Les Élections générales et la nouvelle chambre

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Les Élections générales et la nouvelle chambre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 624-642).
LES ÉLECTIONS GÉNÉRALES
ET
LA NOUVELLE CHAMBRE

Les résultats des élections générales qui se succèdent tous les quatre ans déconcertent presque toujours l’opinion publique. Comment se fait-il que, après chaque consultation du suffrage universel, il soit si difficile d’en comprendre l’exacte signification ? Pourquoi, malgré les fautes commises par le parti au pouvoir, la Chambre nouvelle ressemble-t-elle par bien des côtés à sa devancière et semble-t-elle encore plus divisée ? Les élections du 24 avril et du 10 mai derniers ne sont pas plus claires, quoi qu’on en dise, que celles de 1910, de 1906 et bien d’autres. Le pays ne peut pas manifester nettement sa volonté sous le régime du scrutin d’arrondissement, qui le condamne à choisir entre des candidats dont les déclarations sont assez vagues, au lieu de se prononcer sur des programmes définis. D’autre part, le succès de ces candidats dépend moins du nombre de leurs partisans que de l’habileté des manœuvres et des coalitions dont ils profitent. Enfin, il faut bien le reconnaître, l’éducation de notre démocratie est à peine commencée ; elle n’a pas et ne peut pas avoir de convictions réfléchies sur la plupart des problèmes si graves qui se posent ; elle se laisse aisément entraîner par des appels à ses passions, par des considérations d’intérêt personnel ou de clocher, par les promesses qu’on lui prodigue et par la propagande de fonctionnaires qui jettent dans la balance des partis tout le poids de leur influence.

Les batailles électorales sont, en France, d’autant plus confuses qu’il existe aujourd’hui, non plus deux partis, comme en 1876 et en 1877, mais au moins cinq. La Chambre précédente renfermait en effet neuf groupes divers et même un dixième, ouvert aux députés qui n’étaient « inscrits à aucun groupe. » Dans chaque collège, il n’y a place que pour un seul représentant ; par conséquent, il est presque toujours indispensable, pour triompher, d’obtenir les suffrages de plusieurs partis voisins, ou même quelquefois opposés. C’est en vain que les associations politiques ont tenté de s’organiser, de se discipliner, de défendre des idées claires dans des programmes précis : elles se heurtent, sous le régime majoritaire, scrutin uninominal ou scrutin de liste, à des difficultés insurmontables ; elles doivent se plier aux nécessités d’une stratégie qui les oblige à se rallier tantôt à un candidat, tantôt à un autre, qui ne sont pas les siens. Pour que ces associations remplissent leur tâche, il faut que chacune puisse combattre sous son drapeau et soit assurée d’obtenir un nombre de représentans proportionnel au nombre de ses adhérens, ce qui est impossible, sous le régime majoritaire, lorsque quatre ou cinq partis se mettent sur les rangs.

Ces vérités, si souvent démontrées par l’expérience, viennent de se confirmer avec éclat au cours de la campagne électorale de 1914. Pour en faire comprendre les résultats si affligeans, rappelons dans quelles conditions elle s’est engagée.

Le parti radical avait décidé, au Congrès de Pau du mois d’octobre 1913, de s’organiser en vue des élections générales de 1914. Il était alors très divisé et très diminué ; il avait successivement perdu la Présidence de la Chambre, la Présidence du Conseil et la Présidence de la République, mais il ne s’était nullement découragé et il ne cachait pas son dessein de prendre une revanche. Après avoir élaboré un programme en trois articles bien connus, — la réduction par étapes de la durée du service militaire, l’impôt progressif sur le capital et le revenu avec déclaration contrôlée, la « défense laïque, » — le Congrès avait nommé M. Joseph Caillaux président de son Comité exécutif, en remplacement de M. Emile Combes. Cette élection avait un sens précis : M. Caillaux devait se mettre à la tête des troupes radicales au Palais-Bourbon et engager, dès la rentrée parlementaire prochaine, une lutte sans trêve contre le Cabinet Barthou. La discussion du projet d’emprunt de 1 300 millions a fourni au nouveau chef du parti radical l’occasion qu’il cherchait. Appuyés par les socialistes, M. Caillaux et ses amis ont violemment combattu le projet du gouvernement et ils ont réussi, le 2 décembre, à le renverser. Une semaine plus tard, le ministère Doumergue, dont M. Caillaux était le principal collaborateur, prenait le pouvoir et se faisait assez humble pour le conserver. Il n’était plus question du programme de Pau ; il ne s’agissait plus que de gagner du temps, de préparer les élections avec l’appui d’une majorité disparate, à laquelle on promettait les avantages de la candidature officielle en échange de ses votes de confiance. Le ministère Doumergue ne pouvait pas faire autre chose et c’est ce qu’il a fait : il a ajourné la solution de toutes les difficultés financières dont il était assailli pour se consacrer exclusivement à ce qu’on appelle, dans le jargon parlementaire, « la cuisine électorale. »

De leur côté, les adversaires du Cabinet ne sont pas restés inactifs. Après l’avoir combattu à la tribune et tenté de le mettre en échec, ils ont fondé, sous la présidence de M. Aristide Briand, une nouvelle association politique, la Fédération des Gauches, dans le dessein d’exercer sur le suffrage universel une action utile et de contre-balancer tout au moins celle dont le Cabinet Doumergue pouvait user par l’entremise de ses fonctionnaires. N’espérant plus convaincre la Chambre à une époque si rapprochée des élections, M. Briand, M. Barthou et M. Millerand ont voulu convaincre le pays. Ils ont fait preuve d’un courage et d’une éloquence remarquables : qu’on partage ou non leurs opinions, on ne peut que rendre hommage aux efforts de propagande qu’ils ont accomplis. Depuis l’époque héroïque où l’on se battait encore pour des idées, il n’a jamais été prononcé de discours plus vigoureux que les leurs : à ce point de vue, la période électorale de 1914 peut se comparer à celle de 1898, pendant laquelle M. Waldeck-Rousseau et M. Ribot, M. Raymond Poincaré et M. Paul Deschanel, sans parler des ministres alors au pouvoir, ont défendu avec tant d’énergie des principes de gouvernement dont la méconnaissance a provoqué l’état de confusion, de division et de désarroi d’aujourd’hui.

