Les Fiancés (Manzoni 1840)/02

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Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 19-30).


CHAPITRE II.


On raconte que le prince de Condé dormit profondément la nuit qui précéda la journée de Rocroy : mais, d’abord, il était fort las ; et, en second lieu, il avait déjà arrêté toutes ses dispositions et réglé ce qui devait se faire le lendemain matin. Don Abbondio, au contraire, ne savait encore autre chose, sinon que le lendemain serait un jour de bataille ; d’où il s’ensuivit qu’il passa une grande partie de sa nuit à se consulter lui-même au milieu de mille angoisses. Ne pas tenir compte de la méchante injonction ni des menaces dont elle avait été appuyée, et faire le mariage, était un parti qu’il ne voulait pas même mettre en délibération. Confier la chose à Renzo, et chercher avec lui quelque moyen… Dieu garde ! « Qu’il ne vous échappe pas un mot… autrement… hem !… » avait dit un de ces bravi ; et, en entendant retentir ce hem ! dans son esprit, don Abbondio, loin de songer à transgresser une telle loi, se repentait même d’avoir parlé à Perpetua. Fuir ? En quel lieu ? Et ensuite ! Que d’embarras et que de comptes à rendre ! À chaque parti qu’il rejetait, le pauvre homme se tournait de l’autre côté. Ce qui, après tout, lui parut être le mieux, ou le moins mal, fut de gagner du temps en faisant traîner l’affaire auprès de Renzo. Il se ressouvint tout à propos qu’il ne s’en fallait que de quelques jours pour arriver au temps de prohibition pour les mariages. — Si je puis amuser ce garçon pendant ce peu de jours, j’ai ensuite deux mois pour respirer ; et, en deux mois, il peut arriver bien des choses. — Il rumina sur les prétextes qu’il pourrait mettre en avant ; et, bien qu’ils lui parussent un peu légers, il se rassurait par la pensée que son autorité les ferait paraître de juste poids, et que sa vieille expérience lui donnerait un grand avantage sur un jeune homme ignorant. « Nous verrons bien, disait-il en lui-même : il pense à sa belle ; mais moi, je pense à ma peau : le plus intéressé dans cette affaire, c’est moi ; sans compter que je suis le plus fin. Mon cher enfant, si tu as le feu dans le corps, je ne sais qu’y faire ; mais je ne veux pas que ce soit à mes dépens. » Ayant ainsi fixé un peu son esprit sur une détermination, il put enfin s’endormir. Mais quel sommeil ! Quels songes ! Des bravi, don Rodrigo, Renzo, des sentiers, des rochers, des fuites, des poursuites, des cris, des fusillades : durant ce court sommeil, il n’eut à son esprit d’autres images.

Le premier moment du réveil, après un malheur et dans une situation embarrassée, est un moment bien cruel. L’esprit, à peine revenu à lui-même, court aux idées habituelles de la vie tranquille qui a précédé ; mais la pensée du nouvel état de choses vient tout aussitôt s’y présenter brusquement, et cette rapide comparaison rend le déplaisir plus vif encore. Don Abbondio, après qu’il eut subi ce moment dans toute son amertume, ne tarda point cependant à récapituler ses desseins de la nuit, s’y confirma, leur donna un meilleur ordre, se leva et se mit à attendre Renzo dans un état de crainte et d’impatience tout ensemble.

Lorenzo, ou, comme on l’appelait communément, Renzo, ne se fit pas attendre longtemps. Il ne vit pas plutôt arriver l’heure où il avait jugé pouvoir sans indiscrétion se présenter chez le curé, qu’il s’y rendit avec la joyeuse fougue d’un homme de vingt ans qui doit en ce jour épouser celle qu’il aime. Privé de ses parents depuis son adolescence, il exerçait le métier de fileur de soie, métier pour ainsi dire héréditaire dans sa famille, très-lucratif dans les années antérieures, et qui, au temps dont nous parlons, était déjà en décadence, mais non pas au point de ne pouvoir fournir à un bon ouvrier de quoi vivre honnêtement. L’ouvrage allait diminuant de jour en jour ; mais l’émigration continuelle des hommes de cette profession, attirés dans les États voisins par des promesses, des privilèges et de forts salaires, faisait que ceux qui restaient dans le pays trouvaient encore à s’occuper. De plus, Renzo possédait un petit champ qu’il faisait cultiver, ou cultivait lui-même quand la filature n’allait pas ; de sorte que, dans sa condition, il pouvait se dire à son aise. Et quoique cette année eût été encore plus pauvre en récoltes que les années précédentes, et qu’une véritable disette commençât à se faire sentir, notre jeune homme qui, depuis qu’il avait jeté les yeux sur Lucia, était devenu bon ménager, se trouvait suffisamment pourvu du nécessaire, et n’avait pas à lutter contre la faim. Il parut devant don Abbondio, bien endimanché, avec des plumes de diverses couleurs à son chapeau, son poignard au beau manche dans la poche de son haut-de-chausses, ayant une mine de fête et en même temps un certain air de hardiesse qui était alors commun, même chez les hommes les plus paisibles. L’accueil incertain et mystérieux de don Abbondio fit un contraste singulier avec les manières gaies et résolues du jeune homme.

