Les Etudes morales et sociales au point de vue national

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Les Etudes morales et sociales au point de vue national
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 146-177).
LES
ÉTUDES MORALES ET SOCIALES
AU POINT DE VUE NATIONAL

Autrefois, l’unité de l’éducation était demandée à l’esprit religieux ; le maître était lui-même, le plus souvent, un prêtre ; il avait donc à la fois une autorité pédagogique et une autorité morale. À notre époque, le professeur est un homme instruit, un savant, un lettré qui vient enseigner ce qu’il connaît, sans se préoccuper de ses voisins, tirant tout à lui le plus possible. Le matin, c’est de la grammaire latine ou grecque ; le soir, ce sera de la géographie ou de l’histoire ; demain, de la géométrie ; et chaque maître est là, invitant les élèves à le suivre, sans parvenir toujours à les persuader. Un de nos écoliers, dit le recteur de Toulouse dans son rapport au ministre, « peut avoir affaire, dans la journée, à cinq maîtres différens et souvent plus. » On peut bien supposer en outre, avec M. Marion[1], que la moitié de ces maîtres sont de médiocres éducateurs : « Ce serait miracle qu’il en fût autrement, quand les choses de l’éducation, si délicates, sont les seules qu’on ne leur demande pas de savoir. » Que restera-t-il dans l’esprit des élèves au bout de la journée, au bout de la semaine, du mois, de l’année. Des idées confuses et détachées, sans conclusion nette, le sentiment d’une fatigue cérébrale, d’un voyage à travers le chaos. De là cette interrogation que les élèves formulent tout bas et parfois tout haut : « Pourquoi ? À quoi bon ? » La seule réponse catégorique, dans le système actuel, c’est la sanction finale du baccalauréat, la perspective du salut ou de la damnation classique ; — pauvre mobile pour de jeunes intelligences, mobile d’autant plus incertain qu’on peut toujours être sauvé par un coup de la grâce, je veux dire du hasard. Nos enfans travaillent ainsi, — ou ne travaillent pas, — pendant huit ou neuf années, ne songeant qu’à la délivrance, parce qu’ils ont affaire non à des éducateurs, mais à des « professeurs » dont chacun ne connaît que sa spécialité. Le collège, c’est une juxtaposition de spécialités.

Nous avons déjà dit et répété que la prééminence appartient, en toutes choses, à ceux qui savent organiser et, dans l’organisme une fois construit, mettre une âme. Or, pour l’éducation littéraire, l’unité organisatrice ne peut venir des sciences positives, — mathématiques ou physiques, — qui sont trop éloignées des lettres et de l’art. Elle ne peut venir de l’enseignement littéraire lui-même, qui, sans idées directrices et formatrices, ressemble à un polype sans cerveau. Cherchons donc si elle ne devrait pas venir des sciences qui étudient l’homme et la société humaine, et déterminons la part que doivent avoir dans l’éducation les études morales et sociales. On parle sans cesse d’approprier l’enseignement aux besoins des sociétés modernes ; si l’enseignement classique ne veut pas, sous ce rapport, paraître inférieur à l’enseignement spécial, s’il ne veut pas préparer lui-même le triomphe de son rival sous le nom d’enseignement français, il doit, lui aussi, faire une part à ces études morales et sociales, économiques et juridiques, qui contribueront à rendre l’éducation plus pratique et plus moderne, tout en augmentant encore sa valeur spéculative et éducative.


I.

Dans l’antiquité, on avait « beaucoup d’idées pour peu de choses, » tandis que nous, modernes, nous avons, pour trop de choses, trop peu d’idées. La relation est renversée. Le sujet pensant est débordé par les objets, au lieu de les enserrer. Les anciens avaient l’habitude de la concentration, de la systématisation, de la synthèse : l’analyse nous morcelle et nous dissémine. À mesure que notre horizon devient plus large, il faut monter plus haut pour le dominer, l’augmentation sans fin du nombre des connaissances scientifiques, historiques et littéraires, rend donc nécessaire une plus forte culture philosophique. C’est là une loi, et une loi d’évolution mentale, à laquelle l’enseignement moderne ne saurait se soustraire. Les études classiques ne peuvent subsister qu’en s’élevant, et en prenant pour centre de perspective l’idée morale et sociale.

L’unification du savoir par ses principes et par ses conclusions philosophiques est particulièrement nécessaire dans notre pays. C’est, en effet, une tendance native de l’esprit français que de considérer tout à un point de vue général, de tout analyser, de tout raisonner. Depuis Descartes et depuis le XVIIIe siècle, cette tendance est de plus en plus manifeste ; on ne peut espérer la détruire, ni changer notre esprit national. Elle a ses inconvéniens, sans doute, quand on se contente d’une logique abstraite, — Très voisine de la géométrie, — et d’une philosophie superficielle ou « simpliste ; » mais le remède à l’abus est dans un meilleur usage de notre rationalisme même. Puisque le peuple français, trop peu soucieux des traditions et de plus en plus composé de « libres penseurs, » a l’ambition de tout juger par raisons et raisons universelles, ne remettons pas aux journalistes, aux avocats et aux politiciens le soin de lui fournir une philosophie : donnons aux études morales et politiques des classes dirigeantes plus de solidité et plus d’étendue.

Au point de vue social, la principale cause de notre malaise actuel est l’antinomie d’idées ou de directions soit entre les diverses classes de la société, soit entre les divers partis politiques ; le principal remède est dans tous les enseignemens qui ont pour but d’organiser les idées en vue d’une harmonie finale. Nouvelle raison pour enseigner à notre jeunesse les élémens des sciences sociales, économiques et politiques. Les divergences d’opinion qui subsisteront entre ceux qui auront étudié ces sciences seront beaucoup moins grandes que celles qui éclatent aujourd’hui entre les esprits livres à leurs seuls instincts, à leurs préjugés, à la demi-instruction que donne la lecture de livres pris au hasard, ou de journaux qui flattent vos illusions. En outre, ceux qui ont étudié méthodiquement les grandes questions ont acquis par cela même ce qu’il y a de plus précieux et ce qui manque aux autres, ce qui manque surtout aux jeunes gens et aux hommes de notre pays, le sentiment des difficultés.

Seule l’étude des sciences de l’esprit préviendra cette anarchie intellectuelle et morale qui menace de nous diviser en fractions dont chacune, confinée dans sa spécialité égoïste, finira par perdre de vue les intérêts de l’ensemble, le rapport de toutes choses à l’union nationale. Ce ne sont ni les sciences positives, ni les études purement littéraires qui y peuvent remédier. Les sciences, en effet, ont une direction de plus en plus centrifuge, qui, si elle n’est point contre-balancée par la philosophie, ramènera les esprits à l’état de la matière diffuse et informe. Elles aboutiront, si elles sont seules, à nous rendre « machines en tout. » On connaît la recette célèbre de Pascal pour « ployer la machine, et mettre fin aux questions indiscrètes : « Pratiquez, prenez de l’eau bénite, cela vous abêtira. » On peut dire de même : Pratiquez, résolvez des équations, récitez des formules toutes faites et des nomenclatures, cela vous abêtira. Et en effet, le seul moyen d’échapper aux curiosités de la philosophie, à ses échappées sur le monde intérieur et sur le grand tout, ce sera ou la foi machinale dont parlait Pascal, ou cette science machinale qui, rapprochant l’intelligence de l’automatisme, sera elle-même, au sens du vieux mot, un abêtissement. Trouvera-t-on un palliatif suffisant dans une littérature devenue elle-même toute formelle : l’art pour l’art, le style pour le style ? Non ; on fera des vers à rimes riches et à pensées pauvres, comme nous en voyons déjà de nos jours en France, et la poésie même sera devenue un petit talent mécanique.

Les études morales et sociales, dont l’organisation doit être l’œuvre maîtresse du prochain siècle, ont un privilège unique : elles constituent à la fois l’instruction la plus utile et l’éducation la plus désintéressée. Elles fournissent ainsi la solution de ce qu’on pourrait appeler la grande antinomie de l’enseignement moderne. En effet, la portée des sciences de l’esprit étant universelle, leur utilité comme instruction est également universelle. Psychologie, logique, morale, droit, politique et économie sociale servent dans toutes les professions, — scientifiques aussi bien que littéraires. Elles fortifient et assouplissent ce qui, selon Bacon, est l’instrument des instrumens, à savoir l’homme même. En outre, elles voient toujours l’homme dans son rapport avec l’humanité. Or, s’il est inadmissible de ne point connaître les relations de l’homme avec les objets extérieurs de la nature, il est encore bien plus inadmissible, surtout de nos jours, de ne pas connaître ses relations avec cet autre monde, sans cesse grandissant, où il a sa vraie patrie : la société humaine. Le principal « besoin » pratique des sociétés modernes, c’est précisément de se connaître. D’autre part, au point de vue de l’éducation, les études morales et sociales sont les maîtresses de réflexion par excellence. Au lieu de porter l’attention au dehors, sur le matériel des faits, elles l’habituent à remonter des apparences à la réalité intime, à l’esprit qui anime et vivifie. Elles sont pour ainsi dire l’examen de conscience intellectuel : celui qui ne rentre jamais en soi-même ne vit que d’une existence superficielle et dissipée au dehors, il n’a point ce qu’on pourrait appeler la moralité de l’intelligence. Plus les sciences de la nature et les arts de l’industrie font de progrès, en même temps que diminuent ceux de la théologie positive, plus il faut que les études psychologiques, morales et sociales rappellent l’esprit moderne à la vie intérieure, pour l’élever peu à peu à une vie supérieure : ab exterioribus ad interiora, ab interioribus ad superiora. En même temps ces études développeront au plus haut degré le sens du réel, parce qu’elles sont les seules sciences qui saisissent des réalités en elles-mêmes. On ne devrait pas l’oublier dans la patrie de Descartes, les faits intérieurs, — pensées, sentimens, volitions, — sont par cela seul qu’ils apparaissent et que tout leur être est d’être aperçu, ou, pour mieux dire, de s’apercevoir. Quand je souffre, par exemple, je ne puis pas me demander si derrière ma souffrance, qui se sent, il n’y a pas quelque autre souffrance toute différente, peut-être même un plaisir. Je puis mal analyser les causes complexes de ma douleur, mais cette douleur est en soi telle qu’elle se sent. On l’a dit avec raison, le ciel même d’un Laplace, quoique plus vrai que le ciel des anciens, n’est encore qu’un ciel apparent, mais la conscience du plus humble des hommes est l’immédiate appréhension d’une existence réelle, d’une vie dont l’être est de se sentir, d’un monde intérieur qui, dans le moment où il se voit, se fait. D’autres sciences peuvent développer le sens du vrai abstrait, aucune ne développe à ce point celui du réel ; or, le sens du réel devient de plus en plus nécessaire à notre époque. Mais il ne doit pas s’appliquer seulement aux réalités du monde physique ; il doit s’appliquer surtout aux réalités du monde moral et social, qui, par leur complexité et leur infinité, échappent à nos mesures sans échapper à nos jugemens. Les sciences morales et sociales ont donc ce mérite propre de n’être ni des études purement formelles, ni des études matérielles ; elles échappent ainsi, par leur nature même, aux deux grands écueils de l’enseignement moderne : oublier les réalités pour les formes, ou absorber toutes les réalités dans la matière.