Les idées essentielles qui ont été exposées par les orateurs de la Fédération des Gauches sont, à coup sûr, celles de la majorité des Français, de tous ceux qui ont souci de l’avenir de leur pays. Fortifier l’armée et le crédit public ; éviter toute innovation fiscale ayant un caractère inquisitorial et arbitraire ; gouverner dans l’intérêt général, en assurant à chaque citoyen la liberté et la justice ; réaliser une réforme électorale ayant pour objet de substituer la lutte des principes à la concurrence des personnes et d’accorder aux minorités une part légitime de représentation, n’était-ce pas un programme qui s’imposait aux réflexions du suffrage universel ? Au reste, les incidens de la dernière session de la Chambre avaient démontré la nécessité de changer nos mœurs politiques. Le drame du Figaro avait été suivi de révélations précises ; une note écrite en 1911 par le procureur général avait été lue à la tribune par M. Barthou : elle affirmait que les poursuites intentées contre Rochette avaient été ajournées sur l’ordre de M. Monis, alors président du Conseil, qui avait agi sous l’impulsion du ministre des Finances, M. Caillaux. Nous n’insisterons pas sur ces scandales récens dont le résultat a été d’affaiblir le Cabinet Doumergue et de l’obliger à remanier en toute hâte son ministère pour remplacer deux de ses collègues démissionnaires. Si nous les rappelons, c’est parce qu’ils ont à coup sûr profondément ému l’opinion et qu’ils ont paru de nature, à la veille des élections, à favoriser le succès des candidats opposés à la politique radicale.


Après la séparation des Chambres, la Fédération des Gauches a continué sa campagne avec plus de vigueur que jamais : les autres associations politiques se sont bornées à faire des déclarations générales ; le parti socialiste et le parti radical eux-mêmes n’ont rien dit ou peu s’en faut, et il a fallu que M. Clemenceau donnât à M. Doumergue l’ordre de prendre la parole pour que celui-ci s’y décidât. Mais le discours de Souillac a été d’une imprécision remarquable : le président du Conseil a surtout cherché à ne pas trop s’engager et à ne pas compromettre ses amis qui soutenaient, dans les collèges électoraux, des programmes équivoques. Les candidats radicaux s’étaient bien gardés, en effet, pour la plupart, de défendre les idées si bruyamment exprimées à Pau : ils affichaient des professions de foi édulcorées et parfois même très sages. Beaucoup se sont nettement ralliés au programme de la Fédération des Gauches, afin d’obtenir le plus grand nombre de suffrages possible.

Quel pouvait être d’ailleurs l’effet de la campagne oratoire de la Fédération des Gauches ? Pour que le pays se prononçât clairement entre son programme et celui du parti radical plus ou moins atténué, il eût fallu que, dans chaque collège, il pût choisir entre deux candidats distincts : l’un défendant le programme de M. Briand, de M. Barthou et de M. Millerand ; l’autre celui de Pau. Or, d’une part, le programme de Pau était à peu près abandonné et les candidats du parti radical faisaient des déclarations à ce point contradictoires qu’ils soulevaient l’indignation de M. Camille Pelletan ; de l’autre, il était matériellement impossible à la Fédération des Gauches de présenter des candidats dans tous les collèges : elle se heurtait à des positions déjà prises, à des candidatures de tel ou tel autre groupement qui ne laissaient aucune place à de nouvelles formations de combat. Du reste, la Fédération des Gauches était une association trop récente pour pouvoir organiser la bataille sur tous les points du territoire ; elle devait surtout aider l’association qui se rapprochait le plus de ses idées, l’Alliance Républicaine démocratique, présidée par M. Adolphe Carnot. Or tous les efforts de M. Carnot tendaient à faire approuver par le suffrage universel les sacrifices consentis par les Chambres en faveur de la défense nationale. Son Comité avait, dans cette intention, accompli une évolution indispensable : s’il entendait pratiquer, comme par le passé, une politique d’union républicaine, c’était sans pousser l’abnégation jusqu’à s’unir aux socialistes. Il entendait au contraire leur barrer la route et ne s’allier qu’aux républicains résolus à les combattre.

Le choix des candidats semblait incomber au Comité déjà ancien de M. Adolphe Carnot, tandis que la propagande d’idées était réservée à la Fédération des Gauches. Mais ces associations n’ont peut-être pas assez compris que les deux méthodes d’action sont inséparables et qu’il est vain de prononcer d’éloquens discours, si l’on manque de candidats. Depuis longtemps, l’Alliance Républicaine démocratique aurait dû choisir ces candidats et organiser des comités locaux pour leur prêter une aide efficace : œuvre lente et difficile qui exige des ressources importantes, des efforts nombreux et persistans, non point à la veille des élections, mais pendant toute la durée de la législature. Pour l’accomplir, il eût fallu que la Fédération des Gauches se constituât beaucoup plus tôt, afin de changer les habitudes invétérées des adhérens de nos associations. Or ces adhérens ne se sont réveillés qu’au dernier moment et lorsque le décret de convocation des électeurs a été publié par le Journal Officiel : il était alors trop tard pour agir utilement et pour engager une bataille avec des chances sérieuses de succès.

