Les Facultés françaises en 1889/01

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Les Facultés françaises en 1889
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 894-920).
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LES
FACULTES FRANCAISES
EN 1889

I.
LA SITUATION MATERIELLE.

I. Statistique de l’enseignement supérieur, de 1878 à 1888, publiée par le ministère de l’instruction publique, 1889. — II. Recueil des lois et règlement sur l’enseignement supérieur ; recueillis et publiés par M. A. de Beauchamp, 1 vol. gr. In-8° ; 1881-1889.

Nous avons vu, le 5 août dernier, quelque chose d’inoubliable. Ce jour-là, à trois heures précises, le Président de la République arrivait, en grand appareil, rue des Écoles. Il s’arrêtait au seuil d’un monument neuf, à la haute façade finement et fièrement dessinée. Reçu par le ministre de l’instruction publique et les autorités universitaires, il était introduit dans un vaste et admirable amphithéâtre où l’attendaient, groupées, plus de trois mille personnes : les ministres du jour et les anciens ministres de l’instruction publique, le vice-recteur de Paris et les recteurs de presque toutes les académies de France, les délégués des conseils généraux de toutes les facultés des départemens, le personnel entier des facultés de Paris, les professeurs des grandes écoles, l’Institut, le Conseil supérieur de l’instruction publique, des sénateurs, des députés, des conseillers municipaux, et, chose qui ne s’était pas encore vue, chez nous, en ce siècle, plus de quinze cents étudians de tout pays, de toute langue, de tout costume, parisiens, provinciaux, anglais, belges, suédois, suisses, « italiens, espagnols, grecs, roumains, hongrois, tchèques, russes, danois, américains, bannières déployées et rangées. Il était acclamé, à son entrée, par cette jeunesse d’élite autant que chef d’état le fut jamais, et d’un élan si unanime, qu’on eût dit que toutes les langues s’étaient fondues, pour un moment, dans un même salut à la France. Dès l’abord on sentait, dans cette grande assemblée, une émotion peu habituelle, joyeuse, sereine et haute, et cette émotion allait grandissant à mesure que les orateurs : le vice-recteur, le président du conseil municipal, puis le ministre de d’instruction publique, exaltaient à l’envi la science, la patrie, l’humanité.

C’est la nouvelle Sorbonne que l’on inaugurait. Mais ce n’était pas l’ordinaire et banale prise de possession officielle d’un nouveau bâtiment. Ce qui remuait tous les cœurs, C’était, dans ces murs neufs, une chose également neuve, un nouvel état de l’enseignement supérieur, un nouvel état de la jeunesse française. Cette chose, nous en savions l’existence, nous tous qui depuis vingt ans en avons été les ouvriers attentifs et passionnés ; mais elle n’avait pas encore éclaté aux yeux du public. Ce jour-là elle apparaissait, avec le monument dégagé de ses échafaudages, formée, vivante et agissante, et c’était une fierté pour les uns, pour quelques autres une surprise, pour tous une joie et une grande espérance.

Il nous a semblé que c’était le moment ou jamais de dire ce qui a été fait en ces dernières années pour la transformation de nos facultés, ce qu’elles sont devenues, ce qui leur manque encore. Aussi bien la tâche est-elle facilitée par deux récentes publications du ministère de l’instruction publique, la Statistique de l’enseignement supérieur de 1878 à 1888, et le quatrième volume du Recueil des lois et règlemens sur l’enseignement supérieur, par M. Arthur de Beauchamp, deux sources abondantes de renseignemens auxquelles nous aurons souvent recours.


I

Tout d’abord il faut dire en quel état se trouvait notre haut enseignement lorsqu’apparut clairement, comme une obligation nationale, la nécessité de le réformer ; et, pour cela, il faut auparavant indiquer en quelques traits les vicissitudes par lesquelles il avait passé depuis la disparition des Universités de l’ancien régime.

Avant la Révolution, on ne distinguait pas entre ce que nous appelons aujourd’hui l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur. Toute l’instruction se donnait à l’université : l’instruction préparatoire, latin, grec, rhétorique, philosophie et élémens des sciences, à la faculté des arts ; l’instruction professionnelle, théologie, droit et médecine, aux facultés de théologie, de droit et de médecine. Cristallisées dans cette forme depuis des siècles, il n’y avait en elles aucune place pour un haut enseignement des lettres et des sciences, encore moins pour les recherches savantes. Aussi toute la science du XVIIIe siècle fut-elle faite en dehors d’elles, souvent en dépit d’elles. Ce fut la principale raison de leur décadence et plus tard de leur suppression. Sans doute, avec la Révolution, elles auraient été atteintes, comme le furent toutes les institutions de l’ancien régime, dans leur constitution et dans leurs privilèges ; mais peut-être n’auraient-elles pas disparu, sans leur torpeur scientifique et sans leur antagonisme à l’esprit de la science, où le nouvel esprit public ne devait pas tarder à voir un dissentiment irréductible avec le nouvel état politique et social. Toujours est-il que loin de songer à supprimer l’enseignement supérieur, la Révolution eut, au contraire, une vue nette de ce qu’il doit être, et qu’elle en donna une définition qui n’a été dépassée en aucun pays, et qui, chez nous, est encore loin d’être épuisée. Ce sont des utopies, sans doute, si l’on songe aux ressources alors disponibles, que les plans de Talleyrand et de Condorcet sur l’instruction publique ; mais ces utopies sont en même temps un idéal, et c’est bien l’idéal de la Révolution, en fait de haut enseignement, idéal conforme à la philosophie du XVIIIe siècle, d’où elle était sortie, que cet immense Institut enseignant où Talleyrand voulait réunir, avec tous les auxiliaires du travail intellectuel, bibliothèques, musées, collections, laboratoires, les sciences, les lettres et les arts ; c’est bien encore cet idéal que ces lycées, rêvés par Condorcet, où tout ce qui est science et libre recherche, mathématiques, sciences physiques, sciences de la nature vivante, sciences de l’homme moral, sciences des sociétés, langues et littératures, tout, jusqu’aux beaux-arts et aux arts mécaniques, eût eu îles professeurs, des chercheurs et des instrumens.

A vrai dire, dès le début de la Révolution, d’autres idées furent émises sur l’organisation du haut enseignement. Au lieu d’écoles encyclopédiques où toutes les sciences eussent été groupées suivant leurs affinités naturelles, s’aidant et s’unissant les unes les autres dans une poursuite commune de la vérité, d’autres, songeant moins à la science en elle-même qu’à ses applications, et d’ailleurs soucieux d’économies, avaient proposé pour chaque science particulière des écoles spéciales et fermées. Ce furent même leurs idées qui triomphèrent. Il n’en est pas moins certain que le programme de Condorcet, un instant voté par la Convention, repris par Daunou et Roger Martin sous le Directoire, est bien l’expression de ce que les théoriciens de la Révolution conçurent comme le type de l’enseignement supérieur. Ce que firent les hommes d’action, au hasard des circonstances, et sous la pression des événemens, fut juste le contraire de cet idéal. Les anciens officiers du Jardin du Roi avaient, dès le début de la Constituante, préparé une refonte révolutionnaire de cet établissement. On adopta ce projet, et le Jardin du Roi devint le Muséum, l’école spéciale des sciences de la nature. Le Comité de Salut public voyait avec terreur la pénurie des ingénieurs militaires ; il improvisa l’École polytechnique. On criait de toutes parts contre l’incapacité des médecins et les méfaits des charlatans ; Fourcroy fit décréter les Écoles de santé. Le succès de ces divers établissemens, la ruine successive de la Gironde et de la Montagne, qui avaient l’une après l’autre épousé et soutenu les idées de Condorcet, permirent aux partisans des écoles spéciales d’enlever à la volée, à l’avant-dernier jour de la Convention, une loi de principe qui faisait de ces Écoles le mode général de tout le haut enseignement. L’Institut de France, créé en même temps, devait pourvoir à l’avancement des sciences.

Le Consulat continua l’œuvre de la Convention, en créant, suivant l’esprit de la loi qu’il avait reçue d’elle, de nouvelles écoles spéciales pour le droit et pour la pharmacie. Il fit œuvre propre en soumettant toutes les écoles spéciales à une organisation qui devait entraver et qui entrave encore nos facultés. Pour les philosophes de la Révolution, la science était le but de l’enseignement supérieur ; pour les administrateurs du consulat, ce fut la poursuite des grades professionnels. On avait été conduit, par mesure de sécurité sociale, à réglementer des professions, comme la médecine et le barreau, où la liberté n’avait produit que des abus et des maux. En posant des conditions à l’exercice de ces professions, on devait au public des garanties. On les chercha, non dans le savoir en lui-même, mais dans la constatation officielle du savoir. On rétablit donc les anciens degrés, et on en fit des grades d’état, sans souci de savoir si la poursuite des parchemins ne nuirait pas à la recherche de la science et n’abaisserait pas les hautes études en modifiant leur destination.