L’enseignement cesserait d’être classique et libéral s’il se perdait dans les études particulières de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, de la jurisprudence, de la politique ; mais il ne cesse pas d’être libéral, il le devient même davantage encore, tout en devenant plus pratique, quand il étudie les grands principes économiques et les lois sociales qui président à l’industrie, au commerce, à l’agriculture, à la jurisprudence, à la politique. Il se meut alors dans un milieu à la fois très réel et très moral. Comme la philosophie est, pour ainsi dire, la moralité de la science, l’économie politique est la moralité de l’industrie, du commerce et de l’agriculture ; le droit naturel est la moralité de la législation ; la science sociale est la moralité de l’histoire et de la politique.

Objectera-t-on que les études morales et sociales vont nous apporter uni ; nouvelle surcharge intellectuelle ? — Bien organisées, elles seront au contraire une simplification et une coordination des connaissances. Les vues générales et synthétiques donneront à l’esprit moderne un secours comparable aux figures schématiques dans l’étude de la physiologie. S’il fallait suivre le sang dans toutes les ramifications des petites veines et artères, ce serait sans fin : l’important est de savoir comment il circule, du cœur à la tête et de la tête au cœur. Si donc il convient d’alléger de nos jours le travail des élèves, la réduction doit porter sur la partie spéciale et descriptive des sciences modernes, non sur leur partie générale et philosophique, non sur leur rôle moral et social ; ajouter, ici, c’est en réalité diminuer la tâche, en la simplifiant et en la régularisant. La philosophie scientifique et morale, qui ramène toutes les vérités à leurs principes et les pousse toutes à leurs conclusions, les fixe du même coup dans la raison et dans la mémoire : elle rend la mémoire rationnelle et le raisonnement inoubliable. Donner enfin un cerveau à l’enseignement, ce n’est pas compliquer la difficulté, c’est la résoudre.

Ainsi, à tous les points de vue, qu’il s’agisse d’exercer l’esprit ou de le nourrir, de lui fournir une éducation de forme ou de fond, d’étendre ses horizons ou de les unifier à leur vrai centre de perspective, de concilier l’observation du réel avec l’essor vers l’idéal, la vision de ce qui est avec la conception de ce qui doit être, l’esprit d’observation avec l’esprit de spéculation, le sens de la vie individuelle avec le sens de la vie collective, les nécessités modernes avec les nécessités universelles, — ce sont les études morales et sociales qui doivent avoir le premier rang dans l’éducation, surtout dans l’éducation française : il faut y ramener tout le reste ; il faut, pour ainsi dire, moraliser et socialiser non-seulement l’étude des sciences de la nature, mais aussi l’étude des lettres et de l’histoire. De là ce problème : — Quelles sont les diverses sciences morales qui devraient être proposées à l’étude de la jeunesse française ? Dans quel ordre, à quel moment devraient-elles être enseignées ?


II.

Parmi les sciences morales et sociales, la plus essentielle à l’éducation de nos enfans, c’est celle où l’instruction et l’éducation même tendent le plus à se confondre : la morale. Certains éducateurs préfèrent s’en rapporter à l’action spontanée des lectures, des conversations, des circonstances ; ils craignent de donner des règles, de raisonner le bien ; ils pensent que la morale s’inspire, se respire en quelque sorte, plutôt qu’elle ne s’apprend ; que l’éducation doit se borner à créer une sorte d’atmosphère, de climat moral en dehors duquel il devienne impossible de vivre. Pour cela, dans nos collèges, on s’en remet entièrement aux études littéraires et historiques : on croit qu’il suffira de lire, dans les auteurs classiques, un certain nombre de belles pages, ou d’entendre, dans la bouche des historiens, le récit de faits tantôt héroïques, tantôt criminels, pour développer chez nos élèves, avec le goût littéraire, le sens moral. Ce procédé empirique est suffisant, peut-être, chez les peuples qui reçoivent par ailleurs une forte instruction religieuse et qui ont conservé la foi théologique ; est-il suffisant dans un pays comme la France, où les croyances sont en train de se dissoudre ? Si toute idée, si tout exemple, si toute lecture est une suggestion, peut-on dire que la littérature et l’histoire ne contiennent pas, à côté des suggestions dans le bon sens, un grand nombre de suggestions dans le mauvais ? Toutes ces idées sans lien, souvent contradictoires, tous ces sentimens irréfléchis et souvent opposés, finiront par se combiner avec les tendances naturelles des divers caractères, avec les influences du milieu ou des circonstances ; mais la résultante finale sera-t-elle bonne, sera-t-elle fâcheuse ? Tantôt l’un, tantôt l’autre. C’est la moralisation remise à la Providence ou au hasard. Nous ne voyons pas que, dans notre pays, les résultats de cette moralisation spontanée soient satisfaisans ; trop souvent ce système, ou plutôt cette absence de système aboutit, en France, à une démoralisation spontanée. Joignez-y la substitution de la vie d’internat à la vie de famille, et demandez-vous si Virgile, Horace, Cicéron et Tite-Live suffiront à l’éducation de la jeunesse française ? Pour que l’atmosphère morale existât, il faudrait en quelque sorte créer une organisation des suggestions ; il faudrait être assuré qu’au lieu de demeurer confuses, inconscientes, elles viendront se ranger d’elles-mêmes en des catégories parfaitement tranchées, distinctes et conséquemment comparables entre elles : de la comparaison naît le choix, la prédominance et l’ordre. Si au contraire le jeune Français, déjà léger par nature, est abandonné à tout vent, à toute impulsion bonne ou mauvaise, sans se rendre compte de rien ; s’il ne sait ni résister ni consentir volontairement aux impressions morales qui lui viennent par le dehors, sa volonté ne se formera que d’une manière imparfaite, mouvante et non stable ; on n’aura point donné à nos enfans cette fermeté du caractère qui est le fondement de la moralité et le soutien le plus sûr d’un peuple.

Dans notre pays, d’ailleurs, combien sont rares les professeurs qui mêlent des réflexions morales aux réflexions littéraires, grammaticales ou historiques ? M. Marion l’a remarqué avec raison dans son rapport : une timidité toute française retient l’expression des vérités morales sur la lèvres « des mieux intentionnés, des meilleurs parmi les éducateurs. » Au lieu de mettre notre pudeur à ne rien dire d’immoral, nous la mettons à ne pas faire de morale. Un de nos écrivains déclarait naguère que, pendant toutes ses années de collège, il n’avait point entendu prononcer un seul mot sur la morale, sauf en philosophie. Et nos universitaires de se récrier. Nous pouvons cependant, pour notre compte, en dire autant. Jamais nous n’avons entendu faire une réflexion morale, même sur une version du de Officiis. Envoyez votre enfant à l’école primaire, on lui fera un cours de morale ; envoyez-le au lycée, il n’entendra pas parler de morale avant d’être arrivé à la classe de philosophie, — s’il y arrive. Et il en sera ainsi tant que nos professeurs de grammaire où de littérature ne seront pas en même temps des moralistes, tant qu’ils n’auront pas eux-mêmes suivi préalablement un cours de morale appliquée à la pédagogie, tant qu’ils n’auront pas reçu une bonne culture philosophique, constatée par des examens sévères. Croit-on qu’un professeur de philosophie rougirait, lui, avec l’autorité que donne la science, de parler morale et instruction civique à des enfans français, de leur enseigner ce qu’ils doivent à leur famille et à leur patrie ? La pudeur à rebours dont nous parlions tout à l’heure n’est, au fond, chez nos maîtres de grammaire, de littérature et d’histoire, que la pudeur de l’ignorance. C’est sa seule excuse.

Aux chances douteuses de la moralisation spontanée par la littérature et l’histoire, nous demandons que l’on substitue une doctrine précise de la vie, un enseignement scientifique de la morale. Il est un préjugé répandu, c’est que la morale n’est point assez scientifique pour être enseignée. On étend à la morale tout entière les incertitudes qui peuvent rester sur le caractère absolu ou relatif de ses principes métaphysiques, comme si on étendait à la géométrie entière et à toutes les autres sciences les incertitudes qui portent sur la nature et le caractère objectif ou subjectif de l’espace, du temps, du mouvement, de la force. La vérité est que, dans la morale, il y a une partie positive et parfaitement scientifique, comme il y a une partie métaphysique. Cette dernière, qui n’est pas la moins importante, doit être réservée pour la classe de philosophie ; l’autre peut et doit être enseignée de bonne heure. La partie scientifique de la morale comprend, en premier lieu, ce que M. Guyau a appelé les règles de « la vie la plus intensive et la plus extensive, soit pour l’individu, soit pour la société. » Il existe des lois de conservation et de progrès individuel qui sont susceptibles de démonstration ; il existe des lois non moins certaines de conservation sociale et de progrès social. La vie en commun a ses conditions nécessaires qui peuvent être déterminées scientifiquement ; la subordination de l’individu au groupe dont il fait partie, à la communauté nationale, est une de ces conditions. Les écoles positiviste, utilitaire, évolutionniste peuvent ici fournir une ample moisson de faits et de lois, pour constituer la partie positive de la morale, la science des mœurs proprement dite et la science de la société. En second lieu doit venir ce que nous avons appelé ici même l’esthétique des mœurs, c’est-à-dire la considération du bien sous l’aspect de la beauté, non plus seulement de l’utilité et de la nécessité sociale. Enfin, cette étude doit s’achever, dans la classe de philosophie, par la métaphysique des mœurs, qui recherche le dernier fondement du bien dans les rapports de l’homme avec l’univers et avec le principe, quel qu’il soit, de l’évolution universelle, il y a donc en somme, dans le bien moral, une utilité privée et publique, une beauté esthétique, une rationalité philosophique, qui peuvent être objets de transmission à autrui : en ce sens, comme disait Socrate, « la vertu peut s’enseigner. » Est-ce qu’un enfant sera aussi porté à l’égoïsme quand vous lui aurez démontré tout ce que sa famille, tout ce que sa patrie, la société entière, lui ont donné, lui donnent encore à chaque instant, et tout ce qu’il leur doit en retour ? quand il aura acquis la notion claire et le vif sentiment de la solidarité nationale et de la solidarité internationale, quand il aura en même temps approfondi l’idée de la personne humaine et de sa dignité propre ? Puisque toute idée est une force, — surtout en France, — l’idée de ce qu’il y a de mieux à faire aura évidemment une force de réalisation supérieure. L’idéal, par cela même qu’il se conçoit, se réalise déjà dans notre pensée. À coup sûr, on n’est pas certain pour cela qu’il se réalisera dans nos actes, parce que d’autres idées et surtout d’autres sentimens ou tendances peuvent entrer en lutte avec lui ; mais, plus l’idée du meilleur sera claire et précise, plus elle aura de chances de victoire dans le conflit intérieur. L’autosuggestion de l’idée est un des facteurs essentiels de la résolution finale. Les facteurs inconsciens, dont l’ensemble constitue le caractère, ont sans doute une grande importance, et on pourrait dire que la volition est en raison composée : 1o des facteurs inconsciens ; 2o des facteurs consciens ; 3o des circonstances actuelles. Mais la conscience réagit sur les forces inconscientes qui agissent en nous ; elle les juge et, en les jugeant, les modifie. L’intelligence n’est pas une sorte de tribunal extérieur à nous et ayant besoin, pour exécuter ses arrêts, de faire appel à une force étrangère ; se juger soi-même, c’est déjà se récompenser ou se punir, c’est aussi commencer l’amendement de son propre caractère : il n’y a plus qu’à appuyer dans le bon sens pour que certains traits du visage moral deviennent plus saillans, tandis que les autres rentreront dans l’ombre. L’intelligence, comme toutes nos facultés, aspire à sa propre satisfaction, et, si elle n’y parvient pas, nous éprouvons un sentiment de discorde intérieure qui peut aller jusqu’au déchirement. Or l’intelligence a un caractère d’universalité et d’impersonnalité ; elle voit les choses sous un aspect général, désintéressé, comme l’œil qui nous transporte malgré nous hors de nous-mêmes, pour nous taire apercevoir un horizon indéfini, éclairé par une lumière qui s’impose victorieusement aux regards. L’intelligence commence donc à ouvrir le moi : elle est, comme le regard, altruiste par essence. Elle est aussi, selon l’expression de Kant, législatrice. Elle tend à ériger tout en loi, parce que sa nature est de saisir la loi, qui seule peut la satisfaire. Si naturelle est cette tendance, que nous élevons toujours nos actions au rang de maximes, de théories. Nous trouvons des règles pour expliquer et justifier même une faute. Aussi la prétendue sagesse des nations fournit-elle des « maximes » pour le mal comme pour le bien. En un mot, nous voulons toujours élever le fait à la dignité d’idée. Une faute de conduite est un sophisme en action, et, nous dit Dante, le diable même est « bon logicien. » La morale, sérieusement étudiée, peut seule substituer la vérité aux sophismes du cœur ; seule elle peut élever la pensée du jeune homme à la considération de ses fins universelles, à la conscience réfléchie de sa fonction nationale, — qu’elle soit scientifique ou littéraire, — ainsi que des rapports qui existent entre cette fonction et le bien de la patrie, de l’humanité entière. Il faudrait donc introduire dans l’éducation laïque ce qui est en usage dans l’éducation religieuse : l’action constante sur les sentimens, et aussi l’action constante sur les idées, par une étude de plus en plus approfondie des principes moraux et de leurs applications.