En définitive, sur 2 904 candidats qui ont fait la déclaration exigée par la loi, avant le scrutin du 26 avril, c’est à peine si la Fédération des Gauches et l’Association Républicaine démocratique réunies ont pu en opposer un total d’environ 120 aux candidats officiels du parti radical. Ce n’est donc que dans 120 collèges que la bataille a pu se livrer entre les deux camps opposés. Dans tous les autres, elle a eu lieu selon la fâcheuse méthode de l’ordre dispersé ; tantôt le candidat radical n’avait à lutter que contre un concurrent improvisé de l’Action Libérale ; tantôt, contre un concurrent socialiste. Au surplus, la discipline n’existe guère que dans le parti socialiste ; les autres ne sont pas organisés ; ils manquent de ressources, d’hommes d’action et de comités locaux assez forts pour fournir une aide efficace à des candidats choisis d’avance. Le petit scrutin a découragé toutes les initiatives, annihilé toutes les bonnes volontés, provoqué le scepticisme et l’indifférence.

M. Poincaré disait dans un discours qu’il prononçait à Commercy, le 23 août 1896 : « La députation est devenue un emploi, un métier, une fonction, au lieu de rester un contrat de bonne foi entre les électeurs et les élus ; et nous nous acheminons peut-être rapidement vers l’heure où elle ne sera plus, sauf de rares exceptions, que le luxe de la richesse ou le gagne-pain du politicien d’aventure. On ne saurait trop dénoncer un tel péril. C’est par un échange de forces avec tout ce qui travaille et tout ce qui pense dans le pays que les assemblées délibérantes peuvent se vivifier et se rajeunir. Le jour où naîtrait une sorte de classe politique et parlementaire sans attaches avec les parties les plus vivantes de la démocratie, sans racines dans les profondeurs du sol national, qui sait entre quelles mains inhabiles et inexpérimentées, qui sait peut-être entre quelles mains criminelles tomberaient les destinées de la France ! » C’est ce qui s’est produit, en 1914, dans un nombre considérable de collèges du Centre et du Midi delà France ; on a vu surgir une multitude de candidats défendant les idées les plus extravagantes, parfois les mêmes, et se disputant avec âpreté la conquête d’un mandat destiné, dans leur pensée, à les faire vivre plus largement. On s’est trouvé impuissant à leur opposer des candidats raisonnables et désintéressés : le suffrage universel n’a pu choisir qu’entre des « politiciens d’aventure » et pour des raisons fort étrangères a la politique générale.

En Angleterre et en Belgique, ce sont les associations politiques de chaque parti qui préparent les campagnes électorales avec ordre et méthode. Rien de tel en France. Ce n’est plus, chez nous, l’association qui choisit le candidat, c’est le candidat qui choisit l’association à laquelle il désire se rattacher et, très souvent, il aime mieux ne se rattacher à aucune, afin de pouvoir évoluer à son aise dans son collège électoral, capter des suffrages dans tous les groupes et préparer les coalitions qui assureront son triomphe. S’il rédige une profession de foi et s’il fait des déclarations publiques, il sait, par expérience, que cette méthode de propagande est insuffisante pour lui assurer la majorité. Aussi s’efforce-t-il de conquérir cette majorité par d’autres moyens ; il fait des visites nombreuses aux électeurs, distribue des poignées de main, multiplie les promesses ; s’il est candidat officiel, il oblige les fonctionnaires de tous ordres à devenir ses agens électoraux ; il proclame cyniquement qu’il est seul capable, par son influence sur les ministres et sur les préfets, de faire régler les affaires communales et départementales dans l’intérêt de ses électeurs et de faire accorder à ses partisans toutes les faveurs dont le gouvernement peut encore disposer, sous un régime qui se dit démocratique.

De tous les moyens de persuasion, ce dernier est malheureusement le plus efficace. Dans un pays qui compte plus d’un million de fonctionnaires et où chaque citoyen a si souvent besoin de recourir à leurs office s ; où les municipalités sont restées sous la tutelle étroite du préfet ; où l’administration est devenue le plus arbitraire des pouvoirs personnels ; où le suffrage universel a été domestiqué, circonvenu et corrompu de longue main, comment s’étonner des abus du parti au pouvoir ? Nos mœurs électorales s’altèrent de plus en plus ; l’intérêt général est de plus en plus sacrifié aux intérêts particuliers. C’est en vain que le pays s’est prononcé, il y a quatre ans, pour un régime électoral de justice et de vérité, pour l’assainissement des « mares stagnantes : » le scrutin d’arrondissement a continué son œuvre ; le fléau de la corruption n’a fait que s’aggraver.

S’il nous fallait citer des faits précis pour démontrer que les actes de candidature officielle ont joué un rôle décisif dans les élections de 1914, comme dans les précédentes, nous n’aurions que l’embarras du choix.