L’Empire créa l’Université ; mais comme il la créait pour être une fabrique d’esprit public à son usage, il n’eut garde d’y faire une place sérieuse à la science, qui est un foyer d’esprit de liberté. Sans doute il devait y avoir dans l’Université impériale, une et indivisible comme l’empire, un compartiment spécial pour l’enseignement supérieur, et dans ce compartiment jusqu’à cinq ordres de facultés : théologie, droit, médecine, sciences et lettres. Mais sous ces mots, que de mensonges ; dans ce cadre, que de fantômes ! ! Au fond, les facultés nouvelles n’étaient qu’un nouveau nom des anciennes écoles spéciales, et, en le leur donnant, on ne leur avait pas donné ce qu’il implique d’essentiel, à savoir une âme commune, de laquelle elles eussent été les diverses puissances. Entre elles, pas de liens, pas de rapports, parfois même pas de contacts. Tantôt dispersées, tantôt juxtaposées au hasard d’une distribution absolument empirique, elles devaient vivre sans s’aider, sans même toujours se connaître les unes les autres, appliquées chacune à sa besogne particulière, faisant ici des licenciés en droit, là des docteurs en médecine, ailleurs des bacheliers. Conférer des grades était leur grosse et même leur unique affaire. Aux facultés des sciences et aux facultés des lettres, qui sont pourtant les facultés savantes par excellence, on n’assignait pas, sauf à Paris pour les besoins de l’École normale, d’autre destination et d’autre tâche. On ne leur donnait, aux sciences, que quatre ou cinq professeurs pour toutes les provinces des mathématiques, des sciences physiques et des sciences naturelles ; aux lettres, que trois ou quatre pour le domaine immense de la philosophie, de l’histoire, des langues et des littératures, et encore de ces professeurs la plupart faisaient-ils double emploi, professeurs au lycée, juges à la faculté. Aussi l’enseignement, quand il exista, ne fut-il que l’intermède des sessions d’examen, et comme il manquait des instrumens nécessaires et d’une clientèle assurée, il demeura sans portée et sans fruits.

On comprend la hâte de la Restauration à supprimer ces ombres coûteuses. L’Empire lui laissait vingt-trois facultés des lettres ; elle n’en conserva que six. Un instant, tout à fait au début, elle parut disposée à donner à l’enseignement supérieur une organisation plus conforme à sa destination véritable ; elle en fut vite détournée par le cours que prit sa politique. L’ordonnance de 1814, qui créait des universités régionales, douées chacune d’une certaine autonomie, resta lettre morte, et l’Université impériale, devenue l’Université royale, continua, malgré une suspicion aiguë et des attaques constantes, de pourvoir à la fonction publique de l’enseignement. Pendant cette période, il fut peu fait par le pouvoir pour l’enseignement supérieur. L’organisation générale n’en fut pas modifiée ; les ressources n’en furent pas sensiblement accrues. On le tolérait ; on le subissait, faute de pouvoir le remplacer, et souvent la politique s’y faisait sentir avec brutalité aux hommes et aux institutions. C’est pourtant à cette époque que notre enseignement supérieur, dépourvu d’institutions qui l’eussent modelé dans une forme adéquate à sa fonction, s’en donna de lui-même une autre où il devait briller d’un rayonnant éclat. À ce moment, soutenu et excité par le libéralisme de l’opinion, l’enseignement de la Sorbonne devint tout à coup, avec Guizot, Cousin et Villemain, une des manifestations les plus retentissantes de L’esprit français. Du coup fut arrêté, pour de longues années, par le succès de ces modèles, l’idéal du professeur français de faculté.

Des trois ordres d’enseignement, ce n’est pas à l’enseignement supérieur que le Gouvernement de juillet appliqua son principal effort. Il ne fut pourtant pas sans y réaliser de notables améliorations, et même certains de ses hommes d’état y méditèrent des ; transformations radicales. Il n’y a que deux types d’enseignement supérieur, les écoles spéciales et les universités : les unes vouées à la culture d’une science particulière, et n’admettant des autres que ce qui peut servir à celle-là ; les autres ouvertes à toutes les sciences, à toutes les branches des lettres, faisant mieux que les recevoir, les unissant toutes ensemble, dans une harmonie comparable à celle des facultés de l’esprit humain et des lois de la nature. Les facultés de l’Empire étaient, malgré leur nom, des écoles spéciales. À ces facultés éparpillées, isolées les unes des autres, pauvrement dotées, dépourvues presque toutes des premiers instrumens du travail intellectuel et de la recherche scientifique, M. Guizot, dans ses projets de la première heure, rêva de substituer quelques universités complètes, a grands loyers d’étude et de vie intellectuelle. » Un peu plus tard, le rapporteur du budget de l’instruction publique, M. Dubois, un universitaire distingué, réclama la même reforme, et M. Cousin, dans son court passage au ministère, essaya, d’en commencer l’exécution. Mais il en fut de ces desseins comme des projets de Condorcet. Ni le public, ni le gouvernement, ni l’Université elle-même n’étaient assez empressés, assez préparés à ces réformes, « Je ne rencontrai, point, dit M. Guizot, de forte opinion publique, qui me pressât d’accomplir dans le haut enseignement quelque-œuvre générale et nouvelle… En fait d’instruction supérieure, le public, à cette époque, ne souhaitait et ne craignait à peu près rien ; il n’était préoccupé, à cet égard, d’aucune grande idée, d’aucun impatient désir… Le haut enseignement, tel qu’il était constitué et donné, suffisait aux besoins pratiques de la société, qui le considérait avec un mélange de satisfaction et d’indifférence. » On se borna donc à améliorer ce qui existait sans le transformer. On augmenta les traitemens ; on fit quelques dépenses pour les bâtimens, les laboratoires et les collections ; on créa de nouvelles chaires, et, chose plus grave, on créa de nouvelles facultés. On s’efforça d’animer les facultés des lettres et les facultés des sciences, et l’on se disposait à faire des études, surtout dans le droit et la médecine, une refonte générale, lorsqu’éclata la révolution de 1848. Le budget des facultés était alors de 2,876,000 francs en chiffres ronds. Le Gouvernement de juillet l’avait augmenté de 2 millions environ.

Sous le second Empire, les choses continuèrent d’aller du même train, sans accélération, sans orientation nouvelle. L’opinion avait peu souci du haut enseignement, et elle se contentait des licenciés en droit et des docteurs en médecine qu’il fournissait. Comme sous le Gouvernement de juillet, les besoins pratiques avaient satisfaction, et la science, malgré de grands noms, de grands travaux et souvent d’admirables découvertes, n’excitait que rarement l’intérêt du public et celui du pouvoir. Le budget des facultés s’accrut, dans cette période, d’environ deux autres millions ; mais, de cette -somme, la plus grosse part fut absorbée par la création de nouvelles facultés inutiles, toutes taillées sur l’étroit patron de celles qui végétaient déjà.


II

Aussi, vers la fin du second Empire, que de choses manquaient aux facultés ! Quelle misère des bâtimens, quelle insuffisance des crédits, quelle détresse des laboratoires, quelle absence des instruirions les plus nécessaires au travail, et, par suite, quelle torpeur des institutions, et, trop souvent, avec beaucoup de talent, quelle langueur chez les hommes ! Bientôt toutes les anciennes installations des facultés auront disparu, et l’on n’aura plus, pour témoins de ce qu’elles furent si longtemps, que les documens officiels des statistiques. Mais tous ces documens attestent la misère, souvent la noire misère. A la question : les bâtimens sont-ils appropriés à leur destination, la Statistique de 1868 répond presque partout : « Non, non, non ! » Et de lait, à part quelques villes moyennes ou petites, Nancy, Rennes, Caen, Clermont, fières de leurs facultés, qui les ont convenablement installées, les autres se sont peu souciées d’elles et les ont logées, vaille que vaille, où elles ont pu, de cette façon provisoire, qui, en France, devient promptement définitive. A Lyon, la faculté des sciences est dans les combles du palais Saint-Pierre ; à Bordeaux, dans une annexe de l’hôtel de ville ; le laboratoire de chimie, froid, humide, meurtrier, n’a jour et air que par un vestibule intérieur ; à Montpellier, elle est dans une masure étayée de toutes parts ; à Toulouse, dans un ancien couvent. Nulle part, même dans les facultés neuves, les laboratoires ne sont assez spacieux, les salles des collections assez vastes. Aux facultés des lettres et de droit, moins gourmandes de place, on n’a même pas donné le strict nécessaire. En général, une faculté des lettres se compose d’un grand amphithéâtre de cours, quelquefois flanqué d’une tribune pour les dames, d’une petite salle d’attente de quelques pieds carrés pour le professeur et d’une loge pour l’appariteur ; pas de salles de conférences, pas de salles d’études, pas de bibliothèque.