On nous dira peut-être que l’enseignement de la morale dans les collèges se heurtera alors aux mêmes difficultés que dans les écoles ; le professeur ne saura s’il doit prononcer devant ses élèves le nom de Dieu s’il a le droit d’enseigner tout au moins une morale spiritualiste. Mais, dès aujourd’hui, dans le programme de l’enseignement spécial, ne voyons-nous pas cette mention : « Devoirs religieux et droits correspondans ; rôle du sentiment religieux en morale ? » Dans le programme de l’enseignement secondaire pour les jeunes filles, ne trouvons-nous pas également : « Devoirs religieux et droits correspondans ; rôle du sentiment religieux en morale. Les sanctions de la morale : rapport de la vertu et du bonheur. La vie future et Dieu. » Enfin, dans le programme du baccalauréat ès lettres, nous lisons : « La morale religieuse ; devoirs envers Dieu. Dieu, son existence et ses attributs. Immortalité de l’âme. » Nous ne voyons donc point pourquoi on n’oserait prononcer le nom de Dieu devant les jeunes enfans de nos collèges, en observant d’ailleurs ce qui est recommandé dans le programme des écoles primaires : « L’instituteur n’est pas chargé de faire un cours ex professo sur la nature et sur les attributs de Dieu ; il associe étroitement dans leur esprit à l’idée de la cause première et de l’être parfait un sentiment de respect et de vénération, et il habitue chacun d’eux à environner du même respect cette notion de Dieu, alors même qu’elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion. »

On a, de certains côtés, blâmé cette rédaction, si réservée pourtant et si sage, et il faudrait peut-être s’attendre à quelques récriminations si l’enseignement moral était organisé dans les collèges. C’est qu’on ne fait point ici les distinctions nécessaires. L’enseignement de la morale ne doit pas être « confessionnel, » car alors il choquerait la liberté de conscience, dans un pays aussi divisé que le nôtre, mais il ne s’ensuit pas que l’enseignement moral doive être absolument étranger à toute doctrine philosophique, ni même que le nom de Dieu en doive être banni comme celui de la vierge, des saints, de Luther et de Calvin. Bien plus, étant donné l’état actuel des esprits en France, loin d’être contraires à la laïcité de l’enseignement, des notions très générales sur Dieu sont un des moyens les plus sûrs d’entretenir l’esprit laïque et de combattre l’esprit clérical. C’est précisément, en effet, pour dégager l’idée de Dieu de ses accessoires confessionnels qu’il convient d’en parler aux enfans sous une forme large et libérale. Il faut leur faire comprendre que cette idée de Dieu n’est pas nécessairement liée à celles de confession, de communion, de damnation, etc. Par là un esprit de tolérance, trop rare encore chez nous, s’insinuera peu à peu dans la jeunesse. Au contraire, faites le silence absolu sur toutes ces questions ; vous laisserez croire qu’elles sont non philosophiques, mais uniquement théologiques ; par cela même vous déchaînerez au sein de notre pays tous les fanatismes, soit religieux, soit antireligieux. Les adversaires mêmes des religions positives vont donc contre leur but en voulant proscrire de l’enseignement ce qu’ils appellent la « religion naturelle, » et en habituant les enfans à confondre (comme ils le font d’ailleurs eux-mêmes) les opinions philosophiques avec les dogmes théologiques. Quoi qu’on pense des religions positives et même de la « religion naturelle, » les diverses formes que prend la foi en un principe supérieur à l’univers ont un fondement commun, bon ou mauvais, et ce fondement est surtout d’ordre moral. Or, on ne peut guère admettre qu’un jeune Français ne connaisse pas les raisons et les sentimens qui sont la base commune des diverses religions dans tous les pays civilisés. En évitant la forme dogmatique, il est essentiel de dégager ces raisons, dont les enfans devenus hommes auront plus tard à apprécier, — s’ils le peuvent, — la valeur absolue ou relative. Un tel enseignement est d’autant plus admissible que, dans toutes les religions et aussi dans toutes les philosophies depuis Kant, la notion de Dieu est représentée comme un objet de pure croyance ou de « loi, » principalement de foi morale, nullement comme un objet de science ou de démonstration. Il serait même tout aussi contraire à l’orthodoxie religieuse qu’à la philosophie contemporaine de prétendre « démontrer » Dieu comme un théorème de géométrie ou une loi de physique. Ce n’est pas sur notre « science » que s’appuie l’idée de Dieu ; c’est au contraire sur notre ignorance théorique du secret de l’être et sur la conception que nous nous formons de notre idéal pratique. L’ignorance de ce qui est au fond des choses, jointe à la pensée de ce qui devrait être et de ce que nous voulons réaliser pour notre part, voilà les deux principes philosophiques de toute croyance en Dieu. Nous ne disons pas que ces principes entraînent nécessairement cette croyance, comme les prémisses d’un syllogisme entraînent la conclusion, puisque ce ne serait plus alors une vraie « croyance volontaire ; » mais nous disons que ces deux raisons, suffisantes ou non au point de vue de la pure logique, doivent être connues de tous, et qu’une éducation ne serait pas complète qui ne les ferait pas connaître. La philosophie des religions, en définitive, fait elle-même partie de la philosophie, quelle que soit la conclusion qu’on adopte pour ou contre « l’irréligion de l’avenir. »

Que le philosophe et le prêtre, dans notre pays, accomplissent donc chacun ce qu’ils croient le meilleur, mais que leur rivalité ne dégénère ni en haine ni en guerre mutuelle. Moins que tout autre, le philosophe doit oublier que la vérité est toujours relative, en ce qui concerne surtout le dernier fond de l’être, le secret de l’existence et la fin suprême de la vie. S’il y a des mythes et des symboles dans les religions, le philosophe et le savant doivent reconnaître qu’il y a aussi du symbolique, de l’imaginatif, disons le mot, du mythique jusque dans les conceptions les plus abstraites de la métaphysique ou même de la science. Et les conceptions matérialistes n’y échappent pas ; elles y échappent moins que les autres. En effet, elles composent tout avec des atomes, c’est-à-dire avec des espèces de grains de poussière ayant des formes représentables, qu’elles font tournoyer dans l’espace comme en un trou immense. N’est-ce pas là de la mythologie au premier chef, et ne faut-il pas une rare ingénuité pour croire que cette danse de petits cubes ou de petites sphères soit le fond même de l’être, de la vie, du sentiment, de la pensée ? Si les religions font de l’anthropomorphisme, le matérialisme fait de l’hylomorphisme, et il est douteux qu’il soit pour cela plus rapproché du sanctuaire impénétrable de l’être. Savans, métaphysiciens et prêtres peuvent également dire avec le poète :

Nous contemplons l’obscur, l’inconnu, l’invisible ;
Nous sondons le réel, l’idéal, le possible ;
....................
Nous regardons trembler l’ombre indéterminée.

Si donc l’esprit humain est nécessairement dans le domaine du relatif, l’absolutisme est un abus plus intolérable et plus illogique encore chez le philosophe, qui, tout en se croyant plus voisin de la vérité, doit pourtant savoir qu’il la traduit toujours en langage humain et, à vrai dire, en images. Substance, cause, force, fin, être, essence, âme. Dieu, matière même, — autant d’images, autant de métaphores, autant de traductions symboliques d’un texte impénétrable. Soyons donc tolérans et ne nous voilons pas la face si, en dehors de toute confession religieuse, on parle vaguement aux enfans de France du Dieu en qui espère le genre humain, au lieu de leur parler de la matière première, qui n’est guère plus intelligible, ou de la substance, ou de la force. Pour l’athée même, l’idée de Dieu demeure encore le plus haut symbole de l’idéal moral en voie de réalisation dans le monde et dans l’humanité. De plus, la négation absolue de toute puissance morale immanente au monde et lui imprimant une direction est un dogmatisme retourné, aussi indémontrable au fond que le théisme. Qui peut affirmer qu’il n’y a dans l’univers aucun ressort moral, que le monde, bien qu’il soit arrivé à produire des êtres moraux, est en son principe absolument amoral et même immoral ? À défaut d’une vérité et d’une certitude démontrables, cette doctrine offre-t-elle tant d’avantages, privés ou publics, qu’on doive l’inculquer dès l’enfance ? Belle découverte pour des enfans, bel encouragement pour des maîtres que de leur dire tout d’abord : — L’univers est livré à un conflit de forces brutales, que ne domine et ne règle aucun ressort moral ; notre idéal d’un bien infini est une chimère que la nature ne connaît pas et ne réalisera jamais ; l’absence de moralité est au fond même de la nature, et notre prétendue moralité n’est qu’une utilité sociale, toute relative aux idées de l’homme ! — Il est clair que l’éducateur ne peut, au nom de l’état, enseigner une telle doctrine. La croyance contraire, idéaliste et théiste, est celle de la presque totalité des Français, à l’exception de quelques philosophes ou de quelques esprits imbus d’idées philosophiques. Ces derniers ne sont pas obligés d’envoyer leurs enfans dans les collèges de l’état. Pourquoi d’ailleurs, dans ces écoles ou collèges, les idées personnelles du père devraient-elles être exclusivement respectées, tandis que les idées et sentimens généraux de la nation n’auraient droit à aucun respect ? De deux choses l’une, ou l’enfant s’élèvera tout seul, et alors sa « liberté de conscience » ne subira pas la moindre « atteinte ; » ou l’enfant ne peut s’élever seul, et alors comment le soustraire à toutes les idées qui sont traditionnelles de génération en génération dans la patrie commune ? Chacun doit consentir à ce que ses enfans, s’il confie à l’état le soin de les élever, subissent l’influence générale. Quant à ceux qui peuvent les élever eux-mêmes, qu’ils les instruisent selon leur conscience, mais qu’ils reconnaissent qu’en somme ils ne font que substituer ainsi une influence à une autre.