Un seul exemple suffit : celui de l’arrondissement de Mamers où M. Caillaux vient d’être réélu député par 12 297 voix contre 10 839 obtenues par M. d’Aillières. Une affiche signée par les conseillers municipaux de la Ferté-Bernard nous a fait connaître les raisons de cette confiance inébranlable : grâce à l’appui de son député, la commune a pu réparer ses hospices, distribuer l’eau à ses habitans, assainir ses rues et agrandir ses écoles, sans bourse délier, ou peu s’en faut ; elle a reçu, pour divers travaux d’édilité dont les dépenses auraient dû lui incomber, plus de cent mille francs de subventions prélevées sur les fonds du pari mutuel ; elle en recevra prochainement d’autres encore, et sa gare sera reconstruite aux frais du trésor public. Quant aux « services individuels » rendus par M. Caillaux à ses électeurs, il paraît qu’il faudrait un « livre » pour les signaler « à la reconnaissance des Fertois. » Qu’un député de l’opposition soit nommé, tout va changer : plus de subventions aux communes, plus de services personnels ! On s’est habitué depuis si longtemps à de telles pratiques que les citoyens les envisagent avec une parfaite sérénité et avec une sorte de naïveté attendrissante : il leur semble légitime d’accorder des votes de confiance en échange des avantages particuliers dont on les comble. La politique générale, l’intérêt du pays, qui donc y songe dans l’arrondissement de Mamers ? Aux élections de 1906, il a failli punir M. Caillaux de son hostilité contre le ministère Combes, qui l’empêchait de servir les intérêts de ses commettans avec la même largesse ; ceux-ci lui reprochaient, en outre, de n’avoir pas défendu avec assez d’énergie le privilège scandaleux des bouilleurs de cru : il n’a obtenu pour ces deux motifs qu’une faible majorité de 12 356 voix contre 12 248. Mais, pendant la législature presque entière de 1906 à 1910, M. Caillaux a été ministre des Finances ; il a pu protéger les bouilleurs de cru et distribuer des faveurs en abondance ; l’arrondissement lui donne alors une majorité qui dépasse deux mille suffrages, 13 279 contre 11081. Quoi de plus clair ?

Ce qu’a fait M. Caillaux à Mamers, quel est donc le ministre, ancien ou nouveau, qui ne l’a pas fait dans son collège électoral ? Quel est le député influent, soit parce qu’il est membre d’une commission importante, soit parce qu’il peut embarrasser le Cabinet par une question ou une interpellation, qui n’a pas obtenu les mêmes avantages pour sa clientèle ? Ce ne sont pas seulement les fonds du pari mutuel distribués sans contrôle et dont l’emploi est devenu si irrégulier, qui servent à capter les votes d’une commune ; dans notre budget de plus de cinq milliards, des crédits assez larges et qui peuvent être aisément affectés à la propagande électorale, sont ouverts aux ministres et à leurs amis : fonds de secours et subventions de toute nature, primes et encouragemens, œuvres d’assistance et de prévoyance, et tant d’autres. Il faudrait un volume, comme disent les amis de M. Caillaux, pour dresser la liste des faveurs particulières que le gouvernement et ses préfets peuvent accorder aux candidats officiels. On a tant abusé de ce procédé de corruption que l’on a découragé les candidats indépendans et soucieux de l’intérêt public : à quoi bon solliciter des suffrages, pour remplir un devoir, quand on doit se heurter à l’indifférence et à l’égoïsme d’un si grand nombre d’électeurs et à la résistance de fonctionnaires qui disposent de tant de moyens pour combattre les adversaires des candidats ministériels ?


Toutefois, les résultats du premier tour de scrutin n’ont pas été aussi mauvais que pouvaient le faire craindre les abus de la candidature officielle. En comparant les chiffres de 1914 à ceux de 1910, on s’est aperçu que le parti radical avait perdu beaucoup de terrain dans la Seine, dans le Nord, en Seine-et-Oise, en Seine-et-Marne. Tout compte fait, ses adversaires restaient sur leurs positions. Le ministre de l’Intérieur s’est amusé à publier une statistique de fantaisie ; il a prétendu que la Fédération des Gauches n’avait obtenu que 21 sièges, alors que cette association affirmait qu’elle en avait conservé ou acquis 125. Il est d’usage, en effet, après le premier tour, de chercher à égarer le suffrage universel, à lui faire croire à un succès, en vue de peser sur ses décisions au scrutin de ballottage qui est définitif. L’unique moyen de se rendre compte des mouvemens de l’opinion consiste à additionner les voix réunies par un même parti dans une même région, à les rapprocher des chiffres des élections précédentes ; c’est un travail assez long et très minutieux que le ministère de l’Intérieur ne fait pas ou qu’il fait volontairement très mal, parce qu’il ne cherche qu’à influencer les électeurs et les élus. Il est cependant hors de toute contestation que les candidats du parti radical unifié ont obtenu, le 26 avril, dans l’ensemble des collèges, un nombre de suffrages moins élevé qu’en 1910. Dans le département de la Seine, ils en ont perdu, en quatre ans, plus de cent mille.

En revanche, le parti socialiste a certainement gagné près de trois cent mille suffrages : il en a obtenu 1 400 000 environ contre 1 110 000. A s’en rapporter simplement aux chiffres, ce serait le seul parti qui aurait fait des conquêtes appréciables. Mais ces chiffres ne sont pas, nous le reconnaissons, tout à fait concluans. Il est en effet très difficile de se rendre compte des mobiles si divers qui exercent une influence sur des électeurs que la politique d’arrondissement passionne beaucoup plus que la politique générale. Il est toutefois important de constater que, dans la Seine, dans le Nord et surtout dans la Haute-Vienne, le socialisme a conquis, par sa propagande, un nombre considérable d’adhésions. Il n’effraye plus, comme autrefois, la petite bourgeoisie et les petits cultivateurs ; il n’est plus considéré comme un épouvantail même par certains conservateurs qui aiment mieux, parfois, pour ne pas perdre leurs suffrages, voter pour un candidat socialiste, qui ne froissera pas leurs convictions religieuses, que pour un candidat radical sectaire et dont le succès provoquerait des représailles contre ses adversaires. Ce qui s’est passé dans la Haute-Garonne, dans l’Hérault, dans le Gard, représenté au Sénat par le président du Conseil, est très significatif : les victoires socialistes semblent être, dans ces départemens, l’œuvre de la droite. Mais il serait plus exact de dire qu’elles sont l’œuvre du parti radical. Quand on proclame bien haut que les suffrages de la droite ne compteront pas, qu’on doit former des coalitions contre tous ses candidats et gouverner contre elle après chaque élection, il ne faut pas s’étonner qu’elle se révolte contre une pareille iniquité et qu’elle vote pour un socialiste, à seule fin d’assurer la défaite d’un radical.

