Les Excentricités du langage/Édition Dentu, 1865/Préface

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Introduction

Par quatre fois, les bontés de la critique et les suffrages du lecteur ont appris aux Excentricités du langage qu’elles répondaient non à un caprice, mais à un besoin très-vif et très-particulier, que nous appellerons le besoin de savoir ce qui se dit, — par opposition au besoin de savoir ce qui doit se dire, — le seul que nos lexiques satisfont généralement.

On ne saurait en effet négliger la connaissance de ce qui se dit. — Non pas que nous en recommandions le moins du monde l’emploi ! non pas que nous voulions porter la moindre atteinte au respect de la langue officielle ! Mais, comme le disent si bien nos épigraphes, il est toujours bon de se rendre compte des choses, ne serait-ce que pour les mille nécessités de la vie sociale, à Paris même où un puriste peut se trouver exposé au risque de ne pas comprendre un certain français. Puis, n’y a-t-il rien de plus à gagner dans ces études de langage ? Ici encore, nos épigraphes sont là pour le prouver. Le néologisme peut être utile en plusieurs cas. Montaigne le dit, et Montaigne a son poids. On ne saurait dédaigner non plus les réflexions de Nodier, de Balzac, sans omettre celles de M. de Jouy, qui n’était certes pas un révolutionnaire. D’ailleurs l’histoire n’est-elle pas là pour nous empêcher de condamner à la légère des mots sans crédit aujourd’hui, mais que leur fortune peut relever demain ? Ne nous montre-t-elle point Caillière, l’auteur des Mots à la mode, signalant comme des intrus les adjectifs haineux, respectable, désœuvré ; le substantif impolitesse !… Ceci se passait dès 1693. En 1726, l’abbé Desfontaine, dans son Dictionnaire néologique, condamnait à son tour l’usage de détresse, scélératesse, naguères, encourageant, érudit, inattaquable, entente, improbable, etc., etc.

Ne nous pressons donc point de proscrire, et considérons les Excentricités du langage comme une réserve d’enfants perdus où notre armée régulière peut recruter quelques auxiliaires utiles.

L’argot d’ailleurs est un langage essentiellement français. Il emprunte fort peu à l’étranger, quoi qu’on en ait dit. Comme beaucoup de patois provinciaux, il a conservé les traces de notre vieille langue. Quant au reste, il ne l’a pas précisément inventé, il se l’est plutôt approprié en modifiant selon ses besoins le parler usuel.

À l’appui de notre dire, voici des exemples purs ou peu altérés de mots anciens :

Abadis, abéquer, agoniser, ambier, arche, arpion, arsouille, auber, bagou, baudru, bécher, biture, blaiche, blavin, carle, copain, coyon, douille, cadenne, esbrouffe, escarpe, esclot, estrangouiller, flouer, fouillouse, frime, gambiller, lichard, ligote, mion, morfiller, abouler, baladeur, balochard, calège, dariole, frusque, gayet, ginglard, gogo, harria, jaboter, jorne, maquiller, naze, niente, pécune, envoyer pisser, paumer, rigoler, pimpion, tractis, tanner, tabar.

Les substitutions du nom de l’effet à celui de la cause, de la propriété à l’objet, de la fonction à l’individu, sont excessivement nombreuses :

Avaloir, attache, battant, bleu, bouffarde, bouillante, boulanger, cassante, casse-gueule, chaude-lance, crampon, dur, éclairer, fauchant, fourchu, tortillard, glissant, guinal, lance, marcheuse, mince, montant, cogne, curieux, babillard, barbue, caillé, cercle, courbe, moricaud, tirant, tape-dur, tire-jus, tourne-autour, vole-au-vent, pousse-cailloux, toquante, pierreuse, tremblant, trimar, trottin, trottante, frappart, rude, raide, serrante, tournante, trouée, musicien, pétard, pitroux, nageoir, piquante, pique-en-terre, pleurant, pousse, sonnette, raccourcir, reluit, repoussant, roulant, torseur, tapecul, tombeur, rond, cabe, combre, mirzale, calvin.

