Les Entretiens d’Épictète/II/23

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 209-217).


CHAPITRE XXIII




Sur le talent de la parole.

Le livre que tout le monde lit avec le plus de plaisir et de facilité, est celui qui est écrit avec les caractères les plus nets. Les discours qu’on écoutera toujours le plus facilement, seront donc aussi ceux qui s’exprimeront dans les termes qui auront le meilleur air et qui seront les plus convenables. Il ne faut donc pas dire que le talent de l’expression n’existe pas. Ce serait à la fois le mot d’un impie et d’un peureux.

Ce serait le mot d’un impie, car ce serait faire fi des grâces qui nous viennent de Dieu, tout aussi bien que si l’on enlevait à l’homme l’usage de la vue, de l’ouie, et de la parole même. Est-ce donc sans intention que Dieu t’a donné des yeux? Est-ce donc sans intention qu’il a mis en eux un principe de vie si puissant et si subtile, qu’ils vont chercher au loin les objets visibles pour s’en former les images? Et quel messager est aussi prompt, aussi exact? Est-ce sans intention encore qu’il a donné à l’air intermédiaire de telles qualités et une telle vertu, qu’en agissant sur lui d’une certaine façon, les objets visibles arrivent jusqu’à nous? Est-ce sans intention qu’il a fait cette lumière, qui, si elle manquait, rendrait inutile tout le reste? Homme, sois reconnaissant de ces dons, mais en même temps songe à ce qui les surpasse encore. Remercie Dieu de la vue, de l’ouie, de la vie même, par Jupiter! et de tout ce qui lui vient en aide, comme les produits solides de la terre, le vin et l’huile; mais rappelle-toi qu’il t’a donné une chose encore qui vaut mieux que toutes celles-là, celle qui s’en sert, qui les juge, et qui apprécie la valeur de chacune d’elles. Qu’est-ce qui prononce en effet sur l’importance de chacune de tes facultés? Est-ce chaque faculté même? As-tu jamais entendu la vue parler sur elle-même? As-tu entendu l’ouie? Les as-tu plus entendues que le blé, que l’orge, que le cheval, que le chien? Non; ce sont des servantes et des esclaves placées sous les ordres de celle qui doit faire emploi des idées. Si tu demandes quelle est la valeur de chaque chose, à qui le demandes-tu? Et qu’est-ce qui te répond? Quelle faculté pourrait donc être supérieure à celle qui use des autres comme de ses servantes, apprécie tout, et prononce sur tout? Est-il, en effet, une seule de ces autres qui sache elle-même ce ’qu’elle est et ce qu’elle vaut? En est-il une qui sache quand il est à propos qu’elle serve ou qu’elle ne serve pas? Quelle est celle qui ouvre et ferme nos yeux? Quelle est celle qui les détourne de ce qu’ils ne doivent point voir, et les dirige sur d’autres objets? Est-ce la vue? Non; mais notre faculté de juger et de vouloir. Quelle est celle qui bouche nos oreilles ou les ouvre toutes grandes? Quelle est celle qui nous fait empressés de savoir et questionneurs, ou indifférents à ce qu’on dit? Est-ce l’ouie? Non; mais notre faculté de juger et de vouloir. Eh bien! cette faculté, quand elle reconnaît qu’elle intervient dans toutes les autres, et que celles-ci, sourdes et aveugles, ne peuvent s’entendre à autre chose qu’aux actes mêmes dans lesquels elles sont destinées à être ses subordonnées et ses servantes, tandis que seule elle voit clair, et sait apprécier la valeur de chacune des autres, pourrait-elle nous dire que ce qu’il y a de meilleur en nous ce n’est pas elle? Qu’est-ce que sait faire l’œil tout grand ouvert, si ce n’est de regarder? Mais qu’est-ce qui nous dit s’il faut regarder la femme d’un autre, et comment on doit la regarder? Notre faculté de juger et de vouloir. Qu’est-ce qui nous dit s’il faut croire ou rejeter ce qu’on nous débite, et, quand nous le croyons, nous en émouvoir ou non? N’est-ce pas notre faculté de juger et de vouloir? Et cet art de la parole, qui sait si bien arranger les mots (en supposant qu’il y ait là un art spécial), que fait-il, quand nous avons à parler de quelque chose? Il arrange et dispose les mots, comme les coiffeurs les cheveux. Mais, vaut-il mieux parler que de se taire; vaut-il mieux parler dans ce sens ou dans cet autre; ceci est-il séant ou ne l’est-il pas; quel est le moment de placer chaque mot; quel est son emploi légitime: qui nous dit tout cela, si ce n’est notre faculté de juger et de vouloir? Voudrais-tu donc qu’elle vînt prononcer contre elle-même?

