Les Feuilles de Zo d’Axa/Les Tuyaux de " la Patrie "

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Les Feuilles de Zo d’Axa
Les FeuillesSociété libre des gens de lettres (p. 181-192).


Les TuyauxXXX
XXXde « la Patrie »


J’ai reçu, hier, la visite d’un nègre que j’avais déjà vu, en Algérie, un jour où trois sous-offs de mon escadron le rouèrent de coups de matraque pour conquérir un sac de dattes dont il s’obstinait à réclamer le paiement.

— Je suis un ami de la France, me dit le bon nègre en se rappelant à mon souvenir… ami de la France, ami, ami, braves militaires ! seconde Patrie…

— Je sais, je sais…

— Vous, pas savoir. Moi, laissé l’Afrique. Beaucoup voyagé. Viens d’Angleterre. Anglais tous voleurs, tous traîtres. Entretiennent agents en France. Viens dénoncer !

— Mais c’est Norton ! m’écriai-je.

— Chut ! fit le noir, Norton n’était pas vrai nègre et li mort. Li grand blagueur. Kif kif Jidet ! Rien di tout. Moi, documents plein mon bissac.

En achevant ces mots, mon visiteur lança sur la table une volumineuse liasse de papiers. Des lettres s’en échappaient ; quelques-unes affranchies avec des timbres étrangers ! Il y avait aussi des télégrammes et de vieux journaux — le nègre triomphait. Et comme je me disposais à le presser de questions.

— Inutile, fit-il, je suis pressé… Vous lirez ça.


Le Syndicat de Trahison


J’ai lu les papiers du nègre.

Dès que cet homme fut parti, je me mis fiévreusement à classer le dossier : lettres d’un côté, journaux de l’autre ; lettres salies de suscriptions anglaises ou belges. J’en ouvris une, j’en ouvris dix ; invariablement, ou presque, les missives commençaient ainsi :


« J’ai vu la Patrie du jour. Compris. J’envoie l’argent… »


Avec une prudence dont la signification n’échappera à personne, les louches correspondants, comme s’ils s’étaient donné le mot d’ordre, évitaient d’écrire le nom propre « Millevoye » ; mais sous leur plume revenaient sans cesse les mots « Patrie », « notre journal », « la Patrie ».

Était-ce, là, l’œuvre d’un faussaire ? Je voulais le croire ; je voulais espérer. Mais l’hypothèse tombait d’elle-même : un télégramme fermé encore (intercepté, qui sait comment ?) portait l’adresse précise d’un personnage connu à Londres. Je décachetai la dépêche. Elle contenait ces lignes édifiantes :


« Lu la Patrie. Mauvaises nouvelles Belgique. Vous envoie dernier mandat. Suis dépouillé. Tout perdu. Que faire ? Attends avis de Londres. »


Je ne publierai pas le nom de l’expéditeur du télégramme, sans doute plus malheureux que coupable ; mais en revanche rien ne m’empêche de désigner formellement le « donneur d’avis » anglais qui semble, si étrangement, mêler à ses affaires, celles de la feuille de M. Millevoye.

Donc, je marque :


Williams Levis,
137, Charing Cross Road, London W.


Et, comme un nom ne suffirait pas à prouver l’ignoble complot international, dont des Français sont appelés à devenir les malheureuses victimes, je préfère citer tout de suite une première liste des singulières officines avec lesquelles — il faut bien le dire, hélas — le journal Nationaliste français est en relations suivies :


Angleterre

Williams Levis, déjà salué.
Stern, 2, High street, Fulham Road, London.
Dickens, 40, Frith street, Londres W.
Williams Charley, 68, High st. Putney, Londres.
Laurens, 14, Greet Russel street, London.


Belgique

Van Parys, 9, place du Béguinage, Bruxelles.
John Alsopp, 17, rue des Alexiens, Bruxelles.


Contrairement à la plupart des documents historiques, ces noms et ces adresses sont d’une exactitude absolue.

Ici, le nègre n’est plus en cause.

C’est Jaluzot, Massard, Millevoye. C’est le drapeau Nationaliste.

C’est, en effet, à la troisième page de la Patrie que j’ai cueilli le bouquet de noms exotiques dont je parfume cet article.