Dans l’enquête ordonnée par M. Duruy en 1865, de partout s’élèvent les mêmes doléances, les mêmes requêtes. Marseille demande « par mesure d’hygiène, l’exhaussement des laboratoires qui manquent d’air. » Dijon signale « ses amphithéâtres étroits, sombres, nus, fort inférieurs, sous tous les rapports, aux classes d’un lycée. » A Lille, « l’un des amphithéâtres, construit en contre-bas du sol, est sombre, humide et on ne pourrait pas y professer convenablement pendant le jour. Le laboratoire de chimie réclame une place pour les objets de collections et un magasin pour les produits. La physique demande une salle distincte où l’on puisse installer des expériences et faire des manipulations. » Et ainsi des autres. — A Paris, la situation n’est pas meilleure. La faculté des sciences et la faculté des lettres étouffent, depuis la Restauration, dans la vieille Sorbonne de Richelieu ; depuis 1835, on a projet de les agrandir. Derrière la façade monumentale de Soufflot, la faculté de droit manque d’espace pour sa bibliothèque et pour ses cours. La faculté de médecine a des installations honteuses : « Tout Paris, écrit M. Duruy en 1868, dans un rapport à l’empereur, tout Paris est renouvelé : les bâtimens affectés à l’enseignement supérieur restent seuls dans un état de vétusté qui contraste péniblement avec la grandeur imposante d’édifices consacrés à d’autres services. » Et, en 1873, un autre ministre, M. Jules Simon, pouvait tenir ce langage à la réunion des Sociétés savantes : « Si nous avions eu le temps, j’aurais tenu à vous faire visiter, après la séance, nos établissemens scientifiques de Paris. Je ne parle pas de l’École supérieure de pharmacie ; j’aurais eu quelque inquiétude à vous y conduire, car, cette semaine même, nous venons d’être obligés de l’étayer. Je ne parle pas de l’École de médecine, ni surtout de l’École pratique que je ne veux plus montrer à personne… Sans sortir de la Sorbonne, j’aurais pu me borner à vous montrer les laboratoires de la faculté des sciences.., dans des locaux qui servaient autrefois à loger des étudians ou de petits ménages. Toutes ces pièces étroites, mal éclairées, dont nous avons su tirer parti, l’ancienne chambre à coucher, le petit salon, la cuisine, sont nos salles d’études ! Encore ne nous appartiennent-elles pas ; c’est la ville de Paris qui nous les prête ; et si demain elle nous donnait congé, notre enseignement s’arrêterait. »

Dans l’enseignement, que de lacunes ! « Vous le savez comme moi, disait encore M. Jules Simon aux ; Sociétés savantes, dans nos facultés des lettres, il n’y a qu’une chaire de littérature ancienne ; les études latines et les études grecques sont confiées à un seul professeur. Pour l’histoire, c’est encore pis : le même professeur est chargé d’enseigner toute l’histoire, et, de plus, la géographie, ce qui veut dire que la géographie n’est pas enseignée. C’est à Paris seulement qu’il y a un professeur spécial de géographie. Malgré l’importance que l’étude des littératures étrangères a prise dans notre siècle, nous n’avons qu’une chaire de littératures étrangères par faculté. » A Paris même, il n’y avait pas alors de chaires spéciales pour des objets de première importance, pour l’histoire et pour la littérature du moyen âge, pour le sanscrit, pour la grammaire comparée, pour l’archéologie. Dans les sciences, sauf à Paris, le plus souvent le même homme portait : le triple fardeau de la zoologie, de la botanique et de la géologie. Dans le droit, on n’enseignait nulle part le droit constitutionnel, l’histoire du droit, le droit maritime, et il n’y avait qu’une seule chaire d’économie politique, celle de la faculté de Paris.

Partout les moyens et les instrumens de travail sont insuffisans. C’est à peine croyable : dans aucune faculté des départemens, il n’y a de bibliothèque. On achète bien, de-ci de-là, quelques livres sur les reliquats de l’année. Mais qu’est-ce au prix de la production scientifique du monde entier ? Et puis on n’a ni salle pour les ranger, ni bibliothécaire pour les conserver. — Les collections sont pauvres, incomplètes, dépareillées. Les laboratoires manquent d’instrumens ; les professeurs n’ont pas d’argent, ou en ont si peu qu’une fois payés le chauffage et l’éclairage, il ne reste à peu près rien pour les expériences des cours et les recherches personnelles. Aussi faut-il entendre les plaintes de l’enquête de 1885 : « Le crédit de 400 francs alloué aux collections ne permet pas de les maintenir au niveau du progrès de la science. » (Faculté des sciences de Bordeaux.) — « La faculté manque absolument des instrumens, des modèles et mêmes des dessins nécessaires aux démonstrations des cours de mécanique et de machines. Les collections font également défaut pour le cours de dessin appliqué aux arts industriels, et jusqu’ici le professeur en a supporté les frais. Le crédit alloué pour l’acquisition et l’entretien des instrumens de physique (350 francs) est insuffisant. » (Faculté des sciences de Lille.) — « Les instrumens nécessaires aux expériences d’astronomie et de physique sont peu : nombreux et insuffisans… Les crédits ouverts pour les frais de cours, l’entretien et l’accroissement des collections sont également insuffisans… Les moyens de démonstration manquent presque complètement. » (Faculté de Paris.) Toutes ces plaintes sont fondées ; les budgets d’alors ne permettent pas d’en douter. Presque partout, les frais de cours et les crédits des collections sont restés ce qu’ils étaient en 1847 ; en quelques endroits même, ils ont été diminués. Voici quelques chiffres relevés dans les budgets des facultés, en 1869 1870. Facultés de droit : Paris, bibliothèque, 1,000 francs ; la faculté est abonnée à vingt recueils périodiques, dont pas un seul étranger. — Caen, abonnemens : 600 francs, six périodiques, tous français. — Facultés des sciences : Paris, frais de cours et de laboratoires, 8,980 francs. ; collections, 1,500 ; abonnemens, 160. — Marseille, cours et laboratoires, 1,800 francs ; collections, 760 ; bibliothèque, néant. — Lyon, cours et laboratoires, 1,800 francs ; collections, 950 ; abonnemens et livres, néant. — Montpellier, cours et laboratoires, 1,800 francs ; collections, 200 ; livres, 500. Que faire avec de si maigres ressources, souvent sans préparateurs, sans garçons de laboratoires ? C’est vraiment merveille qu’outillées et dotées de la sorte, nos facultés n’aient pas encore été plus languissantes.

Languissantes, elles le sont, et elles ne peuvent pas ne pas l’être. Saul à Paris, où de tout temps les talens ont été nombreux et la vie intellectuelle intense, l’excitant manque, et rien dans les institutions, rien dans les habitudes n’est de nature à le susciter. Dans une même ville, nuls rapports entre les facultés de différens ordres ; nulle communauté d’intérêts, nul échange de vues ; nulle collaboration, parfois même nul voisinage. On se rencontre une fois l’an, au début de l’année, à la messe du Saint-Esprit ; on se range suivant des préséances jalousement gardées, les robes rouges devant, les robes jaunes derrière, et en voilà pour l’année entière. Dans chaque faculté, à part les relations personnelles ou mondaines, quand elles existent, les professeurs ne sont pas moins isolés entre eux. Ils ne se rencontrent à la faculté que les jours d’examen. Hors de là, chacun reste chez soi, travaille solitairement, vient faire son cours à son jour, à son heure, à sa guise, pour son public. Aucune œuvre à poursuivre en commun ; partant, aucun besoin de se coordonner, aucune excitation réciproque, aucune émulation.

Des quatre facultés, seules la médecine et le droit ont des étudians ; les lettres et les sciences n’en ont pas. Elles les remplacent, quand elles peuvent, par le grand public. Souvent les professeurs de sciences le dédaignent ou ne peuvent l’attirer ; ils se renferment alors chez eux ou dans leurs laboratoires, vaquant solitairement à des travaux personnels, qu’ils n’interrompent que pour venir enseigner, à la faculté, quelques maîtres d’études, la plupart du temps mal préparés. Mais pour le professeur de lettres, le public, c’est le tout de l’enseignement ; c’est le but et c’est la récompense. Il faut le conquérir, et il faut le conserver. Combien il en coûte pour cette conquête incessante, d’efforts, d’esprit, d’art, de talent, parfois de manèges et de diplomatie ! Heureux encore quand cet auditoire exigeant, que mettraient en déroute la science et l’érudition, que seuls peuvent capter le charme, l’émotion ou le piquant de la parole, qui veut chez le professeur un renouvellement perpétuel, chaque année une matière nouvelle, chaque semaine une leçon montée, ne se compose que de gens instruits et bien élevés ! Mais parfois à quelles mésaventures le maître n’est-il pas exposé avec ces auditeurs de passage et de hasard, qu’il ne connaît pas plus qu’ils ne le connaissent, et qui sont sans respect pour la dignité de la science et de l’enseignement ? Jamais je n’oublierai celle qu’eut à souffrir la philosophie, il y a quinze ans, à mes débuts à la faculté de Bordeaux. Suivant l’usage du lieu, je dus faire mon cours le soir, à huit heures. L’hiver, tout alla bien ; les auditeurs étaient nombreux et semblaient attentifs. Ils ne diminuèrent pas trop au printemps ; mais bientôt la retraite militaire, qui l’hiver ne sortait pas, vint me les enlever presque tous. Elle passait le samedi soir devant les bâtimens de la faculté, un quart d’heure après le commencement de la leçon. A peine clairons et tambours s’entendaient-ils au loin, que l’auditoire sortait en masse, suivait la musique et ne reparaissait plus. C’est à peine s’il restait quelques fidèles. Pour ceux-là, l’année suivante, pour ceux-là seuls, je fis mon cours toujours à huit heures, mais à huit heures du matin.