« Il faut qu’il ait quelque chose par la tête, » pensa Renzo, et puis il dit : « Je suis venu, monsieur le curé, pour savoir à quelle heure il vous convient que nous nous trouvions à l’église.

— De quel jour voulez-vous parler ?

— Comment ! de quel jour ? Est-ce que vous ne vous souvenez pas que c’est arrêté pour aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ? » répliqua don Abbondio, comme s’il en entendait parler pour la première fois. « Aujourd’hui, aujourd’hui… j’ai regret à vous le dire ; mais aujourd’hui, je ne puis pas.

— Aujourd’hui, vous ne pouvez pas ! Et qu’est-il donc arrivé ?

— D’abord, je ne me sens pas bien, voyez-vous.

— J’en suis fâché ; mais ce que vous avez à faire demande si peu de temps et si peu de peine…

— Et puis, et puis, et puis…

— Et puis quoi ?

— Et puis il y a des embarras.

— Des embarras ? Quels embarras peut-il y avoir ?

— Il faudrait être à notre place pour savoir toutes les anicroches qu’on rencontre dans ces sortes de matières, tous les comptes qu’il faut rendre. J’ai le cœur trop bon ; je ne songe qu’à lever les obstacles, à tout faciliter, à faire les choses selon le désir des autres, et je néglige mon devoir ; et puis c’est à moi que reviennent les reproches ou quelque chose de pis.

— Mais, au nom de Dieu, ne me tenez pas ainsi en suspens, et dites-moi clair et net ce que c’est.

— Est-ce que vous savez, vous, toutes les formalités qui sont à remplir pour faire un mariage en règle ?

— Il faut bien que j’en sache quelque chose, » dit Renzo commençant à s’impatienter ; « car vous m’en avez assez rompu la tête ces jours derniers. Mais est-ce que tout n’est pas arrangé maintenant ? N’a-t-on pas fait tout ce qui était à faire ?

— Tout, tout, cela vous semble, à vous ; parce que, laissez-moi vous le dire, c’est moi qui suis assez simple pour négliger mon devoir plutôt que de faire de la peine aux gens. Mais maintenant… bref, je sais ce que je dis. Nous autres, pauvres curés, nous sommes entre l’enclume et le marteau : vous tout impatient, et je le conçois fort bien, pauvre jeune homme ; d’un autre côté, les supérieurs… enfin, on ne peut pas tout dire. Et c’est sur nous que le tout retombe.

— Mais expliquez-moi donc une bonne fois ce que c’est que cette formalité que vous dites être encore à faire. On la fera tout de suite.

— Savez-vous combien il y a d’empêchements dirimants ?

— Que voulez-vous que je sache, moi, d’empêchements ?

Error, conditio, votum, cognatio, crimen, cultus disparitas, vis, ordo, ligamen, honestas, si sis affinis » commençait à dire don Abbondio, en comptant sur ses doigts.

« Vous jouez-vous de moi ? » interrompit le jeune homme. « Que voulez-vous que je fasse de votre latinorum ?

— Eh bien donc, si vous ne savez pas les choses, ayez patience, et rapportez-vous-en à celui qui les sait.

— Ah ça !

— Allons, mon cher Renzo, ne vous fâchez pas ; je suis prêt à faire tout ce qui dépendra de moi. Tout mon désir serait de vous voir content ; je vous suis attaché d’affection, moi. Eh !… quand je pense que vous étiez si bien ; qu’est-ce qui vous manquait ? La fantaisie vous a pris de vous marier…

— Quels discours sont ceux-ci, mon cher monsieur ? » dit Renzo vivement et d’un air moitié surpris, moitié colère.

— Je dis cela comme autre chose ; ne vous troublez pas ; je ne désire que de vous voir content.

— Mais au bout du compte…

— Au bout du compte, mon cher enfant, il n’y a pas de ma faute ; ce n’est pas moi qui ai fait la loi ; et, avant de conclure un mariage, nous sommes réellement obligés de faire maintes et maintes recherches, pour nous assurer qu’il n’existe pas d’empêchements.

— Mais, allons, dites-moi donc enfin quel empêchement est survenu.

— Ayez patience ; ce ne sont pas choses que l’on puisse expliquer ainsi en courant. Il n’y aura rien, j’espère ; mais ces recherches n’en doivent pas moins être faites. Le texte est clair et précis : Antequam matrimonium denuntiet

— Je vous ai dit que je ne veux pas de latin.