Ce qu’il y a de plus significatif dans les résultats du premier tour de scrutin, c’est le nombre considérable des ballottages : 252 sur 602 sièges à pourvoir. N’est-ce pas une preuve certaine que le suffrage universel est fort divisé, qu’il est indécis entre tant de candidats qui défendent si souvent des programmes à peu près semblables, mais qui lui promettent tous un égal dévouement à ses intérêts particuliers ? Dans la plupart des professions de foi, figurent, en effet, en première ligne l’attachement au sol natal, la connaissance parfaite des « besoins » des « chers citoyens » au milieu desquels on a toujours vécu, l’engagement de défendre en toute occasion leurs intérêts économiques et personnels, fût-ce au détriment de l’intérêt général. Quoi qu’il en soit, il est impossible de tirer des conclusions précises des élections du 26 avril : elles ont eu pour effet de faire perdre à chaque parti dans diverses circonscriptions des sièges qu’ils ont conquis dans d’autres. Tout le monde reconnaissait d’ailleurs qu’il n’y avait rien de changé après le premier tour ; on prévoyait que la Chambre prochaine ressemblerait à la précédente, qu’elle serait aussi divisée et aussi impuissante.


Ce n’est pas absolument vrai. Les résultats du second tour de scrutin ont été très favorables au parti socialiste et ils ont permis au parti radical unifié de regagner le terrain perdu au premier. Nous n’avons pas besoin de rappeler que ces résultats dépendent uniquement de* l’habileté des manœuvres et des coalitions qui viennent à se produire : selon la tactique qui est suivie par les partis en présence, la composition de la Chambre peut varier à l’infini. Trois systèmes différens de coalitions pouvaient, en effet, être adoptés. Si les radicaux se concentraient, comme ils l’ont fait, avec les socialistes, les deux tiers des sièges vacans devaient nécessairement revenir aux deux partis. Si, au contraire, la Fédération des Gauches s’était unie au parti radical, dans tous les collèges, pour combattre les socialistes, ceux-ci auraient été évincés presque partout. Enfin, si des coalitions s’étaient généralisées contre les candidats radicaux, dans le dessein d’assurer une majorité considérable aux partisans de la réforme électorale, la plupart des candidats radicaux en ballottage auraient été battus. Telle est la conséquence inéluctable du second tour de scrutin : il permet de se livrer aux tractations les plus immorales, mais les plus sûres. C’est une partie de cartes où le gain est acquis d’avance aux joueurs qui se sont entendus pour détrousser leurs voisins.

Les socialistes et les radicaux, ayant voté avec ensemble pour le ministère Doumergue, pendant les quatre derniers mois de la législature, il était facile de prévoir que cet accord se renouvellerait pendant les élections. Il s’est, en effet, conclu ouvertement. Dans tous les collèges où le candidat-radical était distancé par le candidat socialiste, le premier s’est immédiatement désisté en faveur du second : quelques résistances se sont à peine manifestées. Mais lorsqu’un socialiste a obtenu moins de voix que son concurrent radical, il ne lui a pas toujours cédé la place ; si le socialiste croyait avoir des chances de triompher, grâce à l’appoint des voix de l’opposition, il continuait à lutter contre le radical. C’est ainsi que les candidats socialistes se sont maintenus, notamment à Muret, à La Tour-du-Pin, à Saint-Claude, à Lyon (3e circonscription), à Chalon-sur-Saône, à Versailles, à Saint-Yrieix et à Sens, contre des concurrens radicaux plus favorisés, et partout, sauf à Lyon où M. Augagneur a pu obtenir une faible majorité de deux cents voix, ils ont réussi à enlever le siège aux candidats radicaux. Le marché n’a donc pas été désavantageux pour le parti socialiste : quand il se trouvait en ballottage avec un républicain démocratique ou progressiste, il bénéficiait des suffrages radicaux, ce qui ne l’empêchait pas de solliciter les suffrages de l’opposition quand il était, dans d’autres collèges, en ballottage avec un radical.

Au second tour de scrutin, les programmes ne comptent plus. Tel candidat radical, partisan de la nouvelle loi militaire et qui obtient quelques suffrages de moins que le candidat socialiste, se désistera cependant en faveur de ce dernier, sous le prétexte étrange qu’il y a un troisième concurrent en ligne, même si celui-ci est d’accord avec le radical sur la question de la défense nationale. Le fait s’est produit dans bien des collèges, où il a provoqué les résultats les plus choquans. A Nevers, par exemple, M. Massé, ancien ministre du Cabinet Barthou, était candidat radical ; il avait pour concurrens un progressiste qui partageait ses idées sur la nécessité de maintenir la durée du service militaire, et un socialiste qui y était opposé. Au premier tour, M. Massé obtient 5 500 voix et le progressiste 6 900, soit un total de 12 400 ; il se désiste en faveur du socialiste qui a réuni 5 900 suffrages et qui est élu au scrutin de ballottage, En conséquence, les partisans de la loi militaire, qui se composent des deux tiers des électeurs, se trouvent représentés par un adversaire de cette même loi.

