, Paris en comptait 6,764; elles suffisent même dans les orages les plus violens à recevoir le trop-plein de nos 2,012 rues, de nos 138 places, de nos 55 quais et de nos 167 boulevards.

C’est devenu une sorte de partie de plaisir de visiter les égouts ; tous les mois, on y fait une promenade publique, et les billets distribués par l’administration sont fort recherchés. Le trajet n’est pas bien long, mais il suffit pour amuser des curieux, que l’on mène d’abord en wagon et ensuite en bateau. Le voyage est limité; il commence place du Châtelet et finit à la place de la Madeleine. Dès que l’on a descendu l’escalier de fonte en vrille et que l’on a pénétré dans la vaste chambre, le Paris souterrain se dévoile; il livre son secret d’un seul coup. Ces énormes conduites métalliques, brillantes et polies comme un marbre noir, qui s’appuient sur de fortes béquilles de fer, portent les eaux de l’Ourcq, de la Seine, et attendent celles de la Vanne; elles poussent sous chaque trottoir du Pont-au-Change deux tuyaux qui partent d’un tronc commun et ressemblent aux jambes d’un géant nègre couché sur le dos; plus loin, les conduites moins amples et par conséquent moins pesantes peuvent être « agrafées » aux parois mêmes de la muraille, qu’elles suivent en détachant çà et là des branchemens particuliers; sur la voûte même, ces faisceaux grisâtres qui ont l’air de fagots de sarmens sont les gaines de plomb, où dans une enveloppe de gutta-percha, les fils du télégraphe électrique bavardent en Silence à l’abri de l’humidité. Un long tuyau, trop étroit pour conduire de l’eau, trop large pour porter un fil de métal, glisse entre les murs; que contient-il? Écoutez : un bruit rapide et acéré comme un sifflement de javelot vient d’y passer; c’est le chariot de cuivre, chargé de dépêches, qui franchit l’espace dans le tube du télégraphe pneumatique. Paris est bien réellement un corps vivant; les organes cachés de ses fonctions ne se reposent jamais.

La chambre s’ouvre sur la berge de la Seine par une large voûte; dans l’épaisseur du mur, on a ménagé un bureau pour les employés, une officine pour les lampistes, des cabinets où l’on enferme les palettes, les balais, les pelles, les bottes nécessaires aux égoutiers. Sur les piliers de fer fichés dans le trottoir qui domine la cunette où l’égout roule ses eaux limoneuses, on a placé des lampes munies de globes en porcelaine ; c’est une petite illumination. Les hommes d’équipe, vêtus de blouses blanches, sont à leur poste. Les curieux arrivent avec des cache-nez et de gros paletots pour parer aux rigueurs d’une température qui n’est cependant point redoutable, car elle reste presque invariablement fixée entre 11 et 13 degrés. Pendant que l’on attend les retardataires, on peut gagner lestement l’embranchement de la rue Saint-Denis. C’est un vieil égout à sec; la voûte est de moellons moisis, comme la muraille ; il n’y a ni trottoir ni cunette. Le radier (le lit) est formé de pavés; on a peine à s’y tenir debout, c’est une ruelle couverte. Lorsque l’on s’échappe de ce caveau pour rentrer dans l’égout Rivoli, c’est comme lorsque l’on sort de la rue de l’École-de-Médecine pour déboucher sur le boulevard Saint-Michel. Tout le monde est arrivé, on amène les wagons remisés dans le grand collecteur, on les fait pivoter sur des plaques tournantes, comme dans une gare de chemin de fer, et on les met dans l’axe de l’égout Rivoli, dont les deux trottoirs sont armés de bandes métalliques faisant office de rails. Des lampes brûlent aux quatre coins des wagons, qui sont découverts et garnis de bancs en canne tressée. On s’assoit, les femmes ont un peu peur; s’il y a des pick-pockets, ils courent quelques risques de mésaventure, car je reconnais un agent du service de sûreté qui s’installe de façon à mieux voir les promeneurs que la promenade. Un coup de sifflet donne le signal, et l’on part. Deux hommes à l’avant, deux hommes à l’arrière, les mains appuyées sur une barre de bois transversale, prennent leur course, et très grand train font rouler le wagon, qui bruit au-dessus de la cunette. La rapidité du mouvement détermine un courant d’air frais qui frappe au visage. On va vite sous une voûte obscure : c’est à peu près tout ce qu’on peut remarquer; du reste nulle odeur fâcheuse, à peine en passant sous les casernes du Louvre a-t-on perception d’une senteur ammoniacale un peu accentuée. La marche est ralentie, on arrive place de la Concorde, à l’endroit où l’égout Rivoli apporte « le tribut de ses eaux » au grand collecteur. On descend sur la banquette, et l’on aperçoit une flottille de cinq ou six bateaux peu pavoises, mais éclairés d’une lampe; on s’y embarque, et, sous la conduite de « mariniers » vêtus d’une blouse bleue, on gagne au fil de l’eau la chambre de la place de la Madeleine. On gravit l’escalier, et l’on sort au milieu des badauds, qui paraissent extraordinairement surpris. Il faut croire qu’une navigation, si courte et si prosaïque qu’elle soit, éveille toujours une douce impression dans les âmes rêveuses; pendant que nous descendions au cours de l’égout dans la rue Royale, un monsieur placé derrière mon banc chantait à demi-voix :

Un soir, t’en souviens-tu? nous voguions en silence...

