Les Etats-Unis d'Amérique pendant la grande guerre

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Les Etats-Unis d'Amérique pendant la grande guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 829-861).
LES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE
PENDANT
LA GRANDE GUERRE

La guerre qui sévit depuis le mois d’août 1914 a fait sentir ses effets dans le monde entier. Les neutres, aussi bien que les belligérans, en ont éprouvé le contre-coup, de façon d’ailleurs très diverse : les uns souffrent dans leurs intérêts économiques ; d’autres, au contraire, bien que voyant, sous certains rapports, les transactions ralenties, ont trouvé dans la fourniture d’approvisionnemens, d’armes, de munitions, d’équipemens qu’ils ont pu faire à des nations engagées dans la lutte, un élément important d’activité pour leur commerce et leur industrie. Tel est le cas des États-Unis de l’Amérique du Nord.

Nous nous proposons d’exposer sommairement la situation économique de ce pays à la veille des hostilités, de décrire les premiers effets produits par la déclaration de guerre sur les marchés américains, de montrer comment, sous l’influence des besoins européens provoqués par la prolongation de la campagne, les demandes des belligérans sont devenues de plus en plus nombreuses et importantes et ont provoqué, de l’autre côté de l’Atlantique, tout au moins dans certaines branches de la production, une activité intense. Nous traiterons en détail le côté financier du problème. Cette étude sera d’autant plus opportune que l’année 4914 a été marquée par une transformation du régime bancaire des États-Unis et l’année 1915 par des mouvemens extraordinaires du change entre eux et l’Europe.


I. — SITUATION ÉCONOMIQUE DES ÉTATS-UNIS A LA VEILLE DE LA GUERRE

Depuis la campagne contre l’Espagne, qui se termina en 1898 par l’annexion de Porto-Rico et des Philippines et l’établissement du protectorat américain sur la République cubaine, les Etats-Unis poursuivaient leur développement pacifique, qui dépasse en rapidité et en intensité celui de toutes les communautés du monde. Il s’explique par la richesse d’un sol qui fournit des récoltes dont la valeur moyenne atteint près de 9 milliards de dollars par an[1], par la variété et la puissance de gisemens houillers, pétrolifères et métalliques qui permettent au pays de suffire à tous ses besoins et d’exporter des quantités considérables d’huile, de minerais et de métaux aussi bien que de produits agricoles, par l’activité et l’énergie d’une population qui s’augmente annuellement de plus d’un million d’immigrans[2]. Quelques chiffres donneront une idée de la puissance d’une production qui, pour bien des matières, place les Etats-Unis au premier rang. La population continentale, d’après le recensement de 1910, était de 92 millions d’âmes, dont 43 dans les villes et 49 dans les campagnes. Les centres urbains, là comme dans le reste du monde, se peuplent beaucoup plus vite que les autres : leur taux d’accroissement est trois fois plus rapide. On estime que la valeur du domaine rural a doublé de 1900 à 1910, passant de 20 à près de 41 milliards de dollars ; dans ce total, la, terre figure pour 29, les bâtimens pour 6, l’outillage pour 1, le cheptel pour 5 milliards. La valeur des récoltes de 1914, prises à la ferme, était estimée comme suit :


millions de dollars.
Maïs 2 672
Blé 878 —
Foin 780 —
Avoine 500 —
Pommes de terre 199 —
Seigle 37 —
Orge 106 —
Sarrasin 13 —
Coton 520 —
Tabac 1 034 —
Laine 36 —
Total 6 775 —

Pour ces onze articles seulement, on arrive à près de 7 milliards de dollars. D’autres chiffres donneront une idée de la puissance industrielle de la Confédération : elle produit plus d’un demi-milliard de tonnes de charbon, alors que le Royaume-Uni et l’Allemagne en fournissent chacun 275 millions, la France 40 millions. On estime les réserves américaines de charbon à 3 quatrillions de tonnes, celles de minerai de fer à 80 milliards de tonnes, la surface des terrains pétrolifères à 8 850 milles (soit 23 000 kilomètres carrés), celle des terrains contenant du gaz naturel à 10 000 milles, soit 26 000 kilomètres carrés. La production de cuivre est d’un demi-million de tonnes, à peu près la moitié de la production mondiale, celle du plomb est de 400 000 tonnes, celle du zinc de 275 000, celle d’aluminium de 20 000. Les États-Unis sont riches en métaux précieux : ils fournissent à peu près le cinquième de l’or et le cinquième de l’argent annuellement extraits des entrailles du globe. La production de fonte a été, en 1912, de 30 millions de tonnes et celle d’acier de 24 millions. Pour le pétrole, les États-Unis sont au premier rang avec la Russie : ils ont extrait, en 1911, 220 millions de barils. La surface des 160 forêts qui ont été proclamées nationales sur le territoire continental de la République s’élève à 159 millions d’acres ; en y ajoutant celles de l’Alaska et de Porto-Rico, on arrive à 185 millions, équivalant à 75 millions d’hectares. En matière d’usines, on en comptait, en 1909, 208 000 employant 6 600 000 ouvriers.

Un des rares points faibles des États-Unis est leur marine marchande qui, au moins en ce qui concerne les navires destinés aux relations extérieures, ne se développe pas. C’est ainsi que, dans toute l’année 1914, il n’a été construit chez eux que 1 151 navires jaugeant 316 000 tonnes. Dans la même année, sur une entrée de 40 millions de tonnes dans les divers ports maritimes, il n’y en avait que 5 millions, le huitième, sous pavillon américain ; 20 millions étaient sous pavillon anglais. Les navires nationaux ne transportent que le dixième des exportations et des importations par mer. Le recrutement des équipages est très difficile.

Mais ceci n’a pas empêché le développement rapide du commerce. Tout d’abord, au sein de cette population qui égale celles de la France, de l’Angleterre et de la Belgique réunies, sur le territoire d’une confédération aussi vaste qu’une bonne partie de l’Europe, des échanges nombreux se poursuivent sans interruption. Ce sont les Américains eux-mêmes qui sont les principaux consommateurs de ce qui sort de leur sol et de leurs manufactures. Les salaires sont élevés ; les ouvriers et les fermiers habitués à une vie très large. C’est ainsi que l’exportation du blé américain qui, il y a une quarantaine d’années, jouait un rôle important dans l’alimentation européenne, diminue d’année en année. En 1902, les États-Unis exportèrent 75 millions de quintaux de céréales ; en 1911, 24 millions. La France, de son côté, ne leur en demande presque plus : au lieu d’importer une moyenne de 10 millions de quintaux, comme ce fut le cas de 1871 à 1900, elle n’en a importé que 3 millions de 1901 à 1910. Au point de vue des objets manufacturés, la demande intérieure va sans cesse en augmentant : c’est ainsi que le chiffre des automobiles en service dépasse, pour un seul État, celui des voitures qui circulent en France. Il s’élève pour le pays a deux millions. Dans le nombre figurent, en majorité, des véhicules de luxe, en sorte que des critiques assez vives ont été formulées contre cette dépense somptuaire. Nous n’en parlons que pour mettre en relief l’un des innombrables indices de la richesse publique. Celle-ci a été évaluée à 5 ou 600 milliards de francs. Des recensemens très détaillés (census) ont lieu à des intervalles réguliers et fournissent de précieux renseignemens.

Le commerce extérieur des États-Unis est très important, bien que représentant peu de chose par rapport au commerce intérieur ; on aura une idée du volume de celui-ci en constatant que le mouvement de la navigation sur les cinq grands lacs : Erié, Huron, Ontario, Michigan, Supérieur, s’est élevé à 35 millions de tonnes en 1914. Il est impossible de connaître le total du commerce intérieur : celui du commerce extérieur est en progression à peu près régulière. D’une façon générale, les exportations dépassent les importations de marchandises : les écarts entre ces deux chiffres forment l’objet constant de l’attention des financiers et des hommes d’Etat américains, parce qu’ils ont des effets multiples sur l’ensemble de la vie économique du pays. En voici la marche depuis le commencement du XXe siècle (en millions de dollars). Les années vont du 1er juillet au 30 juin.


Importations Exportations Importations Exportations
1900 850 1 394 1908 1 194 1 860
1901 823 1 487 1919 1 311 1 663
1902 903 1 381 1910 1 556 1 744
1903 1 025 1 420 1911 1 527 2 049
1904 991 1 460 1912 1 653 2 204
1905 1 117 1 518 1913 1 813 2 465
1906 1 226 1 743 1914 1 893 2 364
1907 1 434 1 880 1915 1 674 2 768

Pour les douze mois ayant pris fin le 30 juin 1915, les importations des États-Unis se sont élevées à 1 674 millions, et leurs exportations à 2 768 millions de dollars ; l’excédent de ces dernières a donc été de 1 094 millions. Les importations sont en diminution de 219 millions sur l’année précédente : celles venues de France ont reculé de 64 millions, celles d’Allemagne de 98, celles d’Angleterre de 40 seulement. Les exportations ont augmenté par solde, de 414 millions, à raison de 190 pour la France, 315 pour le Royaume-Uni, 110 pour l’Italie, 64 pour la Suède, 31 pour la Hollande, 30 pour la Norvège. Elles ont diminué de 326 millions vers l’Allemagne ; mais celle-ci a dû recevoir la majeure partie des marchandises qui constituent l’excédent d’importation de certains pays neutres par rapport à 1913-1914. La moitié de l’augmentation des exportations américaines consiste en objets d’alimentation.