Ce qu’il y a de non moins grave, c’est que les concentrations s’opèrent depuis quarante ans, toujours dans le même sens ; elles s’opèrent vers la gauche et contre la droite, non seulement contre les monarchistes, mais contre les républicains libéraux et progressistes ; le 10 mai, elles se sont même tournées contre la Fédération des Gauches et le parti républicain démocratique. Ceux qui invoquent la prétendue nécessité de se coaliser contre la droite ou contre les républicains qui ne sont pas radicaux savent très bien qu’elle n’est qu’une manœuvre destinée à conserver des sièges ou à en gagner de nouveaux : peu leur importe, puisqu’elle réussit. Sous un régime qui accorde tous les sièges à la majorité des votans, la tactique électorale décide de la victoire et les concentrations s’imposent, dans un sens ou dans l’autre, sous peine de défaite.

Examinons maintenant quelques résultats. Dans l’Ouest de la France, dans cette vaste région qui embrasse toute la Bretagne, la Normandie et les départemens voisins, la situation électorale ne s’est pas sensiblement modifiée depuis quatre ans ; la droite gagne, dans divers collèges, les sièges qu’elle a perdus dans d’autres ; dans l’ensemble, les suffrages du parti radical ont diminué. Dans l’Est, en Meurthe-et-Moselle, dans les Vosges et la Marne, les déchets du même parti sont assez sensibles, mais ils sont surtout remarquables dans la Seine : là, le parti radical n’a pu faire élire sous son patronage que M. Puech et M. Bokanowski, qui ont d’ailleurs défendu les trois articles essentiels du programme de la Fédération des Gauches. Sur cinquante-quatre députés à élire, le parti radical n’en a donc obtenu que deux dans le département le plus important, dans la capitale de la France et sa banlieue.

En Seine-et-Oise, trois députés radicaux, M. Thalamas en tête, sont battus et, en Seine-et-Marne, deux républicains modérés remplacent un député radical et un socialiste. La politique générale a donc exercé une influence certaine à Paris et dans les environs. Mais, elle n’en a exercé aucune dans le Centre, dans le Sud-Ouest, dans le Midi et dans le Sud-Est : au-delà de la Loire, les concurrences de personnes, la politique de clientèle et de clocher, les abus de la candidature officielle sont prépondérans.

Le scrutin d’arrondissement a provoqué, en outre, des résultats non seulement choquans, mais même absurdes : des minorités plus ou moins considérables n’obtiennent pas un seul représentant dans l’Aisne, l’Allier, le Cantal, le Cher, la Côte-d’Or, la Corrèze, la Creuse, le Jura, la Dordogne, le Gard, la Haute-Garonne, l’Isère, le Puy-de-Dôme, la Haute-Saône, Saône-et-Loire, la Haute-Vienne et bien d’autres départemens. Cinquante députés ont été élus par d’infimes majorités qui n’atteignent pas trois cents suffrages : il eût suffi d’un déplacement de cent cinquante voix en moyenne pour changer le résultat. Dans certains collèges, les candidats qui ont obtenu plus de dix mille suffrages sont battus, alors que d’autres sont élus ailleurs par moins de deux mille. Enfin, lorsque plus de deux candidats sont restés en présence au scrutin de ballottage, le hasard a seul décidé de l’attribution des sièges ; un candidat socialiste a été élu dans la première circonscription de Versailles, avec 6 000 voix sur 28 000 électeurs inscrits, alors que ses trois concurrens en ont obtenu ensemble plus de 14 000 ; dans le XIVe arrondissement de Paris, un autre socialiste a été nommé par 7 000 suffrages sur 44 000 électeurs inscrits, alors que ses deux concurrens en ont obtenu 10 000 ; deux autres candidats socialistes ont triomphé, grâce à la même dispersion des voix, dans la 5e circonscription de Saint-Denis et dans la 3e de Sceaux ; a Gannat, à Sedan, dans les deux collèges de Troyes, à Angoulême, à Ussel, à Aubusson, à Valence, à Boulogne-sur-Mer, à Toulouse, à Bordeaux, à Nérac, à Clermont, à Perpignan, à Charolles, à Louhans, à Saint-Yrieix, à Saint-Dié et ailleurs, les élus ne représentent que des majorités très relatives, souvent moins du quart des électeurs.

C’est une injustice ajoutée à bien d’autres, et le scrutin de ballottage n’est qu’une prime à l’immoralité. Tous les quatre ans, ce sont, après le premier tour, les mêmes manœuvres, les mêmes tractations, les mêmes échanges, les mêmes désistemens qui provoquent les mêmes scandales. Peut-être ces scandales ont-ils été plus nombreux et plus crians que par le passé, sans doute parce que les convoitises et les luttes personnelles ont été plus âpres : n’a-t-on pas vu, dans un collège que nous pourrions nommer, le conseiller d’une Cour d’appel se désister en faveur d’un concurrent condamné à seize mois de prison pour escroquerie ? Et, s’il nous convenait de relever les abus invraisemblables qui ont été commis dans nos collèges coloniaux, à la Martinique où il n’a pas été possible de proclamer le résultat, tant les fraudes ont été nombreuses, en Algérie même où le général Bailloud a été combattu avec la dernière violence par le gouverneur général, que de sophistications du suffrage universel n’aurions-nous pas à relever et à flétrir ! L’expression de la volonté nationale a été faussée, pour ne pas dire avilie : dans ces conditions, les résultats électoraux ne peuvent être ni décisifs, ni concluans. La Chambre nouvelle n’est pas l’image exacte et fidèle du pays. Ses résolutions ne pourront pas, comme elles devraient le faire, imposer le respect à tous les citoyens.


