La Légende des siècles/Les Enterrements civils

La bibliothèque libre.
Les Enterrements civils
La Légende des sièclesCalmann-Lévy2 (p. 277-280).

 
Oh ! certes, je sais bien, moi souffrant et rêvant,
Que tout cet inconnu qui m'entoure est vivant,
Que le néant n'est pas, et que l'Ombre est une Âme ;
La cendre ne parvient qu'à me prouver la flamme ;
Faire voir clairement le ciel, l'éternel port,
La vie enfin, c'est là le succès de la mort ;

Oh ! certes, je voudrais qu'au ténébreux passage
Mon cercueil, esquif sombre, eût pour pilote un sage,
Un pontife, un apôtre, un auguste songeur,
Un mage, ayant au front l'attente, la rougeur
Et l'éblouissement de la profonde aurore ;
Je voudrais qu'à la fosse où meurt le rien sonore,
Un sénateur du vrai, du réel, un magnat
Du sépulcre, un docteur du ciel, m'accompagnât ;
Oui, je réclamerais cette sainte prière !
Devant la formidable et noire fondrière,
Oui, je trouverais bon que pour moi, loin du bruit,
Une voix s'élevât et parlât à la nuit !
Car c'est l'heure où se fend du haut en bas le voile ;
C'est dans cette nuit-là que se lève l'étoile !
Je le voudrais ! et rien ne me serait meilleur
Qu'une telle prière après un tel malheur,
Ma vie ayant été dure et funèbre, en somme.
Mais, ô Toi ! dis, réponds, parle. Est-ce que cet homme
Qui sait mal, et qui fait exprès de mal savoir,
Qui pour un dogme obscur déserte un clair devoir,
Qui prêche le miracle et rit du phénomène,
Mal penché sur l'angoisse et sur l'énigme humaine,
Qui, d'un côté bassesse et de l'autre fureur,
Flétrit l'escroc forçat et l'adore empereur,
Qui dit au genre humain : Malheur, si tu raisonnes !
Qui damne et ment, qui met l'abîme en trois personnes,
Qui rêve un univers petit, sinistre et noir,
Fait de notre seul globe, et qui ne veut pas voir

Luire en tous tes soleils toutes tes évidences,
Qui crèverait cet œil, l'astre où tu te condenses,
S'il pouvait, et ferait la nuit sur l'horizon,
Qui tarife l'autel, l'antienne, l'oraison,
Qui, par devant superbe et vendu par derrière,
Offre au riche et refuse au pauvre sa prière,
Si le pauvre ne peut le payer assez cher ;
Est-ce que ce vivant à regret, que la chair
Indigne, et qui jadis nia l'âme des femmes,
Qui préfère à l'hymen, aux purs épithalames,
Aux nids, ce suicide affreux, le célibat ;
Qui voudrait qu'à son gré le firmament tombât,
Qui devant Josué soufflette Galilée,
Qui dresse un noir bûcher dans ton ombre étoilée,
Et tâche d'éclipser l'aube au sommet du mont,
Torquemada là-bas, chez nous Laubardemont ;
Qui, dans l'Inde, en Espagne, au Mexique, aux Cévennes,
Saigna l'humanité gisante aux quatre veines,
Qui voit la guerre, et chante un Te Deum dessus,
Qui repaierait Judas et reclouerait Jésus,
Indulgent à qui règne et sévère à qui souffre,
Ayant sous lui l'erreur comme l'onde a le gouffre,
Sorte d'homme terrible où l'on peut naufrager ;
Dis, est-ce que moi, pâle et flottant passager
Qui veux la clarté vraie et non la lueur fausse,
Je dois faire appeler cet homme sur ma fosse ?
Est-ce que sur la tombe il est le bien venu ?
Est-ce qu'il est celui qu'écoute l'Inconnu ?

Est-ce que sa voix porte au delà de la terre ?
Est-ce qu'il a le droit de parler au mystère ?
Est-ce qu'il est ton prêtre ? Est-ce qu'il sait ton nom ?

Je vois Dieu dans les cieux faire signe que non.