On se tromperait, si l’on jugeait tous les égouts de Paris d’après ceux que l’on montre aux Parisiens et aux étrangers : on leur fait voir « le dessus du panier; » mais, pour n’avoir pas un caractère de grandeur aussi imposant, ceux où l’on ne se promène guère n’en sont pas moins excellemment construits et disposés pour le service qu’on en exige. Il y a douze types d’égouts différens, depuis le grand collecteur de la rive droite, auquel de larges trottoirs, une voûte élevée, une cunette profonde, donnent l’apparence d’un véritable canal sous tunnel, jusqu’à l’égout qui pénètre dans les maisons privées, et dont la forme ressemble à celle d’un œuf dont on aurait abattu la pointe. Sur ces douze modèles, trois seulement sont dépourvus de banquettes, les autres en ont; ces banquettes sont plus ou moins amples, mais toujours suffisantes pour faciliter le nettoyage.

Si vastes que soient les dimensions d’une galerie d’égout, on y courrait encore risque de la vie, si toute précaution n’avait été prise pour éviter le danger. On ne peut s’imaginer avec quelle rapidité foudroyante un égout se remplit lorsqu’ éclate un orage. Le 27 juillet 1872, une trombe d’eau s’abattit sur Paris; en moins de cinq minutes, l’eau baignait la voûte dans l’égout Rivoli et dans le collecteur de la rive droite; la date, peinte sur plaque de porcelaine, est incrustée dans les murailles. Dès lors on comprend que les ouvriers surpris soient perdus; quelques efforts qu’ils fassent, le tourbillon les emportera. On a donc disposé des puits qu’on appelle des regards, à l’aide desquels, grimpant à des échelons de fer scellés dans la muraille, on parvient à cette plaque de fonte bien connue qu’on nomme indifféremment la bonde ou le tampon, et qui donne accès sur le sol de la voie publique. Selon que l’égout est plus ou moins large, que la pente est plus ou moins inclinée, qu’il peut être en un mot inondé plus ou moins promptement, on a multiplié les regards de 50 en 50 mètres, de 100 en 100 mètres, et l’on est parvenu de cette façon à éviter tout accident. Le nombre de ces regards est considérable : il en existe aujourd’hui 6,730. Du reste, dès que le temps menace, un signal est donné, et tous les ouvriers employés dans les égouts ont ordre de remonter immédiatement.

Pour bien apprécier l’ampleur du grand collecteur, comprendre l’ingénieux système de curage mis en œuvre aujourd’hui, il faut descendre à la chambre de la Pépinière et s’en aller jusqu’à l’embouchure en Seine: c’est une course de 6 kilomètres, mais elle est instructive et mérite d’être faite. La voûte de l’énorme galerie est en ciment poli; elle paraît en stuc. Cette voûte est d’une sonorité sans pareille; elle augmente les bruits et les porte si loin, qu’un coup de cornet donné au regard de la Pépinière est entendu distinctement à l’issue même de l’égout. Tout un système de signaux sonnés de cette manière constitue une téléphonie qui permet de correspondre à de très grandes distances. Dans les égouts dont la voûte est en pierres meulières, il n’en est point ainsi : le son laisse quelque chose de lui-même à chacune des aspérités de la muraille, il s’appauvrit à mesure qu’il avance, et meurt de faiblesse à 200 ou 300 mètres. Tous les chefs d’équipe sont munis d’un huchet comme les aiguilleurs de chemin de fer, et peuvent ainsi commander la manœuvre sur plusieurs points à la fois.

La chambre d’entrée est assez grande et accostée des cabinets nécessaires à la garde des instrumens de travail; elle aboutit à la banquette d’où l’on peut voir l’affluent du collecteur des coteaux, — que Turgot ne reconnaîtrait guère aujourd’hui, — arrivant des environs du bastion n° 7 et de la barrière Picpus; il se précipite avec une rapidité extrême, comme s’il avait hâte de se débarrasser de son contingent, qui représente les détritus d’un tiers de Paris. Le courant du collecteur est assez vif; il est neuf heures du matin, c’est l’instant de la montée. En effet, les cantonniers ont ouvert les bouches d’arrosage, le robinet des bornes-fontaines; dans les maisons on vide les eaux ménagères, dans les marchés on lave les légumes; « il est flot, » comme disent les gens de mer, l’égout bat son plein. On connaît la jauge d’un égout, comme on connaît celle d’un aqueduc; mais, selon les saisons, le débit journalier varie singulièrement : d’ordinaire le mois de mars est celui qui donne la plus grande quantité d’eau, et le mois de juillet celui qui fournit la plus faible. La moyenne est fort incertaine, car elle subit naturellement l’influence des années plus ou moins pluvieuses; en général on peut dire que le grand collecteur vomit 220,000 mètres cubes par jour. De grands bateaux couvrant presque toute la largeur de la cunette sont amarrés à la muraille à l’aide de chaînes passées dans des anneaux de fer; ils ne sont point destinés à des promenades d’agrément, ils sont d’une utilité bien autrement importante, car ils font le métier de cureurs d’égouts, et s’en acquittent avec une prestesse, une précision extraordinaires. Le travail d’un seul bateau équivaut au travail d’une escouade de 100 hommes. Ces bateaux sont munis à l’avant d’une vanne en fer percée à l’extrémité inférieure de trois trous représentant à peu près les dimensions d’un volume in-octavo; cette vanne est assez large pour oblitérer presque complètement le chenal et assez haute pour descendre jusqu’au radier de la cunette. Un mécanisme fort simple permet de l’abaisser; elle retient l’eau qui est derrière elle; celle-ci, ne trouvant plus d’autre issue que les trois ouvertures ménagées à la base de l’obstacle, s’y précipite avec violence, entraînant toutes les parties solides qu’elle tient en suspension, et par ce seul fait nettoie absolument le lit même de l’égout; le courant qu’elle détermine fait glisser le bateau, qui s’avance poussant devant lui la masse vaseuse jusqu’à l’embouchure de la galerie même. C’est d’une puissance irrésistible. Dans les égouts trop étroits pour contenir ces gros bateaux-vannes, on fait une manœuvre identique avec des wagons que l’on dirige sur les bords des trottoirs. L’économie de temps et d’argent réalisée par ce moyen est considérable; les bateaux et les wagons ont déjà rendu au centuple le prix que la construction en a coûté.

