Les Enfants du capitaine Grant/Partie 3/Chapitre XVIII

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Hetzel (p. 583-590).

CHAPITRE XVIII


AYRTON OU BEN JOYCE ?

Ayrton parut. Il traversa le pont d’un pas assuré et gravit l’escalier de la dunette. Ses yeux étaient sombres, ses dents serrées, ses poings fermés convulsivement. Sa personne ne décelait ni forfanterie ni humilité. Lorsqu’il fut en présence de lord Glenarvan, il se croisa les bras, muet et calme, attendant d’être interrogé.

« Ayrton, dit Glenarvan, nous voilà donc, vous et nous, sur ce Duncan que vous vouliez livrer aux convicts de Ben Joyce ! »

À ces paroles, les lèvres du quartier-maître tremblèrent légèrement.

Ayrton traversa le pont d’un pas assuré (Page 583.)


Une rapide rougeur colora ses traits impassibles. Non la rougeur du remords, mais la honte de l’insuccès. Sur ce yacht qu’il prétendait commander en maître, il était prisonnier, et son sort allait s’y décider en peu d’instants.

Cependant, il ne répondit pas. Glenarvan attendit patiemment. Mais Ayrton s’obstinait à garder un absolu silence.

« Parlez, Ayrton, qu’avez-vous à dire ? » reprit Glenarvan.

Ayrton hésita ; les plis de son front se creusèrent profondément ; puis, d’une voix calme :

« Je n’ai rien à dire, mylord, répliqua-t-il. J’ai fait la sottise de me laisser prendre. Agissez comme il vous plaira. »

Les deux femmes restèrent enfermées avec le quartier-maître. (Page 589.)


Sa réponse faite, le quartier-maître porta ses regards vers la côte qui se déroulait à l’ouest, et il affecta une profonde indifférence pour tout ce qui se passait autour de lui. À le voir, on l’eût cru étranger à cette grave affaire. Mais Glenarvan avait résolu de rester patient. Un puissant intérêt le poussait à connaître certains détails de la mystérieuse existence d’Ayrton, surtout en ce qui touchait Harry Grant et le Britannia. Il reprit donc son interrogatoire, parlant avec une douceur extrême, et imposant le calme le plus complet aux violentes irritations de son cœur.

« Je pense, Ayrton, reprit-il, que vous ne refuserez pas de répondre à certaines demandes que je désire vous faire. Et d’abord, dois-je vous appeler Ayrton ou Ben Joyce ? Êtes-vous, oui ou non, le quartier-maître du Britannia ? »

Ayrton resta impassible, observant la côte, sourd à toute question.

Glenarvan, dont l’œil s’animait, continua d’interroger le quartier-maître.

« Voulez-vous m’apprendre comment vous avez quitté le Britannia, pourquoi vous étiez en Australie ? »

Même silence, même impassibilité.

« Écoutez-moi bien, Ayrton, reprit Glenarvan. Vous avez intérêt à parler. Il peut vous être tenu compte d’une franchise qui est votre dernière ressource. Pour la dernière fois, voulez-vous répondre à mes questions ? »

Ayrton tourna la tête vers Glenarvan et le regarda dans les yeux :

« Mylord, dit-il, je n’ai pas à répondre. C’est à la justice et non à moi de prouver contre moi-même.

— Les preuves seront faciles ! répondit Glenarvan.

— Faciles ! mylord ? reprit Ayrton d’un ton railleur. Votre Honneur me paraît s’avancer beaucoup. Moi, j’affirme que le meilleur juge de Temple-Bar serait embarrassé de ma personne ! Qui dira pourquoi je suis venu en Australie, puisque le capitaine Grant n’est plus là pour l’apprendre ? Qui prouvera que je suis ce Ben Joyce signalé par la police, puisque la police ne m’a jamais tenu entre ses mains et que mes compagnons sont en liberté ? Qui relèvera à mon détriment, sauf vous, non pas un crime, mais une action blâmable ? Qui peut affirmer que j’ai voulu m’emparer de ce navire et le livrer aux convicts ? Personne, entendez-moi, personne ! Vous avez des soupçons, bien, mais il faut des certitudes pour condamner un homme, et les certitudes vous manquent. Jusqu’à preuve du contraire, je suis Ayrton, quartier-maître du Britannia. »

Ayrton s’était animé en parlant, et il revint bientôt à son indifférence première. Il s’imaginait sans doute que sa déclaration terminerait l’interrogatoire ; mais Glenarvan reprit la parole et dit :

« Ayrton, je ne suis pas un juge chargé d’instruire contre vous. Ce n’est point mon affaire. Il importe que nos situations respectives soient nettement définies. Je ne vous demande rien qui puisse vous compromettre. Cela regarde la justice. Mais vous savez quelles recherches je poursuis, et d’un mot, vous pouvez me remettre sur les traces que j’ai perdues. Voulez-vous parler ? »

Ayrton remua la tête en homme décidé à se taire.