Si vous voulez vous en convaincre, ramassez la Patrie vous-même.


Le Truc


Ramassez la Patrie ! lampez la prose de M. Millevoye, et passez vite aux choses sérieuses : voyez annonces, voyez affaires… Oubliez, pendant cinq minutes, la frontière de l’Est, le piège allemand, les chères provinces : gare à vos poches !

Maintenant que vous voilà prévenu, hasardez-vous dans la caverne. La Patrie est ouverte devant vous, déployée tel un étendard — lisez-moi donc les fières devises inscrites aux plis du Drapeau.

À l’exclusion de toute annonce honorablement commerciale, la troisième page de ce journal a lucrativement centralisé les réclames des agences borgnes, belges et anglaises, qui se livrent à l’une des plus évidentes escroqueries.

On draine l’argent français.

Et voici le truc : sous couleurs de Pronostics de Courses, on aguiche les bons naïfs et gogos que doivent être, logiquement, les clients du papier chauvin. Le choix de cet organe s’imposait. C’est devenu spécialité de la maison. Le moniteur nationaliste de Jaluzot est, ainsi, le seul quotidien, dit politique, qui ose cette publicité :

Fortune garantie ! envoyez mandat Bruxelles, telle adresse. Chaque mise de 20 francs rapportera 3.000 francs, envoyez fonds, telle adresse, Londres. Très recommandé, succès certain, adressez fonds et billets de banque, M. Un Tel, telle rue, London. Tel autre prend la précaution d’écrire « Plus de supercheries possibles » et ne promet que 500 francs par jour : adressez fonds, toujours à Londres.

Londres, Bruxelles, Londres, Londres, envoyez argent, billets de banque, paroli, triple paroli, double event, certitudes — mandats internationaux ! Vive la France !

C’est le Syndicat de la Patrie — fumistes et marchands de tuyaux.


À l’Anglaise


En attendant les champs de bataille, les plumitifs chauvinards qui, pour la plupart d’ailleurs, esquivent le service militaire en raison de tares constitutionnelles, les réformés belliqueux, les pieds plats, les dispensés, opèrent sur les champs de courses.

Ici, l’on coupe des bourses.

Au point de vue patriotique, il n’y aurait, certes, pas lieu de blâmer ces faiseurs de porte-monnaies s’ils se contentaient de dévaliser des étrangers, des ennemis… Mais, par un fatal concours de circonstances, il se trouve, au contraire, que ce sont des Français qu’ils dépouillent. Ils ruinent des compatriotes. Et au profit de qui, remarquez-le ? Au profit même des étrangers dont ils se font ainsi complices.

Et voilà de la trahison !

Lisez, lisez les adresses des caisses où l’on entraîne le peuple à jeter son maigre salaire ; j’en ai cité quelques-unes, en voici d’autres, j’insiste :

Levis and Co 3, Mabledon Place. Euston road, Londres. John Wood, 15, High Street Fulham road, London. Newmarket, 87, Schafsterbury avenue, Londres. Jordens, 32, rue des Sables, Bruxelles, etc., etc.

Ma feuille ne suffirait pas à produire la liste complète des membres du syndicat international qu’hospitalise, à chaque veillée de courses, l’Organe de la défense nationale. Une seule chose surprend pourtant : on se demande, au premier abord, par quelle insigne maladresse les professionnels du patriotisme encouragent-ils officiellement l’exportation de l’argent français dans les poches des Anglo-Saxons ? Rien que des Flamingants, des Anglais… Pas une adresse française, pas une ! Pourquoi ? Pourquoi ?…

C’est bien simple. Les opérations dont il s’agit ont un caractère si nettement frauduleux qu’il suffirait de désigner une adresse française pour qu’immédiatement la police opérât des perquisitions.

Ce serait la fin des annonces. Et l’Argent n’a pas de Patrie.


Un Scrupule de M. Millevoye


Nous devons à la vérité de dire que notre distingué confrère Millevoye, anglophobe des plus réputés, n’a pas été sans souffrir d’être transformé par Massard, son directeur et noble ami, en homme-sandwich de maisons anglaises. Il s’en plaignit à Jaluzot qui lui offrit des cravates.

