Les Feuilles de Zo d’Axa/Rochefort se meurt ! Rochefort est mort !

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Les Feuilles de Zo d’Axa
Les FeuillesSociété libre des gens de lettres (p. 159-168).


Rochefort se meurt ! XXX
XXXRochefort est mort !


QUELQUES FLEURS
POUR UNE COURONNE


C’est fini… Ô vanité ! ô néant ! ô mortels ignorants de leurs destinées ! L’eût-il cru il y a dix mois ? Et vous, messieurs, eussiez-vous pensé, tandis qu’à son retour d’exil une foule délirante l’acclamait, eussiez-vous pensé que si tôt, une clameur s’élèverait du faubourg pour insulter et pour maudire ? Rochefort, n’était-ce pas assez que l’Angleterre (jockeys et marchands de tableaux) pleurât votre absence, sans en être encore réduite à pleurer votre mort ? Et la France, qui vous revit avec tant de joie, n’avait-elle plus d’autres pompes et d’autres triomphes pour vous, au retour de ce voyage fameux, d’où vous aviez rapporté tant de gloire… et de si belles collections ? « Vanité des vanités, et tout est vanité. » C’est la seule parole qui me reste, dans un accident si étrange, c’est la première réflexion qui me vient — ainsi qu’à mon distingué confrère M. Bossuet, des Oraisons.

Rochefort se meurt ! Rochefort est mort !

Que dis-je ? messieurs, c’est pis encore, car c’est la chute lamentable, l’irrémédiable effondrement d’une renommée qui semblait s’affirmer puissante, parmi les fleurs et les vivats, et qu’une bourrasque populaire va balayer vers les égouts. L’heure qui tinte sonne une faillite, et c’est un glas de banqueroute suspectée d’être frauduleuse.

C’est fini !

Et les socialistes enterrent civilement le Vieux. Il y a quelque chose de poignant à lire ces ordres du jour, émanant de tous les points de la France ; par lesquels des ouvriers, des prolétaires, les anciens tenants de Rochefort, l’exécutent méthodiquement, chacun son tour, sans hâte…

On entend les pelletées de terre.


Et l’on songe, sans transition, à cette noble famille éprouvée, à cette jeune branche des Vervoort qui donna, au grand pamphlétaire, la nuit et le Jour — et qui lui donna peut-être aussi, bénévolement, le coup du lapin.

En effet, on parle de lapereaux, de rivalité, de jalousie… Je ne sais si je lis entre les lignes. Mais, avant d’en venir au grief qui seul importe et tue Rochefort, il ne messied pas de déchiffrer ce que signifient toutes ces phrases à double entente, allusions et insinuations, qui émaillent les polémiques quand il s’agit du beau-frère de M. Vervoort, du Jour.

La nuit est belle et parsemée d’étoiles… je ne peux cependant, en ce moment, nommer le Bélier, le Taureau, le Capricorne, sans que les loustics s’écrient : Suffit ! nous avons compris.

Eh bien ! non, ça ne suffit pas. Il y a des gens, à Carpentras, auxquels Thiébaud n’a pas tout dit. Et voici : il ne serait venu à l’idée de personne de parler des Mésaventures de sa Vie, des mésaventures amoureuses, s’il n’y avait peut-être là — comme on dit chez M. Judet — la cause première de l’attitude qu’a prise, en ces temps, Rochefort. Je précise. Tout le monde raconte, au boulevard, qu’une bien-aimée du pamphlétaire ne partage pas son horreur du juif, et ne fut point cruelle, jadis, à l’un d’eux qui porte précisément le nom vulgaire de Dreyfus !

De là, deux affaires Dreyfus que Rochefort s’entête à mêler :

— Tous les Dreyfus sont des traîtres !

— Cher Maître, laissez-moi vous dire que vous généralisez trop. Je ne défends pas le capitaine ; je n’ai pas le verbe d’un avocat qui plaide pour des militaires ; mais, vrai, vous mettez trop de feu à féliciter le conseil de guerre qui frappa le second Dreyfus. Les deux, pour vous… font-ils la paire ?


Ah ! je me garderai bien de retourner la corne dans la plaie. Mais il faut dire ce que l’on dit. Fi ! des pointes dissimulées… M. Rochefort pense comme moi. Et croyez-vous que le sémillant polémiste se serait gêné une minute si l’un de ses adversaires se fût trouvé dans la situation où lui-même s’agite aujourd’hui ?