Nous verrons plus loin quelles ont été les conséquences financières de ces mouvemens. Dès maintenant, nous devons faire remarquer qu’ils ont constitué les États-Unis fortement créanciers de l’Europe, de la France en particulier. Cet effet a été d’autant plus sensible que la compensation qu’amènent en temps ordinaire les dépenses effectuées, de ce côté-ci de l’Océan, par les voyageurs n’a presque pas joué, la guerre ayant retenu chez elles la plupart des familles qui venaient régulièrement passer dans l’Ancien Monde une partie de la belle saison.

Nous ne saurions entrer ici dans la description de l’industrie américaine, qui embrasse une variété considérable de domaines. Elle est remarquable sous plusieurs rapports, par l’énormité des entreprises, par le développement, poussé jusqu’à ses dernières limites, du machinisme et des outils mécaniques : on cite des usines où d’immenses appareils, mus par l’électricité, sont mis en mouvement, réglés et surveillés par une demi-douzaine d’ouvriers. Avec leur hardiesse de conception et leur rapidité d’exécution coutumières, les Américains ont été amenés à centraliser les diverses branches d’une industrie, à grouper sous une même direction le plus grand nombre possible d’établissemens similaires, à réunir dans une seule main la production, le transport et la vente d’un objet. C’est ce que fit par exemple le célèbre Rockefeller pour le pétrole. La puissance ainsi concentrée éveilla la jalousie des pouvoirs publics, qui prirent ombrage et mirent en mouvement l’arsenal judiciaire et législatif pour combattre ces magnats, dont l’empire s’étendait principalement aux chemins de fer. L’histoire des réseaux, de leur formation, de leurs rivalités, de leurs ententes, forme une des pages les plus intéressantes de celle de la civilisation moderne. Nous ne pouvons ici qu’en évoquer le souvenir. Aujourd’hui, les fusions de compagnies, qui paraissaient, à un moment donné, devoir répartir entre un tout petit nombre d’entreprises colossales la totalité du réseau américain, ne sont plus possibles. Plusieurs compagnies ont été contraintes d’abandonner le contrôle de lignes dont elles s’étaient rendues maîtresses. Elles subsisteront dans leur forme actuelle, à moins que l’étatisme ne gagne les États-Unis a leur tour, et que, dans cette démocratie remuante, où, pendant longtemps, l’initiative privée était souveraine, nous n’assistions au rachat, par la Confédération, des sociétés particulières.

Les États-Unis devraient cependant être rcconnaissans aux chemins de fer de la part qu’ils ont prise au développement national. C’est eux qui ont ouvert à la colonisation les immenses territoires du Centre et de l’Ouest. En bien des cas, les voies ferrées ont précédé les routes ; aujourd’hui encore, beaucoup d’États sont mieux partagés sous le rapport des premières que sous celui des secondes. La longueur du réseau est de 252 000 milles, c’est-à-dire plus de 405 000 kilomètres. La recette nette annuelle d’exploitation est d’environ 955 millions de dollars, soit, au change de 5 francs 18, 4 946 millions de francs, ou 12 210 francs par kilomètre. Au début, les chemins de fer reçurent de la Confédération d’énormes concessions de terrains (155 millions d’acres en vingt-deux ans), qui devaient leur permettre d’organiser la colonisation à mesure qu’ils posaient leurs rails. Depuis 1886, il n’en a plus été accordé.

La situation des compagnies, très brillante à une certaine époque, a cessé de l’être depuis que le renchérissement de la vie, l’élévation des salaires, la hausse des matières premières, ont réduit l’écart qui séparait les recettes brutes des frais d’exploitation. Il semblerait logique qu’en présence de ce fait, les tarifs fussent relevés. Mais les compagnies se heurtent ici à l’autorité fédérale, qui, par l’organe d’une Commission constituée en 1887, s’efforce d’imposer de plus en plus sa volonté aux chemins de fer, dont les concessions originaires émanent des États particuliers. Les transporteurs américains ne se plaignent pas de l’élévation, mais de l’inégalité des tarifs. Non seulement la Commission du commerce entre États, Interstate Commerce Commission, — tel est son titre officiel, — s’oppose en général aux relèvemens, mais elle est en lutte constante avec les compagnies, pour les empêcher de s’étendre, de grouper plusieurs réseaux, d’accorder des dégrèvemens à leurs cliens importans, pour leur interdire de posséder et d’exploiter des charbonnages, des usines. Dans les derniers temps toutefois, la situation est devenue si notoirement mauvaise pour beaucoup de chemins de fer, que la Commission leur a permis de hausser légèrement certains tarifs. Mais cela est encore bien insuffisant. Une des preuves de la situation médiocre dans laquelle se trouve cette grande industrie est le nombre considérable de wagons, près de 300 000, qui sont en ce moment inemployés. Les recettes des quatre groupes importans ont présenté la marche suivante au mois de mai des trois dernières années (millions de dollars) ; la diminution est de près d’un cinquième en deux ans :


1913 1914 1915
Nord-Ouest 23 19 15
Sud 18 17 16
Sud-Ouest 13 12 11
Ouest Central 17 15 16
Total 71 63 58

D’autre part, le coefficient d’exploitation, c’est-à-dire la proportion des frais aux revenus bruts, est énorme. La Compagnie Wabash, pour l’année close le 30 juin 1914, a dépensé 88 pour 100 de ses recettes, en sorte que le bénéfice net représente moins de 1 1/2 pour 100 du capital. Une pareille situation démontre la nécessité d’un remède. Il est évidemment très difficile d’obtenir que les autorités sanctionnent un relèvement de tarifs ; mais quand la prospérité d’une des principales industries du pays est liée à cette réforme, on peut espérer qu’elle s’imposera. Il faut compter néanmoins avec la politique et les politiciens, dont l’influence est grande aux États-Unis, et qui n’ont pas cessé de manifester leur hostilité vis-à-vis des grandes organisations industrielles, des chemins de fer en particulier.

En vue d’arriver à une fixation de tarifs qui seraient en rapport avec le capital à rémunérer, le Congrès a chargé, par la loi du 31 mai 1913, la Commission du Commerce entre États de lui faire un rapport « sur la valeur des propriétés que détiennent ou dont se servent les transporteurs en commun. » Le Congrès demande à être renseigné sur le coût d’établissement, et aussi sur la somme qu’il faudrait dépenser aujourd’hui pour des installations similaires. Il veut connaître la valeur que représentent les domaines, le prix originaire des terrains, bâtimens, droits de passage, sans tenir compte des plus-values survenues. Il désire qu’il soit fait un état séparé des propriétés que possèdent les entreprises de transport, mais qui ne sont pas nécessaires à l’exercice de leur industrie. Le simple énoncé de ce programme indique les difficultés de la tâche : il montre en même temps quelles sont les préoccupations du législateur américain. On se souvient de la déclaration retentissante faite par M. Roosevelt lorsque, au cours de sa présidence, il affirma que les capitaux employés à l’établissement des voies ferrées devaient recevoir une rémunération légitime. Si la Commission arrive à mettre sur pied le rapport que lui a demandé la Chambre des représentans, elle aura fourni les matériaux essentiels à la solution du problème, tel que l’a posé devant l’opinion publique l’avant-dernier président républicain.

La Corporation de l’acier (United States Steel Corporation) est la société métallurgique la plus puissante des Etats-Unis. Elle produit à peu près les deux cinquièmes du fer et de l’acier de toute la Confédération. Son carnet de commandes et ses recettes sont un des baromètres qui permettent de juger la situation du pays. En juin 1915, le chiffre de ses affaires, qui était tombé à 1 million de dollars au mois de janvier précédent, s’est élevé à 11 millions. Elle avait, à cette date, des commandes pour 4 600 000 tonnes et travaillait aux dix-neuf vingtièmes, c’est-à-dire presque au plein de sa capacité maximum. Cette vive reprise était due à la fois aux ordres venus d’Europe pour les Alliés et à ceux que lui transmettent les compagnies de chemins de fer indigènes, particulièrement ceux de l’Ouest, à qui l’Interstate Commerce Commission a récemment accordé de légers relèvemens de tarifs, les mettant ainsi dans une meilleure situation financière et les encourageant à faire quelques dépenses de premier établissement.