Plus nombreuses encore sont les analogies cherchées… soit dans le monde animal :

Aile, aspic, azor, anguille, anchois, barbillon, bélier, biche, bigorneau, blaireau, bœuf, brème, buson, canard, caniche, castor, chameau, chat, cheval, chèvre, chien, cigogne, cigale, cocotte, corbeau, coucou, crapaud, daim, dindon, patte, paturon, muffle, bec, cuir, crin, grenouille, grue, huître, lion, lapin, merlan, morue, mouche, moucheron, mouton, ours, tigre, vautour, veau, vache, papillon, poulet d’Inde, rat, serin, sardine, souricière, taupage.

… Soit dans le monde végétal :

Cantaloup, carotte, chiendent, chou, citron, clou de girofle, coloquinte, cornichon, fenasse, feuille de choux, melon, navet, nèfle, ognon, orange, poire, pomme, prune, gazon, sapin.

… Soit dans le monde matériel des objets servant à l’homme :

Vermichel, raisiné, andouille, couenne, omelette, flan, fourchette, salière, boudin, dragée, scie, pioche, tuyau de poêle, chanterelle, musette, guimbarde, flageolet, trompette, tambour, guitare, violon, harpe, flûte, sifflet, grosse caisse, quille, roues de devant et de derrière, fagot, filasse, fil de fer, ficelle, tuile, poteau, échalas, espalier, cabriolet, capsule, compas, as de carreau, domino, etc.

Après ces trois grandes classes d’archaïsmes, de substitutions et d’analogies, nous distinguons une suite de petites divisions comprenant :

Des abréviations :

Achar, autor, aristo, bac, bénef, delige, démoc-soc, champ, sigue, come, consomm, flan, estom, from, jar, job, lansq, liquid, maq, occase, paf, pante, pede, poche, réac, rata, sap, topo, typo, ultra, cipal, radis.

… Des diminutifs et des changements de syllabes finales :

Baluchon, burlin, colas, criblage, hoteriot, tringlos, guichemar, épicemar, paquecin, orphelin, papelard, piou, placarde, ramastiqueur, rigolboche, cabermont, trèfle, trèpe, escrache, vioque, lanturlu, demistroc, alentoir.

… Des onomatopées :

Bouis-bouis, breloque, couac, dig-dig, faffe, fauffe, flafla, flaquer, fric-frac, frou-frou, frousse, plombe, toc, trac, branque, gilbocq, dégouliner, toquante.

… Quelques noms de lieux…

Dijonnier, elbeuf, lillois, lingre, lyonnaise, orléans, panama, soissonné.

… Des jeux de mots :

Auber, bisard, botte de neuf jours, castus, dix-huit, lait chrétien, cœur sur carreau, cuirassier, culbute, fidibus, flanelle, cloporte, sanglier, thomas, homelette, manette, monseigneur, mort, numéro cent, billet de parterre, salade, pendu glacé, large des épaules, passer au 10e, tangente au point Q.

Des souvenirs historiques ou littéraires :

Philistin, balthazar, laïus, putipharder, joseph, pallas, cupidon, cerbère, sophie, romain, monaco, garibaldi, jésuite, sorbonne, bolivar, polichinelle, arlequin, pierrot, carline, chauvin, mayeux, bertrand, macaire, antony, quasimodo, demi-monde, camelia, robinson, calino, etc.

Les divisions que nous venons d’indiquer prouvent surabondamment qu’autour d’un noyau d’anciens mots, dont les glossaires de Du Cange et de Roquefort nous conservent la suite, se sont groupés non des mots nouveaux, mais des interprétations nouvelles de mots déjà connus. Ce langage de convention, essentiellement imagé, particulièrement pittoresque, s’est enrichi d’autant plus que l’exigeaient les besoins de ses auteurs. Sous ce dernier rapport, il est même arrivé a un degré de précision peu croyable.