Cependant cette Chambre existe ; elle va décider, pendant quatre années et pour une large part, des destinées du pays. Elle pourra permettre à certains ministères de vivre et en empêcher d’autres de gouverner. Elle fera des lois que le Sénat pourra ajourner ou amender, mais qu’il ne pourra pas toujours repousser. De quels élémens se compose-t-elle ? Quelles sont les majorités qui pourront s’y former ? Quels projets de loi pourront y être discutés et votés ?

Nous ne pouvons répondre à ces questions par les statistiques officielles et inexactes dont les journaux sont remplis. Pour connaître l’opinion des nouveaux députés, il ne faut pas se borner à lire leurs professions de foi, si difficiles parfois à comprendre ; il faudrait savoir ce qu’ils pensent : or beaucoup ne pensent qu’à une chose, c’est qu’ils sont nommés pour quatre ans et qu’ils doivent s’efforcer d’être réélus. Toutefois nous possédons quelques élémens d’appréciation de nature à nous guider. Par exemple, il est certain que les socialistes comptent dans la nouvelle Chambre 103 membres, tous élus sur le même programme, sauf deux qui ont arboré la cocarde du parti ouvrier révolutionnaire. Il est acquis que le comité exécutif du parti radical et radical-socialiste unifié a donné son investiture à 254 candidats, dont 134 ont triomphé. Mais ces investis n’ont pas tous soutenu le même programme ; beaucoup ont réservé leur opinion sur la question de la durée du service militaire et sur la déclaration contrôlée du futur impôt progressif qui doit frapper tous les revenus et tous les capitaux. En revanche, un certain nombre de radicaux unifiés de l’ancienne Chambre n’ont pas demandé le patronage de la rue de Valois, qui leur semblait compromettant : on peut toutefois les ranger dans la même catégorie que les candidats officiels du parti. Enfin il faut ajouter aux radicaux les républicains socialistes qui votent avec eux et sont au nombre de 13. En faisant le total des députés socialistes, républicains socialistes et radicaux à peu près orthodoxes, on arrive à un chiffre de 250 à 260. De l’autre côté de la Chambre vont se trouver 16 députés indépendans, 26 membres de la Droite, 34 de l’Action libérale, 54 progressistes, 100 républicains démocratiques qui ont été patronnés par le comité de M. Adolphe Carnot, soit au total 230 députés. Entre ces deux fractions opposées, il reste donc 120 députés environ dont la plupart se rattachent à la Fédération des Gauches et ont soutenu son programme. Nous ne donnons ces chiffres, d’ailleurs approximatifs, qu’à titre d’indication. Mais ils suffisent pour démontrer qu’aucune majorité unie et disciplinée ne saurait exister dans la nouvelle Chambre. Il en existera plusieurs, assez diverses, et qui pourront permettre à des ministères de tendances différentes de vivre pendant un délai plus ou moins long.

Serait-il possible, tout d’abord, de reconstituer le « bloc » radical et socialiste qui a été formé sous le ministère Combes et dont M. Jaurès était alors le chef le plus influent ? Aux 260 députés de l’extrême-gauche dont nous avons parlé, on peut sans doute en ajouter sur le papier une soixantaine dont les opinions sont assez flottantes pour qu’ils puissent successivement se rallier à toutes. Cette opération, en apparence assez simple, se heurte cependant à bien des difficultés. Quel serait le chef de cette majorité disparate ? Quel serait le président du Conseil d’un Cabinet qui s’appuyerait exclusivement sur le parti radical et sur le parti socialiste ? D’autre part, quelles seraient les conditions imposées par le parti socialiste au ministère qui solliciterait son concours ? Et ces conditions, qui seraient certainement impérieuses, pourraient-elles être acceptées par tous les députés radicaux ? Ceux qui proposent de revenir à la politique de M. Combes oublient que, depuis dix ans, d’autres problèmes ont surgi ; qu’il ne s’agit plus détraquer des congrégations religieuses déjà dispersées, mais d’équilibrer le budget, de trouver des ressources pour combler le déficit. Sur ce point, les radicaux et les socialistes sont-ils absolument d’accord ? Évidemment non. Et ils ne le sont pas davantage sur la question de la durée du service militaire, encore moins sur la réforme électorale. Si donc une majorité composée de l’extrême-gauche venait à se constituer, elle serait condamnée à ne subsister que par l’équivoque, ce qui n’est pas une garantie de solidité.

Une autre majorité pourrait encore se former si les radicaux et les membres de la Fédération des Gauches, réconciliés après la bataille où ils se sont porté, des coups si rudes, s’entendaient pour soutenir un ministère de « large concentration républicaine » qui n’aurait plus besoin du concours des socialistes. Cette majorité, un peu moins divisée que la précédente, pourrait à la rigueur, — mais ce n’est pas sûr, — se mettre d’accord sur le problème financier : elle ne le serait pas du tout sur la réforme électorale, un peu négligée par les socialistes qui, d’ailleurs, s’empresseraient de la défendre le jour où l’on tenterait de gouverner sans leur consentement.

Enfin il ne serait pas impossible qu’une majorité, composée des radicaux les moins intransigeans et de tout le Centre de la Chambre, pût se former sous l’impulsion de la Fédération des Gauches. Après tout, M. Briand et ses amis ont remporté une victoire morale, puisqu’ils ont obligé un nombre considérable de leurs adversaires à s’inspirer de leurs idées. En manœuvrant avec habileté, — car les manœuvres parlementaires sont aussi nécessaires que les manœuvres électorales, lorsque les partis ne sont pas disciplinés, — un ministère, présidé par M. Briand ou par M. Delcassé, ne serait nullement incapable de vivre. Et, pour conclure, nous dirons que les deux dernières hypothèses semblent pouvoir se réaliser plus aisément que la première. Mais la vérité est que toutes les combinaisons pourront être tour à tour essayées, abandonnées et reprises ; qu’aucune majorité durable ne pourra se constituer et que, vraisemblablement, les crises ministérielles se succéderont comme sous la législature précédente, tous les ans, sinon tous les six mois.


