Les Femmes Poëtes au XVIe siècle/Notice sur la vie de M. Léon Feugère

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Les Femmes Poëtes au XVIe siècle
NOTICE

SUR

LA VIE DE L. J. FEUGÈRE



En tête du volume qui contient les derniers travaux de M. Feugère, sa famille et ses éditeurs ont pensé qu’on aimerait à trouver quelques détails sur sa vie simple et modeste, mais bonne à proposer en exemple, car elle fut consacrée tout entière au devoir et au travail. Honoré de son amitié, admis non-seulement à la confidence de ses pensées littéraires, mais encore au spectacle de ses vertus domestiques, j’ai accepté, comme un legs pieux, la mission de parler de lui au public, comme il aurait voulu qu’on en parlât, avec réserve et simplicité.

M. Léon-Jacques Feugère est né, le 2 février 1810, à Villeneuve sur Vanne (Yonne), d’une famille de bonne et ancienne bourgeoisie. Son grand-père était président au tribunal de Mantes, et lui-même aimait à rappeler qu’un capitaine Feugère figure, dans les mémoires du temps, parmi les compagnons de Henri IV. Son père avait été armateur ; mais les guerres maritimes qui suivirent la rupture de la paix d’Amiens, en ruinant son commerce, l’avaient réduit à se contenter d’une place modeste dans l’enregistrement. Une maladie cruelle vint se joindre à ces revers de fortune. Telles furent les épreuves qui accueillirent le jeune homme à son entrée dans la vie. Il en conserva un certain fond de mélancolie tempéré par sa bienveillance naturelle, et la ferme conviction qu’il ne devait compter, pour son avenir, que sur lui-même et sur son travail. Son oncle, M. Drevet, lui fit obtenir une bourse au collège Henri IV, où il était censeur, et qui devint dès lors comme la patrie du jeune Feugère. Élève, il y parcourut avec succès la série des études classiques ; professeur, il s’y éleva, du rang modeste de maître d’études, à la chaire de rhétorique, en passant par les classes intermédiaires, sans jamais se croire au-dessus des plus humbles fonctions de l’enseignement, ni paraître au-dessous des plus éminentes. Dans la seule année 1829, il obtint successivement les grades de licencié, d’agrégé et de docteur, fait peut-être unique dans les annales universitaires. La rapidité avec laquelle ce jeune homme de dix-neuf ans venait de conquérir une position excita alors l’étonnement, et peut-être l’envie, de quelques-uns de ses rivaux. On ne sut que plus tard au prix de quelles fatigues il avait obtenu un pareil résultat.

Cependant, tandis que le jeune professeur poursuivait sa laborieuse carrière, quelques bruits du monde arrivaient jusqu’à lui, quelques distractions littéraires venaient tempérer l’aridité de ses travaux. Tantôt c’était un discours prononcé, en présence de la reine des Français, à la distribution des prix de l’année 1833, où de sages conseils, donnés à de jeunes princes dignes de les entendre, valaient à l’orateur d’augustes sympathies ; tantôt c’était un prix d’éloquence remporté à l’Académie française, et dont le sujet était l’Éloge de M. de Monthyon, première distinction littéraire qui devait être suivie de beaucoup d’autres, plus solides peut-être, mais moins vivement senties.

Marié au mois de novembre 1833, et bientôt père d’une famille assez nombreuse, M. Feugère fut nommé en 1844 professeur agrégé de rhétorique au collège qui avait été le témoin de ses études et de ses débuts dans l’enseignement. Toute la période qui s’était écoulée entre l’agrégation et le mariage avait été remplie par des travaux restés pour la plupart manuscrits. On a trouvé dans ses papiers des études sur les langues anciennes et modernes, notamment sur la langue allemande, une foule d’ébauches, de projets d’ouvrages, des vers français et jusqu’au brouillon d’une comédie. Nous avons sous les yeux quelques-unes de ces poésies de jeunesse : il est curieux d’y retrouver la trace de certaines impressions personnelles, ainsi que celle des idées courantes en politique et en littérature. La première en date est intitulée Souvenirs et Regrets ; l’auteur y déplore la fin prématurée d’une jeune fille morte à la fleur de l’âge. À travers l’inexpérience de la forme et l’imitation mal déguisée de Millevoye et d’André Chénier, un sentiment vrai domine dans ces vers, et nous les fait préférer à ceux qui suivent dans l’ordre des dates : les Adieux de Jeanne d’Arc, la Mort de Bailly, etc. Une pièce sur la mort du fils de Napoléon, qui fut insérée alors dans le Constitutionnel, porte l’empreinte d’une vivacité de sentiments et d’expressions assez rare chez l’auteur.