L’égout est disposé de telle sorte qu’on peut facilement en mettre certaines parties à sec, comme l’on fait dans les ports de mer lorsque l’on veut réparer un bassin. Des écluses spécialement réservées à cet objet sont disposées le long du parcours à un kilomètre de distance ; elles figurent de loin assez exactement la moitié d’un disque de chemin de fer qui serait dressé à hauteur de la voûte par deux bras articulés plantés de chaque côté de la banquette. Tout l’appareil est en fer ; un treuil muni d’une manivelle fait descendre ou remonter l’écluse, selon qu’il en est besoin. Je continuais ma route, suivant les rives de ce torrent de couleur désagréable, et je remarquais que le courant est si rapide que toutes les matières légères étaient invisibles, car elles coulaient entre deux eaux. Pour les faire apparaître, on manœuvra une écluse; elle s’abaissa, produisit à l’avant un remous bruyant et bondissant, mais à l’arrière calma l’eau, qui fut immédiatement couverte de brins de paille, de chats gonflés, de chiens noyés, de plumes de volailles et d’une telle quantité de bouchons que j’en restai stupéfait. A mon exclamation involontaire, un des hommes qui m’accompagnaient répondit : « C’est un bon métier que celui de marchand de vin. » Je le crois sans peine : le grand collecteur de la rive droite en pourrait témoigner.

Parfois on entend un choc violent dont le bruit, sourd et brutal tout ensemble, se répercute dans la galerie : c’est une voiture qui, passant au-dessus de nos têtes, frôle et soulève une des plaques de fonte qui ferment l’issue des regards. Dans ce vaste égout, on n’a pas épargné les regards, et l’on a établi en outre des ponts de secours, notamment sur les portions qui, franchissant les hauteurs du boulevard Malesherbes, sont creusées à une grande profondeur. Deux escaliers placés en face l’un de l’autre et s’enfonçant dans l’épaisseur des parois latérales donnent un accès facile dans une chambre placée en soupente au-dessus de la voûte même; toute comparaison gardée, cela ressemble au pont du Rialto qui est à Venise sur le grand canal; en cas d’orage et d’invasion des eaux, les hommes trouvent là un refuge assuré. On ne peut se défendre d’un sentiment d’admiration en voyant avec quels soins ingénieux et perspicaces on a prévu et neutralisé tous les dangers. On entend un bruit de cascades qui rappelle les voyages en Suisse; on approche, et l’on voit un égout de quartier qui dégringole du haut d’un escalier de pierre et se jette au collecteur. Si l’on gravit les degrés, on se trouve en présence d’une galerie représentant les types 10 ou 12, c’est-à-dire d’un simple canal sans trottoir et où l’eau baigne directement les murs de l’œuvre; c’est pour se promener dans ceux-là qu’il faut ces fortes bottes dont nous aurons bientôt à parler.

Il suffit de lever les yeux vers la voûte d’un égout pour reconnaître si la chaussée qui forme la voie publique est en bon état, si le macadam est bien massé, si les pavés ne sont pas trop disjoints, si l’asphalte n’est point lézardé. Partout où la rue est bien entretenue, la voûte est nette, brillante, unie comme un marbre; partout au contraire où le chemin est défectueux, elle laisse transsuder des filtrations qui déposent sur l’enduit des moisissures noirâtres et moussues. La marge des trottoirs est ouverte de dix en dix mètres de petits trous circulaires, tuyaux de drainage qui pénètrent dans le sol et en recueillent l’humidité ; quelques-unes de ces barbacanes sont incrustées d’une matière blanchâtre, dépôt d’une source minuscule chargée de calcaire. Lorsque déjà on aperçoit tout au bout de la galerie un jour verdâtre qui annonce la fin du voyage, on entend une rumeur sourde, continue, qui mugit comme un taureau captif : c’est le collecteur de la rive gauche, c’est la Bièvre qui arrive. Si l’on monte l’escalier du grand regard établi à cet endroit, on voit un triste paysage : la rue Gide s’ouvre sur la route de Paris à Asnières ; le chemin de fer de l’Ouest, élevé en remblais, s’arrête à la station de Clichy-Levallois ; sur la route apparaît une petite maison en plâtre où un marbrier expose des modèles de tombeaux et des couronnes funéraires ; çà et là on aperçoit quelques masures lépreuses ; c’est gris et presque déshabité. Les deux fleuves se réunissent et roulent de concert leurs flots jaunâtres jusqu’à la Seine, où ils débouchent par une vaste baie cintrée ; une grille retient au passage les immondices les plus grosses, que l’on enlève à l’escopette pour aller les porter dans une toue rangée le long du chemin de halage. Ces détritus ne sont point perdus : un industriel sait en tirer parti ; je suis monté dans une barque chargée de toute sorte de choses qu’on ne sait plus comment nommer. Que de bouchons ! que de bouchons ! Il paraît qu’on les retaille et qu’on les utilise encore ; une fois repassés au couteau et « parés, » ils sont excellens pour boucher les petits flacons de parfumerie. Que trouve-t-on à cette grille toujours surveillée ? Beaucoup d’animaux morts et aussi, il faut l’avouer, de frêles avortons, enveloppés dans des langes sanglans et qu’on porte alors chez le commissaire de police, qui les envoie à la morgue, où un médecin légiste saura dire s’ils étaient « nés viables. »