— J’accepte, parce qu’elles sont françaises…, répondit alors Millevoye, mais, cher maître, permettez-moi de vous soumettre une idée : publions des adresses russes !

— Vous n’êtes pas fou, s’écria familièrement le propriétaire de la Patrie et du Printemps, des adresses russes ! Malheureux ! mais les maisons que nous recommandons détroussent tellement de gens qu’avant six mois de ce jeu-là nous ferions maudire la Russie !

— Je comprends, murmura Millevoye, qui est loin d’être un petit serein : on maudira l’Angleterre !

Le rédacteur de la Patrie fit ce jour-là un superbe article contre la perfide Albion. Et Massard, qui a la dent dure et la plaisanterie cruelle, eut une trouvaille géniale : les pronostics de la Patrie furent dès lors signés « Fripon ».


Lisieux ! 5 minutes d’arrêt…


Le journal de Fripon et Cie vole ainsi de succès en succès :


Auteuil, Longchamps, Maisons-Lafitte !


Mais c’est surtout pour Deauville qu’il détient de sérieux tuyaux.

Tous les journaux ont raconté qu’à Lisieux, quelques instants après la catastrophe de chemin de fer, qui coûta la vie à sept personnes et en blessa plus de cinquante, parmi les cris de douleur et les appels des mourants, une clameur s’éleva soudain — c’étaient les voyageurs pour Deauville, les parieurs, qui s’ameutaient. Ils craignaient d’arriver en retard. On s’occupait trop des blessés.

— Nous avons payé ! disaient-ils.

Et sans souci des gémissements, des plaintes, de la mort si proche, ils exigeaient des employés qu’on s’occupât tout d’abord de leur faciliter le moyen d’arriver pour l’heure des paris.

Les gendarmes durent intervenir. Il y eut des coups échangés, des bagarres sur des mourants…

À quoi bon se scandaliser de telles scènes de barbarie ? Elles sont normales. Elles résultent de l’éducation qu’on donne au peuple. Les pontes, les affolés courent d’ailleurs à des fins prochaines, courent à la ruine, à ce qu’elle entraîne, à des drames, à des suicides.

Qui les excite ? Qui les affole ?

Il faut qu’on n’ignore pas comment les courses de Deauville, de ce dimanche sinistre, étaient annoncées, la veille, dans les réclames de la Patrie ; il faut qu’on sache quels espoirs mirifiques on faisait entrevoir aux simples, pour leur choper un beau louis d’or :

« IMBATTABLE
« Dimanche, à Deauville.

« Avec 20 francs, PLUS DE 5.000 FRANCS À GAGNER. Nous ne saurions trop insister pour cette journée. Une journée 20 francs. Adresser fonds, billets de banque, etc. Londres. Succès, succès ! »


… Le train avait déraillé, des wagons télescopés sortaient des cris déchirants, le sang coulait, et parmi les débris rougis, les cadavres et les blessés, une meute hurlante bondissait.

Goûtez les tuyaux de la Patrie !


Au pied du mur


Je sais bien ce qu’on va me répondre : la quatrième page d’un journal est réservée à la publicité. Elle n’engage en rien la rédaction. La quatrième page, c’est un mur.

Je ferai d’abord observer qu’il ne s’agit pas, ici, de la quatrième page ; mais de la troisième.

Ce n’est plus un mur, ce sont des remparts !

Ah ! les remparts de la Patrie… Sonnez clairons ! Battez tambours ! Hors de France, les Étrangers… À bas l’Anglais, traître et félon ! Gredins ! Canailles ! Outsiders !… Pariez ! Pontez ! Rien ne va plus…

Les éducateurs du peuple sont de bizarres citoyens ; tandis qu’ils crient : Au Drapeau ! des compères vous font les poches.

Rien ne va plus ! L’autre semaine, c’était un pauvre vieux soldat qui, à la suite de perte au jeu, se tuait avec sa femme et sa fille, une blonde enfant de seize ans… Tout se précise. On trouva chez eux, au milieu des programmes de courses, le Journal des Sports Nationalistes — politique de M. Millevoye, pronostics de M. Fripon !