De cet enseignement, il ne sort pas d’élèves, pas d’apprentis savans. La parole une fois évaporée, il n’en resterait rien, si parfois les leçons ne se condensaient en des livres remarquables, par exemple la Cité antique de M. Fustel de Coulanges, la Famille de M. Paul Janet, à Strasbourg ; les Moralistes français de Prévost-Paradol, les Empereurs romains de M. Zeller, à Aix ; les moralistes sous l’empire romain de M. Martha, à Douai. La plupart du temps, et c’est le meilleur emploi du talent et du travail, le livre à faire est le but secret de l’enseignement, et le but du livre, un titre pour venir à Paris. A Paris, ce sera sur un plus vaste théâtre, le même public, plus nombreux peut-être, mais encore plus inconnu, plus composite et plus bizarre. Qui n’a vu, dans ce temps, à la Sorbonne, ces auditeurs permanens, ces constantes, comme on les appelait, qui passaient avec une suprême indifférence d’un cours de littérature à un cours de théologie, d’un cours de théologie à une leçon de physique, cherchant d’une faculté à l’autre un lieu couvert et chaud ? — Ceux qui restent en province finissent par se désintéresser, s’alanguir et se stériliser.

III

Dressé en face de ce tableau, l’état présent des choses mettrait en une large saillie la grandeur de l’œuvre accomplie. Mais il serait injuste de procéder ainsi. Cette œuvre, en effet, n’a pas été le fruit soudain d’une génération spontanée. Avant les ouvriers d’hier et d’aujourd’hui, il y a eu les ouvriers de la première heure, de l’heure la plus difficile. Ce qu’ils ont fait doit être dit.

Les vices et les dangers de la situation n’étaient pas sans être vivement sentis de quelques-uns et dans les facultés et en dehors d’elles. On le vit bien le jour où M. Duruy, faisant succéder l’action à l’inertie, essaya de secouer la torpeur. On prit confiance, et les langues se délièrent. On dit tout haut la misère de nos facultés, l’insuffisance de leurs enseignemens, les vices de leur organisation ; en chercha des remèdes ; on proposa des réformes. Il se produisit alors un mouvement d’idées où se trouvaient en germe bon nombre des choses qui se sont faites depuis lors. Si l’on veut s’en rendre compte, il faut lire, entre autres, le rapport de M. Wurtz, au retour de sa première mission aux universités de langue allemande, les Questions contemporaines de M. Renan, les articles de M. Gaston Boissier, publiés ici même[1], et la première Statistique de l’enseignement supérieur.

Il faudrait lire aussi les documens inédits de l’enquête qui précéda la statistique. C’est là qu’on verrait le mieux l’état psychologique des facultés. Beaucoup de ces documens témoigneraient sans doute d’une quiétude et d’un manque de clairvoyance qui étonnent aujourd’hui ; mais d’autres sont moins optimistes, et signalent avec force les défauts, les lacunes, les besoins. Nous ne pouvons les résumer ici ; citons du moins, comme échantillon, quelques fragmens d’un franc et hardi rapport du recteur de Strasbourg, M. Chéruel. « L’esprit universitaire, dit-il, s’est éteint partout… Une école est un faisceau de doctrines que relie un esprit commun, unité féconde qui se prête à la variété des recherches et des résultats. La France a-t-elle bien conservé la religion des hautes études ? A-t-on retrouvé chez nous la filiation des doctrines, leurs fécondes alliances, leur homogène épanouissement ? .. Le voyageur qui visite nos centres académiques y admire surtout l’absence de vingt chaires magistrales qui font la renommée des universités étrangères. Après avoir lu nos programmes, il nous demande ce que nous entendons par académie, et nous prie de lui donner une définition qui s’applique également à Strasbourg, à Douai et à Clermont… Le savoir, fractionné comme une monnaie courante, a été répandu par petites sommes, et les écoles restreintes pullulent au détriment des grandes… L’intention qui dota Aix et Douai du droit et des lettres, Marseille et fille des sciences, a réparti les denrées au gré des consommateurs. »

De ce mouvement d’idées, il sortit une institution et un programme. L’institution, ce fut l’École pratique des hautes études. Pesez bien chacun de ces mots : école pratique des hautes études ; ils disent l’institution tout entière, son but, son caractère, ses moyens d’action, et la révolution qui par elle allait s’opérer dans l’enseignement supérieur. L’École des hautes études, telle que la conçut M. Duruy, devait avoir cinq sections : les mathématiques, les sciences physiques, les sciences naturelles, les sciences économiques, les sciences, historiques et philologiques. Ce devait être, en dehors de leurs situations officielles, l’affiliation corporative des maîtres les plus autorisés de la science. On y vit réunis, dès le premier jour, Claude Bernard et Sainte-Claire Deville, Wurtz et Berthelot, M. Bertrand et M. Serret, M. Boissier et M. Bréal, M. Gaston Paris et M. Monod. Elle siégeait partout, au Muséum, au Collège de France, à l’École normale, à la faculté des sciences, à la faculté de médecine, à la bibliothèque de l’université, au voisinage de la faculté des lettres, partout où il y avait des maîtres, au sens plein de ce mot. À ces savans on donnait plus de ressources que par le passé pour leurs travaux personnels ; à ces maîtres, on assurait des élèves, de vrais élèves, non pas des auditeurs de passage, mais des apprentis, des compagnons ; aucun programme ne leur était imposé. On leur demandait simplement d’être des chefs d’atelier, et de former de bons ouvriers de la science.

Qu’on le remarque ; ce n’était pas, malgré quelques élémens fournis par elles, une transformation intime des facultés. C’était, à côté d’elles, la constitution d’un organisme nouveau, pour une fonction dont elles n’avaient encore que vaguement conscience, et qu’elles étaient alors incapables de réaliser. Mais peu à peu, de cet organisme, au contact duquel elles allaient vivre désormais, l’esprit scientifique, allait s’infiltrer en elles par une exosmose continue. La bonne et fraîche semence déposée dans le soleil y a vingt ans a fructifié, et la moisson nouvelle pousse aujourd’hui partout dans les champs d’alentour.

L’École des hautes études n’était que le point central d’un plus vaste programme : pour la science, dotation moins pauvre des laboratoires, création de bibliothèques, publications scientifiques, recueils périodiques, missions et expéditions scientifiques, voyages de circumnavigation ; pour l’enseignement, transformation des mœurs scolaires, réduction des leçons publiques, institution de conférences intimes, création de Bourses d’enseignement supérieur, multiplication des enseignemens par la faculté donnée aux agrégés d’ouvrir des cours libres. De ce programme, il ne fut ébauché que quelques fragmens. Le ministre et ses collaborateurs, au premier rang desquels il faut placer M. du Mesnil, avaient la foi et la bonne volonté ; mais les crédits leur étaient parcimonieusement mesurés. A grand’peine avaient-ils obtenu les 300,000 francs de l’École des hautes études. Pour le reste, il eût fallu des millions. D’ailleurs, il faut le dire aussi, les facultés en général manquaient d’élan, et l’opinion publique restait indifférente.

Elle avait cependant reçu une assez vive secousse lorsque, derrière de violentes accusations de matérialisme et d’impiété contre les facultés, avait surgi tout à coup la revendication, depuis longtemps assoupie, de la liberté de l’enseignement supérieur. Pouvait-on vraiment ouvrir le champ, sans avoir auparavant mieux armé, pour la concurrence, les facultés de l’État ? Ce ne fut pas le sentiment de la commission chargée, en 1870, de préparer, sous la présidence de M. Guizot, un projet de loi sur la liberté de d’enseignement supérieur. À ce projet, elle joignit, comme corollaire ou comme préface, un programme de réformes dans les facultés de l’État, duquel tous les demandeurs et les autres, étaient tombés d’accord. En voici les principaux articles : « Que pour leur régime intérieur, spécialement pour la présentation aux chaires vacantes dans leur sein, pour l’emploi des agrégés, pour l’autorisation des cours qui pourront être donnés dans les locaux affectés à leur service, pour les diverses relations et les divers modes d’enseignement qui peuvent s’établir entre les professeurs et les élèves, les facultés instituées par l’État soient investies d’une large part d’autonomie et de liberté ; — qu’il soit pourvu, dans le budget de l’Etat, aux moyens personnels et matériels d’étude et de progrès dont le besoin se fait si vivement sentir dans l’enseignement supérieur, tels que l’augmentation du nombre des chaires et des professeurs titulaires ou agrégés, la formation et d’entretien des bibliothèques, des laboratoires et des divers instrumens de travail intellectuel ; — que dans quelques-unes des principales villes de l’État, et avec leur concours, il soit organisé un enseignement supérieur complet, c’est-à-dire réunissant toutes les facultés avec leurs dépendances nécessaires, de telle sorte que, sans détruire l’unité de la grande université nationale, ces établissemens deviennent, chacun pour leur compte, de puissans foyers d’études, de science et de progrès intellectuel. »