Un autre facteur qui a contribué au relèvement de la Corporation de l’acier est l’arrêt rendu au mois de juin 1915 par la Cour fédérale de Trenton, qui a proclamé la légitimité de son organisation. La Corporation avait été attaquée par le gouvernement, comme beaucoup d’autres sociétés ayant cherché à grouper des affaires similaires ; elle était accusée d’accaparement. La poursuite était faite en vertu d’une loi connue sous le nom de loi Sherman, votée en haine des groupemens désignés en France du nom de trusts, bien qu’ils soient, en général, loin de répondre à la définition précise de ce mot. Dès 1911, sous la présidence de M. Taft, l’attorney general, qui correspond dans une certaine mesure à notre ministre de la Justice, avait institué des poursuites et essayé d’obtenir, par la seule menace de l’action judiciaire, la dissolution volontaire de la Corporation. M. Pierpont Morgan, son fondateur, s’y opposa énergiquement et déclara qu’elle était constituée sur des bases différentes du Standard Oil et de la Tobacco Company, qui avaient dû entrer en liquidation et distribuer à leurs actionnaires une partie des titres de sociétés qu’elles avaient en portefeuille. La Cour de Trenton a reconnu que des combinaisons comme celles de la Corporation de l’acier sont légales, du moment où elles n’apportent aucune entrave au commerce et ne cherchent pas à établir un monopole. Depuis son origine en 1901, cette entreprise a augmenté ses affaires de 40 pour 100, tandis que, parmi les huit fabriques d’acier qui lui font concurrence, il n’en est pas une qui ait progressé de moins de 63 pour 100 ; l’une d’elles, la fameuse Bethlehem Steel, dont il a été si fort question depuis quelque temps, a accru sa production dans la proportion de 3 772 pour 100 !

Aujourd’hui les concurrens de la Corporation produisent les trois cinquièmes de l’acier qui se fabrique aux Etats-Unis, tandis qu’ils n’en fournissaient que la moitié en 1901. Le juge Buffington, qui a rédigé le rapport, déclare que la Corporation a beaucoup fait pour développer l’exportation à l’étranger et qu’elle y a réussi, non pas en prenant la place d’autres industriels américains, mais en ouvrant des marchés auparavant fermés aux Etats-Unis. Elle a été jusqu’à organiser une ligne de bateaux à vapeur qui transportent ses produits dans les régions du Nord-Ouest de l’Amérique Septentrionale.

La question des trusts n’a pas cessé de préoccuper le gouvernement américain. Le commissaire des corporations a été chargé d’étudier les effets des décisions judiciaires qui sont intervenues. C’est pour répondre à ce vœu qu’il vient de publier son rapport sur l’industrie du tabac, dans lequel il croit pouvoir conclure que, depuis la dissolution de la Compagnie dite Tobacco Trust, la concurrence s’est manifestée avec plus d’activité. Il en donne comme prouve l’augmentation du volume des affaires de certaines sociétés, autrefois englobées dans le trust et qui opèrent aujourd’hui indépendamment de lui. Mais peut-être cette indépendance est-elle plus apparente que réelle ; peut-être est-ce d’accord avec l’ancienne direction que le changement a eu lieu. D’autre part, les frais d’expédition et de publicité se sont accrus. L’auteur d’une étude sur la question estime que, contrairement à ce que pense le commissaire des corporations, on pourrait trouver, dans les chiffres publiés par lui, des argumens pour affirmer que, sous le régime du trust, de ce que les Américains appellent, la combinaison, les frais étaient moindres qu’aujourd’hui et que, par conséquent, le public pouvait être servi à meilleur compte.

L’idée de surveiller l’activité des citoyens et de s’ingérer dans des affaires qui, à première vue, semblent se prêter aussi peu que possible à une intervention gouvernementale, hante les cerveaux de beaucoup de politiciens américains. Une des manifestations les plus curieuses de cet état d’esprit s’est produite à la fin de 1914 dans le Colorado, où un certain nombre de citoyens, par voie de pétition, avaient demandé que les journaux fussent déclarés « entreprises d’utilité publique » (public utilities). Un amendement à la Constitution de l’État aurait transformé en fonctionnaires les directeurs, rédacteurs et employés, à quelque titre que ce soit, des périodiques de toute nature. Le référendum populaire rejeta cette belle idée par 91 426 voix contre 35 752 : mais n’est-il pas singulier de constater que, dans ce pays de liberté, il ait pu se trouver une minorité aussi forte pour envisager un projet de ce genre ?


II. — LE BUDGET

Le budget fédéral ne donne qu’une idée incomplète des finances américaines, car les services dont la gestion est confiée aux autorités de Washington sont en nombre limité. Les États particuliers ont conservé, en vertu de la Constitution, tous les pouvoirs qui n’ont pas été expressément conférés au Président et au Congrès qui siège à Washington, dans le district fédéral : ils ont chacun leur gouvernement, leur législature, leur budget, leurs fonctionnaires. Le pouvoir fédéral s’exerce par le Président, qu’élit le peuple tous les quatre ans, par une Chambre des représentans nommés au suffrage universel proportionnellement au chiffre de la population ; par un Sénat composé de 96 membres, c’est-à-dire autant de fois 2 sénateurs qu’il y a d’États admis dans le sein de la Confédération. A cet égard, il y a égalité absolue entre eux. Le petit État de Delaware, qui compte 200 000 habitans, élit 2 sénateurs comme l’État de New-York, l’État Empire, avec ses 10 millions d’habitans. Les affaires étrangères, l’armée, la marine, les douanes, sont les seuls objets réservés à l’autorité fédérale : mais ce domaine n’a pas cessé de s’élargir ; la tendance, en Amérique comme en Europe, étant de centraliser, on voit tous les jours l’action de Washington gagner en importance et réclamer des sommes croissantes pour l’extension de ses services.

Les ressources fédérales, pendant longtemps, consistaient uniquement en droits d’importation et en taxes indirectes sur quelques objets de consommation, notamment l’alcool et le tabac. Elles étaient d’ailleurs amplement suffisantes. Si on jette un coup d’œil sur le résultat des budgets américains depuis l’origine, c’est-à-dire en remontant à l’année 1791, on voit que le nombre des années en déficit est très faible par rapport à celui des exercices qui ont laissé des surplus. Ceux-ci ont atteint des chiffres qui pourraient rendre rêveurs les ministres des finances de la vieille Europe. En 1880, 68 millions ; en 1881, 101 : en 1882, 145 ; en 1883, 132 ; en 1884, 104 millions de dollars. Jusqu’en 1890, l’année se solde régulièrement par un boni qui oscille aux environs de la centaine de millions. Ce fut alors que certains hommes d’Etat et un groupe nombreux d’industriels se plaignirent amèrement de ces excédens. Parmi les emplois tout indiqués des milliards qui remplissaient les coffres du Trésor se trouvaient en effet les dégrèvemens, et, en premier lieu, celui des taxes douanières. Mais ceci ne faisait point l’affaire des protectionnistes, qui cherchèrent à écarter la menace suspendue sur leurs têtes et créèrent de nouveaux chapitres de dépense plutôt que d’abaisser les barrières qui s’opposaient à l’entrée des produits étrangers. C’est ainsi que le chapitre des pensions aux victimes de la guerre civile augmentait à mesure que le nombre des titulaires diminuait. D’ailleurs, des charges nouvelles ne tardèrent pas à se présenter : la guerre de Cuba en 1898, puis les travaux du Canal de Panama firent pencher le plateau de la balance du côté des déficits. Après avoir presque entièrement amorti la dette considérable qu’ils avaient contractée lors de la guerre de Sécession, les Etats-Unis empruntèrent de nouveau. Ils établirent aussi des taxes destinées à subvenir en partie aux frais de la guerre contre l’Espagne. Mais le développement des recettes normales fut si rapide que la plupart des impôts de guerre de 1898 purent être supprimés au bout de deux ans.

Quelles qu’aient été d’ailleurs les fluctuations de leur politique financière, les Etats-Unis sont aujourd’hui, parmi les grandes nations du monde, celle qui a de beaucoup la dette la plus faible, non pas seulement en proportion de sa population et de sa richesse, mais d’une façon absolue. Au 30 juin 1914, la dette à intérêt se composait des capitaux suivans :


Millions de dollars p. 100
(A) 118 4 remboursables en 1925
(B) 64 3 — en 1918
(C) 646 2 — à partir de 1930
(D) 84 2 — en 1926 et 1928
(E) 50 3 — en 1961
(F) 5 2 1/2 — 1 an au plus tôt, 20 ans au plus tard après l’émission
967 dont le service annuel n’exige que 23 millions

Les emprunts (D) et (E) ont été créés pour fournir des fonds aux travaux du Canal de Panama. L’emprunt (F), dont le. montant est variable, est destiné à être remis aux déposans de la Caisse d’épargne postale qui désirent employer tout ou partie de leur avoir à l’acquisition de fonds fédéraux. On leur délivre à cet effet des obligations 2 1/2 pour 100, qui sont remboursables, au gré de la Confédération, dès la fin de la première année qui suit la date de leur création et, au plus tard, vingt ans après. Il est intéressant de remarquer qu’il n’a été emprunté, pour les travaux du Canal de Panama, que 134 millions, alors qu’il avait déjà été dépensé de ce chef 382 millions à la date du 30 juin 1914. La différence a été couverte au moyen d’excédens budgétaires.