S’agit-il de suivre tous les degrés de l’ébriété, remarquez la progression parfaite qu’indiquent être bien, avoir sa pointe, être gai, être en train, parti, lancé. Aucune de ces qualifications ne rentre dans l’autre. Chacune indique, dans l’état, une nuance. De même pour l’homme légèrement ému, il sera tout à l’heure attendri, il verra en dedans, et se tiendra des conversations mystérieuses. Cet autre est éméché ; il aura certainement demain mal au cheveux. Pour dépeindre les tons empourprés par lesquels passera cette trogne de Silène, vous n’avez que la liberté du choix entre : teinté, allumé, poivre, pompette, ayant son coup de soleil, son plumet, sa cocarde, se piquant ou se rougissant le nez.

De la figure passons à la marche. L’homme ivre a quatre genres de port qui sont tous également bien saisis. Ou il est raide comme la justice et laisse trop voir par son attitude forcée combien il est obligé de commander à la matière ; ou il a sa pente et croit toujours que le terrain va lui manquer ; ou il festonne, brodant de zig-zag capricieux la ligne droite de son chemin ; ou il est dans les brouillards, tâtonnant en plein soleil, comme s’il était perdu dans la brume.

Attendez dix minutes encore, laissez votre sujet descendre au dernier degré de l’ivresse, et vous pourrez dire indifféremment : Il est plein, complet, rond, humecté, pochard, il a sa culotte, son casque, son sac, son affaire, son compte.

Presque aussi riche est le vocabulaire des voies de fait, — une des conséquences les plus ordinaires de l’ivresse. Plus riche encore serait celui du libertinage s’il était permis de franchir des limites que nous avons serrées d’aussi près que possible, usant du droit qui sauvegarde toute recherche sérieuse.

Voici quelques-unes, des phases les plus intéressantes de la batterie :

Avec la peignée, on se prend aux cheveux, on se crêpe le chignon. On se croche ensuite à bras-le-corps. La valse, la tournée et la danse sans violons, décrivent les mouvements précipités de la lutte. Avec la dégelée, la brossée et la frottée, on a l’épiderme bien échauffé ; il est endolori après une raclée. La rossée vous sangle comme un cheval rétif ; la trempe et la rincée vous tordent comme du linge à la lessive. Viennent la trépignée, la tripotée, la pile, le travail du casaquin, et vous voilà terrassé, à la merci d’un adversaire qui vous pétrit de coups. Encore une seconde, et vous êtes un homme en compote ou démoli. Notez que contre tous ces termes, la loi grammaticale n’en a pas un seul précis.

Et ce n’est point là seulement que nous retrouvons une variété significative de synonymes. Prenons boule, ou balle, ou coloquinte, ou calebasse ! c’est la tête ronde, rien de plus ! Avec binette et trombine, frime et frimousse, il y a quelque chose de nouveau, nous voyons se dessiner la physionomie. La sorbonne, la boussole désignent le cerveau qui conçoit, raisonne et dirige. Le caisson a été fait tout exprès pour représenter le crâne éclatant à l’heure du suicide ; la tronche, pour montrer la tête tombant sous le couteau de la guillotine.

De la tête passons à la jambe : grosse c’est une quille, un poteau ; mince, c’est une flûte, un échalas ; plus mince encore, c’est un fil de fer ; tremblante, c’est un flageolet. Des jambes de danseur sont des gigues ou des gambilles ; celles d’un piéton forment un compas.

Cette finesse, cette précision se retrouvent jusque dans les diverses manières de dépenser son argent. L’avare se fend, le prodigue douille, la dupe casque, l’homme qui veut imposer la confiance éclaire.