La guerre, qui vint ajourner ces réformes, en fit sentir bien plus vivement encore l’urgence et la nécessité. Déjà en 1867, M. Renan avait écrit : « C’est l’université qui fait l’école. On a dit que ce qui a vaincu à Sadowa, c’est l’instituteur primaire. Non, ce qui a vaincu à Sadowa, c’est la science germanique. » Après Sedan, M. Renan ne fut plus seul à penser de la sorte. On s’enquit de toutes parts, avec une curiosité passionnée, des universités allemandes, et l’on acquit la conviction que par elles s’était fait l’esprit allemand, et par cet esprit la patrie allemande. Dès lors, la réforme de nos facultés ne fut plus seulement affaire de science ; elle devint question de patriotisme. On comprit que par elle se formerait une des pièces maîtresses de notre nouveau système de défense. Aussi de quel cœur, à partir de ce moment, la réforme est-elle prêchée ! C’est M. Bréal écrivant sous un titre modeste un livre des plus pleins sur notre enseignement public[2] ; c’est Paul Bert, tout à la science et à la patrie, esquissant de son laboratoire de la Sorbonne un projet de loi sur l’enseignement supérieur ; c’est un groupe d’hommes, toujours ardens au progrès : MM. Berthelot, Renan, Boissier, Bersot, Gaston Paris, et d’autres que j’oublie, se réunissant au Collège de France pour méditer un plan général de réformation ; c’est au moment même où s’achève la libération du territoire, M. Jules Simon étalant, à la Sorbonne, devant les Sociétés savantes, les misères persistantes de notre haut enseignement, avec le terme propos d’y porter promptement remède ; c’est enfin une foule d’anonymes qui partout s’animent d’un esprit nouveau, et s’entraînent pour l’œuvre à laquelle ils devront concourir.

Ce fut la dernière période de l’incubation. L’éclosion tarda quelque temps encore. Pour faire œuvre sérieuse, il fallait des millions, et ceux qu’on avait allaient au plus pressé, à la rançon de guerre, à la libération du territoire, à la réfection du matériel militaire. En 1871, le budget des facultés était de 4,300,000 francs ; en 1873, il n’était encore que de 4,444,921. Le gouvernement y avait demandé, pour 1874, une augmentation de 1,100,000 francs ; il n’en fut accordé que 400,000. C’est seulement à partir de 1877 que la marche en avant s’accélère. Le budget des facultés avait été de 5,124,581 francs en 1875 ; il passa tout à coup à 7,799,180 en 1877. Dans l’intervalle, la loi de 1875, proclamant la liberté de l’enseignement supérieur, avait enjoint au gouvernement de présenter, dans le délai d’un an, un projet de loi « ayant pour objet d’introduire dans l’enseignement supérieur de l’État les améliorations reconnues nécessaires. » La lettre de cette prescription fut lettre morte. M. Waddington prépara bien le projet de loi ; mais il ne le soumit pas aux chambres. Il parut hasardeux de procéder par reconstruction totale. Les idées qui avaient cours sur les points essentiels de la réforme formaient bien une sorte de protoplasma où flottaient des germes, mais des germes encore épars et dans l’ensemble desquels le futur édifice ne se laissait pas voir encore avec assez de netteté. On se dit aussi que la loi ne crée pas les mœurs, mais qu’elle doit les suivre. Or si l’on était d’accord pour souhaiter dans les facultés des mœurs nouvelles, on l’était également pour reconnaître que ces mœurs commençantes n’étaient encore ni assez générales, ni assez fermes, pour mériter la consécration de la loi. A une révolution subite, brusquant toutes choses, on préféra une évolution graduelle, les assurant l’une après l’autre, l’une sur l’autre, et permettant au besoin de les reprendre et de les corriger. On ne se traça pas un plan définitif et immuable ; mais on se réserva de développer l’œuvre d’après la loi d’évolution qui ne pouvait manquer, si vraiment c’était œuvre vivante, de se dégager d’elle, et l’on attaqua l’entreprise sur plusieurs points à la fois, du dehors et du dedans tout ensemble.


IV

Commençons par le dehors, c’est-à-dire par les bâtimens. Nous avons dit leur état presque partout lamentable. Qu’il fallût les refaire, c’était chose entendue, depuis le gouvernement de juillet. Pendant toute la durée de l’empire, on avait élaboré des plans[3] ; un instant même, on avait fait mine de vouloir les exécuter, en posant la première pierre, la première pierre seulement, de la nouvelle Sorbonne. La campagne ne fut sérieusement entreprise que de nos jours T par le gouvernement de la République. Elle commença, en 1876, par la reconstruction des facultés de Grenoble ; elle fut poursuivie sans un jour de relâche, par tous les ministres de l’instruction publique ; elle s’achèvera demain par la construction des nouvelles facultés de Lille.

Voici, en un sommaire, les résultats de cette campagne. — Paris : construction de la nouvelle Sorbonne, facultés des sciences et des lettres ; reconstruction de l’école de pharmacie ; agrandissement de la faculté de droit ; agrandissement de la faculté de médecine ; reconstruction de l’école pratique. — Besançon : création d’un observatoire. — Bordeaux : construction d’une faculté de droit, d’une faculté de médecine, d’un observatoire, d’une faculté des sciences et d’une faculté des lettres. — Caen : agrandissement des facultés. — Clermont : création de laboratoires pour la faculté des sciences. — Dijon : agrandissement des anciens locaux. — Grenoble : construction de locaux neufs pour les trois facultés de droit, des sciences et des lettres. — Lille : création d’une faculté de médecine, d’une faculté de droit et d’une faculté des lettres ; construction d’instituts pour la faculté des sciences. — Lyon : construction d’une faculté de médecine, d’une faculté des sciences, d’une faculté de droit et d’une faculté des lettres ; création d’un observatoire. — Montpellier : agrandissement de la faculté de médecine, création d’une faculté de droit, construction d’instituts de botanique, de chimie, de physique et des sciences biologiques. — Rennes : construction d’une faculté des sciences. — Toulouse : agrandissement des facultés de droit et des lettres, reconstruction de la faculté des sciences, agrandissement de l’école de médecine. — Alger : création d’écoles supérieures pour le droit, la médecine, les sciences et les lettres, et d’un observatoire.

Après le sommaire, le bilan de l’entreprise. — Les dépenses soldées ou engagées s’élèvent à 88,073,387 francs, y compris 3,200,000 francs pour la construction des écoles d’Alger, lesquels proviennent de la vente de biens domaniaux en Algérie. Sur ce total, les villes ont fourni 45,848,625 francs, les départemens 665,000, et l’État 41,589,762. On le voit, et il faut Je faire remarquer à l’honneur des villes, leur contribution dépasse sensiblement celle de l’État. A l’origine, dans la première période de la campagne, elle la dépassait bien plus encore. Ainsi Bordeaux a dépensé pour ses facultés environ trois millions, et a reçu moins de 1 million de subvention. Lyon en aura dépensé bien plus de 7, et n’aura repu que 2 millions. C’est seulement depuis la loi de 4865, loi présentée par M. Fallières, votée sous l’impulsion de M. Berthelot, et qui a misa la disposition de l’État les ressources nécessaires pour l’achèvement des établissemens d’enseignement supérieur, que les dépenses sont partagées également entre l’État et les villes. Ainsi, sans le concours des villes, l’entreprise n’eût pu se faire ou elle eût indéfiniment duré. Heureusement que, dès le début, les villes, grandes et petites, Paris en tête, ont compris qu’elles avaient des devoirs envers la science et les hautes études, et ont largement payé leur dette. On vient de voir les sacrifices consentis par Lyon et Bardeaux. Ceux de Paris s’élèvent, à cette heure, à plus de 22 millions. D’autres chiffres, plus petits, sont également édifians : Grenoble a donné pour ses facultés 720,000 francs, Caen près de 900,000 francs.