Quelle a été, d’autre part, la réponse du pays aux trois questions principales qui lui ont été posées ? Nous avons eu la patience de lire la plupart des professions de foi des nouveaux élus qui ne sont point, du reste, d’une parfaite lucidité ; beaucoup sont volontairement équivoques, d’autres insignifiantes. Il ne résulte pas moins de nos recherches attentives que la victoire du parti radical n’est point aussi complète qu’il le proclame. Sur la question de la durée du service, 140 députés se sont prononcés pour une réduction immédiate à deux années et 135 environ pour un allégement progressif : ceux-ci ont dû reconnaître qu’il fallait « procéder par étapes, » organiser tout d’abord l’instruction militaire des jeunes gens, fortifier les réserves, maintenir par divers moyens les effectifs de nos troupes de couverture. Il est clair que ces mesures demanderaient du temps pour être appliquées et pour donner des résultats satisfaisans. On peut donc espérer que si, pendant la législature qui s’ouvre, la loi militaire est complétée, elle ne sera pas modifiée aussi profondément que l’exigent les socialistes.

En ce qui touche le problème fiscal, on ne peut pas se prononcer avec une certitude absolue sur l’opinion des députés : les uns ont employé des formules contradictoires, en demandant, par exemple, un impôt progressif sur le revenu déclaré, mais sans inquisition ni arbitraire ; d’autres ont soutenu qu’il fallait taxer plus largement la « richesse acquise » que les produits du travail, sans se douter que notre système actuel d’impôts leur donnait déjà ample satisfaction. Quoi qu’il en soit, 230 députés environ ont accepté la formule intégrale du Congrès de Pau ; mais ils n’ont pas pris la peine d’en expliquer le sens, ils n’ont pas dit en quoi consisterait la déclaration et comment s’exercerait le contrôle. Dans ces conditions, le débat va continuer, peut-être plus confus que jamais, devant la nouvelle Chambre. Sans doute, un ministère qui s’appuierait sur les socialistes devrait s’efforcer de faire aboutir un projet d’impôt personnel et progressif sur le revenu, dont l’application serait d’ailleurs très compliquée et surtout très lente. Mais s’il obtenait, ce qui n’est pas sûr, une majorité au Palais-Bourbon, réussirait-il à entraîner le Luxembourg dans une voie aussi dangereuse pour nos finances ? Il ne pourrait pas, croyons-nous, imposer la rente et frapper les revenus sous une forme inquisitoriale dans les circonstances actuelles. Quel que soit ce ministère, il devra comprendre la nécessité de ne pas alarmer davantage les capitaux ; il aura besoin de contracter à bref délai un emprunt d’un milliard et demi pour payer les dépenses extraordinaires de l’occupation du Maroc, de la Guerre et de la Marine, pour alléger la dette flottante et couvrir le déficit assez élevé du budget de l’exercice 1914 qui n’est même pas encore voté. S’il obéissait aux ordres des socialistes et s’il aggravait ainsi la crise qui sévit sur le marché des capitaux, son emprunt indispensable ne serait pas souscrit : comment le Trésor public pourrait-il alors tenir ses engagemens ?

La question qui a fait le moins de bruit au cours de la période électorale, est la seule qui ait réuni, sans contestation possible, une majorité imposante : nous voulons parler de la réforme qui nous tient le plus à cœur, de la représentation proportionnelle. Près de quatre cents députés se sont prononcés en sa faveur dans leur profession de foi. Le scrutin d’arrondissement n’a plus trouvé de défenseurs ; le ministère l’a abandonné et il a reconnu qu’un nouveau mode de scrutin s’imposait : toutefois, pour ne pas mécontenter ses amis, il a paru préférer le scrutin de liste majoritaire au scrutin de liste proportionnel, ce qui ne changerait rien aux abus, aux injustices et aux scandales dont on a tant de raisons de se plaindre. Dans un pays où le suffrage universel aurait le dernier mot, c’est donc par la discussion de la réforme électorale, énergiquement approuvée en 1910 et qui n’a plus été sérieusement combattue en 1914, que la Chambre nouvelle devrait inaugurer ses travaux. Si elle ne le fait pas, que fera-t-elle ? Elle se livrera à des récriminations inutiles sur les luttes du passé ; elle se condamnera à suivre les erremens de sa devancière ; à agiter tous les problèmes sans les résoudre ; à pratiquer une politique d’arrondissement, ruineuse pour les finances publiques et désastreuse pour l’intérêt national. Si elle réalisait, au contraire, une réforme électorale digne de ce nom, également juste pour tous les partis et susceptible de les contraindre à se discipliner, elle se dégagerait de la servitude qui l’oblige à satisfaire des appétits pour conserver des mandats. Elle pourrait changer ses habitudes mauvaises, améliorer le régime parlementaire, en lui donnant plus de cohésion, de stabilité et de clarté. Nous voudrions espérer qu’elle remplira ses engagemens et son devoir, qu’elle n’attendra pas d’être acculée à une impasse, au désarroi et à l’impuissance, pour accomplir cette œuvre de saine politique, de justice et d’honnêteté.


GEORGES LACHAPELLE.