Les Encyclopédistes (Louis Ducros)/Préface

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Honoré Champion (p. v-viii).


PRÉFACE




Qu’est-ce que « l’esprit du dix-huitième siècle », c’est-à-dire en quoi ce siècle diffère-t-il des époques qui l’ont précédé, quelles idées nouvelles a-t-il léguées aux générations qui l’ont suivi, en un mot, quel a été exactement son rôle dans l’histoire générale de la civilisation ? Il m’a semblé que la meilleure réponse à ces questions était une étude sur l’Encyclopédie et les Encyclopédistes.

Par sa date, en effet, l’Encyclopédie est au centre même de ce siècle, puisqu’elle commence à paraître en 1751 ; mais surtout, par son contenu, elle résume les connaissances et les idées répandues alors dans les livres ; et, enfin, elle a pour collaborateurs tous les grands écrivains du temps : elle est comme le dix-huitième siècle réduit en dictionnaire.

On a dit avec une parfaite justesse : « L’Encyclopédie est la grande affaire du temps, le but où tendait tout ce qui l’a précédée, l’origine de tout ce qui l’a suivie et, conséquemment, le vrai centre d’une histoire des idées au dix-huitième siècle[1]. » C’est cette histoire, avec tous les problèmes qu’elle soulève, avec les antécédents qui la préparent et les importants résultats, philosophiques et sociaux, qui en découlent, que j’ai, assez témérairement sans doute, entrepris d’écrire dans les lignes qui suivent.

L’intérêt actuel de cette étude, bien que je n’y parle que du passé, n’échappera à personne : dans la guerre sans cesse renaissante que se font, depuis le seizième siècle, ces deux ennemis irréconciliables, le catholicisme et la libre pensée, la bataille que va livrer l’Encyclopédie est la plus acharnée de toutes et aussi la plus décisive ; car, même à cette heure en France, les esprits ne se distinguent-ils pas les uns des autres suivant qu’ils se rattachent, avec plus ou moins de docilité, à Bossuet et à son dogmatisme immuable, ou qu’ils acceptent, avec plus ou moins de réserves, l’héritage de Voltaire et de la Révolution française ?

Dans les pages qui suivent j’ai prétendu faire œuvre de science, non de polémique, et je me suis efforcé d’être avant tout impartial et vrai : pourtant il est certains sujets et, je dois le reconnaître tout de suite, celui que je vais traiter est, plus que tout autre, de ces sujets-là, où l’auteur doit franchement prendre parti, non certes pour ou contre les combattants, mais pour ou contre les idées engagées dans le combat qu’il raconte. Au cours donc des ardentes querelles qui vont s’élever autour de l’Encyclopédie sur les questions les plus diverses et les plus graves à la fois, je ne songerai pas plus à dissimuler qu’à étaler mon opinion personnelle ; et pour que le lecteur sache, dès le début de cette étude, dans quel esprit elle a été écrite, je désire rappeler ici ces paroles de Renan qui pourraient servir d’épigraphe à mon livre : « Nous acceptons l’héritage des trois grands mouvements modernes : le protestantisme, la philosophie et la révolution, sans avoir la moindre envie de nous convertir au symbole du seizième siècle, ou de nous faire voltairiens, ou de recommencer 1793 et 1848. Nous n’avons nullement besoin de recommencer ce que nos pères ont fait. Libéralisme résume leur œuvre : nous saurons la continuer. »

Me sera-t-il permis d’ajouter que l’Encyclopédie, dont on parle si souvent et qu’on connaît si peu, n’a été jusqu’ici l’objet d’aucun ouvrage de quelque étendue, et cependant chacun sait qu’elle a, pour l’historien de la civilisation, une importance capitale. Seul, en France, M. Pascal Duprat a parlé des Encyclopédistes dans une brochure ou plaidoyer qu’il ne m’appartient pas d’apprécier (Librairie internationale, 1866). À l’étranger, Rosenkranz a consacré incidemment à l’Encyclopédie trois chapitres substantiels de son Diderot (Diderot’s Leben und Werke, Leipzig, 1866, 2 vol.), et M. John Morley un chapitre épisodique de son ouvrage : Diderot and the Encyclopœdists (Macmillan, 2 vol.)

Après ces études succinctes, un Français pouvait être tenté d’écrire, sur les Encyclopédistes et le dix-huitième siècle, un travail d’ensemble qui, d’ailleurs, et pour toute espèce de raisons, n’était pas aisé à faire : je ne me vante pas d’en avoir surmonté toutes les difficultés.




  1. Brunetiére : L’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature. Hachette, 1890, I, 210.