Si l’État voulait abandonner toute direction sous prétexte de sauvegarder exclusivement « l’opinion des pères de famille, » ainsi érigée en dogme, il faudrait alors proscrire des écoles tout enseignement de la morale quel qu’il fût ; ne pas blâmer le suicide devant les enfans, car leur père peut être partisan du suicide ; ne pas blâmer les unions libres, car leur père peut être partisan des unions libres ; ne pas enseigner le respect de la propriété, car leur père peut être ennemi de la propriété ; ne pas parler d’ordre public, de loi et de constitution, car leur père peut être anarchiste. Effacez même dans les écoles le nom de patrie et supprimez-y le drapeau français, car il y a des socialistes pour qui les drapeaux ne sont que des illusions diversement colorées, pour qui la patrie est un reste d’idolâtrie religieuse, une entité métaphysique, contraire aux idées humanitaires ; il est des socialistes pour qui il n’y a ni Français ni Allemands, mais seulement des prolétaires d’un côté et, de l’autre, des capitalistes, qui sont les ennemis. La patrie, pour un sceptique désabusé, est un mot aussi suspect d’idéologie que celui de Dieu, et il est certain que, si l’on a commis des crimes au nom de Dieu, on en a commis aussi au nom de la patrie.


Selon nous, le meilleur moyen d’agir sur la moralité des enfans ou des jeunes gens, et cela en dehors des opinions religieuses, — ce serait précisément de leur présenter la morale sous un aspect civique et patriotique. D’après les rapports des instituteurs et inspecteurs sur les résultats de l’enseignement moral dans les écoles, ce sont les idées et sentimens de patriotisme qui ont fait au cœur de la jeunesse les plus remarquables progrès. Aujourd’hui, paraît-il, on a plutôt besoin de modérer que d’exciter chez les enfans de nos écoles l’enthousiasme national. Dans les lycées et collèges, la discipline intérieure et l’éducation morale pourraient être présentées comme des formes essentielles de civisme et, sous cet aspect nouveau, elles seraient acceptées de tous. Il faudrait montrer dans la vie du lycée l’apprentissage de la vie nationale, dans le respect de la règle, l’initiation au respect de la loi nationale et la préparation à la discipline militaire ; il faudrait dire à ces enfans que la France a besoin de générations qui sachent, non par soumission aveugle, mais par soumission volontaire, obéir à une loi dont leur raison reconnaît la nécessité. Pour nous, nous pensons qu’en parlant aux élèves de ce qu’ils doivent à leur pays, on y pourrait tout faire rentrer. Il faudrait que le côté national de leurs études fut mis en lumière et que la paresse leur apparût ce qu’elle est réellement, une ingratitude envers la patrie. Si vous leur enseignez la grammaire française, parlez-leur de la France, de sa langue, de son influence, du devoir qu’a chacun de nous de continuer une tradition glorieuse. Si vous leur enseignez les lettres latines, parlez encore de la France, de ses rapports avec le monde romain et avec la littérature romaine. Si vous leur enseignez les sciences, parlez encore une fois de la France, de sa réputation scientifique à maintenir, de son industrie et de ses arts à défendre contre la concurrence étrangère. Donnez de même une couleur civique aux idées morales : ce sera le meilleur moyen de faire la part de l’enseignement religieux et de l’enseignement laïque. Quel ministre d’une religion positive trouverait mauvais que les représentans de l’État parlent, au nom de la patrie, des devoirs envers la patrie ? De même que, pour le croyant, tout devoir est un devoir envers Dieu, de même, pour celui qui aime la France, tout devoir devient un devoir envers la France[2].


III.

Les études littéraires n’ont pas moins besoin d’être organisées que les études morales. On a trouvé vieillis les anciens exercices littéraires, discours latin, vers latins, etc. Les Français, il est vrai, pratiquaient déjà l’argutè loqui quand ils n’étaient encore que des Gaulois ; n’importe, on a attribué au discours latin les défauts de notre race, au lieu d’attribuer aux défauts de notre race ceux de nos discours latins. On a aussi trouvé vieillie l’ancienne critique littéraire et, sous l’influence de M. Michel Bréal, on lui a substitué de la philologie et de l’histoire. Aux enfans de quatrième on raconte les transformations de l’accent tonique dans les mots d’origine populaire, l’histoire des mots tirés du latin par les savans ou celle des « doublets. » Qui connaît les doublets, hormis quelques philologues, et qui a besoin de les connaître ? La philologie et l’érudition historique sont les deux grandes ennemies de l’instruction. Aux jeunes gens de seconde, on énumère des écrivains du dernier ordre ; on se perd dans les origines de notre littérature et dans les ébauches par où son enfance a débuté. Sous prétexte d’éviter le dogmatisme dans les cours de littérature, on emplit les têtes, comme pour en faire des catalogues vivans, de noms d’auteurs et de noms d’ouvrages, — depuis Pierre Leroy, Gillet, Chrétien Pillon, jusqu’à Raquin, du Bellay, Baïf, Jodelle, etc.

Pour nous, nous voudrions que l’enseignement des lettres aboutît, non à cet inventaire historique, ni à ces vaines curiosités philologiques, mais à une doctrine de l’art et de la littérature ; que les études littéraires fussent une esthétique à la fois sentie, raisonnée et appliquée. Comment les jeunes gens s’intéresseront-ils aux œuvres des grands écrivains, même replacées en leur milieu historique, s’il leur manque des idées directrices et, pour dire le mot, des principes, — soit esthétiques, soit moraux et sociaux, — qui animent chaque lecture, lui donnent un but et une signification ? Or, tout ce qui ressemble à une doctrine quelconque, nous ne disons pas dogmatique, mais libre, ouverte, conjecturale même, on l’a banni de l’enseignement. Là serait cependant, selon nous, le vrai et seul « centre de gravité ; » avoir des idées, avoir une opinion littéraire, une croyance morale et sociale, une vue générale de la nature et de ses grandes lois, puis, avec ces idées directrices, coordonner toutes les autres idées, coordonner les faits de la science, de l’histoire, de l’art ; introduire du même coup l’ordre et un sens dans les explications d’auteurs ; enfin et surtout s’exercer soi-même à exprimer des idées et des sentimens, à composer de petites œuvres de goût ou de raisonnement, mettre ainsi ses pensées en action et en forme, sous le contrôle perpétuel des modèles classiques : voilà qui ferait la vie de l’enseignement secondaire, où, aujourd’hui, ce ne sont pas seulement les langues qui sont mortes, mais les idées et les sentimens. Les maîtres eux-mêmes n’ayant pas d’idées, comment les élèves on auraient-ils ?

Si le professeur de philosophie, ou, à son défaut, celui même de littérature après avoir reçu une meilleure instruction philosophique. parlait aux élèves des diverses théories sur le beau, sur le sublime, sur la grâce et ses conditions, sur l’objet de l’art, sur l’idéalisme et le réalisme, sur les classiques, les romantiques et les naturalistes, sur la poésie, la sculpture, la peinture, l’architecture, la musique, — Et cela avec l’aide de gravures, de photographies ou de plâtres, qui serviraient à de véritables leçons de choses ; avec l’aide aussi de ces autres leçons de choses que fournirait un texte bien choisi de Virgile ou de Tacite, de Racine ou d’Hugo, croit-on que les élèves n’y prendraient aucun intérêt, n’en retireraient pas à la fois plus de plaisir et de profit que de l’emmagasinage purement historique ou philologique ?


IV.

