Les Entretiens d’Épictète/III/13

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CHAPITRE XIII




Qu’est-ce que c’est que l’abandon? Et qu’est-ce qui est abandonné?

Être abandonné, c’est se trouver sans appui. Un homme qui est seul, n’est pas dans l’abandon pour cela; par contre, on peut être au milieu de beaucoup d’autres, et n’en être pas moins abandonné. C’est pour cela que, quand nous perdons un frère, un fils, un ami qui était notre appui, nous disons que nous restons abandonnés, bien que souvent nous soyons à Rome, en face d’une si grande foule, au milieu de tant d’autres habitants, et parfois même que nous ayons à nous un si grand nombre d’esclaves. Car celui-là se dit abandonné, qui, dans sa pensée, se trouve privé d’appui, à la merci de qui veut lui nuire. C’est pour cela qu’en voyage nous ne nous disons jamais plus abandonnés qu’au moment où nous tombons dans une troupe de voleurs; car ce n’est pas la présence d’un homme qui nous sauve de l’abandon, mais la présence d’un homme sûr, honnête, et prêt à nous venir en aide. Si la solitude suffisait à faire l’abandon, il faudrait dire que Jupiter est dans l’abandon lors de l’embrasement du monde, et qu’il y gémit ainsi sur lui-même: « Malheureux que je suis! je n’ai plus avec moi Junon, ni Minerve, ni Apollon; je n’ai plus, enfin, ni frères, ni fils, ni petit-fils, ni parent d’aucune sorte. » C’est pourtant là ce que quelques-uns disent qu’il fait, quand il est seul lors de cet embrasement. C’est qu’ils ne comprennent pas comment on peut vivre seul; et il faut avouer qu’ils partent d’un principe naturel, car la nature nous a faits pour vivre en société, pour nous aimer les uns les autres, pour être heureux de nous trouver avec des hommes. Mais cependant il faut que chacun ait en lui les moyens de pouvoir se suffire, et de pouvoir vivre seul; de même que Jupiter vit seul, jouissant tranquillement de lui-même, songeant à la façon dont il gouverne, et tout entier aux pensées qui conviennent à sa divinité. Il faut que nous aussi, à son exemple, nous puissions converser avec nous-mêmes; nous passer des autres; n’avoir besoin d’aucune distraction; réfléchir au gouvernement divin et à nos rapports avec le reste du monde; songer à la conduite que nous avons tenue en face des événements, et à celle que nous tenons aujourd’hui; chercher quelles sont les choses qui nous gênent encore, comment on peut y porter remède, comment on peut les faire disparaître; et, si quelque côté en nous a besoin d’un perfectionnement, le lui donner conformément à la raison.

Voyez quelle large paix César semble nous avoir faite: plus de guerres, plus de combats, plus de grandes troupes de voleurs, plus de pirates. On peut se mettre en route à toute heure; on peut naviguer de l’orient â l’occident. Mais César a-t-il pu nous garantir également de la fièvre? des naufrages? des incendies? des tremblements de terre? de la foudre? Allons plus loin: de l’amour? Il ne le peut. De la douleur? Il ne le peut. De la jalousie? Il ne le peut. Il ne peut rien contre aucune de ces choses. Or, la philosophie s’engage à nous garantir de celles-là aussi. Et que nous dit-elle à cet effet? « O hommes, si vous vous attachez à moi, en quelque lieu que vous soyez, et quelque soit votre sort, il n’y aura pour vous ni douleur, ni colère, ni contrainte, ni entraves; vous serez affranchis de tout, vous serez libres partout. » Celui qui jouit de cette paix, que César n’a pas promulguée (car comment le pourrait-il faire?), mais qu’à promulguée Dieu lui-même avec l’aide de la raison, a-t-il donc besoin d’autre chose, quand il est seul? Il n’a qu’à ouvrir les yeux et qu’à se dire: « Maintenant rien de mauvais ne peut m’arriver; il n’y a pour moi ni voleurs, ni tremblement de terre; partout la paix et la tranquillité. Il n’est pas une route, pas une ville, pas un compagnon de voyage, pas un voisin, pas un associé qui puisse m’être fatal. Il est quelqu’un qui prend soin de me fournir ma nourriture et mes vêtements; il est quelqu’un qui m’a donné mes sens et mes notions à priori. Lorsqu’il ne me fournit pas ce qui m’est nécessaire, c’est qu’il me sonne la retraite, qu’il ouvre la porte, et qu’il me dit: Viens. — Où cela? — Vers rien qui soit à craindre; vers ce dont tu es sorti; vers des amis, vers des parents, vers les éléments. Tout ce qu’il y avait de feu en toi s’en ira vers le feu; tout ce qu’il y avait de terre, vers la terre; tout ce qu’il y avait d’air, vers l’air; tout ce qu’il y avait d’eau, vers l’eau. Il n’y a pas de Pluton, pas d’Achéron, pas de Cocyte , pas de Phlégéton en feu; non: tout est peuplé de Dieux et de Génies. » Quand on peut se dire tout cela, quand on a devant ses yeux le soleil, la lune et les astres, quand on a la jouissance de la terre et de la mer, on n’est pas plus abandonné que l’on n’est sans appui. Mais quoi! si quelqu’un me surprenait seul et me tuait! — Imbécile! ce ne serait pas toi qu’il tuerait, ce serait ton corps!

Qu’est-ce donc que l’abandon? Qu’est-ce donc que le dénuement? Pourquoi nous faire inférieurs aux enfants? Quand on les laisse seuls, que fontes? Ils prennent des coquilles et de la terre, et font des maisons, qu’ils renversent ensuite pour en faire d’autres. De cette façon les moyens de passer le temps ne leur manquent jamais. Vais-je donc, moi, si vous faites voile au loin, m’asseoir en pleurant, parce que vous m’aurez laissé seul et dans l’abandon? Est-ce que je n’ai pas comme eux des couillages? Est-ce que je n’ai pas de la terre? Et, quand ils agissent ainsi faute d’avoir la raison, nous qui avons la raison serons-nous malheureux par elle?