Au total, plus de 88 millions. La somme est forte, et l’on, ne reprochera pas à la République d’avoir, dans ce domaine, trop peu bâti ; avant elle, on avait bâti si peu. Mais peut-être trouvera-ton plus tard qu’elle a trop bien bâti. Certes, il est bon que la science ait façade et pignon sur rue ; il y va de sa dignité et de son crédit dans l’opinion. À ce point de vue, nos nouvelles facultés sont parfaites. La nouvelle Sorbonne est un des plus beaux monumens de Paris, et n’aura de rivale qu’à vienne et à Strasbourg ; les facultés de Lyon sont admirables ; celles de Bordeaux vont de pair avec les plus beaux monumens modernes de cette élégante cité. Pourtant, quand je vois, en plein Paris, dans un quartier des plus denses, les masses puissantes de l’École de médecine et la longue enfilade de la Sorbonne, je ne puis me défendre d’une inquiétude et d’un regret. Je me demande si ces grands monumens inextensibles ; faits pour durer des siècles et des siècles, satisferont toujours aux exigences de la science. Qui sait, ce que deviendront un jour son outillage et ses engins, et si, au lieu de ces palais durables, mieux n’eussent pas valu de simples ateliers légèrement construits, partant faciles à remplacer, le jour où la science y aurait avantageant alors je méprends à regretter que, laissant la faculté des lettres à la Sorbonne, on ne se soit pas avisé, quand il en était temps, d’élever sur de vastes espaces, à la Halle aux vins, par exemple, au flanc du Muséum, une trentaine de pavillons et d’instituts distincts pour le service de la faculté de médecine et de la faculté des sciences… En Allemagne, une université n’est pas un monument ; c’est tout un quartier, parfois même une cité entière, la cité ouvrière de la science, où tous les services sont à la fois chacun chez soi et groupés tous ensemble, comme les pièces organiques d’un même appareil. Tout autre a été presque partout le type de nos facultés nouvelles. A l’ordre dispersé, nous avons préféré la concentration derrière la même façade, sous le même toit, de services dissemblables peu faits pour cohabiter ensemble. C’est un peu la faute, si faute il y a, de nos professeurs qui, dans les débuts, n’étaient pas assez au courant des installations de l’étranger, et qui, jugeant de ce qu’on leur offrait, par ce qu’ils avaient, se montraient facilement satisfaits. Mais c’est aussi, n’hésitons pas davantage à le dire celle des architectes, qui plus d’une fois, dans une faculté à construire, ont vu moins des services à pourvoir d’organes appropriés qu’un monument à édifier. Soyons justes cependant, et n’exagérons rien. Ils nous ont donné presque partout de beaux monumens et plus d’une fois ils ont su concilier les exigences de la science et celles de l’art. Ainsi dans la nouvelle Sorbonne, la faculté des sciences, bien que formant un tout et faisant corps avec la faculté des lettres, aura pour chaque ordre de science des installations complètes et indépendantes. Il en est de même à la faculté médecine de Lyon ; le monument est un et multiple tout ensemble ; chaque groupe de sciences, les sciences physico-chimiques, les sciences anatomiques, les sciences biologiques, y occupe des édifices distincts. Il en est de même aussi, quoique à un moindre degré, à la faculté de médecine de Bordeaux ; le service de l’anatomie y est parfait de tout point. Dans ces derniers temps, on a fait, et avec succès, quelques essais d’un autre type. On achève à Nancy un institut de chimie, et on va y commencer un institut d’anatomie qui, dans leur simplicité, seront des modèles du genre. A Montpellier, on installe, en ce moment même, à fort peu de frais, un institut de botanique commun à la faculté de médecine, à la faculté des sciences et à l’école de pharmacie, dans le vieux jardin des plantes de Candolle. C’est enfin le type adopté pour la construction des facultés de Lille. Là, pour la première fois en France, nous aurons la cité universitaire : au centre, la bibliothèque ; sur les côtés, les laboratoires de la faculté de médecine, la faculté des lettres, la faculté de droit, la galerie d’archéologie classique ; en arrière, l’institut de physique ; en avant, celui des sciences naturelles ; plus loin, celui de la chimie.


V

Après les bâtimens, venons au budget des facultés. Longtemps il fut insuffisant et vraiment indigne d’un pays comme la France. En 1835, lorsque le budget de l’Université cessa de former un compte à part et fut incorporé au budget général de l’État, la part des facultés y était seulement de 2,004,623 francs. Le Gouvernement de juillet la laissa à 2,876,018. Le second Empire la prit à 2,836,471 ; il l’éleva à 3,633,308, après la loi de 1854, qui créait un assez grand nombre de facultés ; pendant une dizaine d’années, il n’y fit pas de changemens appréciables ; de 1867 à 1870, il la porta de 3,828,821 francs à 4,215,521. Après 1870, malgré les charges inouïes qui venaient de s’abattre sur le trésor, on ne toucha pas à la dotation des facultés ; on y ajouta même un peu chaque année. En 1874 et en 1875, l’augmentation fut plus sensible. Mais c’est seulement au budget de 1877, M. Waddington étant ministre de l’instruction publique, après le vote de la loi sur la liberté de l’enseignement supérieur, que la République se montra résolue à donner enfin aux facultés des ressources en rapport avec leurs besoins, leurs fonctions et leurs services. A partir de ce moment jusqu’en 1885, le budget des facultés fait chaque année un véritable bond. Il monte, en 1877, de 5,113,880 francs à 7,799,180 ; en 1878 et en 1879, sous le ministère de M. Bardoux, il s’élève à 8,625,330 francs ; enfin de 1880 à 1884, sous les ministères successifs de M. Jules Ferry, il atteint 11,652,355 francs. Il est, en 1889, de 11,391,495, le triple environ de ce qu’il était en 1870.

C’est là le chiffre de ce que l’État alloue aux facultés. En réalité, elles sont loin de lui coûter autant. En effet, en même temps qu’elles dépensent, elles produisent. Leurs étudians et les candidats qui viennent chercher leurs grades paient des droits, droits d’inscription, de bibliothèque, de travaux pratiques, droits d’examen et de diplôme, et tous ces produits vont droit au trésor, sans qu’un centime reste en leurs mains. Pour évaluer ce qu’elles coûtent réellement, de ce qui leur est attribué, il faut donc déduire ce qu’elles rapportent. Il fut un temps où la balance s’établissait au profit du trésor ; les recettes des facultés étaient supérieures à leurs dépenses, et loin de leur donner du sien, l’État tirait d’elles un bénéfice. Hâtons-nous de le dire, pour l’honneur de notre pays, voilà bien longtemps déjà qu’il n’en est plus ainsi. Depuis 1838, le compte des facultés s’est soldé chaque année par un excédent de dépenses, et naturellement cet excédent s’est accru à mesure que s’élevaient les crédits. Voici la balance du dernier exercice clos, l’exercice 1888 : crédits alloués, 11,445,445 ; recettes effectuées, 4,929,160 ; excédent de dépenses, 6,516,285 francs.

Six millions et demi, en chiffres ronds, telle est au juste la contribution réelle de l’État aux dépenses des facultés. Comparé à ce que coûtent au trésor l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire, le premier quatre-vingt-dix millions et le second dix-sept, ce chiffre n’a rien d’excessif. Comparé à ce que coûte ailleurs l’enseignement supérieur, il paraîtra plutôt insuffisant. On ne peut prendre pour terme de comparaison les universités anglaises, qui vivent de leurs propres biens. Il serait difficile de considérer en bloc les vingt et une universités de l’empire allemand, qui sont loin d’avoir en Saxe, en Bavière et en Prusse le même régime financier. Mais on peut, sans l’affaiblir, réduire la comparaison aux seules universités prussiennes. Il y a en Prusse dix universités. Leur budget total est à peu près égal à celui des facultés françaises, 11,882,229 francs pour l’exercice 1888-89. Sur cette somme 3,408,641 francs proviennent de fonds qui leur appartiennent, intérêts de capitaux, revenus de biens-fonds, immatriculations, cotisations et fondations. Le reste, c’est-à-dire de beaucoup la plus grosse part, 8, 473,588 francs, est fourni par l’État, sans compter des crédits extraordinaires qui, dans ces derniers temps, ont été chaque année d’un ou de deux millions. Ainsi les dix universités prussiennes reçoivent à elles seules de l’État, au budget ordinaire, environ deux millions de plus que toutes les facultés de France. est vrai que chez nous les facultés ne sont pas, comme en Prusse, les seuls organes de la science et du haut enseignement, et qu’en dehors d’elles, d’autres établissemens, le Collège de France, le Muséum, l’Ecole normale, l’École des chartes et l’École des langues orientales vivantes, émargent au budget pour plus de deux millions.

Après les chiffres d’ensemble, il faudrait les chiffres de détail. Après le total des augmentations, il en faudrait la décomposition et les applications, année par année. On suivrait ainsi pas à pas la marche de l’entreprise, ses, progrès, sa direction. Mais ce serait une tâche trop longue et trop complexe ; d’ailleurs, quelques groupemens de chiffres et de renseignemens, sous quelques chefs principaux, seront tout aussi expressifs.

Pendant la période que nous considérons, le budget des facultés s’est accru de 7,175,794 francs. Sur cette somme, un million et demi s’applique à des facultés nouvelles. On a vu plus haut l’inégalité que présentaient nos divers groupes universitaires. Deux seulement, Paris et Strasbourg, avaient les quatre facultés. Montpellier, la vieille cité étudiante, la cité de Placentin, n’avait pas la faculté de droit ; Bordeaux et Lyon n’avaient que les sciences et les lettres ; fille n’avait que les sciences. Aujourd’hui, Bordeaux, Lille, Lyon, Montpellier et Nancy ont, comme Paris, les quatre facultés. On a transporté à Nancy, après la perte de l’Alsace, la faculté de médecine de Strasbourg avec l’école de pharmacie dont elle était flanquée. On a créé une faculté de droit à Bordeaux, à Lyon et à Montpellier, une faculté de médecine et de pharmacie à Bordeaux, à Lyon et à Lille. Tout récemment le groupe de fille s’est complété, en attirant à lui les facultés des lettres et de droit de Douai. C’est donc, avec les quatre écoles d’enseignement supérieur d’Alger, onze créations nouvelles. Elles n’ont pas toutes immédiatement pesé sur le budget ; les villes qui les réclamaient depuis longtemps, Bordeaux, Lyon, Montpellier, Lille, en ont pris d’abord les frais à leur charge, mais pour douze ans seulement ; après ce délai, la charge passe à l’État.