Eh bien! disait Epictète, si les choses sont telles, ce qui sert peut-il être supérieur à celui qui s’en sert? Le cheval, supérieur au cavalier? Le chien, au chasseur? L’instrument, au joueur de lyre? Les serviteurs, au roi? Or, en nous, qu’est-ce qui se sert du reste? Notre faculté de juger et de vouloir. Qu’est-ce qui veille sur tout le reste? Cette même faculté. Qu’est-ce qui fait périr l’homme tout entier, par inanition, lacet ou précipice? Elle encore. Qu y a-t-il alors de plus fort qu’elle dans l’homme? Et comment ce qui peut être entravé pourrait-il être plus fort que ce qui ne connaît point d’entraves? Or, y a-t-il des choses dans la nature qui puissent faire obstacle à notre faculté de voir? Oui: notre faculté de juger et de vouloir, et plus d’une chose en dehors d’elle. De même pour notre faculté d’entendre; de même pour l’art de parler. Mais est-il quelque chose dans la nature qui puisse faire obstacle à notre faculté de juger et de vouloir? Rien en dehors d’elle; elle seule se fait obstacle à elle-même, quand elle cesse d’être droite. Aussi c’est elle seule qui est le vice, elle seule la vertu.

Eh bien! quand cette faculté est telle, quand elle a cette prééminence sur toutes les autres, qu’elle vienne nous dire que le corps est supérieur à tout! Alors que ce serait le corps lui-même qui s’attribuerait cette supériorité, il n’est personne qui l’écoutât. Et maintenant, Epicure, qu’est-ce qui enseigne cette supériorité du corps? Qu’est-ce qui a écrit sur La fin de l’homme, sur La nature, sur La règle? Qu’est-ce qui a laissé croître ta barbe? Qu’est-ce qui a écrit, quand il est mort, que c’était là à la fois son dernier et son plus heureux jour? Est-ce ton corps? Est-ce ta faculté de juger et de vouloir? Et tu pourrais, sans être fou, admettre que tu as en toi quelque chose au-dessus d’elle! Peux-tu réellement être assez sourd et assez aveugle?

Mais quoi! déprécie-t-on par là nos autres facultés? A Dieu ne plaise! Dit-on que le talent de la parole est sans utilité et sans profit? A Dieu ne plaise! Ce serait une folie, une impiété, une ingratitude envers Dieul Seulement, on n’accorde à chaque chose que sa valeur vraie. L’âne, en effet, a son utilité, mais moins grande que celle du bœuf; le chien aussi a son utilité, mais moins grande que celle du serviteur; le serviteur aussi a la sienne, mais moins grande que celle des citoyens; ceux-ci; à leur tour, ont la leur, mais moins grande que celle des magistrats. Et cependant, parce que les uns sont supérieurs aux autres, ce n’est pas une raison pour faire fi des services que rendent les autres. Le talent de la parole a, lui aussi, son importance, quoiqu’elle soit inférieure à celle de notre faculté de juger et de vouloir. Lors donc que je parle ainsi, il ne faut pas croire que je vous demande de ne pas soigner votre langage; pas plus que je ne vous demande de ne pas soigner vos yeux, vos oreilles, vos mains, vos pieds, vos habits, vos chaussures. Seulement, si vous me demandez ce qu’il y a de meilleur dans le monde, que vous nommerai-je? L’art de la parole? Je ne le puis; mais notre faculté de juger et de vouloir, quand elle est dans la droite voie. C’est elle, en effet, qui a la direction de l’autre, ainsi que de toutes nos facultés, grandes ou petites. Quand elle est entrée dans la droite voie, celui qui n’était pas homme de bien, le devient; quand elle s’en écarte, l’homme devient pervers. C’est par elle que nous sommes heureux ou malheureux, par elle que nous accusons les autres ou que nous en sommes contents; en un mot, c’est elle qui fait notre malheur, quand on la néglige; notre bonheur, quand on lui donne des soins.