En voici la dernière strophe :

Si d’un soleil plus beau la chaleur salutaire
Eût mûri son jeune âge en sa fleur moissonné,
Peut-être on l’aurait vu, dans les champs de la guerre,

Revendiquer l’honneur du sang dont il est né ;
Guidant de nos guerriers l’héroïque vaillance,
Combattre et triompher, redevenu Français ;
Mais demeurez sans crainte, ennemis de la France,
 Il est mort. Rois, vivez en paix !

Mais ces innocents écarts de jeunesse, ces premiers tâtonnements d’un esprit qui cherche sa voie firent bientôt place, chez M. Feugère, à un plan d’études suivi et systématique dont il ne s’écartera plus.

Déjà, à propos de Plutarque, il avait pris comme un avant-goût du seizième siècle, en joignant l’étude d’Amyot à celle de l’auteur original[1]. Mais il devait revenir à cette époque par un détour qu’il a indiqué lui-même dans sa préface de La Boëtie. Depuis quelque temps il avait préparé, sur le Bas-Empire, des travaux considérables dont il publia plus tard une partie dans des Études consacrées à Ammien-Marcellin, Eutrope, Aurélius Victor, Orose, Sextus Rufus, Zosime, Anne Comnène, Jean Cinname, insérées d’abord dans le Journal de l’Instruction publique, puis tirées à part, de 1844 à 1850. « Ces études, dit-il, me conduisant jusqu’à la fin du moyen âge, m’avaient fait toucher à la renaissance. » Un pas de plus, et M. Feugère arrivait à l’idée qui devait former désormais la base de ses travaux, nous voulons dire le seizième siècle envisagé au double point de vue de la littérature et de la société dont elle était l’expression. Cette époque, alors si négligée, présente cependant avec la nôtre une foule d’affinités que M. Feugère a résumées dans l’introduction de ces volumes. Du reste, il voyait dans l’étude des hommes et des choses de ce temps plus qu’une lacune à remplir dans notre histoire littéraire : c’était, à ses yeux, un enseignement propre à combattre, par l’exemple de types plus virils et plus fortement accusés, les défaillances morales et l’amoindrissement des caractères.

Il se prit d’abord à la physionomie la plus jeune et la plus gracieuse du seizième siècle, à l’ami de Montaigne, à La Boëtie, dont il publia les Œuvres complètes, en les accompagnant d’une Étude sur la vie et les ouvrages de l’auteur, travail couronné par l’Académie française en 1846, premier modèle de tous ceux qui devaient suivre et obtenir le même honneur.

De 1848 à 1853, Étienne Pasquier, Henri Estienne et Scévole de Sainte-Marthe, furent l’objet de publications analogues, également bien accueillies des savants et du public, à qui elles offraient des appréciations judicieuses, en même temps que des textes revus avec soin et devenus accessibles à tous, au lieu d’être relégués dans les in-folio poudreux des bibliothèques, ou dans les raretés coûteuses des bibliomanes. C’est ainsi que, grâce à ses soins, les Œuvres choisies de Pasquier, la Précellence du langage françois et la Conformité du françois avec le grec revirent le jour en 1849, 1850 et 1853.