L’insuffisance des traitemens préoccupait à bon droit les pouvoirs publics. Un million a servi à les améliorer. C’était de toute justice, j’ajoute de toute nécessité, si l’on voulait retenir dans l’enseignement supérieur et y attirer des valeurs que partout ailleurs on eût payées plus cher. Pour me parler que, des professeurs titulaires, il fut un temps, qui n’est pas encore loin, où leur traitement, fait de deux parts, l’une fixe, garantie par l’État, l’autre mobile, attachée aux examens, pouvait être inférieur à celui d’un professeur de lycée. En outre, il n’y avait, pour l’avancement, ni cadres permanens, ni règles déterminées. M. Wallon supprima l’éventuel en 1876 et le consolida ; un peu plus tard, M. Jules Ferry obtînt des chambres les crédits nécessaires pour un classement régulier. Aujourd’hui, les traitemens de nos professeurs de faculté, sans égaler ceux de leurs confrères d’Allemagne et surtout d’Angleterre, n’offrent plus comme naguère d’inégalité choquante avec ceux des autres fonctions publiques. Ils sont à Paris, de douze à quinze mille francs ; dans les départemens, de six, de huit, de dix et de onze mille.

L’insuffisance des cadres de l’enseignement était plus grande encore. Il y avait en tout, à la fin de l’Empire, 406 chaires et 60 cours complémentaires dans les facultés. Sauf à Paris, une faculté des lettres, nous l’avons déjà dit, se composait de cinq professeurs, une faculté des sciences de cinq ou six, rarement de sept. En 1889, le nombre des chaires est de 598. Si l’on tient compte des 29 chaires des facultés de théologie catholique supprimées en 1885, c’est 221 chaires nouvelles. Sur ce nombre, 133 appartiennent aux établissemens de création récente mentionnés plus haut ; c’est donc, au total, 67 chaires nouvelles dans les anciennes facultés. Nous n’en ferons pas l’énumération ; il suffira d’une vingtaine d’échantillons pour montrer quelles lacunes elles venaient combler. Paris : faculté de droit, quatre chaires nouvelles, droit administratif (doctorat), droit constitutionnel, pandectes, science financière ; — médecine : maladies des enfans, clinique ophtalmologique, maladies syphilitiques et cutanées, maladies du système nerveux, maladies mentales ; — sciences : chimie organique, physiologie, chimique ; — lettres : littératures du nord de l’Europe, histoire de la philosophie, histoire du moyen âge, histoire contemporaine, archéologie, langue et littérature françaises du moyen âge, sanscrit et grammaire comparée, archéologie, science de l’éducation. — Bordeaux : droit, économie politique, droit maritime ; lettres : littérature et antiquités grecques, géographie, archéologie.

Mais, pour répondre à l’ampleur des besoins, pour relever nos facultés de leur honteuse infériorité, c’eût été trop peu de ces 67 chaires. Aussi, en même temps, généralisa-t-on l’institution, à peine ébauchée, des cours complémentaires) et créa-t-on celle des conférences. Cours complémentaires, le mot est clair, ce sont des cours destinés à l’enseignement de matières qui ne sont pas enseignées par les titulaires des chaires ; ainsi, dans une faculté des lettres où il n’y a qu’une chaire de philosophie, un cours d’histoire de la philosophie en sera le complément. Les conférences devaient être autre chose. Ce n’est pas seulement pour enrichir l’enseignement des facultés qu’on les instituait, mais surtout pour en changer le caractère. Le mot venait de l’École normale. Là jamais l’enseignement n’a été le monologue du professeur en face d’auditeurs passifs, c’est le colloquium actif du maître et des élèves : le maître apportant sa méthode et sa science ; les élèves, leurs ébauches et leurs essais de parole et de plume ; c’est, en un mot, ce qu’en Allemagne on appelle des séminaires. C’est là ce qu’on voulut transporter dans les facultés en y créant des conférences. On les créait, non pour le grand public, mais pour les vrais élèves qu’on s’efforçait de donner aux facultés des sciences et des lettres.

La plupart des nouveaux enseignemens créés depuis 1877 l’ont été sous la forme de cours complémentaires et de maîtrises de conférences. Il y avait, nous l’avons plus haut noté, 60 cours complémentaires en 1870 ; le nombre s’en était élevé à 105 en 1878 ; il est, en 1889, de 228, ainsi répartis : 2 dans les facultés de théologie protestante, 102 dans les facultés de droit, 27 dans les facultés de médecine, 13 dans les écoles de pharmacie, 29 dans les facultés des sciences, et 55 dans celles des lettres. Le premier crédit pour maîtrises de conférences date de 1877 ; il en fut alors créé 47 ; elles sont aujourd’hui au nombre de 129 : 3 dans les facultés de théologie protestante, 53 dans les facultés des sciences, 73 dans les facultés des lettres. — 67 chaires, 168 cours complémentaires, 129 conférences ; c’est donc, au total, 364 enseignemens nouveaux[4].

Si saisissans que soient ces chiffres, le parallèle d’une ou deux facultés avec elles-mêmes, à quinze ans de distance, le sera davantage encore. Prenons pour exemple les facultés de Lyon. En 1874, la faculté des sciences avait, en tout, 7 chaires : mathématiques pures, mathématiques appliquées, physique, chimie, géologie, zoologie et botanique. En 1888, elle a 10 chaires, celles de 1874, plus la chimie appliquée à l’industrie, la physiologie générale, l’astronomie ; 3 cours complémentaires de chimie, de botanique et d’astronomie ; 5 conférences de chimie industrielle, de zoologie, de mathématiques, de physique et de minéralogie, soit 18 enseignemens au lieu de 7. La faculté des lettres n’avait que 5 chaires en 1874 : la philosophie, l’histoire, la littérature ancienne, la littérature française, les littératures étrangères ; en 1889, elle a, en outre, 6 chaires nouvelles : la géographie, les antiquités grecques et latines, la langue et la littérature grecques, l’histoire et les antiquités du moyen âge, la littérature du moyen âge, le sanscrit et la grammaire comparée ; 5 cours complémentaires : philosophie, latin, français, allemand, langue sémitique ; 7 maîtrises de conférences : philosophie, science de l’éducation, histoire moderne, grec, anglais, grammaire, égyptologie, soit 23 enseignemens au lieu de 5.

A tous ces maîtres, anciens et nouveaux, on a donné, année par année, les auxiliaires indispensables à l’enseignement et aux recherches. J’ouvre la Statistique de 1888, l’article faculté de médecine de Paris. Je trouve, en 1877-78, 2 chefs des travaux pratiques, 3 directeurs et 6 chefs de laboratoire, 5 chefs de clinique, 3 prosecteurs, 5 aides d’anatomie, 12 préparateurs. En face, je relève, pour l’année 1887-88, 7 chefs des travaux pratiques, 8 prosecteurs, 14 aides d’anatomie, 31 préparateurs, 14 chefs de clinique, 14 chefs adjoints, 25 chefs de laboratoire. Partout ailleurs, c’est à l’avenant.

A tous, maîtres et étudians, l’accroissement des budgets a permis de donner des instrumens de travail. En premier lieu, des bibliothèques. Il n’y en avait pas avant 1879, ou, pour être tout à fait exact, il n’y en avait qu’à Paris et à la faculté de médecine de Montpellier. Maintenant, il y en a partout, et toutes sont ouvertes aux professeurs et aux étudians ; toutes sont au courant des principales publications savantes de la France et de l’étranger. Trois chiffres diront la rapidité de leur croissance et l’importance de leurs services. Au dernier recensement, celui de 1888, elles comprenaient 884,261 volumes ; elles avaient, la même année, prêté 512,252 volumes et reçu 122,786 lecteurs.