Comme l’étude de la littérature devrait aboutir à une doctrine élémentaire de l’art, ainsi celle de l’histoire aurait besoin d’être complétée par une doctrine élémentaire de la société humaine et de son développement. Mal entendu, l’enseignement historique se perd dans le détail de menus faits qui n’offrent plus aucun sens[3]. Bien compris et rattaché à des idées générales, l’enseignement historique devient une partie essentielle de l’éducation. L’être qui n’a aucune notion de l’histoire est neuf dans le monde comme un enfant, et même comme un orphelin qui n’aurait jamais connu ses parens. Il lui manque le sentiment de la solidarité humaine et de la solidarité nationale. Il lui manque aussi le sens du temps, ce facteur essentiel de tout ce qui est durable ; il sera la dupe de toutes les utopies improvisées, abstraites, construites en dehors de la durée et de l’histoire. Le premier rêveur venu lui fera croire que tout, en France et dans le monde, peut être changé du jour au lendemain. Il n’a l’idée ni du progrès historique ni de la continuité historique. Les sectaires qui font commencer l’histoire de France à la révolution française, par exemple, sont ou des ignorans de l’histoire ou des faussaires de l’histoire. Le malheur est que rien ne se fausse aussi facilement. Aussi y a-t-il beaucoup à rabattre sur la « moralité de l’histoire, » telle qu’on l’enseigne aujourd’hui, tout comme sur la moralité de la nature. M. Lavisse le confesse lui-même dans son rapport enthousiaste sur l’enseignement historique (qu’il substituerait avec empressement, semble-t-il, à l’enseignement de la philosophie). Il n’est pas vrai, avoue M. Lavisse, que les justes soient toujours récompensés et les méchans toujours punis : « le mensonge et la violence procurent parfois des succès dont la valeur pratique n’est pas diminuée par l’immoralité des moyens. » Il n’est pas vrai non plus que les destinées des peuples soient expliquées et justifiées uniquement par leurs vertus et leurs vices : « il entre dans la fortune et la force d’une nation d’autres élémens. » Trop souvent, dans l’histoire, « les fautes sont plus que des crimes, » et elles ne sont expiées « ni par les hommes, ni par les générations qui les ont commises. » D’après cela, si la morale est dans l’histoire, elle y est incognito, pourrait-on dire en parodiant un mot célèbre. Malgré ces prémisses, où l’histoire est représentée sous des traits qui rappellent fort la lutte pour la vie dans la nature, c’est au professeur d’histoire que M. Lavisse veut confier l’instruction civique et même morale. Quant au professeur de philosophie, il semble qu’il le renverrait volontiers aux universités. Que l’historien soit un moraliste, rien en effet de plus désirable ; mais de quelle manière fera-t-on pénétrer la moralité dans l’histoire ? Voilà la question. « Il n’y a point de panégyristes, répond M. Lavisse, pour des coquins avérés. » Est-ce bien sûr, s’ils ont réussi ? « Le professeur d’histoire s’arrêtera devant les honnêtes gens, quand il en rencontrera. » — Cette restriction est inquiétante. À vrai dire, ce qu’il y a de plus beau et de plus moral dans l’histoire, c’est encore la légende : — le chevalier d’Assas qui devient le sergent Dubois, — le mot de Cambronne : « La garde meurt, » etc. Si l’enseignement des lettres et des sciences, continue l’éminent historien, forme l’honnête homme cultivé, c’est « l’enseignement de l’histoire qui doit préparer l’écolier à la vie pour une date précise et des conditions déterminées. » Et M. Lavisse lui-même a mis en pratique cette méthode dans les livres si remarquables qu’il a publiés pour les écoles primaires. « Nos désastres, dit-il aux enfans, nous apprennent qu’il ne faut pas aimer ceux qui nous haïssent, qu’il faut aimer avant tout et par-dessus tout la France notre patrie, et l’humanité ensuite. » Nous craignons que cette façon, — presque inévitable chez les purs historiens, — d’entendre la moralité de l’histoire ne sème le vent pour récolter la tempête. Ce n’est point ainsi que nous voudrions introduire dans l’histoire les idées morales, sans lesquelles elle n’est qu’un long et sanglant récit de haines et de luttes intérieures ou extérieures, le cauchemar écrit de l’humanité. L’histoire, selon nous, doit servir à établir les bases positives d’une véritable science sociale, et c’est ainsi seulement qu’elle aura sa moralité, parce qu’elle mettra en relief certaines conditions morales et politiques sans lesquelles un peuple ne peut être ni grand, ni fort. Auguste Comte avait raison de dire que les sociétés ont des lois démontrables « d’existence ou d’équilibre, » dont l’ensemble est la « statique sociale, » et des lois démontrables « de mouvement ou de développement, » dont l’ensemble est la a dynamique sociale. » Stuart Mill donne pour exemple les lois suivantes, qui expriment les conditions minima de stabilité sociale : 1o « un système d’éducation et de discipline coercitive s’opposant à la tendance naturelle de l’humanité vers l’anarchie ; » 2o l’existence d’un « sentiment de dévouement, » qui peut s’adresser « soit à un Dieu ou à des dieux communs, gardiens de l’État, » soit à « de certaines personnes représentant l’État, » soit à des lois, à des libertés, à des coutumes anciennes. Dans toutes les sociétés politiques qui ont eu une longue existence, il y a eu un « point établi, » quelque chose « que le peuple s’accordait à tenir pour sacré ; » 3o l’existence d’un « principe vivant et actif de cohésion entre les citoyens, » qui leur fasse vraiment sentir qu’ils ne forment « qu’un seul peuple. » Stuart Mill démontre qu’en dehors de ces conditions, un peuple est virtuellement à l’état de guerre civile et ne peut jamais y échapper longtemps en fait. L’histoire a donc bien sa moralité, non en ce sens que les tyrans sont punis et les bons citoyens chargés d’honneurs, mais en ce sens qu’il y a des règles sociales et politiques auxquelles un peuple ne peut impunément se soustraire.

C’est seulement dans la science sociale que l’histoire trouvera sa signification et sa valeur éducative. Si l’on objecte que la science sociale est encore embryonnaire, nous répondrons que le petit nombre de vérités déjà établies dans son domaine est bien supérieur à toutes les applications sans règle fixe dont les historiens de profession se contentent et qui changent de l’un à l’autre à propos des mêmes faits. Chaque narrateur range les événemens à sa guise, dans la perspective qui lui plaît, selon des plans différens : la même histoire conclut à l’apothéose ou à l’anathème.

Avec l’éducation morale, M. Lavisse attribue au professeur d’histoire l’enseignement civique et politique. Il demande que le professeur d’histoire contemporaine, « à la fin du cours, se réserve le temps nécessaire pour traiter théoriquement, mais avec l’appui des faits, les questions de notre siècle. » Nous venons de voir ce qu’il faut penser de cet « appui des faits, » surtout quand il s’agit des événemens de l’histoire contemporaine. Quel est le parti politique qui ne prétend avoir l’appui des faits, et qui, effectivement, ne peut citer un bon nombre de faits en sa faveur ? Les faits physiques ont une signification précise, mais il y a des faits historiques pour tout le monde et pour toutes les causes ; il y en a pour et contre la monarchie, il y en a pour et contre la république : tout dépend de la manière de les disposer, comme les pions sur l’échiquier. Est-il rien de plus muet que la plupart des faits historiques, si on ne leur fait pas dire quelque chose, et de plus ambigu, dès qu’on veut les faire parler ? En alignant ses « petits faits, » M. Taine les a orientés comme il a voulu. Un orateur de la droite trouve ses argumens dans l’histoire, un orateur de la gauche les y trouve tout aussi bien. L’histoire, principalement contemporaine, prouve tout et ne prouve rien. Les événemens mêmes de notre siècle ne sont encore que des documens dont la valeur définitive est incertaine. L’histoire de Napoléon Ier, par exemple, n’est pas faite. Lisez Lanfrey après Thiers, Taine après Lanfrey, et concluez si vous pouvez. Ce n’est pas quand on est encore au pied de la montagne qu’on peut se rendre bien compte de l’horizon, de la grandeur et de la situation relative des objets : il faut voir de plus loin et de plus haut. L’enseignement de l’histoire contemporaine, dès qu’il sort du récit pur et simple des grands événemens, devient de plus en plus aventureux ; c’est de tous les enseignemens celui qui doit être le plus réservé, le plus libre d’appréciations, à plus forte raison de théories. On s’est même plusieurs fois demandé s’il convenait de laisser subsister cet enseignement de l’histoire contemporaine. M. Maneuvrier, entre autres, craint que les maîtres n’éveillent de légitimes susceptibilités. Comment, dit-il, ne pas émouvoir le cœur des jeunes gens, en racontant des événemens auxquels leurs amis, leurs parens, leurs pères ont pris part ? « Vous avez fatalement devant vous des fils de vainqueurs ou de vaincus. » Il faut bannir des lycées tout ce qui peut, en blessant les consciences, y faire lever le triste levain de la haine : « que la camaraderie nous donne pour quelques années, quelque part, l’illusion de la fraternité, et nous fasse une France indivisée. » Nous ne pensons pas cependant que le cours d’histoire contemporaine doive être supprimé : il faut seulement le restreindre à l’exposé des faits incontestés et incontestables, en dehors de toute opinion particulière.

Si l’histoire contemporaine, quand elle s’érige en doctrine politique, devient nécessairement blessante, c’est qu’elle s’occupe nécessairement des personnes et constitue, en somme, une série de « personnalités. » Au contraire, une théorie pure, exposée par un philosophe, n’a rien de blessant pour ceux qui ont une conviction contraire, parce que les idées sont essentiellement impersonnelles. Pouvez-vous nier, par exemple, fussiez-vous monarchiste, qu’il existe une théorie du gouvernement républicain, et, fussiez-vous républicain, qu’il existe une théorie du gouvernement monarchique ? Entre ces deux théories, vous avez le libre choix, mais encore est-il bon, pour que votre choix soit éclairé et effectivement libre, de les connaître. Comment donc un jeune homme, comment un père de famille, quelles que soient leurs opinions, pourraient-ils trouver mauvais qu’un professeur expose d’une manière toute philosophique les principes régulateurs des diverses formes de gouvernement, les avantages que chacune d’elles se propose, les dangers qui lui sont propres, les moyens qu’on peut employer pour obtenir les avantages et éviter les dangers ? Ce sont là des problèmes de science pure. Étant donné un gouvernement de forme démocratique, il est clair qu’il a certaines conditions à remplir. Étant donné ce fait, que la France a aujourd’hui une constitution républicaine, il est clair que tout homme éclairé et dévoué à son pays doit connaître les principes de cette constitution. On demande sans cesse à la réviser et on ne la connaît même pas. Si nous avons deux chambres et non une seule, c’est sans doute qu’il y a une raison théorique, bonne ou mauvaise, en faveur de ce système, et que cette raison est celle qui a prévalu. Supposez même que le professeur de philosophie laisse voir son opinion personnelle en politique, aucun de ses élèves ne peut s’en trouver froissé ; il n’y a rien de blessant pour vous à ce que je sois républicain ou monarchiste. Ce qui est blessant, c’est de raconter « l’histoire » de la république en traitant tous les républicains de fous et de brigands, ou « l’histoire » de la monarchie en traitant tous les monarchistes de tyrans et de traîtres à la patrie[4]. En conséquence, rien de plus stérile que la plupart des discussions politico-historiques. Les esprits ne s’y peuvent mettre d’accord ni sur les hommes, ni sur les choses, ni sur le cours des événemens, ni sur l’enseignement qui en ressort. Se sont-ils au moins éclairés l’un l’autre ? Pas le moins du monde : chacun s’en va comme il était venu, souvent plus aigri. Que les discussions politico-philosophiques, elles aussi, n’aboutissent pas à l’accord, soit ; mais au moins les esprits se seront fourni l’un à l’autre un certain nombre d’idées, des élémens de solution dont chacun, quelle que soit à la fin la théorie préférée, conservera une valeur relative dans l’ensemble. Disputez sur les événemens et les hommes de la révolution française, sur Robespierre, sur Danton, etc., ce sera du temps perdu ; discutez sur les « principes » de 89 et sur les théories qui s’y rattachent, vous aurez beau garder finalement votre système personnel, le système de votre contradicteur (quand même vous ne l’avoueriez pas) vous aura instruit. Nous pensons donc que le professeur de philosophie peut seul donner à un enseignement élémentaire de la politique le degré d’élévation et de sereine impartialité plus nécessaires ici qu’ailleurs : c’est à la classe de philosophie que ces hautes questions doivent être réservées.

Toujours est-il que l’enseignement classique ne doit pas rester au-dessous de l’enseignement primaire et de l’enseignement spécial, qui ont tous les deux leur programme « d’instruction civique, de droit usuel et d’économie politique. » Comme le remarque avec raison M. Lavisse, l’élève de nos lycées sera électeur trois ans, plus souvent deux ans, voire même un an après s’être levé des bancs du collège. L’instruction civique lui est donc encore plus indispensable qu’aux élèves des écoles primaires. Quant à l’économie politique, outre son utilité pour l’industrie, le commerce et les finances, elle seule peut empêcher l’enfant devenu homme de se fier aux rêveries des utopistes ; elle lui montre les vraies relations entre le capital et le travail, la valeur réciproque du travail intellectuel et du travail manuel, les ressources que peuvent produire l’épargne, l’association, etc. Ce n’est pas en maintenant les enfans de la bourgeoisie dans l’ignorance des questions économiques et sociales qu’on les rendra capables de résister au flot toujours montant du socialisme.


V.