La comptabilité publique américaine fait état, au chapitre de la dette, des billets émis par le Trésor qui ne portent pas intérêt et qui sont remboursables à vue. Elle inscrit au même chapitre les dépôts faits par les banques nationales et les monnaies divisionnaires que le Trésor doit toujours être prêt à échanger contre de la monnaie à force libératoire., Voici le détail de ce passif :


346 millions de billets émis en 1862-1863
1 081 — de certificats d’or (lois de 1863 et 1900).
491 — de certificats d’argent (loi du 28 février 1878)
2 — de billets du Trésor (loi du 14 juillet 1890)
15 — dus par le Trésor aux banques nationales du chef de leurs dépôts destinés au rachat de leurs propres billets
7 — de monnaies divisionnaires.
1 942 millions au total

Gardons-nous de croire que ce montant de près de 2 milliards de dollars représente une dette à découvert. Les certificats d’or, qui en constituent plus de la moitié, ne sont autre chose que la représentation d’une quantité de métal équivalente qui repose dans les caisses de la Trésorerie ; les 491 millions de certificats d’argent ont pour contre-partie 491 millions de dollars d’argent frappés en vertu de la loi Bland de 1878 et qui sont tenus dans les mêmes serres, à la disposition des porteurs de billets qui voudraient les réclamer. Les 346 millions de billets, émis lors de la guerre de Sécession et que l’on désigne du nom de greenbacks (les des verts), sont représentés par l’encaisse métallique du Trésor, dont une partie est immobilisée, jusqu’à concurrence de 150 millions, pour gager directement cette partie de la circulation, et dont le, reste se trouve dans les fonds libres du gouvernement. Au 30 juin 1915, les 1 942 millions de dollars portés au chapitre de la Dette sans intérêt étaient couverts par une encaisse de 1 885 millions. Le découvert est donc insignifiant. La dette réelle totale des Etats-Unis est d’environ 1 milliard de dollars, soit 5 200 millions de francs, 52 francs par tête d’habitant, alors qu’en France, à la fin de 1915, elle atteindra sans doute 1 500 francs, fardeau trente fois supérieur à celui qui pèse sur les épaules des Américains.

Les chiffres de la dette sans intérêt, à l’exception de celui des greenbacks, varient constamment, par suite des remboursemens de billets présentés au Trésor et de l’émission par lui de nouvelles coupures en représentation de l’or ou des pièces d’argent qui lui sont apportés.

Le budget fédéral a ressenti le contre-coup des événemens européens. Plus du tiers de ses recettes provient des recettes douanières, des droits sur les importations : la diminution de celles-ci entraînait forcément un déficit dans les rentrées budgétaires. Le gouvernement y a pourvu en faisant voter, le 22 octobre 1914, des taxes extraordinaires (emergency revenue act), qui sont estimées devoir fournir 54 millions à l’exercice 1914-1915 et 44 millions à l’exercice 1915-1916. La loi du 22 octobre 1914 a augmenté de moitié l’impôt sur la bière, établi de nouveaux droits sur les vins, imposé à raison d’un pour mille le capital des banques, édicté un droit de patente pour les courtiers de diverses catégories, les propriétaires de théâtres et de cirques, les fabricans et marchands de tabac. Un grand nombre d’actes sont soumis au droit de timbre, perçu au moyen de l’apposition de timbres mobiles : les obligations fédérales, municipales, provinciales, en sont exemptes. Les objets de parfumerie acquittent un droit dont la perception est constatée par l’apposition de vignettes.

Le tableau ci-dessous rapproche les chiffres de trois budgets : ceux de 1914 représentent les entrées et les sorties effectives ; ceux de 1915 et de 1916 les estimations faites pour ces deux années.


Millions de dollars.


RECETTES DEPENSES
Effectives « « Prévues « « «
1914 1915 1916 1914 1915 1916
Douanes 292 220 240 Services civils 171 189 196
Revenu intérieur (accise) 308 305 305 Guerre 173 168 176
Taxes extraordinaires de 1914 « 54 44 Marine 139 140 143
Impôt sur le revenu 71 80 85 Service indien 20 21 10
Ventes de terres domaniales 3 3 3 Pensions 174 169 166
Divers 60 66 58 Dette publique (intérêt) 23 23 23
Déficit « 10 « Canal de Panama 34 28 24
Total 734 738 735 Total 734 738 735

D’une année à l’autre les variations sont insignifiantes. Les prévisions de recettes faites pour 1915 et 1916 étaient incertaines à cause de la guerre. Il convient de remarquer que les comptes du service postal, qui se balancent par à peu près 300 millions de dollars à l’entrée et à la sortie, ne sont pas compris dans le tableau ci-dessus.

Nous connaissons aujourd’hui le résultat de l’année financière close le 30 juin 1915 : elle s’est soldée par un déficit. Les chiffres des recettes et des dépenses réelles se sont écartés des prévisions. Au cours de l’exercice, le revenu intérieur, grâce en partie aux nouveaux impôts établis en 1914, s’est élevé à 336 millions contre 308 l’année précédente. La taxe sur les sociétés et le revenu a donné 19 millions contre 71. Les revenus divers ont fourni 71 millions. Le total de cette catégorie a été de 486 millions. Mais les douanes n’ont rapporté que 209 millions au lieu de 292 : il faut remonter jusqu’en 1899 pour trouver une recette aussi faible. Cette diminution est d’ailleurs due en grande partie aux abaissemens de tarifs édictés en octobre 1913 : car le volume des importations ne s’est pas sensiblement contracté. On sait qu’une des premières lois que le président Wilson fit voter après son arrivée au pouvoir fut celle qui établit une nouvelle échelle de droits.

Le total des recettes a été de 695 millions contre 734 l’an dernier. Les dépenses se sont élevées à 760 millions, d’où un déficit de 65 millions, dû pour moitié environ aux dépenses du Canal de Panama. Les dépenses publiques ont plus que doublé depuis 1897. Les États-Unis n’ont pas échappé à cette loi de progression qui s’est fait sentir chez presque toutes les nations civilisées. Ils ont eu jusqu’ici le mérite de faire face aux augmentations de dépenses en élevant les impôts et non pas en empruntant.

Si la Confédération a maintenu sa dette dans des limites modestes, il n’en a pas été de même des États particuliers. Celui de New-York, par exemple, doit aujourd’hui près de 150 millions de dollars, ce qui, pour 10 millions d’habitans, représente une charge de 15 dollars ou 80 francs par tête. La méthode d’emprunter est souvent défectueuse. Dans un rapport présenté le 26 juillet 1915 à la convention constitutionnelle d’Albany, capitale de l’État de New-York, M. Stimson préconise le système français des obligations remboursables par tirages annuels, répartis sur la période d’amortissement. Les États américains, comme la Confédération elle-même, ont pour habitude de contracter des emprunts remboursables en bloc à une date fixe. Dans ce cas, ou bien ils ne prévoient rien pour l’amortissement, ce qui a l’inconvénient d’exposer les générations futures à se trouver en face d’une lourde dette sans savoir comment elles la rembourseront ; ou bien ils constituent, dès l’origine, un fonds d’amortissement, qui est géré séparément et qui fait en général ressortir la charge réelle de l’emprunt à un chiffre bien plus élevé que le taux nominal auquel il a été contracté. M. Stimson se livre à cet égard à des calculs intéressans, qui démontrent que des sommes considérables auraient été économisées par l’État de New-York, s’il avait eu recours à l’émission d’obligations amortissables au moyen d’une annuité constante, d’après le système employé par les compagnies de chemins de fer français.

Les dettes des municipalités ont aussi suivi une progression rapide. La ville de New-York emprunte à jet continu, ce qui s’explique par l’extension prodigieuse de cette métropole économique, qui a englobé il y a quelques années une ville de 800 000 âmes, Brooklyn : elle compte aujourd’hui 5 300 000 habitans et peut à bon droit s’appeler le greater (plus grand) New-York. A l’exemple de beaucoup d’États modernes, elle a une dette flottante considérable ; elle émet des bons à court terme qui, jusqu’à l’année dernière, trouvaient facilement accès dans les portefeuilles européens.


III. — MONNAIE ET BANQUE

Le système monétaire des États-Unis repose sur l’étalon d’or qui, après de nombreuses vicissitudes, a été consacré définitivement par la loi du 14 mars 1900. Pendant la guerre de Sécession, le pays avait été au régime du papier-monnaie, qui perdit, à un certain moment, la moitié de sa valeur, mais qui, aussitôt la paix rétablie, ne tarda pas à remonter au pair. De 1878 à 1893, les partisans du bimétallisme firent des efforts désespérés pour introduire le métal blanc dans la circulation américaine. Deux lois fameuses, celle dite de Bland en 1878 et celle de Sherman en 1890, ordonnèrent l’achat, par le Trésor fédéral, de quantités énormes de métal blanc. Mais, devant la perturbation que cette politique avait jetée dans toute l’économie du pays, le Congrès annula ses votes antérieurs et mit fin, en octobre 1893, à une orgie monétaire qui avait coûté des centaines de millions au Trésor et menacé de déprécier le dollar par rapport aux monnaies étrangères. Désormais l’unité est le dollar-or, qui correspond intrinsèquement à 5 francs 18 de notre monnaie.

L’or peut être frappé en quantité illimitée, tandis que l’argent ne peut l’être que par le gouvernement, qui est autorisé à mettre en circulation, pour un montant maximum de 50 millions, des pièces divisionnaires. Pendant la période que nous venons de rappeler, il avait été créé plusieurs centaines de millions de dollars d’argent, d’une teneur de fin correspondant à 16 fois le poids du dollar d’or. Ces pièces ont encore force libératoire : elles reposent presque toutes dans les caisses du Trésor et sont représentées par des certificats qui circulent à l’égal des autres monnaies fiduciaires.