La mort elle-même semble vouloir prêter un verbe à chaque état. Le joueur dévisse son billard, le chasseur graisse ses bottes, le bavard avale sa langue, le fumeur casse sa pipe, l’apoplectique claque, le troupier recoit son décompte, descend la garde, passe l’arme à gauche ou défile la parade, le pauvre perd une dernière fois le goût du pain.

Nous avons dit que l’argot forgeait en réalité peu de mots ; — ce sont des acceptions nouvelles qu’il invente de préférence. Tantôt il prend le tout pour la partie, tantôt la partie pour le tout ; le plus souvent il donne à un objet. le nom d’une autre chose qui n’a pas le moindre rapport, mais qui, selon lui, rend mieux l’image de la chose dont on parle.

Ces sortes de travestissements sont beaucoup plus raisonnés qu’on ne se le figure. Ainsi. pour n’en citer qu’un, toquante, ognon ou cadran sont bien plus expressifs que montre. Toquante fait allusion au mouvement de l’objet ; ognon, à sa forme, et cadran, à la figure tracée sur sa paroi. Ces synonymes offrent l’avantage d’une allusion directe à la chose, ils se gravent mieux dans la tête ? tandis que montre est, pour la mémoire des simples, beaucoup plus énigmatique. Il en est ainsi de beaucoup d’autres mots qu’il serait trop long de citer ici.

Mais il n’en faut pas déduire que l’idiome dont nous nous occupons soit facile à posséder. Il fourmille, on l’a vu, de nuances dont la distinction demande un certain acquit. C’est ainsi que blague a sept significations si nettement acceptées, qu’on peut y voir tour à tour de la facilite oratoire, une conversation spirituelle ou un mensonge. Chic présente autant de sens non moins contradictoires. Appliqué au crayon d’un artiste, il est un brevet de banalité ou de distinction ; il ne lui faut, pour cela, qu’être précédé ou d’avec ou de de. — Il fait tout avec chic est un éloge, il fait tout de chic est une critique très-sensible. — Faire a de même six acceptions ; ficher, huit ; chien entre dans la composition de neuf mots, et œil dans la composition de douze. Chose peut signifier Dignité ou Indignité ; paumer veut dire Prendre ou Perdre ; bachot s’applique indifféremment à un examen, à un candidat, à une institution ; extra représente ou un plat, ou un invité, ou un domestique.

Pour l’observateur, certains termes caractérisent tout un ordre d’idées, d’habitudes, d’instincts.

Ce n’est qu’un malfaiteur qui a pu appeler le premier cafarde la lune voilée et moucharde la lune brillante, qui encore a pu nommer coulant ou collier la cravate avec laquelle il vous étranglera au besoin. Il a besoin de ses yeux. On le devine en voyant qu’il les appelle ardents, reluits, clairs, quinquets et mirettes.

Que d’équivalents il a trouvé pour assassiner : faire suer, refroidir, démolir, rebâtir, connir, terrer, chouriner, expédier, donner son compte, faire l’affaire, capahuter, escarper.

Il semble n’avoir pas trop de verbes quand il s’agit d’exprimer une fuite : se la briser, se la casser, se pousser de l’air, s’esbigner, se cavaler, se la couler, se cramper, lâcher, décarer, décaniller.

Et quels noms significatifs décernés aux agents chargés de réprimer ses méfaits ! Par balai, cogne, raclette, raille, pousse et grive, il paraît dire : Le gendarme me balaie ou me cogne, la patrouille me racle, l’agent m’éraille ou me pousse, le soldat me grève.

Par une exception bizarre, il a mêlé les idées de cuisine et de dénonciation. L’homme qui le dénonce à la police est un cuisinier, un coqueur (coquus), une casserole. S’il est arrêté, il dit qu’il est servi. Serait-ce que parce qu’il se voit déjà flambé, fumé, frit, fricassé, rôti et brûlé par dame Justice, cette terrible cuisinière ?

On a dû le voir avec nous, la fréquence des mots indique mieux que toutes les statistiques morales la place tenue par certaines passions.