Les études classiques doivent aboutir, pour tous les élèves, à un enseignement complet de la philosophie. Il y a en ce moment chez nous un travail de rénovation philosophique et, comme on dit volontiers, d’évolution ; de là un inconvénient et un avantage. L’inconvénient, qu’atténuerait un enseignement plus simple et plus élémentaire, c’est une certaine confusion, née de la richesse même des idées, et aussi des incertitudes qui existent encore sur bien des points. L’avantage, c’est de donner aux jeunes esprits le spectacle de la vie et du progrès, de la fermentation féconde des idées. Le maître, en présence de ses élèves, pratique cette recherche de la vérité où Malebranche voyait le plus divin usage de la raison humaine : il les fait assister au travail de sa pensée et, par là, les exerce à penser eux-mêmes. En outre, dit M. Lachelier[5], c’est pour les élèves un grand avantage moral, de sentir que le maître ne leur dit que ce qui lui paraît vrai et qu’ils n’auront à répéter que ce dont ils seront persuadés eux-mêmes : « Nos classes de philosophie sont avant tout, aujourd’hui, une école de sincérité. » —

Faut-il, comme on l’a proposé, exclure de l’enseignement la métaphysique ? Les parties de la philosophie les plus désintéressées et les plus élevées sont aussi les plus belles. Nous ne tenons pas autant à la « psycho-physique » et à ses expériences, à la logique et à ses abstractions, qu’aux grandes théories sur la nature, sur l’homme et sur les premiers principes. Gardons-nous de prendre le degré de certitude positive pour mesure de la vertu éducatrice. C’est précisément parce que la philosophie générale n’est pas une science positive, qu’elle a une plus grande valeur esthétique et morale. Les « certitudes » ne sont pas ce qu’il y a de plus important pour l’éducation de l’esprit : nous vivons et agissons, la plupart du temps, au milieu des probabilités, et Leibniz avait raison de dire que « l’appréciation des probables » est encore supérieure à « l’appréciation des certitudes. » Le but que doit se proposer l’enseignement n’est pas de résoudre toutes les difficultés, mais de mettre le jeune homme, par une méthode qui ne soit ni dogmatique, ni sceptique, au courant des controverses où il sera nécessairement témoin et partie dès qu’il entrera dans la vie commune. Les problèmes de philosophie générale sont, d’ailleurs, intimement liés aux problèmes moraux et religieux ; le jeune homme ne peut sortir du lycée sans un critérium, sans des idées directrices au milieu des contradictions qui travaillent la société française. L’enseignement secondaire doit donc, sur le fondement des études scientifiques et littéraires, ébaucher une doctrine de la science et une doctrine de la vie, pour aboutir à la considération des problèmes ultimes de l’existence et de la conduite. Seule, la philosophie première met l’esprit en face de ces grands problèmes, seule elle donne, sur plus d’un point, le sentiment de l’insoluble même, qui est plus important que telles solutions scientifiques, parce qu’il est le sentiment du sublime. Au-dessus de ce que les Anglais appellent « l’émotion cosmique » s’élève cette émotion métaphysique qui fait le fond du sentiment moral et religieux.

L’esprit de la philosophie première, dans l’enseignement, doit être et, de fait, est chez nous conforme à la partie durable de la Critique kantienne. Conséquemment, il doit aboutir à montrer les limites de la connaissance proprement dite. Là-dessus, tous les philosophes seront d’accord ; les positivistes ne pourront se plaindre d’un enseignement qui, en définitive, fait une place légitime à quelques-uns de leurs principes, mais en les démontrant par l’analyse des conditions de la connaissance, — ce qu’eux-mêmes ne font pas. Les croyans des diverses religions ne pourront davantage trouver mauvais qu’on marque les frontières du savoir humain, puisque c’est précisément au-delà que commencent leurs croyances. « Tout côté mystérieux enlevé à l’ancienne explication de l’univers, dit Spencer, est ajouté à la nouvelle interprétation. L’hypothèse de la nébuleuse ne jette aucune lumière sur l’origine de la matière diffuse, et il faut rendre compte de la matière diffuse tout autant que d’une matière concrète. La genèse d’un atome n’est pas plus facile à concevoir que la genèse d’une planète. »

À cette partie critique de la philosophie, il ne faut pas craindre d’ajouter une partie positive et constructive ; mais que sera-t-elle ? Nous répondrons : l’essentiel est qu’elle ne soit pas matérialiste. Nous considérons, en effet, comme aujourd’hui démontrée l’insuffisance du matérialisme en tant qu’explication adéquate du monde. Seuls, des hommes incompétens peuvent admettre le dogmatisme matérialiste et croire que des atomes bruts, disposés d’une certaine manière, comme les diverses pièces d’un moulin, arriveront à penser. Le matérialisme n’est pas même parvenu à se définir, ni à définir son premier principe : la matière. Le plus grand service qu’un philosophe pourrait lui rendre, ce serait de le construire logiquement ; après quoi on s’apercevrait qu’il tient dans ces deux lignes : — Tout est matière, mais nous ne savons pas ce qu’est la matière ; être = matière, matière = x.

Ni en Allemagne, ni en Angleterre, ni en France, parmi les philosophes proprement dits et au courant de la critique kantienne, vous ne trouverez de matérialistes ; vous n’en trouverez que parmi les savans, et cela, — il faut bien le dire, — parce que ces savans sont des ignorans en philosophie. Quant aux positivistes et aux évolutionnistes, depuis Comte et Littré jusqu’à Spencer, ils ont toujours affirmé avec énergie que, s’ils n’étaient pas spiritualistes, ils n’étaient pas davantage matérialistes, et encore moins. Personne ne saurait donc se plaindre de ce que la critique du dogmatisme matérialiste ait sa place marquée dans l’enseignement philosophique, comme elle l’a dans la philosophie même de notre temps.

Ceci admis, nous irions plus loin encore et nous demanderions, dans l’éducation de la jeunesse, une place à l’idéalisme. Nous ne saurions comprendre une véritable éducation sans un idéal, et sans une certaine influence attribuée à cet idéal sur la marche de l’humanité, sur la marche des choses. L’idéal ne serait une « chimère » que si le matérialisme était arrivé à se démontrer lui-même ; et c’est, au contraire, nous venons de le dire, son insuffisance qui est démontrée. Nul n’a donc le droit d’affirmer que l’idéal conçu par la pensée humaine soit en essentielle et éternelle opposition avec le fond même de la réalité ; car qui le connaît, ce fond ? qui a égalé ses conceptions à tout ce que peut fournir « l’ample sein de la nature ? »

La critique générale de la science et de ses conditions, la critique particulière du matérialisme, enfin la possibilité et la légitimité d’un idéalisme conciliable avec notre connaissance même de la nature, voilà donc les trois points fondamentaux d’un enseignement conforme aux acquisitions de la philosophie moderne. Le professeur pourra ou s’en tenir à ces trois points, ou y ajouter ses opinions personnelles. Quelles qu’elles soient, si elles ont pour base les trois thèses incontestables que nous venons d’indiquer, elles auront le degré d’élévation et de sincérité nécessaires pour un enseignement éducateur. La philosophie que nous proposons d’établir sur ces fondemens n’est pas une philosophie « officielle, » mais bien une philosophie scientifique, puisqu’elle résume le travail de tous les philosophes et vrais savans de notre époque, à quelque école qu’ils appartiennent. Si, par aventure, il existait encore quelque part un matérialiste impénitent, il ne saurait se plaindre de voir critiquer un système dont il tient dans sa poche la démonstration péremptoire ; quand ses enfans seront sortis du lycée, il leur révélera cette démonstration et leur transmettra la « bonne nouvelle. »


VI.

Il résulte de ce qui précède que les grandes doctrines morales et sociales devraient être présentes, dès le début, à l’enseignement, et que tout devrait être coordonné par rapport à elles. Dans un siècle livré à la lutte des intérêts, dans une société où les nécessités de la vie sont de plus en plus envahissantes, comment voulez-vous que des enfans vous suivent à travers le latin, le grec, l’histoire ancienne, l’histoire moderne, l’histoire littéraire, etc., etc., si vous ne leur montrez pas sans cesse un but et un but élevé, s’il n’y a pas en quelque sorte, dans chacune de vos leçons, une moralité visible, un rapport au bien de l’individu et de la patrie, un intérêt esthétique, un attrait pour l’esprit comme pour le cœur, par conséquent une excitation et une force pour la volonté ? C’est là ce qui ferait des études une éducation, au lieu d’une simple instruction. Si, dans nos collèges, nous en sommes réduits à instruire les élèves au lieu de les « élever, » c’est que les études morales et sociales, négligées pendant sept ou huit années, font irruption seulement à la fin, quand il est bien tard. Qu’un enseignement mieux conçu mêle aux lettres et aux sciences les études morales, civiques, sociales et esthétiques, la forme littéraire se remplira d’un fond substantiel ; il n’y aura plus lieu de déclamer, mais de raisonner et de se passionner pour des idées. D’autre part, l’étude des sciences abstraites et des sciences de la nature s’humanisera.

Tels professeurs, tels élèves. Nous ne rêvons pas, avec Platon, que les philosophes soient rois, mais, plus modestes, nous voudrions qu’ils fussent éducateurs, et c’est à l’entrée du professorat qu’on devrait mettre : — Nul n’entre ici s’il n’est philosophe. — Vous n’exigez pas de vos maîtres qu’ils suivent un cours de pédagogie didactique ; exigez au moins qu’ils acquièrent des connaissances sérieuses en psychologie, en morale, en esthétique, en logique, en cosmologie. Ayant l’esprit philosophique, ils auront par cela même le meilleur de l’esprit pédagogique. Ils verront les questions de haut, et ils les verront à leur véritable place dans l’ensemble des connaissances humaines. Ils n’accorderont plus la même importance aux détails d’érudition littéraire, scientifique, historique et géographique. Psychologues, ils connaîtront mieux les facultés mêmes dont la culture leur est confiée ; moralistes, ils verront le but à atteindre, ils introduiront dans leur enseignement cette chaleur morale et patriotique qui en fait l’âme. À la connaissance de la nature, ils ajouteront la philosophie de la nature ; les propriétés du fluor ou du brome, les lois de la dilatation des corps ou celles de l’électricité ne leur feront plus perdre de vue les grandes lois cosmiques dont les lois physiques et chimiques ne sont qu’une transformation[6].

Si tous les maîtres, y compris ceux de sciences, de grammaire et de littérature, reçoivent une forte instruction philosophique, l’enseignement secondaire pourra être renouvelé. Avant tout, que les programmes de littérature et d’histoire, comme ceux de sciences, soient rédigés dans un esprit plus philosophique ; qu’ils comprennent même des questions de philosophie, d’esthétique, de morale et de science sociale choisies parmi celles que le professeur de littérature, d’histoire ou de sciences devra être apte à traiter. Le professeur de mathématiques enseignera dans les classes supérieures, au début de son cours, les généralités sur « la logique, la méthode, l’analyse et la synthèse, » les « règles de la méthode déductive : définitions, axiomes, démonstrations, » et l’application de ces règles aux sciences exactes. Le professeur de physique enseignera en quelques leçons, avec des exemples historiques à l’appui, « les règles de la méthode inductive : observation, expérimentation, induction, analogie, hypothèse. » Le professeur d’histoire naturelle s’occupera des « règles de la classification » et des grandes lois biologiques. Le professeur d’histoire enseignera les « règles de la critique historique. » Le professeur de rhétorique enseignera les principes généraux de la littérature et de l’art.