Mais supprimer l’art de la parole, et dire qu’il n’est en réalité d’aucune utilité, ce n’est pas seule ment agir en ingrat envers ceux qui nous l’ont donné, c’est encore agir en peureux. C’est craindre, ce me semble, que, s’il y avait là un art, nous n’eussions pas la force de ne l’estimer que le peu qu’il vaut. C’est ressembler aux gens qui disent qu’il n’y a aucune différence entre la beauté et la laideur. A ce compte, il faudrait éprouver la même impression à l’aspect de Thersite et à celui d’Achille; à l’aspect d’Hélène et à celui de la première femme venue. Ce sont là des sottises et des idées d’imbécile, les idées d’un homme qui ne se rend pas compte de la nature de chaque chose, et qui craint que, s’il ne reconnais sait pas de différences entre elles, il ne fût aussitôt entraîné et vaincu, et que ce n’en fut fait de lui. La véritable grandeur, au contraire, c’est de laisser à chaque chose sa nature réelle; puis, quand on la lui a laissée, d’apprécier sa valeur, de discerner ce qu’il y a de meilleur dans le monde, de s’y attacher en toute circonstance, d’y tendre de tous ses efforts, de regarder le reste comme superflu en comparaison, mais cependant sans négliger ce reste, autant que faire se peut. Il faut, en effet, avoir soin de ses yeux, non pas, il est vrai, comme de la chose la plus importante, mais dans l’intérêt même de cette chose; car elle ne saurait demeurer en conformité avec la nature, qu’en faisant des yeux le cas qu’elle en doit faire, et en préférant pour eux tels objets à d’autres.

Mais qu’est-ce qui arrive? Ce qui arriverait à un homme qui, en retournant dans sa patrie, trouverait une belle hôtellerie sur sa route, se plairait dans cette hôtellerie, et y demeurerait. « Homme (lui dirions-nous), tu as oublié ce que tu voulais faire; ce n’est pas là que tu allais: tu ne faisais qu’y passer. — Mais c’est une bien jolie hôtellerie! — Combien il y en a d’autres qui sont jolies! Et combien de prairies! Mais ce n’était pour toi que des lieux de passage. Ce que tu voulais, c’était de retourner dans ta patrie, tirer de crainte tes proches, remplir tes devoirs de citoyen, te marier, avoir des enfants, occuper les emplois qui sont dans nos lois. Car tu n’es pas venu parmi nous pour choisir les endroits les plus jolis, mais pour vivre où tu es né, et où tu as été classé parmi les citoyens. » C’est à peu près là ce qui se passe ici. Comme ce n’est que par la Logique et son enseignement qu’on peut marcher vers la perfection, purifier son jugement et sa volonté, redresser en soi la faculté chargée de faire usage des idées, et que forcément l’enseignement de la Logique se fait dans un certain style, en même temps qu’il y a dans les matières de cet enseignement fécondité d’invention et finesse d’esprit, il est des gens qui s’y laissent prendre et qui ne vont pas plus loin; les uns s’arrêtent au style, les autres aux syllogismes, les autres aux sophismes, les autres dans quelque autre hôtellerie de ce genre, et tous y pourrissent, comme s’ils s’arrêtaient chez les sirènes.

Homme, ce que tu te proposais, c’était d’apprendre à te servir conformément à la nature de toutes les idées qui t’arrivent, à ne jamais manquer ce que tu désires, à ne jamais tomber dans ce que tu veux éviter, à n’avoir jamais ni malheur ni mauvaise chance, à être toujours libre, indépendant, sans entrave, en accord parfait avec le gouvernement de Jupiter, te soumettant à lui, t’en trouvant heureux, sans reproche ni accusation contre personne, en état de dire du fond du cœur, ce vers:

« Conduisez-moi, ô Jupiter, ô destinée! »

Puis, toi qui t’étais proposé un pareil but, une façon de dire te séduit, certaines questions de logique te séduisent, et tu ne vas pas plus loin; tu prends le parti de demeurer là, sans plus songer à ce qu’il y a dans la maison, et tu dis: « Cela est bien joli! » Et qui te dit que cela n’est pas joli? Mais ça l’est à la façon d’un lieu de passage, à la façon d’une hôtellerie. Qu’est-ce qui empêche, en effet, d’être malheureux, en parlant aussi bien que Démosthène? Sache analyser les syllogismes aussi bien que Chrysippe, et qu’est-ce qui t’empêchera d’être misérable, de te lamenter, d’être jaloux, d’être bouleversé, en un mot, et d’être malheureux? Rien, certainement. Tu vois donc bien que ce n’était là que des hôtelleries sans valeur, et que autre était ce que tu cherchais.

Quand je parle ainsi devant certaines gens, ils s’imaginent que je veux détruire l’étude de la parole ou celle des questions de logique. Non, je ne veux pas détruire ces études; mais je veux qu’on cesse de s’y attacher comme au bien suprême, et de mettre en elles toutes ses espérances. Si c’est nuire à ses auditeurs que de leur enseigner cela, mettez-moi au nombre de ceux qui leur nuisent. Mais, quand je vois que le bien souverain, le bien suprême, est telle chose, je ne puis pas, pour vous faire plaisir, dire qu’il est telle autre.