« Le vieux bandit, aurait-il dit, l’immonde fripouille, le Sganarelle sinistre qui se venge sur un forçat des infidélités de Rosine… Le vieux ceci, le vieux cela… »

Il aurait dit les mots que je tais. Il les aurait dit avec la désinvolture qu’il mit à conter que l’impératrice se prostituait. Et que n’a-t-il pas dit d’autres femmes ? Rochefort fut un sans-pitié. Ne l’imitons pas. Et passons…


Et puis, à quoi bon chercher des causes lointaines aux actes des hommes ? Rochefort est devenu fougueusement antisémite, un beau matin, tout simplement parce qu’il avait entendu que l’on criait : À bas les juifs ! Ce fut Drumont qui l’inquiéta. Il n’y eut qu’une question de boutique.

D’ailleurs, Rochefort est un suiveur.

On le calomnie quand on affirme qu’il poussa le peuple, lors de la Commune et du Boulangisme. Il ne se mêla à ces mouvements que suivant les cris de la rue — et selon les besoins de la vente.

Cet homme désintéressé avait le flair du marchand de papier.

En vieillissant, le flair a baissé — comme le tirage de l’Intransigeant. Depuis la chute de Constans, Rochefort était aux abois, c’est-à-dire qu’il aboyait plus péniblement que jamais. Il attendait que le public lui indiquât la tête de turc sur quoi cogner populairement. Il attendait la concession d’une mine à exploiter en filon de trois cents articles où resservent les mêmes calembours et la demi-douzaine d’épithètes à la façon de Mme Angot. Cet angoleur, sans idées, demandait un gong pour taper dessus.

Le brillant écrivain de cirque tournait dans un cercle vicieux ; il crut que la foule des galeries applaudissait son dernier jeu, il pirouetta, prit son élan


Et du coup se cassa les reins.


Mais célébrons la cabriole qui clôtura la comédie.

Je prévois que le Syndicat de la Boucherie, la bande des gonses et des grenouilles qu’amorcent les culottes rouges, s’imagine que mon intention est de reparler de Dreyfus. Ces pauvres sont hypnotisés sur le cas de leur capitaine. Je vois plus loin, je vois autre chose.

Je vois que M. Rochefort, qui fit profession de couvrir de boue les conseils de guerre, changea sa plume d’encrier, afin de les couvrir de fleurs.

Et sans m’occuper du monsieur « qui se chauffe au soleil de la Guyane », de l’ancien officier qui fut implacable lui-même, sans doute, pour les simples soldats — il me plaît de montrer le journaliste qui, pour flagorner la plèbe et se refaire une clientèle, soutient tout à coup ces cours martiales pour lesquelles, hier encore, il n’avait pas assez d’insultes. M. Rochefort comptait ainsi mettre du beurre dans ses graines d’épinards.

Le Vatel de l’Intransigeant qui se plaint toujours d’être trompé devait finir par se tromper lui-même. Il ne courrait pas le risque de se suicider parce que la marée était en retard ; mais la gamelle qu’il nous sert est faite pour le déshonorer. Il a raté son rata. La sauce patriotarde soulève les meilleurs estomacs. Et, rien qu’à l’odeur de sa cuisine, le maître coq de l’état-major achève de s’empoisonner.

Rochefort succombe, aujourd’hui, d’une militarite aiguë.

Un écrivain qui s’intitule « révolutionnaire » n’a certainement pas besoin de se réclamer d’un dogme, et ce n’est pas moi qui lui reprocherai de ne pas écrire selon la formule de telle ou telle grande chapelle : la besogne de démolition ne demande que de l’esprit critique, un regard lucide, une plume prompte, de l’audace et de la décision. La sensibilité révolutionnaire suffit à guider l’écrivain : c’est elle qui le fera conclure, spontanément, sur toutes choses, dans le sens le plus libéral ; c’est elle qui devait empêcher M. Rochefort d’entonner ses refrains de caserne.


Le militarisme est la clef de voûte du monument d’iniquité, de misère, de laideur, d’exploitation que représente cette société. Le soldat est le chien de garde des receleurs capitalistes — et c’est le chien de fusil des grèves…

Marcher avec la soldatesque n’est pas l’acte d’un insurgé ; mais c’est le fait d’une bonne d’enfant : Rochefort est une nourrice sèche pour troupiers de l’état-major.

Après les derniers outrages et avant les derniers sacrements, le cordon bleu de l’Intransigeant a dépensé, au profit du sabre, la menue monnaie des calembours qui lui restait dans son bas. Maintenant, plus rien dans la tirelire — rien dans les mains ni dans les poches. M. Rochefort a cessé le feu. Le vent a soufflé la lanterne.

Et quand on parle au lanternier, ce n’est plus lui qui répond : Ernest Roche, son larbin, prend la parole pour un discours, et Charles Roger, son bretteur, décroche les colichemardes. Allons messieurs ! faites vos jeux. L’instant est aux remplaçants :


À la guerre comme en amour…


Rochefort a passé la main.