À la suite de ces Portraits littéraires du seizième siècle, dont nous n’avons indiqué que les principaux, mais dont on trouvera la série complète dans les trois volumes actuellement offerts au public, il convient de mentionner l’Étude sur la vie et les ouvrages de Ducange, Paris, 1852, in-8o, qui ne rentrait pas dans le cadre de cette édition, mais qui s’y rattache par un lien naturel. Ainsi que le disait l’auteur à la fin de cette excellente et substantielle monographie, « Ducange, en joignant à l’ardeur et à l’énergie qui caractérisèrent le seizième siècle ce que l’époque suivante eut de plus réglé et de plus poli, fut l’un des types de ces simples et fortes natures, nombreuses autrefois dans notre société, à qui elles servaient de sauvegarde. Maintenant plus que jamais, au milieu de nos institutions en ruines ou se relevant à peine, il convient de nous rattacher à ces anciennes gloires, et de nous retremper par ces exemples, pour rester fidèles à notre passé et aux devoirs qu’il nous impose. Au moins que ces nobles physionomies demeurent parmi nous entourées d’un culte qui en perpétue le souvenir ! »

Si M. Feugère, au milieu de l’enseignement de la rhétorique, auquel il se livrait avec succès et distinction, avait senti le besoin d’élargir le cercle un peu restreint des études purement universitaires, il retenait des devoirs et des habitudes de sa profession la sévérité du goût et de la morale, le respect des anciens, le culte des modèles en tout genre. Loin que ses excursions à travers le seizième siècle lui fissent perdre de vue l’ère classique de notre littérature, c’est à cette dernière époque qu’il revint demander les modèles de la poésie et de l’éloquence, dans le but de les proposer à l’imitation des jeunes gens, et chez lui, ces deux courants d’études, loin de se contrarier, furent complétés et fécondés l’un par l’autre. Il se souvint que Henri Estienne n’avait pas dédaigné de travailler pour la jeunesse, et d’appliquer son goût et son érudition à la composition d’une compilation restée classique. C’est en 1851 qu’il commença la publication de ses trois recueils de Morceaux choisis pour les classes supérieures, de grammaire et élémentaires, dont le principal, adopté pour l’enseignement des lycées par le ministre de l’instruction publique, était arrivé en 1857 à sa dixième édition. Grâce à ces modestes volumes, qui furent pour tant de jeunes esprits la première initiation à la vie littéraire, le nom de Léon Feugère, honoré des suffrages académiques et de l’estime des savants, devenait populaire parmi cette jeunesse qu’il aimait, et se faisait même adopter par les enfants, dont il avait dit dans la préface de son dernier recueil : « Ce respect que la poésie antique nous commande à l’égard de l’enfance, ce n’est pas seulement pour ses mœurs qu’il faut l’avoir, c’est aussi pour son goût et pour son intelligence, dont la culture attentive intéresse à un si haut point l’intégrité des mœurs elles-mêmes. »

M. Feugère écrivit aussi, pour la nouvelle collection des auteurs classiques français, publiée par la librairie Delalain, et sous le pseudonyme de F. Estienne, une série de notices sur nos principaux écrivains du dix-septième et du dix-huitième siècle : Boileau, Bossuet, Corneille, Fénelon, La Fontaine, Massillon, Molière, Montesquieu, Racine, J. B. Rousseau et Voltaire[2].

Il avait été nommé en 1846 officier de l’université et chevalier de la Légion d’honneur[3]. Au mois de septembre 1847 il passa, comme professeur de rhétorique, au collège Louis le Grand. Citons le discours qu’il y prononça en 1849, à la distribution des prix, et qui présente le tableau des différents âges de cet établissement. Rappelons encore sa collaboration très-empressée et très-active à divers recueils littéraires, tels que l’Athenœum français, le Correspondant, la Revue contemporaine et surtout le Journal général de l’Instruction publique, qui renferme de lui un grand nombre d’articles sur les matières les plus diverses. Avec le caractère le plus éloigné du charlatanisme et de l’intrigue, il aimait la publicité et semblait faire entrer dans ses devoirs d’écrivain consciencieux celui d’être connu et apprécié des juges compétents.

Tous ces travaux le désignèrent aux suffrages du collège de France et de l’Académie des inscriptions, lorsqu’il s’agit, en 1854, de remplacer M. Tissot dans la chaire de poésie latine. M. Feugère fut présenté le second au ministre, M. Sainte-Beuve étant le premier. Cette même année, il fut nommé censeur des études au lycée Bonaparte, et ces fonctions, qu’il n’avait ni demandées ni désirées, on n’a pas encore oublié avec quel zèle il les remplit, ni comment il sut tempérer par une bienveillance toute paternelle les devoirs parfois rigoureux d’une surveillance utile et nécessaire.