En dehors des billets du gouvernement, que nous avons énumérés en parlant de la Dette publique, existent des billets de banque de deux catégories, ceux des banques nationales et ceux des banques fédérales de réserve. Les banques sont extrêmement nombreuses aux Etats-Unis, où elles jouent un rôle actif. L’usage des chèques est très répandu : l’Amérique est le pays où la proportion des paiemens effectués sous cette forme est la plus forte. Les dépôts des particuliers dans les différentes catégories d’établissemens dépassent 19 milliards de dollars, soit 100 milliards de francs, si on prend le dollar au pair de 5 francs 18, et de 114 milliards, si on le compte au change de 6 francs, coté passagèrement au mois de septembre 1915.

La circulation fiduciaire se compose de 346 millions de dollars de greenbacks, c’est-à-dire de billets du gouvernement, dont l’origine remonte à la guerre de Sécession ; de certificats d’or émis par la Trésorerie en représentation de l’or qui lui est déposé, de certificats d’argent délivrés par elle en échange de dollars d’argent qui lui sont remis. Il n’est d’ailleurs plus frappé de ces dollars, ce qui fait que le chiffre des certificats d’argent reste à peu près stationnaire : depuis une dizaine d’années, il oscille entre 470 et 484 millions. La seule partie de la circulation fiduciaire qui soit élastique est celle qui émanait jusqu’ici des seules banques nationales et qui, depuis la loi du 23 décembre 1913, est également alimentée par les douze banques fédérales de réserve.

Dans le système des banques nationales, institué il y a un demi-siècle, la garantie directe des billets était constituée uniquement par des rentes de la Confédération. Il en résultait que c’était le volume de la Dette publique qui gouvernait celui de la circulation, et non pas les besoins des échanges. Une fois la totalité des titres de rente disponibles immobilisés par les banques nationales, celles-ci ne pouvaient plus augmenter d’un dollar le chiffre de leurs billets. Cette observation, à elle seule, condamne le système ; le vice en est apparu à maintes reprises. Lors de la dernière crise, en 1907, le gouvernement a été jusqu’à émettre un emprunt, alors qu’il n’avait aucun besoin d’argent, uniquement pour fournir aux banques des titres qui pussent leur servir à gager une augmentation de leurs billets. En 1908, une loi, connue sous le nom de Vreeland-Aldrich Act, autorisa les banques nationales à se grouper, dans de certaines conditions, pour fonder des associations de circulation et émettre des billets gagés, non plus par des obligations fédérales, mais par du papier de commerce ou d’autres valeurs. C’était la première fois que ce principe, qui est admis par toutes les banques d’émission européennes, faisait son apparition dans la législation américaine.

Au 30 juin 1914, la circulation des 7 525 banques nationales qui existaient alors s’élevait à 722 millions de dollars, exclusivement garantis par des rentes fédérales. Deux mois plus tard, le 12 septembre, elle atteignait 918 millions, grâce à l’émission extraordinaire de billets autorisée par la loi de 1908. À cette date, l’actif des banques comprenait des valeurs diverses qui gageaient les billets non couverts par les fonds d’Etat. C’était la partie de la circulation qui formait en quelque sorte la transition vers le nouvel état de choses organisé par la loi de 1913. Celle-ci institue douze établissemens appelés banques fédérales de réserve, dont les banques nationales ont été invitées à devenir actionnaires. Ces banques nationales, dites alors Member banks, ont le droit de se faire escompter des effets de commerce par les banques fédérales : celles-ci leur remettent des billets qu’elles obtiennent elles-mêmes de la Trésorerie fédérale contre le dépôt de 40 pour 100 en or du montant réclamé. Les banques fédérales ont, comme les banques nationales, le droit d’émettre des billets gagés par des rentes ; elles sont même tenues de racheter annuellement un minimum de 25 millions de ces titres aux banques nationales. Le but de cette disposition est de faire disparaître graduellement la circulation de ces dernières, qui se verront ainsi retirer le seul fondement sur lequel elles l’appuyaient.

Voyons comment les choses se sont passées depuis le début de la guerre. À ce moment, la place de New-York était fortement ébranlée par les ventes considérables de titres américains venant d’Europe, qu’elle avait dû absorber, et par les grosses exportations d’or qui en avaient été la conséquence. Depuis le 31 juillet 1914, la Bourse était fermée. Le 3 août, le secrétaire de la Trésorerie annonça qu’il mettait 100 millions de dollars de billets à la disposition des banques ; le 4 août, le Congrès autorisa la délivrance de ces billets même aux banques nationales qui avaient une circulation inférieure à 40 pour 100 de leur capital, c’est-à-dire ne remplissant pas la condition exigée par la loi de 1908 ; il permit aux banques de porter leur circulation à 125 (au lieu de 100) pour 100 de leur capital et réserve : la limite de 500 millions fixée pour le total des billets à émettre en vertu de la loi de 1908 fut abrogée. Le 31 octobre 1914, il avait été formé 44 associations de circulation par 2 102 banques nationales. Le 30 novembre, il avait été créé pour 383 millions de dollars de billets en vertu de la loi Aldrich Vreeland. Rappelons ici que les banques, auxquelles ces billets sont délivrés, paient un impôt à raison de 3 pour 100 l’an pour les trois premiers mois. Le taux s’élève ensuite d’un demi pour 100 par mois jusqu’à un maximum de 6 pour 100.

Parallèlement, la Chambre de compensation de New-York avait émis, comme lors des crises précédentes, des certificats gagés par des titres que déposent les banquiers faisant partie de la Chambre. Ces certificats leur servent de monnaie et leur permettent de régler leurs comptes entre eux sans avoir besoin de recourir au numéraire ni aux billets. Le chiffre maximum de l’année a été atteint le 15 octobre 1914 : il circulait alors 125 millions de dollars de certificats. Dès le 28 novembre suivant, ils avaient tous été remboursés. Il en fut ainsi dans les autres grandes villes, où l’on avait eu recours au même procédé : au mois de décembre, tous les certificats avaient été retirés. On peut les considérer, eux aussi, comme l’une des monnaies fiduciaires des Etats-Unis : chaque fois qu’une crise a éclaté, ils ont fait leur apparition.

D’autre part, les émissions de billets fédéraux de réserve ont commencé : au mois de juillet 1915, le total en atteignait 83 millions de dollars. On a remarqué que les banques fédérales n’avaient, à la même date, escompté que pour 36 millions d’effets, et l’on s’est demandé pourquoi la circulation ne s’était pas tenue dans les mêmes limites, puisque la loi semble ordonner que les billets ne seront délivrés que pour permettre aux banques de pratiquer l’escompte : les billets émis contre dépôt d’or font, dans une certaine mesure, double emploi avec les certificats d’or émanant de la Trésorerie. La loi exige que les billets remis aux banques fédérales soient couverts par une encaisse d’or égale au moins à 40 pour 100 de la circulation. Si l’encaisse venait à tomber au-dessous de cette proportion, la banque aurait à payer une taxe, qui croit proportionnellement au déficit : elle est de 1 pour 100, si l’encaisse tombe à 35, de 4 si elle tombe à 30 et progresse jusqu’à 20 pour 100, à mesure que la couverture métallique diminue.

Il parait probable que, dans une période plus ou moins brève, mais qui ne dépassera sans doute pas vingt années, la circulation des banques nationales aura disparu pour faire place à celles des banques fédérales de réserve. Dans cet intervalle, ces dernières auront racheté les fonds d’Etat qui servent actuellement de couverture aux billets des banques nationales, et elles auront augmenté régulièrement l’émission de leurs propres billets, gagés par l’or et les effets de commerce. C’est ainsi que s’effectuera le passage de l’ancien système, condamné par l’expérience, au régime nouveau, assis sur les bases qui ont assuré la prospérité de la plupart des banques d’émission modernes, tout en leur permettant de rendre au public de leurs pays respectifs les plus grands services. En attendant, il ne semble pas que les diverses catégories de billets existans dépassent les besoins de la circulation américaine. Le conseil fédéral de réserve demande même que la loi Aldrich-Vreeland soit maintenue en vigueur au-delà du terme auquel elle a été une première fois prorogée. Il estime que cette ressource est bonne à conserver aussi longtemps que la réorganisation n’est pas achevée.

La nouvelle loi a rendu disponibles à peu près le tiers des sommes que, sous l’ancienne législation, les banques étaient tenues d’immobiliser, près d’un demi-milliard sur un milliard et demi de dollars. Cette somme peut désormais être employée en escompte et en avances et augmenter d’autant ce que les Américains appellent le pouvoir bancaire de leur pays, dont le développement a été aussi remarquable sous ce rapport que sous d’autres. Le tableau ci-dessous résume les principaux chapitres des bilans publiés par les établissemens à un demi-siècle de distance (en millions de dollars). Leur nombre était de 1 466 en 1866, de 26 765 en 1914. Ce dernier chiffre comprend les banques nationales, les banques d’épargne, les banques organisées conformément aux lois des Etals particuliers. Pour avoir une vue d’ensemble complète, il faudrait pouvoir y joindre les bilans des maisons de banque particulières : mais comme celles-ci ne publient pas leur situation, on en est réduit aux conjectures pour évaluer notamment le montant de leurs dépôts : il est certainement élevé et permet de porter à une vingtaine de milliards la somme actuelle des dépôts de banque aux États-Unis.