Niera-t-on que le peuple français soit susceptible d’enthousiasme en voyant tous les synonymes qu’il a trouvé aux mots bon et beau ? — V. Chic, chicard, chicandard, chouette, bath, rup, chocnosof, snoboye, enlevé, tapé, ça, superlifico, aux pommes, aux petits oignons, etc.

Et l’argent n’occupe-t-il pas dans le néologisme autant de place que dans les transactions de ce bas monde ? — Nerf, os, huile, beurre, graisse, douille, rond, cercle, bille, jaunet, roue de devant et de derrière, braise, thune, médaille, face, monarque, carte, philippe, métal, dale, pèze, pimpion, picaillon, noyaux, sonnette, cigale, quibus, quantum, sic nomen, cuivre, mitraille, patard, vaisselle de poche, sine quâ non ! etc.

Et l’eau-de-vie ! Combien de petits verres dans ces mots : Trois-six, fil en quatre, dur, raide, rude, chenique, schnapps, eau d’aff, sacré chien, goutte, camphre, raspail, jaune, tord-boyaux, casse-poitrine, consolation, riquiqui !

Après la satisfaction des besoins matériels ou l’expression d’une gaîté railleuse, les misères et les laideurs de cette vie sont largement représentés. — On trouve vingt mots pour montrer un niais, une dupe ou un fripon, pas un pour dire : Voici un honnête homme. — La femme digne d’estime est inconnue ; celle qu’on affecte de mépriser se trouve sous le coup d’un déluge d’injures. — Enfin la somme des négations est énorme et il n’y a pas une seule affirmation positive.

Et, chose étrange ! l’admiration même se trouve sur ce terrain raboteux tout imprégnée de je ne sais quelle brutalité. — Vous êtes fièrement brave, rudement bon, — se disent avec la meilleure intention du monde. Un discours éloquent devient un discours tapé ; une scène émouvante vous enlève, vous empoigne ; une belle action épate le public. On dit d’une œuvre banale : Cela n’est pas méchant, cela ne mord pas. Le travailleur est un piocheur et le zélé est un féroce.

En toute justice, cependant, on ne saurait traiter avec sévérité l’élément populaire qui sert de base aux observations précédentes.

Comment le peuple se piquerait-il de délicatesse en son langage ? Le labeur de chaque jour ne lui laisse apprécier que la satisfaction de ses gros appétits. Aussi, ne nous étonnons pas en voyant ses néologistes s’exercer uniquement là-dessus. Ces rudes chercheurs ont fait des mots accentués comme leurs ragoûts favoris et faits pour traverser les palais plébéiens que n’effraient pas les fortes épices.

Si on veut donc bien ne pas se choquer de la rusticité de cette forme, l’étude de cette langue fera découvrir, au degré le plus éminent, certaines qualités de couleur.

Comme il est bien nommé brutal ce canon qui, après avoir grondé de sa grosse voix, culbute tout sans dire gare !

Et béguin, cet amour terrestre qui vous isole au milieu de la vie mondaine avec les extases du cénobite !

Combien les mots de richesse, de crédit et de fortune paraissent fades à côté de cette annonce magique : Il a le sac ! — Il a le sac, c’est-à-dire ses écus sont là sous sa main ; d’un geste, il les fera luire à vos yeux ces belles espèces sonnantes.

Il en est de même pour beaucoup d’autres qu’on trouvera sans effort en feuilletant les pages suivantes.

Selon nous, il doit être aussi beaucoup pardonné aux licences du langage populaire, en raison de la souffrance et de l’amertume profondément ironique que décèlent bon nombre de ses termes. Ainsi la plèbe parisienne a trouvé un nom saisissant pour désigner certains quartiers où la misère a fait élection de domicile ; elle les appelle Quartiers souffrants.