Nous voulions raconter la vie de M. Feugère, et nous nous apercevons que nous n’avons guère parlé que de ses travaux, soit comme professeur, soit comme écrivain. C’est qu’en effet ces travaux étaient toute sa vie. Et pourtant, dans cette existence qu’ils semblaient remplir tout entière, et qu’ils ont abrégée, il y avait place pour l’accomplissement de tous les devoirs de la religion, de la famille, même de ceux que les exigences du monde imposent aux hommes les plus sédentaires et les plus laborieux. On a pu quelquefois sourire en voyant M. Feugère apporter dans les détails de la vie extérieure quelques-unes des distractions du savant ; mais, en revanche, ceux qui l’ont approché de plus près savent combien de fois, dans la retraite du cabinet, il fut poursuivi par les préoccupations du père de famille.

Depuis longtemps sa constitution, naturellement délicate, était usée par le travail, et, malgré les traces visibles du mal, ses parents et ses amis se berçaient encore de l’espoir que chez lui la volonté suppléerait toujours à la force. Aussi sa mort leur parut-elle un coup de foudre, lorsque après une maladie de trois jours il s’éteignit dans la nuit du 12 au 13 janvier 1858, entouré des soins pieux de sa femme et de ses enfants. L’un d’eux, voué à la même carrière que son père et digne de remplir les devoirs que son nom lui impose, nous transmettait alors, sur les derniers moments de cet homme de bien, quelques détails touchants qui n’étaient pas destinés à la publicité, mais qu’il nous permettra de reproduire dans toute leur simplicité et tout leur abandon.

« Mon père, nous écrivait M. Gaston Feugère, conserva jusqu’à la fin la plus admirable présence d’esprit. Il donna ses derniers ordres au sujet de ses Caractères et portraits littéraires, que l’on avait commencé à publier, puis ne s’occupa plus que de Dieu et de son âme. La tendresse de son cœur demeura si vive, au milieu de ses douleurs, qu’il me disait, après m’avoir fait ses adieux : « Retire-toi maintenant, tu aurais trop de chagrin à me voir mourir ! » Sa parole était brève et saccadée, mais claire. Il ne voyait plus, qu’il avait encore conservé toute sa connaissance. Il embrassait la croix avec ferveur, et sa dernière parole fut : Sursum corda !…

« Le caractère de mon père était d’une douceur inaltérable ; son cœur était très-affectueux ; il ne pratiquait pas la charité comme un devoir, mais comme un plaisir. Il était religieux aussi naïvement et aussi sincèrement qu’un enfant, ne disputant jamais sur les choses de foi, et se conduisant selon ses croyances. Il conservait tous les souvenirs de famille avec une sorte de piété : sous le portrait de son père, je lis ces vers de Sainte-Marthe, qu’il y avait inscrits, et qui seraient si bien placés sous le sien :

« Non alio, ne regum equidem, de sanguine malim
Esse satum : tanti est pietas atque aurea vitae
Simplicitas et nuda fides, lucro que pudendo
Pectus inaccessum, et rigidi mens conscia recti ! »

Nous ne pouvons mieux terminer notre notice que par ce touchant témoignage, heureux de mettre ces quelques pages, qu’un sentiment pieux nous a dictées, sous la protection de la piété filiale et du culte de la famille !


E. J. B. Rathery.
  1. Choix de vies des hommes illustres de Plutarque, traduites par Amyot, annotées et précédées d’Études littéraires sur ces deux écrivains ; Paris, J. Delalain, 1846, in-12.
  2. Ces notices, tirées à part et à petit nombre, forment un volume in-18, sous ce titre : Fragments d’études sur les auteurs classiques français.
  3. Il fut aussi décoré de la croix d’Isabelle la Catholique. L’avis de cette nomination, que M. Feugère devait à l’amitié reconnaissante de Mgr le duc de Montpensier, son ancien élève, parvint à sa famille le jour même où elle lui rendait les derniers devoirs.