ACTIF 1863 1914 PASSIF 1863 1914
Escomptes et avances 648 15 340 Capital 405 2 132
Titres 180 5 584 Réserves « 2 277
Dû par les autres banques 97 2 872 Billets en circulation « 66
Espèces métalliques 46 1 177 Dépôts particuliers 393 18 517
Billets d’Etat 462 Dû aux autres banques 100 2 705
Totaux 971 25 435 Totaux 1 136 26 419

Un des buts poursuivis par certains partisans de la nouvelle organisation était d’enlever à la place de New-York le rôle prépondérant qu’elle joue dans la banque américaine, et de donner une influence plus grande à d’autres centres. Il ne semble pas que, jusqu’ici, ce déplacement ait été opéré. A la fin du premier semestre de 1915, le total de l’encaisse or des douze banques fédérales était de 246 millions, tandis que les seules banques de New-York en détenaient pour 364 millions. De plus, 108 millions du premier chiffre appartenaient à la Banque fédérale du district de New-York, ce qui réduit à 134 millions l’or détenu par les Banques fédérales de province et porte à 472 celui du métal accumulé à New-York ; la part de la métropole commerciale est en réalité de près de quatre fois celle du reste du pays.

C’est sur le marché de l’escompte que l’influence des banques fédérales de réserve est destinée à se faire surtout sentir, et c’est là, en effet, qu’il y avait le plus à faire aux États-Unis. Les crises de 1893 et de 1907 ont été dues en partie aux difficultés qu’éprouvaient alors les négocians à se créer des disponibilités immédiates, c’est-à-dire à transformer leurs lettres de change en espèces ou en billets. Désormais ils pourront le faire dans une bien plus large mesure, et cela à des taux que les banques de district s’efforceront de maintenir à des niveaux modérés. Les banques fédérales n’appliquent pas, comme la Banque de France, un taux uniforme à tous leurs escomptes. Le Conseil fédéral de réserve édicté des taux variables selon les districts et aussi selon les échéances. C’est ainsi qu’à New-York, en août 1915, les effets à moins de dix jours s’escomptaient à 3, ceux à moins de soixante jours à 4, à moins de quatre-vingt-dix jours à 4 et demi, à plus de quatre-vingt-dix jours à 5, tandis que, pour ces derniers, qui sont principalement du papier agricole, le taux était de 6 pour 100 à San Francisco.

Le changement apporté dans l’organisation bancaire par la nouvelle loi a paru si important que le Conseil fédéral de réserve (Federal reserve Board) n’a pas attendu l’expiration de sa première année d’existence pour rendre compte de ses opérations. Dès le 15 janvier 1915, il a soumis au président de la Chambre des représentans, à Washington, un rapport sur ce qu’il a fait depuis son entrée en fonctions, à la date du 10 août 1914. Ce fut le 2 novembre que les anciennes banques, devenues actionnaires des douze banques fédérales de réserve, furent appelées à effectuer le premier versement sur leurs actions, et le 16 novembre que celles-ci ouvrirent leurs guichets. A la même date entrèrent en vigueur les prescriptions de la nouvelle loi en ce qui concerne les réserves des banques nationales. Le premier effet a été de rendre libre une partie des encaisses des banques et de faire apparaître dans leurs bilans un excédent de disponibilités. Dans son rapport annuel du 7 décembre 1914, le fonctionnaire fédéral qui porte le titre de contrôleur de la circulation rappelle comment les réserves doivent être désormais réparties :

1° Les banques des villes à réserve centrale doivent avoir en caisse 18 pour 100 de leurs dépôts « à demande, » c’est-à-dire ceux qui sont exigibles à moins de trente jours, et 5 pour 100 de leurs dépôts à terme, c’est-à-dire à plus longue échéance ; de cette encaisse, elles doivent remettre les 7 dix-huitièmes à la Banque fédérale du district, et conserver par devers elle 6 dix-huitièmes ; les 5 dix-huitièmes restant peuvent être, à leur choix, dans leur caisse ou dans celle de la Banque fédérale.

2° Les banques des villes à réserve doivent avoir en caisse 15 pour 100 de leurs dépôts à vue et 5 pour 100 de leurs dépôts à terme. Elles doivent conserver 5 quinzièmes, remettre 6 quinzièmes à la Banque fédérale ; elles peuvent agir comme elles l’entendent pour les 4 quinzièmes restant.

3° Les banques qui ne rentrent dans aucune des deux premières classes doivent avoir une encaisse égale à 12 pour 100 de leurs dépôts à vue, 5 pour 100 de leurs dépôts à terme. De ce total, 4 douzièmes resteront dans leurs propres caisses, 5 douzièmes dans celles de la Banque fédérale du district ; 3 douzièmes seront, à leur choix, dans l’un ou l’autre endroit.

Le Conseil fédéral de réserve insista auprès des banques pour qu’elles payassent en or la partie des réserves qu’elles avaient à remettre entre les mains des banques fédérales et pour qu’elles adoptassent une politique d’escompte de nature à venir en aide aux intérêts généraux du pays. Avant le 15 novembre, les douze établissemens reçurent 227 millions de dollars : ils se trouvèrent ainsi en possession de leur premier moyen d’action, à l’époque où les exportations américaines redevenaient actives. Les taux d’escompte, fixés d’abord par le Conseil entre 5 et demi et 6 et demi pour 100, furent abaissés vers la fin du premier semestre de 1915.

Le rôle que les nouvelles banques auront à jouer est l’objet des préoccupations de leurs administrateurs et du Conseil de réserve. Celui-ci considère qu’elles ont deux écueils à éviter : elles ne doivent pas borner leur intervention aux époques de crise, bien que l’un de leurs devoirs essentiels soit de venir en aide à la communauté financière lorsque les temps sont difficiles ; d’autre part, il ne convient pas qu’elles agissent comme les banques ordinaires et cherchent simplement à réaliser des bénéfices. Elles ont une mission d’ordre public à remplir. Pour y réussir, elles devront ne jamais se désintéresser du marché monétaire, y pratiquer des opérations même en temps ordinaire, s’efforcer, par une politique judicieuse, de prévenir les crises ; lorsque celles-ci éclatent, les banques fédérales auront à employer toutes leurs forces pour les abréger et les atténuer : elles sont les dépositaires d’une partie des réserves bancaires du pays ; elles doivent en faire le meilleur usage possible. A de certains momens, il conviendra qu’elles escomptent largement ; à d’autres époques, une restriction du crédit s’imposera. Elles auront à régulariser le marché en temps ordinaire, à lui venir en aide aux heures critiques : pour le faire avec succès, elles seront constamment en contact avec lui.

Le système fiduciaire américain avait été jusqu’ici incohérent ; il était né des circonstances politiques, et non pas d’un plan économique mûrement étudié. Les premiers billets d’Etat eurent pour origine les besoins au gouvernement lors de la guerre civile ; les banques nationales, créées à la même époque, étaient obligées d’acquérir des fonds fédéraux pour gager leur circulation. Des deux côtés, il s’agissait de pourvoir aux dépenses publiques, en procurant des ressources au Trésor. À ces types primordiaux sont venus s’en ajouter d’autres : dans l’ordre des billets d’État, les certificats d’argent, les certificats d’or, enfin les billets de 1890 qui n’ont eu qu’une existence éphémère ; dans la classe des billets non gouvernementaux, les certificats des chambres de compensation, qui ont reparu à des intervalles plus ou moins réguliers, les billets extraordinaires des banques nationales, institués en 1908, et, en dernier lieu, ceux des banques fédérales, dont le rôle est destiné à grandir d’année en année. Ce n’est qu’après un demi-siècle de tâtonnemens et d’expériences de toute nature que les États-Unis se sont décidés à organiser un système rationnel, conforme à la pratique des principaux États européens. L’avenir nous dira s’il a pu s’implanter solidement et devenir assez fort pour se substituer peu à peu à l’ordre de choses préexistant.


IV. — EFFETS DE LA GUERRE AUX ÉTATS-UNIS

Bien que l’autre hémisphère fût épargné par la guerre, les conséquences économiques en semblèrent, au premier moment, devoir être aussi graves pour l’Amérique que pour l’Europe. Le secrétaire de la Trésorerie, en présence de la panique qui s’était emparée des principaux marchés de la Confédération, déclara aussitôt qu’il leur viendrait en aide, et se rendit à New-York, où il conféra, le 2 août 1914, avec les principaux banquiers de cette ville. Le 4 août, il fit voter par le Sénat et la Chambre des représentans la loi qui donnait des facilités nouvelles pour l’émission de la circulation extraordinaire prévue par l’acte de 1908.

En même temps, le marché des changes était en pleine déroute ; le dollar perdait de 5 à 10 pour 100 de sa valeur par rapport au franc et à la livre sterling ; les matières premières et les céréales destinées à l’exportation s’accumulaient dans les ports de l’Atlantique et du golfe du Mexique ; les chemins de fer refusaient d’opérer de nouveaux transports vers Baltimore, la Nouvelle-Orléans et Galveston, c’est-à-dire les principaux ports d’exportation. Le 7 août, la Trésorerie publiait la déclaration suivante : « Il est d’un intérêt vital pour le pays de trouver des navires qui puissent embarquer les céréales et le coton, et de rétablir le marché des changes. Une conférence entre banquiers et armateurs est convoquée à cet effet pour le 14 août. » La réunion eut lieu sous la présidence du secrétaire du Trésor, Mac Adoo.