Dans la classe de philosophie proprement dite, le maître, délivré des questions moins importantes et déjà étudiées, enseignera la psychologie, les grands principes et les dernières conclusions de la morale, de la science sociale, économique et politique, de la philosophie des sciences et de la cosmologie, enfin de la métaphysique. Ce cours devra être obligatoire pour tous les élèves, pour ceux qui se destinent aux carrières scientifiques, à la médecine, aux écoles de l’État, à la grande industrie et au grand commerce, non moins que pour ceux qui se destinent aux lettres, à la magistrature et au professorat. La dissertation en français sur un sujet de philosophie devra donc être exigée de tous les bacheliers.

Le prétendu cours de philosophie inscrit aujourd’hui, en guise d’accessoire, aux programmes du baccalauréat mathématique, n’est qu’un maigre cours de logique suivi d’une morale d’écoles primaires. Le tout tiendrait en une dizaine de pages, que l’élève apprendra par cœur, sans conviction, en vue d’une épreuve purement orale sans caractère sérieux. La philosophie, dans l’enseignement, n’est rien si elle ne domine pas tout et ne se montre pas tout entière. Passez en revue, les diverses questions du programme complet de philosophie pour le baccalauréat ès lettres, il n’y en a pas une dont l’étude ne soit particulièrement indispensable aux futurs hommes de science : « distinction des faits psychologiques et physiologiques » (qu’ils confondront plus tard), « méthode de la psychologie » (dont ils méconnaîtront la valeur au profit des méthodes mathématiques et physiques) ; « sensibilité, intelligence, volonté » (dont ils ignoreront les lois les plus élémentaires) ; « l’homme et l’animal » (qu’ils ne sauront pas distinguer) ; « dogmatisme » (où ils tomberont sûrement dans l’ordre des sciences) ; « scepticisme (qu’ils professeront à l’égard de la philosophie, et peut-être de la morale même) ; « conceptions sur la matière et la vie » (qui seront précisément les objets de leurs études) ; « matérialisme et spiritualisme, » entre lesquels ils seront bientôt en demeure de choisir. Si vous supprimez toutes ces questions, vous vouez les futurs hommes de science et les futurs médecins à un matérialisme presque certain ou à une religiosité aveugle. Y a-t-il des hommes plus remplis de préjugés que les hommes de science sans culture philosophique ? Préjugés contre la psychologie, préjugés contre la science de la morale, préjugés contre la science politique, préjugés contre la métaphysique, préjugés contre la philosophie tout entière. Habitués à l’affirmation en fait de connaissances positives, ils se montrent négatifs envers tout ce qui n’offre pas une certitude mathématique ou physique. Dès qu’ils mettent le pied sur le domaine des choses morales et sociales, ils éprouvent le vertige dont parle Platon : la tête leur tourne, leurs yeux sont éblouis et ils déraisonnent d’autant plus qu’ils sont plus habitués au raisonnement rectiligne des sciences positives : les nuances infinies du monde moral leur échappent ; il ne leur reste plus, comme dit encore Platon, qu’à « embrasser les arbres et les pierres qu’ils trouvent sur leur chemin. » On se plaint avec raison des lettrés sans philosophie ; bien plus dangereux encore sont les savans sans philosophie, car les lettres, du moins, ne sont pas étrangères à la vie morale et sociale, elles en sont même l’initiation, tandis que l’étude exclusive des sciences et de leurs applications finit par fausser et matérialiser l’esprit même. Jointe à la philosophie, au contraire, la science est la grandeur de la pensée, et si les lettres viennent y ajouter leur charme, c’est l’âme entière qui est fortifiée et embellie. En dehors de ces trois termes du problème, — sciences, lettres, philosophie, — il n’y a qu’une ébauche d’éducation, ou une instruction souvent plus dangereuse qu’utile. Nous refusons donc, en dépit des programmes officiels, présens ou à venir, les noms « d’enseignement classique » à toute combinaison d’études où l’un de ces termes fait défaut. Sans culture littéraire et philosophique, a vous ne ferez jamais, avec toutes vos sciences, — disait brutalement Saint-Marc Girardin, — que des bêtes utiles. » Heureux si on n’arrive pas à faire des bêtes nuisibles[7].

Parmi les études actuelles, les seules qui prospèrent malgré ce qu’on a nommé la « banqueroute générale de l’enseignement, » ce sont les études philosophiques. « Nos élèves, dit M. Lachelier dans son rapport au conseil supérieur, suivent l’enseignement philosophique avec intérêt et se l’assimilent avec une facilité qui a été remarquée, cette année même, par l’inspection générale. » Ce n’est pas seulement parce que, dans ces dernières années, au lieu d’affaiblir les études philosophiques comme les autres, on les avait fortifiées (du moins pour les élèves des lettres), et que d’ailleurs elles répondent mieux à l’esprit des jeunes gens qu’une simple étude de mots ou de phrases ; c’est aussi et surtout parce que les professeurs de philosophie, en raison même de leurs travaux, ont un peu plus de cet esprit élevé, désintéressé et universel, de cette passion pour le progrès des idées et pour la culture des esprits, en un mot, de cet apostolat laïque et civique qui est essentiel à tout éducateur de la jeunesse. Il y a, dans la philosophie française, un mouvement en avant, et, dans l’enseignement même, nos jeunes professeurs de philosophie sont parmi les plus aimés, les plus respectés[8]. Profitons de cette ardeur salutaire ; puisque, dans la stagnation de nos études classiques, quelque chose vit et fructifie, allons du côté où il y a encore quelque ardeur, quelque fécondité, quelque influence directrice.