Au début de la guerre de 1870, lorsque la défaite de Wœrth nous eut ouvert les yeux sur notre faiblesse, et eut fait succéder un effarement sans pareil à une confiance sans excuse, le peuple de Paris pensa aux égouts, et se sentit fort troublé. Certains journaux sonnaient l’alarme, et, se souvenant que Duguesclin s’était emparé du château de Fougeray en faisant jeter une charretée de bois contre la porte, ils s’imaginaient volontiers que les armées allemandes, sortant tout à coup d’un regard avec armes et bagages, allaient apparaître au milieu de Paris. On dédaigna tant que l’on put cette niaiserie, qui en d’autres momens eût fait sourire ; on savait que le grand collecteur était invinciblement protégé par les coudes de la Seine, qui à cet endroit même lui font un rempart de trois rivières dont tous les ponts étaient rompus ; on savait que ces moyens d’attaque, bons tout au plus à surprendre un village dépeuplé, étaient illusoires et ridicules avec une capitale qui comptait plus de 500,000 hommes debout. Il n’en fallut pas moins céder à ce que l’on nomme l’opinion publique ; pour lui donner une satisfaction apparente, on mura la galerie à deux ou trois places, de façon à n’y laisser qu’un étroit passage par où les ouvriers pouvaient au besoin se glisser un à un. Cette maçonnerie inutile fut démolie aussitôt après la signature de l’armistice ; l’égout était libre, et pendant la commune, lorsque déjà les troupes de la France étaient maîtresses d’Asnières, elles n’ont point songé à prendre cette route souterraine pour s’introduire au cœur de la place qui les attendait.

Lorsqu’elles eurent vaincu l’insurrection la plus sacrilège et la mieux armée que l’on ait jamais vue, lorsqu’en présence des Allemands campés aux portes de Paris nos soldats eurent abattu le drapeau rouge qui maculait nos édifices comme une tache de sang, on visita attentivement les égouts. La légende populaire, immédiatement formée, affirmait que des bandes d’insurgés s’y étaient réfugiées, et qu’on s’y livrait des combats à outrance. Ceci est une fable qui ne mérite même pas qu’on s’y arrête; on n’y trouva personne, mais en revanche on y découvrit un arsenal complet. Les bouches d’égout avaient reçu les armes de ceux qui fuyaient et qui ne se souciaient point de pousser l’aventure jusqu’au dénoûment. En outre, pendant le règne de la commune, lorsque les visites domiciliaires commencèrent, bien des honnêtes gens demeurant à Paris et possédant quelque fusil, reçu ou acheté pour lutter contre les bataillons de la Prusse, craignirent d’être inquiétés, arrêtés, et se débarrassèrent comme ils purent des engins de guerre dont ils étaient détenteurs. Ils eurent recours à l’égout voisin. Pendant la bataille, la plupart de ceux qui évacuaient une barricade glissaient leurs fusils et lançaient leurs munitions par les regards dont ils avaient soulevé les tampons. J’ai assisté à une retraite de fédérés, et j’ai compris plus tard pourquoi je les avais presque tous vus se baisser au même endroit, le long d’un trottoir où s’ouvrait l’embouchure d’une chute. On visita les banquettes, on cura les cunettes, et au milieu des dépôts vaseux, on ramassa une quantité énorme d’armes, de cartouches, de képis, de ceintures rouges. Toutes ces épaves de nos discordes civiles furent réunies dans la chambre du siphon de l’Alma, sur la rive gauche, et l’on put en charger six chariots du train des équipages, attelés chacun de six chevaux, qui les versèrent au musée d’artillerie. On les avait trouvées dans deux cent quarante-trois galeries; à lire les noms de celles-ci, on comprend sans peine que l’insurrection embrassait la ville entière, et que le combat ne fut épargné à aucun quartier ; le centre et les extrémités ont été agités des mêmes convulsions.

Pour soigner les égouts et en surveiller l’entretien, on a calculé qu’il fallait un homme par kilomètre; cette moyenne n’est pas observée aujourd’hui, car la ville de Paris, malgré son énorme budget, qui pour 1873 est de 328,315,582 fr.[5], est obligée de faire des économies; le personnel des égoutiers est donc réduit, et se compose actuellement d’un petit corps d’armée de 627 hommes divisés en brigades volantes qu’on dirige selon les besoins du service. Par une anomalie singulière, presque tous sont du midi et nous arrivent de Gascogne. C’est un dur métier, et quoique quelques égoutiers soient fort vieux, il est rare qu’on puisse le faire plus d’une quinzaine d’années. En effet, les ouvriers finissent par être atteints de langueur, de douleurs articulaires : ils appellent cela le plomb, c’est le vieux mot traditionnel dont leurs devanciers désignaient l’asphyxie; en somme, c’est un état anémique, dû en grande partie à l’humidité et à l’obscurité où ils se meuvent constamment. On a fait cette observation, que les quelques hommes du nord qui travaillent aux égouts sont bien plus résistans que les méridionaux. Tout le monde connaît ces braves gens et les a vus passer en escouades, le balai à l’épaule et la grosse botte à la jambe. Comme autrefois, on les surnomme encore les rats d’égoût. L’administration ne néglige rien pour qu’ils soient chaussés d’une façon irréprochable, et qu’ils puissent barboter à pied sec dans les cunettes les plus engorgées ; elle leur fournit donc des bottes hautes, très solides, armées de clous, et qu’elle renouvelle tous les six mois; au bout de ce temps, les bottes sont bien malades, brûlées, corrodées, et il est même rare qu’elles puissent faire service jusqu’à l’heure de la mort réglementaire. Quand elles ont traîné dans tous les égouts et fouillé dans toutes les fanges, que deviennent-elles ? J’ai eu la curiosité de les suivre, car il en est des bottes comme de toutes choses en ce bas monde : habent sua fata ! On les envoie aux magasins généraux de la ville, quai Morland; lorsqu’il y en a une quantité suffisante, 800 ou 900 paires par exemple, ce qui est un chiffre annuel à peu près normal, on les divise en tas de 100 qu’on gerbe les unes par-dessus les autres, puis on les vend à la criée, au plus offrant et dernier enchérisseur; le lot atteint un prix qui varie entre 120 et 125 francs. C’est presque toujours le même industriel qui se rend acquéreur. Les pieds sont coupés au-dessus de la cheville et expédiés dans l’Oise, à Méru, où l’on en fait des galoches pour les ouvriers qui exploitent les nombreuses tourbières du département; quant à la tige, elle est traitée par des procédés dont je n’ai point demandé le secret, et elle produit le cuir le plus souple, le plus fin, le plus beau qu’on puisse imaginer; plus d’une femme élégante, qui ne s’en doute guère, le porte sous forme de brodequins.