« Voulez-vous me dire où est le capitaine Grant ? demanda Glenarvan.

— Non, mylord, répondit Ayrton.

— Voulez-vous m’indiquer où s’est échoué le Britannia ?

— Pas davantage.

— Ayrton, répondit Glenarvan d’un ton presque suppliant, voulez-vous au moins, si vous savez où est Harry Grant, l’apprendre à ses pauvres enfants qui n’attendent qu’un mot de votre bouche ? »

Ayrton hésita. Ses traits se contractèrent. Mais d’une voix basse :

« Je ne puis, mylord, » murmura-t-il.

Et il ajouta avec violence, comme s’il se fût reproché un instant de faiblesse :

« Non ! je ne parlerai pas ! Faites-moi pendre si vous voulez !

— Pendre ! » s’écria Glenarvan, dominé par un brusque mouvement de colère.

Puis, se maîtrisant, il répondit d’une voix grave :

« Ayrton, il n’y a ici ni juges ni bourreaux. À la première relâche vous serez remis entre les mains des autorités anglaises.

— C’est ce que je demande ! » répliqua le quartier-maître.

Puis il retourna d’un pas tranquille à la cabine qui lui servait de prison, et deux matelots furent placés à sa porte, avec ordre de surveiller ses moindres mouvements. Les témoins de cette scène se retirèrent indignés et désespérés.

Puisque Glenarvan venait d’échouer contre l’obstination d’Ayrton, que lui restait-il à faire ? Évidemment poursuivre le projet formé à Éden de retourner en Europe, quitte à reprendre plus tard cette entreprise frappée d’insuccès, car alors les traces du Britannia semblaient être irrévocablement perdues, le document ne se prêtait à aucune interprétation nouvelle, tout autre pays manquait même sur la route du trente-septième parallèle, et le Duncan n’avait plus qu’à revenir.

Glenarvan, après avoir consulté ses amis, traita plus spécialement avec John Mangles la question du retour. John inspecta ses soutes ; l’approvisionnement de charbon devait durer quinze jours au plus. Donc, nécessité de refaire du combustible à la plus prochaine relâche.

John proposa à Glenarvan de mettre le cap sur la baie de Talcahuano, où le Duncan s’était déjà ravitaillé avant d’entreprendre son voyage de circumnavigation. C’était un trajet direct et précisément sur le trente-septième degré. Puis le yacht, largement approvisionné, irait au sud doubler le cap Horn, et regagnerait l’Écosse par les routes de l’Atlantique.

Ce plan adopté, ordre fut donné à l’ingénieur de forcer sa pression. Une demi-heure après, le cap était mis sur Talcahuano par une mer digne de son nom de Pacifique, et à six heures du soir, les dernières montagnes de la Nouvelle-Zélande disparaissaient dans les chaudes brumes de l’horizon.

C’était donc le voyage du retour qui commençait. Triste traversée pour ces courageux chercheurs qui revenaient au port sans ramener Harry Grant ! Aussi l’équipage, si joyeux au départ, si confiant au début, maintenant vaincu et découragé, reprenait-il le chemin de l’Europe. De ces braves matelots, pas un ne se sentait ému à la pensée de revoir son pays, et tous, longtemps encore, ils auraient affronté les périls de la mer pour retrouver le capitaine Grant.

Aussi, à ces hurrahs qui acclamèrent Glenarvan à son retour, succéda bientôt le découragement. Plus de ces communications incessantes entre les passagers, plus de ces entretiens qui égayaient autrefois la route. Chacun se tenait à l’écart, dans la solitude de sa cabine, et rarement l’un ou l’autre apparaissait sur le pont du Duncan.

L’homme en qui s’exagéraient ordinairement les sentiments du bord, pénibles ou joyeux, Paganel, lui qui au besoin eût inventé l’espérance, Paganel demeurait morne et silencieux. On le voyait à peine. Sa loquacité naturelle, sa vivacité française s’étaient changées en mutisme et en abattement. Il semblait même plus complètement découragé que ses compagnons. Si Glenarvan parlait de recommencer ses recherches, Paganel secouait la tête en homme qui n’espère plus rien, et dont la conviction paraissait faite sur le sort des naufragés du Britannia. On sentait qu’il les croyait irrévocablement perdus.