L’une des caractéristiques de la crise, aux États-Unis comme en Europe, fut alors l’accumulation de la monnaie dans les banques et chez les particuliers. Le crédit se resserrait et les taux d’intérêt montaient à un niveau anormal. Le secrétaire de la Trésorerie avertit les banques qui grossissaient sans nécessité leurs réserves qu’il leur retirait les sommes qu’il avait en dépôt chez elles. Le secrétaire de la Trésorerie est autorisé par la loi à confier aux banques, contre garanties, les fonds disponibles du gouvernement. Il a fait usage de cette faculté en maintes circonstances, particulièrement aux heures des crises : le fait de rendre des capitaux à la circulation au lieu de les immobiliser dans les caisses publiques améliore naturellement la situation du marché monétaire. En 1907, les sommes ainsi réparties entre les banques nationales ont atteint près de 400 millions. Le 24 septembre 1914, M. Mac Adoo télégraphia aux surintendans des affaires de banque dans chacun des États de l’Union pour leur demander de l’aider dans son action tendant à prévenir la thésaurisation et à empêcher la restriction du crédit.

A la même heure, les Américains qui voyageaient en Europe éprouvaient les plus grandes difficultés à se procurer les sommes dont ils avaient besoin pour rentrer chez eux. Le gouvernement américain se chargea de leur faire parvenir la contre-valeur des montans qui lui seraient versés ; il envoya 1 500 000 dollars d’or en Europe par le navire de guerre Tennessee.

Un autre domaine sur lequel le gouvernement intervint est celui de l’assurance maritime. Le 2 septembre 1914, une loi du Congrès autorisa la création d’un bureau d’assurance de risques de guerre qui, d’accord avec la Direction des Douanes, a rendu de grands services : grâce à lui, de nombreux navires américains ont pu accomplir des traversées, qui autrement n’eussent pu avoir lieu, les assureurs particuliers ayant refusé d’en couvrir les risques.

Au moment où la hausse des changes étrangers inquiétait le plus vivement l’Amérique, le Conseil fédéral de réserve et le secrétaire de la Trésorerie se mirent d’accord, le 4 septembre, pour convoquer les représentans des chambres de compensation des villes où sont établies les banques « à réserve » et leur soumettre deux questions : ils leur demandèrent à combien se montaient les sommes dues par les États-Unis à l’Europe et quelles étaient les meilleures mesures à adopter pour en opérer le règlement. On arriva à la conclusion que la dette s’élevait à 500 millions de dollars, payables en plusieurs mois. Comme premier remède, on décida de constituer un fonds d’or de 100 millions de dollars, qui fut promptement réuni par l’intermédiaire des diverses chambres de compensation. Il suffit d’en exporter le dixième, soit 10 millions, pour régulariser le change et faire disparaître la prime du franc et de la livre sterling. Toutefois, la solution ne paraissant pas définitive, le secrétaire de la Trésorerie pria le gouvernement anglais d’envoyer des représentans afin de rechercher un remède plus efficace. Sir M. George Paishet Basil P. Blackett se rendirent à Washington, où une conférence eut lieu, le 23 octobre, entre eux, le secrétaire de la Trésorerie et le Conseil fédéral de réserve. D’autres réunions suivirent, auxquelles assistèrent des banquiers venus des principaux centres financiers des États-Unis. Peu à peu la situation s’améliora, si bien que, le 7 janvier 1915, on annonça officiellement qu’une action du gouvernement ne semblait plus nécessaire : dès cette époque, le dollar était coté au pair de la livre sterling et du franc.

Un autre domaine sur lequel le gouvernement crut devoir intervenir fut celui du coton, principale ressource des États du Sud. Le 26 août 1914, une conférence réunit à Washington le secrétaire de la Trésorerie, le Conseil fédéral de réserve, des représentans des producteurs et des marchands de coton, des banquiers et des directeurs de chemins de fer des États intéressés. On sait que les trois cinquièmes du coton américain se vendent à l’étranger. La récolte de 1914 s’annonçait comme particulièrement abondante : les Bourses étaient fermées des deux côtés de l’Atlantique, la livre de coton tomba à 5 cents (26 centimes), cours inférieur au prix de revient. On décida de former un fonds destiné à fournir des avances aux détenteurs de coton ; les banques de New-York y contribuèrent pour 50 millions, les chambres de compensation des États non producteurs de coton pour 50 et les banques des États producteurs de coton pour 35 millions. Ces 135 millions étaient d’ailleurs loin de représenter la seule ressource mise à la disposition des États cotonniers. La Trésorerie avait déposé dans les banques des États du Sud 27 millions ; elle leur avait fourni 68 millions de billets de la circulation extraordinaire, elle aurait pu leur en donner encore 150 millions ; de ces divers chefs, près d’un quart de milliard était disponible. En outre, les banques de New-York avaient avancé à celles du Sud 40 millions de dollars. Peu à peu les exportations de coton reprirent un cours presque normal : ce qui ne fut pas envoyé en Allemagne et en Autriche fut dirigé vers des pays neutres, d’où il est d’ailleurs à supposer qu’il a trouvé un chemin jusque dans les empires du Centre de l’Europe.

Les tableaux douaniers publiés à cet égard sont instructifs. Ils ne laissent pas de doute sur la facilité avec laquelle nos ennemis ont pu s’approvisionner d’une matière indispensable à la fabrication des explosifs. Aussi l’Angleterre et la France se sont-elles enfin décidées, au mois d’août 1915, à déclarer le coton contrebande de guerre absolue, c’est-à-dire que leurs navires saisiront tous ceux qui transportent cette marchandise, quitte à indemniser les propriétaires des cargaisons.

Au début de l’année 1915, les menaces un moment suspendues sur le Nouveau-Monde étaient écartées. Le calme renaissait dans les esprits aussi bien que sur les marchés financiers et commerciaux. A mesure que le caractère de la lutte apparaissait et que la durée s’en prolongeait, les Américains virent s’ouvrir pour eux de multiples occasions d’exercer leur activité et de trouver, dans les fournitures à faire aux belligérans, des compensations au ralentissement de certaines industries dont les débouchés se rétrécissaient.

C’est surtout vers la France et l’Angleterre que les exportations ont pris, au cours de l’hiver et du printemps 1915, une allure qu’on peut qualifier de vertigineuse ; elles l’ont conservée au cours des mois d’été, dont l’influence est apparue d’une façon saisissante dans la cote des changes français et anglais, qui sont tombés aux cours les plus bas qui aient jamais été pratiqués : à Paris le dollar a été payé jusqu’au de la de 6 francs ; à Londres on n’obtint à un certain moment que moins que 4 dollars et demi pour une livre sterling, alors que le pair est de 4 dollars sept huitièmes.

Le tableau suivant indique le mouvement des échanges des Etats-Unis avec la France, l’Angleterre, le Canada et la Russie, au cours des années fiscales qui se sont terminées les 30 juin 1914 et 1915 (en millions de dollars).

COMMERCE AMÉRICAIN AVEC


1915 1914
La Grande-Bretagne Exportations 911 594
« Importations 256 294
« Excédent d’exportations 655 300
La France Exportations 369 159
« Importations 77 141
« Excédent d’exportations 292 18
Le Canada Exportations 300 344
« Importations 159 160
« Excédent d’exportations 141 184
La Russie Exportations 37 30
« Importations 3 21
« Excédent d’exportations 34 9
Les quatre pays réunis Exportations 1 619 1 127
« Importations 469 616
« Excédent d’exportations 1 123 511

Ces quatre pays, au cours du dernier exercice, ont importé 1 123 millions de dollars de marchandises de plus qu’ils n’en ont vendu aux Etats-Unis, alors que, pour les douze mois précédens, l’écart n’avait été que de 511 millions. A eux seuls, ils ont absorbé plus que l’excédent total des exportations sur les importations américaines, qui, pour l’année fiscale 1915, a atteint 1 094 millions de dollars.

Ce n’est pas seulement l’accroissement du commerce extérieur qui accuse la prospérité américaine. Les chiffres des transactions enregistrées par les chambres de compensation, l’un des principaux baromètres de l’activité des affaires, sont en progrès : les mois de juin et de juillet dépassent les époques correspondantes de 1914 : près de 15 milliards de dollars contre 14 1/2, soit 3 pour 100 de plus qu’en 1914 et 10 pour 100 de plus qu’en 1913. A la Bourse de New-York, les transactions ont porté sur une quantité double de celle de l’an dernier, 14 millions d’actions au lieu de 7 : pour les sept premiers mois, 76 millions au lieu de 45 en 1914. Il est vrai qu’en 1901 il s’était négocié 192 millions d’actions au cours de la même période : mais nous sommes loin de ces époques de spéculation à outrance. Le nombre des faillites en juillet a légèrement dépassé celui de 1914 ; toutefois, le total du passif reste inférieur au chiffre de l’an dernier. Il faut d’ailleurs reconnaître que l’activité industrielle est surtout due aux commandes de guerre, accordées souvent à des fabricans dont ce n’est pas la spécialité et qui ont transformé leur outillage en vue de travaux avec lesquels ils ne sont pas familiers. La hausse violente qui pousse les cours des actions de certaines entreprises est dangereuse et prépare sans doute à la Bourse de cruels réveils : un publiciste autorisé de Wall Street compare le mouvement actuel à un tourbillon destiné à engloutir les cliens et les intermédiaires imprudens.