Je me rappellerai toute ma vie du jour où j’entendis prononcer ce nom pour la première fois : c’était en omnibus. — Le conducteur, un gai compagnon, égayait de son mieux la monotonie du devoir qui l’obligeait à décliner tout haut le nom de certaines rues. — À l’instant où son véhicule quittait la sombre rue des Noyers pour traverser la place Maubert, autour de laquelle rayonnaient alors vingt ruelles noirâtres où grouillait la plus misérable population, — voilà notre homme qui s’écrie : « Place Maubert, rue Saint-Victor, Panthéon ! Il n’y a personne pour le quartier souffrant ! » — Et une pauvre vieille hâve, déguenillée, se dressa péniblement et descendit à cet appel comme une justification vivante de l’épithète.

Vous pouvez d’ailleurs leur prêcher la philosophie, à tous ces pauvres diables ; ils connaissent le mot, ils l’ont pris pour synonyme de Misère ; ils ont même décoré leurs savates du titre de philosophes. Peut-on mieux montrer, — je vous le demande, — la théorie foulée aux pieds par la réalité ?

Les synonymes significatifs de dur, raide, tord-boyaux, casse-poitrine disent assez comment les malheureux en sont venus à nommer consolation un verre d’eau-de-vie. Ce n’est pas toujours la boisson en elle-même qu’ils recherchent, car ils en connaissent les tristes effets, c’est un étourdissement momentané, c’est une consolation fictive.

Et la pipe, cet autre palliatif non moins populaire, y a-t-il une seule des cent satires rimées ou non rimées faites depuis cinquante ans contre cet usage, qui vaille tout le sens critique de ce seul mot : brûle-gueule ?

N’être pas méchant et avoir du vice sont également deux expressions cousines qui valent un livre sur le moyen de parvenir. — Vous voulez arriver, faites-vous craindre. Le naïf qui ne mord pas, qui n’est pas méchant, reste sans valeur aux yeux du prochain. — Avoir du vice, c’est être ingénieux. Si vous avez du vice, vous saurez exploiter ceux des autres. C’est une garantie d’avenir.

Heureusement, l’usage de dire ça n’est pas drôle, en présence d’un grand malheur, est là pour neutraliser le côté attristant du tableau que nous venons d’offrir. Ça n’est pas drôle prouve que la vieille gaîté française est impérissable. — Il n’y a de réellement fâcheux que ce qui ne peut lui offrir un côté plaisant ; et Dieu sait où elle ne vient pas à bout de le découvrir !

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Voilà des considérations un peu décousues ; si elles n’aspirent pas au sérieux d’une introduction philologique, elles suffiront pour faire apprécier au lecteur et la logique secrète d’un langage qui en paraît fort dépourvu, et la difficulté d’établir une nomenclature raisonnée de ce langage. Elles expliqueront pourquoi cette édition présente, à l’exemple de ses aînées, des remaniements et des additions considérables. C’est ainsi que nous avons été amené à prendre cette fois tout l’argot propre ment dit après avoir reconnu qu’une bonne part de notre ancien vocabulaire en dérivait déjà. — Plus se fraie le chemin et plus s’agrandit l’horizon.

Comme tous les sujets mal définis, celui dont nous nous occupons était difficile à bien traiter du premier coup. Les curieux assez patients pour comparer cette édition aux précédentes, verront que nous n’avons cessé de chercher des exemples probants, des définitions claires et concises, une explication simple et naturelle des causes qui ont déterminé l’emploi de chaque terme. À ce triple point de vue, ils voudront bien reconnaître qu’un succès facile ne nous a point endormi. — Nous avons cherché à devenir non meilleur, mais moins incomplet.

L’humilité de ce dernier adjectif n’est pas feinte. À peine notre livre est-il broché que nous y constatons déjà des faiblesses… Mais au lexicographe pas plus qu’au juste, il n’est donné d’être parfait, et nos contemporains sont trop presses pour ne pas être cléments envers celui qui n’a pas voulu leur faire attendre cette cinquième édition.

L. L.