Aussi rapide, aussi profonde a été la métamorphose des laboratoires. Tout était à renouveler et à créer. En moins de dix ans, tout a été renouvelé ou créé. Il n’est pas une faculté des sciences, pas une faculté de médecine qui n’ait aujourd’hui son outillage complet d’enseignement et de recherches ; partout l’enseignement de celles des sciences qui relèvent de l’expérience se fait par l’expérience ; partout fonctionnent des travaux pratiques pour les élèves ; partout la recherche expérimentale est à côté de l’enseignement théorique. Il n’est pas jusqu’aux facultés des lettres qui ne commencent à avoir, elles aussi, leurs collections, fac-similés, estampages, photographies, moulages. — Feuilletons les budgets des facultés. Au lieu des sommes dérisoires d’avant 1870, nous y trouvons d’amples crédits pour les bibliothèques, pour les collections, pour les dépenses des laboratoires, pour les travaux pratiques des étudians. En veut-on quelques exemples tirés des budgets de 1888 ? A Paris, le crédit du matériel des bibliothèques universitaires a été de 72,330 francs, celui des collections, de 47,500 à la faculté de médecine ; de 29,000 à la faculté, des sciences, de 21,800 à l’école de pharmacie, de 4,850 à la faculté des lettres ; celui des frais de cours de laboratoires et de travaux pratiques, de 161,830 francs à la faculté de médecine, de 88,600 à la faculté des sciences, de 80,950 à l’école de pharmacie. Dans les départements, à Nancy, par exemple, les crédits de même ordre ont été, la même année, de 23,235 francs pour la bibliothèque, de 16,000 pour les collections de la médecine, de 14,850 pour celles ; des sciences, de 28,640 pour les laboratoires, cours et travaux pratiques de la faculté de médecine, de 21,000 pour les dépenses analogues de la faculté des sciences. — Au total, il est inscrit au budget législatif, de 1889 un crédit de 2,241,780 francs pour les frais matériels des facultés de tout ordre, soit 1,363,966 francs de plus qu’en 1875.

N’ayons garde, parmi ces créations, d’oublier celle des bourses de faculté. Il n’en est pas qui fasse plus d’honneur à la République ; il n’en est pas, comme nous-le verrons plus loin, qui ait eu, pour la réforme de l’enseignement ; supérieur, plus ; d’effets et d’effets plus heureux. L’idée de ces bourses remonte aux assemblées de la Révolution. Elles voulaient avoir, à tous les degrés de l’enseignement, des élèves de la patrie ; il leur semblait que les libéralités de l’État, pour produire tous leurs fruits, et pour n’en pas produire de mauvais, ne devaient pas s’arrêter à mi-chemin ; L’Empire fut d’un autre sentiment. Il institua des élèves du gouvernement ; mais il n’en mit que dans les lycées. C’est seulement de nos jours qu’apparaissent au budget les bourses d’enseignement supérieur ; d’abord 300 bourses de licence, en 1877, sous M. Waddington, puis 200 bourses d’agrégation, en 1881, sous M. Jules Ferry. Elles sont inscrites au budget de 1889 pour 670,000 francs.


VI

Si rapide qu’il doive être, ce résumé des statistiques serait incomplet et infidèle, si, en face des déboursés, il ne présentait pas les gains réalisés. De ces gains, les uns sont d’ordre scientifique, d’ordre purement moral, et ne s’évaluent pas numériquement. Leur place n’est pas ici ; nous les retrouverons ailleurs. Bornons-nous, en ce moment, à ceux qui s’expriment en chiffres, c’est-à-dire à l’accroissement du nombre des étudians, à l’accroissement du nombre des diplômes.

Nous n’avions en 1869 que 9,522 étudians. Nous en avons eu 17,630 en 1888. C’est donc, en vingt ans, un gain de 8,108 unités. Ce gain ne s’est pas fait tout d’un coup, ni par un progrès uniforme. Il commence à se dessiner en 1872 ; mais c’est seulement à partir de 1878, au moment même où de toutes parts les réformes s’accomplissent, qu’il s’accentue et s’accélère. Il y avait 10,972 étudians en 1878 ; nous en trouvons 12,000 en 1881, 13,000 en 1883, 15,000 en 1884, plus de 16,000 en 1885, et enfin 17,630 en 1888. La progression ne s’est pas fait sentir également dans tous les ordres de facultés. La population des facultés de droit était de 3,969 étudians, en 1844. En 1869, elle s’était élevée à 5,220. Elle n’a été, en 1888, que de 5,152. Dans les écoles de médecine, au contraire, il y a eu, pendant la même période, un gain considérable. De 3,159, leur clientèle a monté, principalement à dater de 1880, à 6,455 étudians. Progression analogue dans les écoles de pharmacie. Mais c’est surtout dans les facultés des sciences et dans les facultés des lettres que la cime s’est fait sentir. Naguère encore, il n’y avait pas d’étudians proprement dits dans ces facultés. On n’inscrivait, on ne comptait comme tels dans les statistiques, que les candidats à la licence, qui la veille de l’examen prenaient quatre inscriptions d’un seul coup, pour se mettre en règle avec le fisc. C’était au plus, dans les bonnes années, 100 étudians dans les sciences, 150 dans les lettres, et presque tous fictifs. Tout à coup, à partir de 1877, nous trouvons 384 étudians dans les facultés des sciences, 286 dans les facultés des lettres ; puis, d’une année à l’autre, ces nombres se doublent, se triplent, se quadruplent, et finissent par atteindre les chiffres inespérés de 1,335 dans les sciences, de 2,358 dans les lettres. Par conséquent, dans l’accroissement total du nombre des étudians, les facultés des sciences et des lettres entrent en compte pour plus de 3,500 unités. Ce n’est pas là purement et simplement l’accroissement d’une chose préexistante ; c’est de toutes pièces la création d’une chose vraiment nouvelle.

Par là nous avons, en très grande partie, regagné l’avance que de tout temps l’Allemagne avait eue sur nous. Autrefois, le nombre de ses étudians était double du nôtre. Il lui est encore aujourd’hui supérieur de 12,000 environ. Mais la population de l’empire d’Allemagne est de 45 millions d’habitans ; celle de la France n’est que de 38 millions. Et puis, ne l’oublions pas, nous avons en France des institutions qui détournent des facultés une notable partie du contingent qui, en Allemagne, va droit aux universités : nos lycées d’abord, où s’enseignent quantité de choses qui ailleurs sont du domaine de l’enseignement supérieur, puis l’École polytechnique, l’École normale, l’Ecole des chartes, enfin tous les grands séminaires. En Allemagne, rien de semblable ; seul l’enseignement technique a des écoles spéciales ; tout l’enseignement scientifique se donne aux universités. Partant, c’est aux universités que va presque toute la jeunesse, les futurs ministres des cultes aussi bien que les futurs médecins. Sur les 29,000 étudians de l’empire, les élèves en théologie comptent pour plus de 6,000. Il y a en Allemagne un étudiant d’université pour 1,544 habitans ; chez nous, la proportion est sensiblement moindre, 1 pour 2, 155 habitans ; mais, au fait, en tenant compte de toutes ces causes de différence, l’écart est beaucoup moindre.

Naturellement, avec le nombre des étudians s’est accru celui des grades. Il n’est cependant pas inutile d’établir, pour chaque ordre de facultés, le rapport des uns et des autres. Dans les facultés de droit, le rendement s’est accru d’une manière absolue. Nous avons dit que le nombre des étudians y était demeuré à peu près stationnaire. Le nombre des grades, au contraire, s’est notablement accru. De 1870 à 1879, la moyenne des licenciés en droit était, chaque année, de 1,050. De 1870 à 1884, ce nombre s’élève à 1,400. Il retombe ensuite à 1,260 ; mais il se relève plus tard à 1,300. En même temps le nombre des docteurs en droit s’accroît dans une beaucoup plus forte proportion. Il avait été de 30 en 1826, de 30 encore dix ans plus tard, de 100 en 1846, de 90 en 1856, de 80 en 1866 ; il monte à 190 en 1876, et depuis lors, il se maintient, bon an mal an, à 120 en moyenne. Dans les facultés et écoles de médecine, à l’inverse, le nombre des étudians s’est accru, et celui des grades est demeuré à peu près stationnaire. Avec plus d’étudians, nous ne faisons pas beaucoup plus de docteurs et nous faisons moins d’officiers de santé. Le nombre des docteurs reçus en 1866 était de 520 ; il était de 610 en 1876 ; depuis cette date, une seule fois, il s’est élevé à 690 ; mais d’autres fois il est tombé à 590 et même à 540. Le nombre des officiers de santé, qui était autrefois de plus de 200, oscille maintenant entre 135 et 90 ; il est même descendu à 80 en 1888. En revanche, dans les facultés des sciences et des lettres, c’est un changement du tout au tout. C’était naguère une excellente année quand nous avions, y compris les élèves de l’École normale, 60 licenciés ès sciences, 80 licenciés ès lettres, une dizaine de docteurs ès sciences, autant de docteurs ès lettres. Ce serait maintenant une très mauvaise année. Depuis 1877, nous sommes habitués à d’autres moissons. Nous avons eu, certaines années, jusqu’à 360 licenciés es sciences, 300 licenciés es lettres, 30 docteurs ès sciences et 30 docteurs ès lettres.

Tel est, vu du dehors, le tableau de nos facultés. Il nous faut maintenant pénétrer au dedans, et, sous le physique, chercher à saisir le moral.


LOUIS LIARD.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1868 et du 15 août 1869.
  2. Quelques mots sur l’instruction publique en France, 1872.
  3. Voir, dans l’ouvrage de M. Gréard intitulé Éducation et Instruction, le volume consacré à l’enseignement supérieur.
  4. Dans tout ce décompte n’entrent pas les enseignemens des Écoles préparatoires et des Écoles de plein exercice de médecine et de pharmacie, lesquels sont payés par les villes.