Cependant, il y avait à bord un homme qui pouvait dire le dernier mot de cette catastrophe, et dont le silence se prolongeait. C’était Ayrton. Nul doute que ce misérable ne connût, sinon la vérité sur la situation actuelle du capitaine, du moins le lieu du naufrage. Mais évidemment, Grant, retrouvé, serait un témoin à charge contre lui. Aussi se taisait-il obstinément. De là une violente colère, chez les matelots surtout, qui voulait lui faire un mauvais parti.

Plusieurs fois, Glenarvan renouvela ses tentatives près du quartier-maître. Promesses et menaces furent inutiles. L’entêtement d’Ayrton était poussé si loin, et si peu explicable, en somme, que le major en venait à croire qu’il ne savait rien. Opinion partagée, d’ailleurs, par le géographe, et qui corroborait ses idées particulières sur le compte d’Harry Grant.

Mais si Ayrton ne savait rien, pourquoi n’avouait-il pas son ignorance ? Elle ne pouvait tourner contre lui. Son silence accroissait la difficulté de former un plan nouveau. De la rencontre du quartier-maître en Australie devait-on déduire la présence d’Harry Grant sur ce continent ? Il fallait décider à tout prix Ayrton à s’expliquer sur ce sujet.

Lady Helena, voyant l’insuccès de son mari, lui demanda la permission de lutter à son tour contre l’obstination du quartier-maître. Où un homme avait échoué, peut-être une femme réussirait-elle par sa douce influence. N’est-ce pas l’éternelle histoire de cet ouragan de la fable qui ne peut arracher le manteau aux épaules du voyageur, tandis que le moindre rayon de soleil le lui enlève aussitôt ?

Glenarvan, connaissant l’intelligence de sa jeune femme, lui laissa toute liberté d’agir.

Ce jour-là, 5 mars, Ayrton fut amené dans l’appartement de lady Helena. Mary Grant dut assister à l’entrevue, car l’influence de la jeune fille pouvait être grande, et lady Helena ne voulait négliger aucune chance de succès.

Pendant une heure, les deux femmes restèrent enfermées avec le quartier-maître du Britannia, mais rien ne transpira de leur entretien. Ce qu’elles dirent, les arguments qu’elles employèrent pour arracher le secret du convict, tous les détails de cet interrogatoire demeurèrent inconnus. D’ailleurs, quand elles quittèrent Ayrton, elles ne paraissaient pas avoir réussi, et leur figure annonçait un véritable découragement.

Aussi, lorsque le quartier-maître fut reconduit à sa cabine, les matelots l’accueillirent à son passage par de violentes menaces. Lui, se contenta de hausser les épaules, ce qui accrut la fureur de l’équipage, et pour la contenir, il ne fallut rien moins que l’intervention de John Mangles et de Glenarvan.

Mais lady Helena ne se tint pas pour battue. Elle voulut lutter jusqu’au bout contre cette âme sans pitié, et le lendemain, elle alla elle-même à la cabine d’Ayrton, afin d’éviter les scènes que provoquait son passage sur le pont du yacht.

Pendant deux longues heures, la bonne et douce Écossaise resta seule, face à face, avec le chef des convicts. Glenarvan, en proie à une nerveuse agitation, rôdait auprès de la cabine, tantôt décidé à épuiser jusqu’au bout les chances de réussite, tantôt prêt à arracher sa femme à ce pénible entretien.

Mais cette fois, lorsque lady Helena reparut, ses traits respiraient la confiance. Avait-elle donc arraché ce secret et remué dans le cœur de ce misérable les dernières fibres de la pitié ?

Mac Nabbs, qui l’aperçut tout d’abord, ne put retenir un mouvement bien naturel d’incrédulité.

Pourtant le bruit se répandit aussitôt parmi l’équipage que le quartier-maître avait enfin cédé aux instances de lady Helena. Ce fut comme une commotion électrique. Tous les matelots se rassemblèrent sur le pont, et plus rapidement que si le sifflet de Tom Austin les eût appelés à la manœuvre.

Cependant Glenarvan s’était précipité au-devant de sa femme.

« Il a parlé ? demanda-t-il.

— Non, répondit lady Helena. Mais, cédant à mes prières, Ayrton désire vous voir.

— Ah ! chère Helena, vous avez réussi !

— Je l’espère, Edward.

— Avez-vous fait quelque promesse que je doive ratifier ?

— Une seule, mon ami, c’est que vous emploierez tout votre crédit à adoucir le sort réservé à ce malheureux.

— Bien, ma chère Helena. Qu’Ayrton vienne à l’instant. »

Lady Helena se retira dans sa chambre, accompagnée de Mary Grant, et le quartier-maître fut conduit au carré, où l’attendait lord Glenarvan.