Il est bien difficile de quitter les égouts sans s’occuper de ces fameux rats dont on a tant parlé et que l’anecdote, parfaitement historique, racontée par Magendie a rendus populaires. Il eut besoin de rats pour ses études, il en fit prendre à Montfaucon douze que l’on enferma dans une boîte : lorsqu’il ouvrit celle-ci au Jardin des Plantes, il n’en trouva plus que trois, fort gonflés et tout à fait repus; dans le trajet, les survivans avaient mangé les neuf absens. C’est un animal féroce dans toute la force du terme; il tient facilement tête au chat et le tue. Le rat tend à disparaître aujourd’hui de nos égouts; on ne le rencontre plus que dans de vieilles galeries en meulières, en moellons, où il a pu se creuser une tanière; l’enduit de ciment lisse et inattaquable qui revêt les nouveaux égouts l’en a chassé, car il ne peut trouver à s’y loger; il habite surtout la voie publique, dans les resserres des halles, des marchés, aux abattoirs, dans les gargouilles faisant suite « au dauphin » des maisons particulières, dans les ateliers d’équarrissage et aux voiries de Bondy, C’est un nouveau-venu parmi nous; il a envahi la France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Pallas fixe la date de l’entrée du rat en Europe; il pénétra à Samara dans l’été de 1766. C’était une émigration déterminée sans doute par une chaleur excessive, et qui venait de ces steppes kirghises qu’on appelle Kara-Kum, les sables noirs. Les hordes traversèrent le Volga à la nage, et, malgré la grande quantité qui dut y périr, s’emparèrent de l’Europe, qu’elles ne tardèrent pas à couvrir, grâce à leur désespérante fécondité. Parvenus en France, les rats tartares commencèrent par mettre à mort et par dévorer tous les rats qu’ils rencontrèrent; ils firent si bien leur besogne que ceux-ci ont disparu. C’est une invasion qui succédait à une autre, car notre rat domestique n’était point autochthone; il nous était arrivé vers le XIIe siècle, fort probablement d’Asie, par des navires croisés revenant de Palestine. L’Europe antique n’a connu que la souris, le ridiculus mus dont parle le poète. Le rat d’égout actuel est le surmulot; il a passé la Manche, il ravage l’Angleterre, qui le nomme le rat allemand; il y tue le rat breton. D’après la tradition, il a été apporté dans les îles britanniques par le vaisseau qui amenait le chef de la dynastie de Hanovre[6]. Espérons que cette invasion sera la dernière, et que nous n’aurons pas un jour à lutter contre le rat hindou, ce rat géant qui a un pied de long, mange les volailles et combat les chiens; heureusement qu’il est un gibier fort estimé, et que les chasseurs des bords du Gange lui font une guerre à outrance.


III.

Par les deux grands collecteurs qui se déversent à Asnières et à Saint-Denis, la Seine parisienne a été purgée de toutes les immondices dont elle était souillée; aujourd’hui elle ne reçoit plus que les égouts insignifians de la Cité et de l’île Saint-Louis. On l’a donc débarrassée pendant son trajet au milieu de la ville, tout en lui demandant secours pourtant et en se ménageant la possibilité d’y envoyer le trop-plein des pluies d’orage, qui sans cela regorgerait dans nos rues. Malheureusement l’inconvénient n’était que déplacé; il subsistait tout entier pour les rives de la Seine, qui, au-dessous de Clichy et de Saint-Ouen, se trouvent envasées sur le parcours du flot collecteur. Les matières lourdes tenues en suspension par le courant rapide de l’égout gagnent le fond, et se rangent contre les berges de droite aussitôt qu’elles pénètrent dans le cours plus lent de la rivière. La ville de Paris était dans son droit de rejeter loin d’elle les élémens nuisibles aux habitans; mais l’état, qui a charge de faire fonctionner régulièrement l’organisme de la France, trouve fort mauvais, et avec raison, que l’on engrave d’une façon dangereuse le canal de navigation par où nos bateaux de fleuve gagnent la Normandie et la mer. De là des contestations sans nombre et des dépenses considérables, car il fallait, — car il faut encore, — draguer sans cesse le lit de la Seine au-dessous de l’embouchure des collecteurs, afin d’en extraire les 120 millions de kilogrammes de dépôt solide qu’ils y jettent chaque année, ce qui équivaut à une dépense qui peut s’élever à 100 ou 150,000 francs. En outre toutes les matières solubles, précieuses comme engrais et que le commerce peut facilement utiliser, les alcalis, les phosphates, l’azote, représentant une valeur minima de 15 millions, sont entraînées par la Seine, qui les perd dans la mer. Donc obstacle apporté à la libre navigation du fleuve, dépenses forcées, pertes de produits chimiques dont la valeur est considérable : c’était là une situation à la fois fausse et maladroite, dont il fallait savoir se tirer avec honneur. On en est sorti par un trait de génie, en créant une œuvre nouvelle très grandiose, très simple, démocratique au premier chef, qui a déjà donné des résultats surprenans.