Le résultat de l’énorme excédent des exportations a été de renverser la position des changes étrangers. Alors qu’au cours du second semestre de 1914, le dollar était déprécié par rapport au franc et à la livre sterling, c’est le phénomène contraire qui s’est manifesté cet été. Le dollar n’a cessé de monter : il a valu près de 6 francs de notre monnaie, c’est-à-dire qu’il a été coté à environ 15 pour 100 de prime. Alors qu’il y a douze mois, les notabilités financières américaines se réunissaient pour rechercher les mesures propres à rétablir l’équilibre et à payer les dettes américaines en Europe sans exporter de trop grandes quantités d’or, c’est notre ministre des Finances et le chancelier de l’Echiquier qui confèrent pour étudier le problème des remises à faire par la France et l’Angleterre aux Etats-Unis. Des délégations de banquiers français et britanniques ont traversé l’Océan pour résoudre la difficulté sur place. Bien que nous soyons préparés, ainsi que nos alliés, à expédier de l’autre côté de l’Atlantique des sommes très importantes de mêlai jaune (on parle de 2 à 3 milliards de francs) pour solder nos achats, il est évident que ceux-ci ne se maintiendront à la même échelle, que s’ils se règlent, en partie tout au moins, au moyen d’ouvertures de crédit consenties par les Etats-Unis ; en d’autres termes, il faut que les Américains se décident à souscrire des obligations du Trésor anglais et français, s’ils veulent continuer à nous vendre leurs produits. Nous ne doutons pas d’ailleurs que de toute façon l’équilibre se rétablisse ; l’arrivée de quantités considérables d’or à New-York fera vraisemblablement monter les cours des valeurs locales et permettra aux Européens qui en possèdent de les réaliser dans des conditions favorables. Ces ventes procureront des remises et feront baisser le dollar en Europe.

D’autre part, nombre de publicistes anglais ont affirmé qu’avec un léger effort, il serait facile aux consommateurs britanniques de réduire leurs achats de beaucoup d’objets importés. Il semble qu’en dépit de la guerre, les particuliers, non seulement n’aient pas restreint leurs dépenses, mais, sous certains rapports, les aient augmentées. De toute façon, il est du plus haut intérêt de suivre ces évolutions qui ne se sont jamais produites avec une ampleur pareille et qui démontrent, d’une façon saisissante, la justesse des théories sur le change enseignées par les économistes.

Si des expéditions d’or se poursuivent d’Europe vers les États-Unis, il ne faut pas oublier que l’année 1914 avait été le témoin d’un courant en sens contraire, et qu’au 30 juin 1915, l’excédent net des importations d’or aux États-Unis, pour les douze mois écoulés, n’était encore que de 25 millions de dollars. Ne nous effrayons pas de voir quelques milliards de métal jaune passer d’un hémisphère à l’autre. Ces réserves, constituées en temps de paix, sont destinées à être employées en temps de guerre. Nous ne doutons pas un seul instant qu’aussitôt le calme ramené dans le monde, l’ancien ordre de choses réapparaîtra, et que l’agriculture, l’industrie et le commerce français redresseront la balance des échanges en faveur de notre pays.


V. — CONCLUSION

La guerre qui se poursuit depuis quatorze mois a touché les États-Unis moins que toute autre nation du globe. Si, au début, elle a amené une perturbation du change dans un sens qui leur a été défavorable et provoqué une dépréciation passagère du dollar, l’équilibre n’a pas tardé à être rétabli, et la balance à pencher de l’autre côté. Les exportations de matières premières et d’objets fabriqués, suspendues pendant les débuts de la campagne, n’ont pas tardé à reprendre avec une intensité croissante. Les douze mois de l’exercice financier américain 1914-1915 qui, a trente jours près, coïncident avec la première année de guerre, ont été marqués par un excédent d’exportations vers l’Europe qui n’avait encore jamais été atteint. En même temps, les voyageurs qui, en temps ordinaire, dépensent, bon an, mal an, des sommes importantes de ce côté de l’Atlantique, restaient chez eux : les remises de fonds que leurs banquiers leur expédiaient pendant leur séjour à Paris, à Londres, en Italie, firent défaut. La difficulté pour les Alliés de payer leurs achats en Amérique s’en accrut d’autant.

Comment la situation économique se présentera-t-elle au cours des mois à venir ? Il est difficile de se prononcer à cet égard sans envisager en même temps le côté politique de la question. Car, bien que l’Amérique ne soit engagée par aucune alliance ni par aucun intérêt direct dans la lutte qui se poursuit, elle s’est trouvée atteinte par les meurtres répétés d’un certain nombre de ses nationaux, dont les corsaires teutons se sont rendus coupables.

Vis-à-vis des défis allemands aussi bien qu’en face des folies révolutionnaires mexicaines, le président Wilson a suivi une politique de temporisation, difficile à comprendre pour des Européens, et même pour bon nombre d’Américains. Voilà un an que M. Théodore Roosevelt a proclamé le devoir pour les Etats-Unis, signataires de conventions internationales, de les faire respecter par ceux qui les violent outrageusement. Nous ignorons la tournure que prendront les événemens. En attendant, le fait que, au milieu de cette conflagration, l’Amérique est restée neutre, a permis à sa banque, à son industrie et à son commerce extérieur de se développer, alors que ceux des belligérans étaient plus ou moins paralysés. Non seulement ses banques sont activement occupées à ouvrir des succursales dans les diverses Républiques de l’Amérique latine ; non seulement elle est venue prendre sur certains marchés la place que les grandes nations exportatrices étaient temporairement forcées d’abandonner, mais elle approvisionne les belligérans de matières premières, d’objets fabriqués, d’armes, de munitions de toute sorte. Il en résulte une accélération de l’enrichissement de la grande République, qui se traduit en particulier par des arrivages d’or destinés à payer les marchandises expédiées au dehors.

Quel sera l’effet de cette invasion de métal précieux, de laquelle certains Américains s’effraient, comme ils s’effrayaient il y a une vingtaine d’années des excédens budgétaires, dont ils déploraient la persistance ? En remplissant d’une façon excessive les canaux de la circulation, ces milliards pourront amener une hausse des prix et provoquer des excès de spéculation. Mais il est plus facile de se garer d’une abondance de ressources que de suppléer à celles qui feraient défaut. Nous ne saurions être très inquiets sur le sort de nos amis Yankees, écrasés sous le poids de nos lingots. Nous pensons que ces arrivages de numéraire auront un double résultat : ils permettront aux Français et aux Anglais, possesseurs de titres américains, de les réaliser dans de bonnes conditions ; ils inciteront les capitalistes d’outre-Atlantique à nous prêter de l’argent, c’est-à-dire à acquérir les rentes que nous sommes disposés à leur vendre. Il y a un demi-siècle, lors de la guerre de Sécession, le président Lincoln émettait, pour se procurer des ressources, des obligations 6 pour 100 qui furent souscrites en grandes quantités à Paris et à Londres. Aujourd’hui, où nous menons une guerre, dont l’issue en notre faveur n’est pas moins importante, pour l’humanité, que ne le fut, pour elle, la victoire des Fédéraux en 1865, il est naturel que les Américains nous soutiennent, en nous confiant leurs fonds comme nous le fîmes alors. Ils ont, eux aussi, l’occasion de faire un excellent placement, en acquittant une dette de reconnaissance et en travaillant pour la civilisation. Pour ceux qui redoutent, à tort ou à raison, l’irruption de notre or à New-York, c’est une manière de détourner en partie ce courant et de retenir sur les rives de la Seine et de la Tamise les espèces dont on n’a plus besoin sur celles de l’Hudson. De nombreux monumens ont été élevés à Washington et à La Fayette par les deux Républiques qui se tendent la main à travers l’Atlantique. La statue de la Liberté, œuvre d’un Français, se dresse fièrement à l’entrée de la rade de New-York. Si nos amis ne sont pas encore disposés à suivre le chemin que leur indique leur ancien président Roosevelt, ils jugeront tout au moins qu’une alliance économique plus intime doit être scellée entre nos pays : il leur est facile d’accomplir ce qui reste à faire à cet égard en souscrivant à l’emprunt qui vient d’être conclu et qui leur donne la signature de la France et de l’Angleterre.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. Les sommes d’argent mentionnées au cours du présent article, sauf indication contraire, expriment des dollars américains. Le dollar est une monnaie d’or valant intrinsèquement 5 francs 18.
  2. Voici les chiffres d’immigrans des trois dernières années (en milliers d’individus) :
    1912 1913 1914
    Hommes 530 808 798
    Femmes 308 390 420
    Totaux 838 1 198 1 218

    Les listes de classement par origine ne comprennent pas moins de 40 nationalités diverses. Il est curieux que la guerre n’ait pas ralenti le courant d’immigration ; d’autre part, bien que beaucoup d’hommes appelés à servir sous les drapeaux belligérans aient quitté les États-Unis en 1914, le chiffre des émigrans a été inférieur en 1914 à celui de 1913, 303 000 au lieu de 308 000.