On a essayé des réformes successives de l’enseignement secondaire : d’abord une réforme dans le sens des sciences, — et on n’a eu que des mécomptes ; puis une réforme dans le sens historique et philologique, nouveaux mécomptes ; enfin une réforme dans le sens industriel et professionnel, — mécompte plus grand encore. Une seule ressource reste : la réforme dans le sens philosophique ; c’est-à-dire la coordination commune des sciences et des lettres par rapport aux études psychologiques, morales et sociales, principes des vraies humanités. Cette orientation philosophique s’impose aujourd’hui avec une nécessité absolue ; que les hommes de science, que les littérateurs, les historiens et les géographes en prennent leur parti : ni les uns, ni les autres ne sont capables, par leurs études particulières, de fournir une base à l’éducation de l’homme moderne. Si le fondement religieux s’ébranle, sachons bien qu’il n’y a absolument qu’un moyen, un seul, d’y suppléer : c’est le culte des sciences morales et sociales, le culte de la philosophie, surtout d’une philosophie à la fois positive et idéaliste. Compter sur les sciences pures ou sur les lettres pures pour remplacer les antiques croyances, c’est se leurrer. La philosophie même et la sociologie auront fort à faire pour lutter contre le réalisme et l’utilitarisme grandissans. Le jour approche, prétend-on, où il ne restera plus guère en France d’autres prêtres que les poètes (s’ils comprenaient leur mission) et les philosophes ; quels derniers soutiens aura alors notre grandeur nationale, sinon le sentiment du beau, développé par la poésie et par les arts, et le sentiment du bien, développé par la connaissance des lois morales et sociales ? Quoi qu’il en soit de ces pronostics, une chose est dès à présent certaine : c’est qu’il faut compenser l’évidente diminution des croyances religieuses dans notre pays par la culture croissante du sens esthétique, du sens moral et social. L’éducation, de moins en moins théologique en France, sera philosophique ou ne sera pas.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Rapport au conseil supérieur.
  2. Je prends les programmes officiels de morale ; j’y ajoute au courant de la plume quelques mots, et les voici changés en programmes de morale civique :
    I. La patrie, la nation. — Qu’est-ce qu’une nation ? N’est-ce qu’un ensemble d’individus ? Ce qu’il y a de vrai et de faux dans la théorie du contrat social et dan ? La théorie de l’organisme social. Solidarité des générations. L’esprit national ; ce qui le constitue. La France.
    II. L’homme privé. — Ce qu’il doit être dans l’intérêt même de la patrie. Qualités et défauts des Français en général, et en particulier des enfans français. Les vertus privées, nécessaires au citoyen ; véracité, courage, travail, tempérance, etc. effets sociaux des vices privés ; leurs conséquences pour la nation entière.
    III. La famille. — Sa nécessité pour la patrie ; sa fonction essentielle dans l’organisme national. Sa constitution morale et civique. L’esprit de famille ; ses qualités et ses défauts en France. L’autorité dans la famille. Les devoirs de famille : parens et enfans, frères et sœurs ; serviteurs.
    IV. L’école et le collège. — Leur place dans la patrie. Devoirs de l’écolier envers ses maîtres et ses camarades. Apprentissage des vertus civiques et militaires. — La paresse, ingratitude envers la patrie, est un déshonneur. — Les études classiques : leur caractère national et patriotique. Pourquoi on apprend les lettres françaises, les lettres grecques et latines, les sciences, l’histoire, la philosophie. Grandeur littéraire et scientifique de la France ; son ascendant intellectuel.
    V. Rapports des citoyens entre eux. — Devoirs et droits mutuels. Respect de la personne humaine et de la patrie commune dans les autres hommes. L’esclavage ; le servage. Rôle de la France dans leur abolition.
    Respect de nos concitoyens dans leur honneur. La diffamation et la calomnie. Les excès de la presse.
    Respect de nos concitoyens dans leurs croyances et leurs opinions. Liberté religieuse et philosophique ; tolérance religieuse, philosophique, politique. Fanatisme religieux et antireligieux ; fanatisme politique et haine mutuelle des partis ; leur danger au point de vue patriotique. La France doit être unie.
    Respect de la personne humaine dans ses biens. Principe de la propriété. Sa nécessité au point de vue social, national et international. La propriété en France.
    La justice et la fraternité. Formes diverses de la charité. Le dévoûment.
    VI. L’état et les lois. — Fondemens de l’autorité publique. L’état français. Sens vrai et sens faux de la souveraineté nationale.
    / Le gouvernement. Ses diverses formes ; leurs avantages et leurs dangers. Qualités et défauts des Français au point de vue politique. L’instabilité politique et ses périls. L’esprit révolutionnaire.
    L’armée, le soldat. Le service obligatoire ; la discipline militaire. Le courage militaire en France. Nos qualités et nos défauts dans la victoire et dans la défaite.
    Devoirs du citoyen envers l’état. Obéissance aux lois, impôt, vote, etc.
    Droits du citoyen. Liberté individuelle, liberté de conscience, liberté du travail, liberté d’association.
    Devoirs et droits des gouvernemens. Dangers de l’autoritarisme et dangers de l’anarchie. La vraie et la fausse liberté.
    La vraie et la fausse égalité. Avantages et abus de l’esprit égalitaire en France.
    Gravité et difficulté croissante des questions sociales à notre époque.
    VII. Les rapports des nations entre elles. — Devoirs et droits internationaux. Solidarité internationale. Nécessité de toujours considérer toute question à un point de vue international.
    L’humanité. L’amour de l’humanité et sa conciliation avec l’amour de la patrie. Le vrai et le faux patriotisme ; le vrai et le faux humanitarisme.
    VIII. L’univers. — La patrie universelle. La sympathie universelle. L’amour de la nature. Les devoirs envers les êtres inférieurs. L’homme, citoyen du monde.
    IX. La société idéale des esprits. — Les croyances relatives à une patrie spirituelle et à une cité divine. Le « règne des fins » de Kant. Importance de ces croyances au point de vue de la moralité privée et publique.
    Respect dû par l’état et par les individus à ces croyances, sous leurs diverses formes : religion naturelle ou morale (Kant), religions positives.
    Les sanctions de la morale. Sanctions de la conscience. Sanctions sociales ; fondement de la pénalité. Croyances relatives à une sanction suprême.
    Limites de la science positive : l’inconnaissable. La modestie du savant. Fondemens métaphysiques et moraux de toute croyance à un monde invisible et à un triomphe final de la moralité dans l’univers. À quelque programme de ce genre, qu’on pourrait développer dès la classe de seconde ou de troisième, ajoutez le programme « d’instruction civique, de droit usuel et d’économie politique, » déjà adopté dans l’enseignement primaire. Un cours de morale et d’instruction civique ainsi présenté, sous des formes plus ou moins élémentaires, mais à la fois scientifiques et animées, avec des exemples empruntés à l’histoire, serait-il inutile pour nos élèves de l’enseignement classique, indifférent à leur moralisation comme écoliers, comme hommes, comme citoyens ?
  3. Entrons au cours d’histoire, tel qu’il existe trop souvent ; nous assisterons à la même opération de cramming, de bourrage, que nous avons déjà trouvée dans les cours de sciences : l’idéal, ici, c’est la transformation des élèves en phonographes. Je lis dans une rédaction : — « Le nouveau roi de France, Eudes (887-898), voulut se faire reconnaître de l’Aquitaine. Tandis qu’il était dans le midi, un fils posthume de Louis le Bègue, Charles IV, dit le Simple, se fit proclamer roi dans une grande assemblée tenue à Reims. Le roi de Germanie Arnulf, qui indirectement se rattachait aussi à la race carlovingienne, et en qui subsistait encore l’ambition impériale, malgré la grande protestation de 887, accueillit dans la diète de Worms le prétendant, et, se déclarant son protecteur, ordonna aux comtes et aux évêques des bords de la Meuse de le soutenir. Eudes l’emporta, et pourtant consentit bientôt après à reconnaître Charles pour son seigneur en lui abandonnant le pays entre la Meuse et la Seine. Eudes continuait d’être roi et Charles n’était pas empereur. Cette situation cessa en 898, par la mort d’Eudes, et Charles le Simple fut reconnu comme seul roi. Robert, frère d’Eudes, hérita de son duché de France… » Les élèves rapporteront ces paroles sténographiées, ou à peu près ; ils apprendront par cœur les noms et les dates. On fera la même chose pour le règne de Charles le Simple, de Robert et de Raoul, etc. Ainsi entendu, l’enseignement de l’histoire est la dernière des gymnastiques intellectuelles.
  4. Lisez, dans les Manuels civiques de cet excellent Paul Bert (un savant égaré dans la politique), la description outrageuse et fausse de l’ancien régime, suivie de la description enthousiaste et non moins fausse de l’époque révolutionnaire.
  5. Rapport au conseil supérieur.
  6. On exige avec raison des candidats à l’École normale pour la section littéraire un certificat attestant qu’ils ont fait une année de philosophie ; le même certificat devrait être exigé, ainsi que le baccalauréat ès lettres et philosophie, pour les candidats de la section scientifique. On exige aussi des candidats à l’agrégation de philosophie, outre le diplôme de licencié ès lettres, celui de bachelier es sciences ; il n’est que juste, et il est plus indispensable encore, pour les agrégations des sciences, d’exiger le diplôme de bachelier es lettres et philosophie. Enfin, nous voudrions que, dans toutes les agrégations, — histoire, lettres, grammaire, sciences, — une composition philosophique fût ajoutée aux épreuves déjà existantes, afin d’obliger les historiens, les littérateurs, les mathématiciens et les physiciens à méditer sur les principes psychologiques et métaphysiques qui dominent leurs propres sciences, comme sur les conclusions morales et sociales qui en dérivent. Ce serait un moyen d’empêcher cette spécialisation excessive des études qui constitue une sorte d’injustice intellectuelle et une démoralisation de la pensée. Savoir composer une dissertation sur un sujet de psychologie, de logique, de morale, de philosophie des sciences, c’est le moins qu’on puisse demander à un futur professeur ; c’est pour ainsi dire un minimum de garantie pédagogique. Si, pour les élèves eux-mêmes, la composition de philosophie est le vrai centre de gravité des études, à plus forte raison l’est-elle pour les maîtres. Nous voudrions aussi qu’à l’École normale les cours de philosophie fussent obligatoires pour la section des sciences, comme ils le sont déjà pour la section des lettres, et qu’on y ajoutât des cours de sciences sociales, économiques et politiques. Si la philosophie, de nos jours, a besoin d’être scientifique, la science, à son tour, a plus que jamais besoin d’être philosophique.
  7. Pour les futurs médecins, on nous annonce un baccalauréat sans études sérieuses de philosophie et sans l’épreuve de la dissertation française, en attendant le baccalauréat de l’enseignement français, qui sera encore plus expurgé ; or les futurs médecins ont particulièrement besoin d’une complète culture philosophique. Tout en consultant les Facultés de médecine sur l’instruction que doivent recevoir au lycée les étudians de demain, il faut avoir grand soin de faire ses réserves. Comme tous les spécialistes, les professeurs des Facultés de médecine se perdent trop dans leurs études particulières et se préoccupent trop exclusivement des examens professionnels auxquels ils préparent : si on les croyait, on accablerait le jeune homme, dès le lycée, de zoologie, de botanique et de chimie, parce que c’est pour eux, à ce qu’ils pensent, « autant de besogne épargnée. » Mais la médecine n’est pas une science pure, elle est encore et surtout un art ; bien plus, elle est un art en grande partie psychologique et moral. La psychologie importe plus au médecin que la botanique : ce n’est pas lui qui ira cueillir les plantes (dont les propriétés botaniques, d’ailleurs, n’ont rien à voir avec les propriétés médicales). Le médecin doit agir autant sur l’esprit des malades que sur leurs organes ; son action morale est souvent pour les trois quarts dans ses succès, quand elle n’y est pas pour le tout. Sans parler des maladies mentales ou nerveuses, ne vérifie-t-on pas de plus en plus, à notre époque, le rôle de la suggestion en médecine, l’influence souveraine de la confiance et de l’espoir, du calme et de la force d’âme chez le malade ? Ils sont nombreux (et c’est leur honneur), les médecins qui comprennent la noblesse de leur tâche ; appelés dans les familles, ils jouent encore parfois de nos jours un rôle de conseiller et d’ami, comme au bon vieux temps. Croit-on que toute la tâche d’un vrai docteur consiste à tâter le pouls, à regarder la langue, à griffonner une prescription apprise par cœur dans le formulaire, à prendre son chapeau et à remonter dans sa voiture (le tout ayant duré quinze minutes), pour inscrire enfin sur son carnet : une visite à M. X… : 20 francs ? — Une bonne culture philosophique est nécessaire pour protéger le médecin contre le matérialisme théorique auquel l’expose l’amphithéâtre, contre le matérialisme pratique auquel l’expose l’exercice de sa profession journalière ; le goût des choses élevées l’empêchera de changer en métier un des arts où le moral a le plus de part. Un médecin n’est pas un simple vétérinaire d’hommes et de femmes ; il ne doit pas devenir un simple marchand d’ordonnances. Dans nulle profession il n’est plus facile d’abuser soit de la crédulité, soit du sentiment pieux qui pousse une famille à tous les sacrifices pour celui de ses membres qu’elle voit souffrir et qu’elle craint de voir mourir. La rapacité du médecin est un des plus vils abus qu’on puisse faire de la science, et nous en voyons aujourd’hui les exemples se multiplier ; qui n’a rencontré sur son chemin, à côté de tant de médecins dévoués, le médecin chacal, quœrens quem devoret ? Quant au charlatanisme, s’il envahit la pharmacie et s’étale en réclames éhontées, ne souffrons pas qu’il envahisse et déshonore la médecine même. Le diplôme de docteur est un privilège que l’état confère, une garantie morale et sociale : l’état y doit mettre ses conditions. La plus essentielle de toutes, c’est d’avoir reçu jusqu’au bout l’éducation littéraire et philosophique qui fait les esprits libéraux et désintéressés. Pour accorder quelque chose aux préjugés du temps, on peut, tout en maintenant au baccalauréat l’épreuve de la dissertation française, dispenser les futurs étudians en médecine de quelques classes de grec en rhétorique et d’une des classes de philosophie, qu’on remplacera par des études de sciences. Puisqu’aujourd’hui on met la science « en pilules » ou en pastilles, pour épargner à l’esprit le travail de la digestion, qu’on donne aux futurs médecins quelques pastilles d’histoire naturelle en plus. Quant aux aspirans au baccalauréat ès lettres et mathématiques, on a déjà commis la faute de supprimer pour eux la dissertation française, dans les nouveaux programmes du baccalauréat ; exigeons du moins qu’ils suivent par semaine deux ou trois des classes régulières de philosophie et qu’ils viennent s’y mêler aux élèves ordinaires. Le professeur de philosophie saura bien approprier son cours à cette situation, qui d’ailleurs ne peut être que provisoire : on sera obligé de revenir un jour ou l’autre aux études philosophiques complètes pour tous. En attendant, on peut retrancher du programme de philosophie, pour les futurs médecins et élèves des écoles du gouvernement, les questions relatives à l’histoire de la philosophie et aux auteurs philosophiques, à l’esthétique, à la philosophie du langage, à la critique historique et à la philosophie de l’histoire, à la logique appliquée. — Mais, s’écriera le lecteur, tout cela vaudrait bien, même pour un futur médecin, des leçons complémentaires sur la botanique (dont il n’aura que faire), ou sur la physiologie, qu’il sera obligé de réapprendre plus tard, scalpel en main. — Sans doute, mais faites-le donc comprendre aux spécialistes de l’enseignement dit supérieur, qui, sauf de nobles exceptions, devient de plus en plus une préparation aux examens techniques : diynus, dignus es intrare ! Un utilitarisme mal entendu nous envahit ; il faut bien que l’enseignement classique fasse quelques concessions à ces fameux a besoins nouveaux des sociétés modernes, » quand l’enseignement français annonce pompeusement aux familles leur ample satisfaction : besoin pour tous de botanique, besoin de zoologie, de géologie, de minéralogie, etc. Sachons tout cela pour le jour du baccalauréat, afin, dit Guyau, d’acquérir, avec le diplôme, « le droit de l’oublier. »
  8. On en a vu des preuves récentes jusque dans les distributions du concours général. Quand un professeur de philosophie y prend la parole, — qu’il s’appelle M. Rabier ou M. Darlu, — les harangues fleuries des littérateurs sont-elles regrettées ? Loin de là : les pensées les plus graves et les paroles les plus austères sont celles qui retentissent le mieux au cœur même de cette jeunesse française qu’on croit frivole. On s’aperçoit bientôt que le plus sûr moyen de réveiller son enthousiasme, c’est encore de la rappeler au sentiment de ses destinées morales et sociales.