L’espace de terrain enveloppé par l’énorme second coude que fait la Seine en se repliant sur elle-même depuis Neuilly jusqu’à Chatou s’appelle la plaine de Gennevilliers. Il est difficile de rencontrer une terre plus stérile, c’est le pays de prédilection des orties, du chardon et de la petite euphorbe; sable et cailloux à peine recouverts d’une mince pellicule de terre végétale qui ne peut même conserver l’humidité que la pluie lui apporte, car l’eau pénètre immédiatement le lit de gravier et y disparaît. Les noms que l’on a donnés aux divers lopins qui divisent cette vaste plaine prouvent combien elle est improductive : les Grésillons, le Trou aux Lapins, l’Arbre sec, le Fossé blanc, l’Échaudé, la Grosse Pierre. Quelques chasseurs d’alouettes s’y hasardaient de temps en temps et y faisaient étinceler le miroir. L’hectare, — à la porte de Paris, — se louait en moyenne de 78 à 86 francs par année. On y cultivait, tant bien que mal, des betteraves qui faisaient volontiers figure de navets; lorsqu’elles atteignaient un poids de 700 grammes, on criait au miracle. C’était une sorte de petit désert; on eût dit que le vent mortel que les Arabes appellent semoun, — les poisons, — avait soufflé là. De cette plaine maudite où l’on ne récoltait que des coups de vent en hiver et des coups de soleil en été, on est en train de faire un jardin maraîcher d’une fertilité incomparable, grâce à nos eaux d’égout que l’on y conduit et que l’on y distribue. L’expérience dure depuis quatre ans; elle est décisive et concluante. Les détritus de Paris sont une richesse agricole de premier ordre ; ils transmutent le sable en terre promise.

A l’embouchure même du grand collecteur, un puisard est creusé qui reçoit une partie des eaux de la cunette. Deux siphons, animés par une machine à vapeur de 40 chevaux, aspirent les eaux, qui s’engagent dans une conduite de fonte. Celle-ci suit le chemin de halage, traverse la Seine aux îles Robinson et Vaillard sur le pont de Clichy, prend le chemin d’Asnières à Saint-Denis et aboutit à un large réservoir en pierres meulières qui s’élève comme une tour trapue à l’entrée des terrains nommés les Grésillons. Le réservoir se vide méthodiquement dans un canal droit qui ressemble à une petite digue construite parallèlement à la rivière; la même opération se fait en face l’île Saint-Ouen, où un siphon amène les eaux du collecteur départemental; l’égout venu d’Asnières, l’égout venu de Saint-Denis se rencontrent et se mêlent dans le canal, qui est la grande artère où coule la fécondité. Ce canal est le principe et le maître de l’irrigation. Tous les cannelets et toutes les rigoles d’arrosement viennent se brancher sur lui ; il suffit de lever une petite vanne pour que l’engrais liquide arrive en abondance et se répande sur les terres voisines, qui l’absorbent, se modifient et acquièrent une telle valeur que l’hectare se loue déjà 600 francs par année. L’eau d’égout ainsi distribuée donne par évaporation un terreau noir d’une richesse extrême et absolument inodore. On s’attend, en parcourant ces jardins maraîchers exploités et couverts de verdure, à être saisi au passage par des senteurs d’un aloi douteux : nulle odeur, si ce n’est le parfum pénétrant des absinthes, des camomilles et des sauges. Un parfumeur célèbre de Paris a établi là une grande usine; il a loué des terres et y cultive, entre autres plantes odoriférantes, la menthe poivrée, que nous étions obligés de demander à l’Angleterre, qui la récolte dans les marais de la Tamise.

L’ardeur de production que développent ces terrains ainsi arrosés est si puissante que l’asperge, ce légume paresseux par excellence qui partout demande trois ans et même quelquefois cinq ans pour être en état de paraître sur nos tables, arrive en deux ans à peine à maturité parfaite. Les betteraves semblent empruntées à ces jardins des Mille et une Nuits où les oranges sont grosses comme des melons : elles pèsent ordinairement 8 kilogrammes; J’en ai vu deux exceptionnelles qui en pesaient 14. Les artichauts, les choux, les rhubarbes, prennent promptement des proportions colossales. Au printemps de 1872, quelques jardiniers piquèrent des laitues; on en expédiait environ trois mille pieds par jour aux halles de Paris; malgré cette consommation, l’activité de la croissance était si vive que la plupart montèrent en graines, ne purent être vendues et furent inutiles pour l’alimentation. J’ai vu là, aux premiers jours du printemps, des arbres fruitiers qui littéralement ployaient sous le poids des grappes de fleurs dont ils étaient chargés; on a semé des céréales, et, sur les cailloux où quelques pauvres orties mouraient de faim et de soif autrefois, les champs de blé ressemblent à des taillis. Au milieu de ces sables déserts et troués de quelques carrières béantes, il semble qu’un village se forme : trente-quatre maisons déjà construites serviront de centre à un groupe d’habitations. Jusqu’à présent, c’est le marchand de vin qui domine; mais dans les terres en friche c’est bien souvent le cabaret qui fait œuvre de pionnier. C’est un spectacle des plus intéressans; on surprend pour ainsi dire la vie en formation, et l’on voit ce que peut la nature quand l’homme intelligent vient à son aide. Là où s’arrête l’irrigation, là commence la stérilité. Involontairement je me rappelais les pays d’Egypte et de Nubie que la mort dessèche partout où le Nil n’a pas porté son limon bienfaisant.

A voir cette fécondité admirable, cette transformation prodigieuse, on pourrait croire que les paysans, fort entendus ordinairement à tout ce qui touche leurs intérêts, ont accepté comme un bienfait sans pareil cet engrais qu’on apporte sur leurs terres mêmes et qu’on leur donne gratuitement; on se tromperait. Ils ont dans le principe regimbé de toutes leurs forces; ils ont crié à l’injustice, à la persécution, à l’empoisonnement, à l’oppression des campagnes par l’égoïsme et la tyrannie de Paris. On les a laissés s’agiter et on les a convaincus par l’exemple, en achetant la plus mauvaise portion de terrain du pays, en l’irriguant et en cultivant sous leurs yeux des légumes comme jamais la plaine de Gennevilliers n’avait imaginé qu’il pût en exister. Quand ils reconnurent que leurs cailloux devenaient promptement des jardins potagers, ils regardèrent attentivement, se grattèrent l’oreille et se dirent qu’après tout on n’en mourrait pas pour essayer de cette méthode nouvelle. Ils demandèrent des eaux d’égout; on leur en fournit tant qu’ils en voulurent, et la richesse succéda rapidement à la stérilité. On croirait du moins qu’après une expérience personnelle si concluante ils éprouvent quelque gratitude pour ceux qui leur ont mis cette fortune entre les mains, et qu’ils apprécient le cadeau qu’on leur fait. J’en doute. Je causais avec un paysan, et je lui exprimais l’émotion très sincère que je ressentais en voyant ce miracle accompli; il me répondit : « Ces gens-là sont bien heureux d’avoir nos terres pour y jeter leurs eaux sales; sans nous, ils ne sauraient que devenir, et ils ne nous paient rien pour cela; ne faudrait-il pas les remercier encore ? »

Ces grands et féconds travaux n’ont été qu’un essai; l’irrigation et le colmatage des terres stériles ont été faits dans une mesure restreinte; on va étendre le champ de l’action et procéder bientôt avec une ampleur extraordinaire. Aujourd’hui, le collecteur de la rive droite produit un cube moyen de 218,664 mètres; or la pompe aspirante et foulante qui prend l’eau et la pousse vers les réservoirs d’engrais ne monte que 160 litres par seconde, ce qui équivaut à 13,824 mètres en vingt-quatre heures; tout le reste coule en Seine. Cette masse énorme de produits fertilisans va être utilisée, ce fleuve sera capté à son embouchure : de nouvelles machines, fortes de 150 chevaux, viennent d’être installées à cet effet; on lui fera franchir la Seine dans de larges conduites de fonte, qui déjà sont couchées sur l’herbe comme d’immenses canons tombés de leur affût. Des réservoirs appropriés seront construits, et deux canaux traverseront la plaine en répandant la fécondité au passage. Ils représentent un angle très ouvert, dont le sommet est placé sur les terrains actuellement exploités. Un de ces canaux doit aboutir près de la Seine, à peu près en face de l’extrémité aval de l’île Saint-Denis. L’autre, laissant Gennevilliers à droite, s’avance parallèlement à la route de Paris à Argenteuil, fait brusquement un coude vers le sud et longe les rives de la Seine, qu’elle aborde à la tête de l’île Marante. De cette façon, la plaine entière pourra être facilement irriguée : elle ne contient pas moins de 2,000 hectares de terrains sablonneux, qui en deux ou trois ans seront devenus le plus beau jardin maraîcher que l’on puisse voir, — à la porte même de Paris, avec l’insatiable marché des halles pour débouché certain. Le conseil municipal de Paris a compris l’importance d’un si beau projet, et les fonds nécessaires à l’exécution ont été votés.

Le résultat sera très considérable; non-seulement il vivifie une terre morte et fertilise la stérilité même, mais il débarrasse la Seine de ces détritus qui l’encombrent, il rend la navigation plus facile et économise tous les frais que le dragage forcé entraîne aujourd’hui. En outre il peut nous rendre, à nous autres Parisiens, un service fort appréciable; du moment que les eaux des collecteurs ne se versent plus en rivière, l’égout peut sans danger et avec avantage pour la salubrité publique venir jusque dans nos maisons chercher toutes les immondices, de quelque nature qu’elles soient, et remporter celles-ci mystérieusement sans que nul s’en aperçoive. Nous serions ainsi délivrés de ces lourdes voitures qui ébranlent le pavé de nos rues pendant que tout sommeille, de ces travaux désagréables qui ne commencent qu’après minuit, et l’on pourrait fermer à toujours les voiries écœurantes de Bondy. Rien ne serait plus simple que de réaliser ce projet, dont tous les détails ont été étudiés depuis longtemps, qui n’offre aucune difficulté pratique, et qui serait pour Paris une cause d’assainissement très précieuse[7]. Une objection se présente naturellement à l’esprit : cette masse d’eau souillée peut arriver dans les réservoirs des Grésillons en quantité tellement considérable qu’il soit matériellement impossible de l’utiliser; il faudra donc la rejeter à la Seine, et l’on n’aura fait alors que déplacer un inconvénient, on l’aura transporté de la rive droite à la rive gauche. En effet dans bien des circonstances, sinon presque toujours, il y aura un « trop-plein, » et c’est à la Seine qu’on le rendra, mais sans péril d’aucune sorte, car l’eau qu’on sera forcé de verser à la rivière sera revenue à l’état de pureté parfaite. Bien souvent, et par toute sorte de procédés, on a essayé d’épurer les eaux d’égout, et on n’y était jamais parvenu d’une façon satisfaisante. Ce problème, si important pour la salubrité des grandes villes, est résolu aujourd’hui grâce aux travaux de M. Le Châtelier et de M. Léon Durand-Claye, qui ont trouvé le moyen de précipiter toutes les matières que les eaux souillées tiennent en suspension. C’est une sorte de collage; on clarifie maintenant un égout aussi facilement et plus rapidement qu’on ne clarifie une pièce de vin. Du sulfate d’alumine étendu d’eau suffit. Un litre de ce mélange coulant goutte à goutte sur deux mille litres d’immondices liquides entraîne au fond toutes les parties solides. Les bassins d’épuration sont instructifs à examiner. Ils sont remplis d’une eau claire et insipide; si on la laisse écouler, elle découvre un lit de vase grisâtre, compacte, homogène, qu’on enlève à la pelle, qu’on réunit en tas, et qui forme un terreau de première qualité[8]. Les paysans savent si bien aujourd’hui en apprécier la valeur qu’un jardinier de Montreuil est venu s’établir aux Grésillons, a fait construire des murs à espaliers et y cultive des pêchers qui doivent à ce nouvel engrais une croissance anormale. L’eau ainsi traitée est limpide et absolument inodore, — résultat d’autant plus remarquable que les différens élémens qui la composent sont infects, car ils sont rejetés par des fabriques de produits chimiques, des usines à gaz, des teintureries, des savonneries, des fabriques de colle, de blanc de céruse, et des tanneries. Le dépôt sec a été analysé par des chimistes éminens; 1,000 kilogrammes contiennent :


kil.
Azote 16, 01
Matières organiques 263, 61
Acide phosphorique 5, 85
Chaux 119, 20
Magnésie 3, 46
Matières minérales diverses 591,87
Total 1000, 00


Cette composition constitue un engrais des plus puissans. A ne tenir compte que du prix courant de l’azote et de l’acide phosphorique, c’est une valeur de 34 francs 36 cent. Or il faut savoir que 1 mètre cube de terreau produit par les eaux d’égout ne revient pas en moyenne au quart de cette somme. Au point de vue de tous les avantages que l’on peut en retirer, c’est donc une opération irréprochable.

On voit par quels moyens simples et peu dispendieux on parvient à donner à l’agriculture une terre extraordinairement productive, et à ne repousser dans le fleuve qu’une eau absolument clarifiée. Cette exploitation est très digne d’intérêt : tous ceux qui ont quelque souci de l’agriculture devraient la visiter en détail ; elle est d’un haut enseignement et démontre quel secours les villes populeuses pourraient apporter aux campagnes qui les environnent. D’ici à quelques années, la plaine de Gennevilliers ne sera plus reconnaissable, et il y aura là, près de la Seine, une fabrique d’engrais sec qui saura au besoin expédier ses produits dans la France entière. Paris rendra ainsi en fécondité à la province une partie de l’alimentation qu’il en reçoit, et donnera un exemple qui mérite d’être compris. Si notre pays savait le parti que l’on peut tirer de l’eucalyptus globulus pour dessécher les marais du midi, et s’il ne perdait point par insouciance et routine les richesses fécondantes de ses eaux d’égout, il quintuplerait facilement sa production et augmenterait d’autant son bien-être. Il est à désirer que l’expérience si victorieusement entreprise aux Grésillons soit énergiquement poursuivie, qu’elle embrasse bientôt tout ce désert, qu’elle va transformer, et qu’elle fournisse ainsi une preuve de ce que peut la science animée de l’amour du bien public.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1873.
  2. Ce qui prouve que le pavé a été longtemps une exception, c’est qu’une rue, dès qu’elle était garnie de pierres, — le plus souvent de molasse de Fontainebleau, — recevait un surnom qui le constatait : rue Pavée-au-Marais, rue Pavée-Saint-André, rue Pavée-Saint-Sauveur, etc.
  3. À cette époque, la porte Saint-Honoré était située dans l’axe prolongé de la rue de Richelieu actuelle, et la porte Montmartre occupait à point d’intersection de la rue Montmartre et de la rue d’Aboukir.
  4. Cet égout a une extrême importance. Il part de la place des Victoires, suit la rue des Petits-Champs, la rue et le boulevard des Capucines. C’est une sorte de collecteur, car il dégage l’égout Richelieu, qui, avant ces diverses constructions, était singulièrement dangereux : à la moindre pluie, il s’engorgeait. Peu de temps avant l’ouverture des travaux de l’égout des Petits-Champs, six ouvriers y furent surpris par un orage; l’eau monta avec une rapidité extraordinaire. Les six malheureux se prirent par la main et marchèrent contre le courant qui les baignait au visage; cinq purent atteindre une galerie plus élevée; le sixième, battu par le flot, lâcha prise; le lendemain, son cadavre fut retrouvé en Seine, où l’égout l’avait porté. C’est pour éviter que de tels accidens ne se produisent qu’on a tracé la galerie qui dessert la vallée creusée entre la butte des Moulins et la levée des boulevards.
  5. Budget ordinaire : 197,815,582 fr.; budget spécial : 130,500,000 francs.
  6. Voyez, dans la Revue du 15 février 1858, l’Angleterre et la vie anglaise, par M. Alphonse Esquiros.
  7. Paris possède actuellement 85,775 fosses d’aisances; 19,203 sont mobiles; 6,444 ont des appareils diviseurs branchés sur égouts; 52,128 nécessitent les travaux nocturnes que l’on sait; 8,000 échappent à tout nettoyage.
  8. On donne ce terreau aux paysans, qui n’ont que la peine de venir le chercher. Croirait-on que quelques-uns en font commerce, et vendent assez cher cet engrais qu’ils reçoivent gratuitement !