— Il faut pourtant bien que je vous explique…

— Mais ces recherches, ne les avez-vous pas déjà faites ?

— Pas toutes comme je l’aurais dû, vous dis-je.

— Pourquoi ne les avez-vous pas faites dans leur temps ? Pourquoi me dire que tout était fini ? Pourquoi attendre ?…

— Là ! Voilà que vous me reprochez ma trop grande bonté. J’ai facilité toutes choses pour que vous fussiez plus tôt prêts ; mais… mais à présent me sont venues… enfin je sais bien, moi.

— Et que voudriez-vous que je fisse ?

— Que vous prissiez patience pour quelques jours. Mon cher enfant, quelques jours, ce n’est pas l’éternité. Un peu de patience.

— Pour combien de temps ?

— Nous voilà au port, » pensa don Abbondio ; et, d’un air plus engageant que jamais : « Allons, » dit-il, « dans quinze jours je tâcherai… je ferai en sorte…

— Quinze jours ! Oh ! en voici bien d’une autre ! On a fait tout ce que vous avez voulu ; le jour a été fixé ; ce jour arrive ; et maintenant vous venez me dire d’attendre quinze jours ! Quinze » reprit-il d’une voix plus haute et plus irritée, tendant le bras et frappant de son poing dans l’air ; et qui sait quelle diablerie il aurait accolée à ce nombre, si don Abbondio ne l’eût interrompu en lui prenant l’autre main avec une tendresse timide et empressée.

« Allons, allons, ne vous fâchez pas, pour l’amour de Dieu. Je ferai mon possible ; je tâcherai de voir si, dans une semaine…

— Et Lucia, que dois-je lui dire ?

— Que ç’a été une erreur de ma part.

— Et les propos du public ?

— Dites à tout le monde que c’est moi qui ai fait erreur, par trop d’empressement, par trop de zèle : jetez toute la faute sur moi. Puis-je mieux dire ? Allons, pour une semaine.

— Et après, n’y aura-t-il plus d’autres empêchements ?

— Quand je vous dis…

— Eh bien, je prendrai patience pour une semaine ; mais souvenez-vous bien que, passé ce temps, je ne me payerai pas de paroles. En attendant, je vous salue. » Et, cela dit, il s’en alla, faisant à don Abbondio une révérence moins profonde que de coutume, et lui jetant un coup d’œil plus expressif que respectueux.

Sorti après cela, et pour la première fois s’acheminant à contre-cœur vers la maison de sa fiancée, il repassait, au milieu de son irritation, tout ce colloque dans son esprit, et le trouvait toujours plus étrange. L’accueil froid et embarrassé de don Abbondio, cette manière de parler tout à la fois gênée et impatiente, ces deux yeux gris qui, pendant qu’il parlait, avaient toujours été fuyant de côté et d’autre comme s’ils avaient craint de se rencontrer avec les mots qui sortaient de sa bouche ; ce mariage si expressément concerté qui était devenu comme tout nouveau pour lui ; et surtout cette affectation d’annoncer toujours quelque chose de fort important, sans jamais rien dire de clair ; toutes ces circonstances réunies faisaient penser à Renzo qu’il y avait là-dessous quelque autre mystère que celui auquel le curé avait voulu le faire croire. Le jeune homme fut un moment à se demander s’il ne devrait point retourner sur ses pas pour forcer don Abbondio dans ses derniers retranchements et le contraindre à se mieux expliquer ; mais, levant les yeux, il vit Perpetua qui marchait devant lui et entrait dans un petit jardin peu distant du presbytère. Il l’appela au moment où elle en ouvrait la porte, pressa le pas, la rejoignit, la retint à l’entrée ; et, dans le dessein de découvrir quelque chose de plus positif, entama la conversation avec elle.

« Bonjour, Perpetua : j’avais espéré que nous passerions gaiement cette journée tous ensemble.

— Mais… à la volonté de Dieu, mon pauvre Renzo !

— Faites-moi un plaisir : ce bienheureux M. le curé m’a débité certaines raisons embrouillées que je n’ai pas bien pu comprendre. Expliquez-moi plus clairement, vous, pourquoi il ne peut ou ne veut pas nous marier aujourd’hui.

— Oh ! croyez-vous donc que je sache les secrets de mon maître ?

— Quand je l’ai dit, qu’il y avait un mystère là-dessous ! » pensa Renzo ; et, pour l’amener au jour, il continua : « Allons, Perpetua ; nous sommes amis ; dites-moi ce que vous savez ; prêtez votre aide à un pauvre garçon.

— Triste chose que de naître pauvre, mon cher Renzo.

— C’est vrai, » reprit-il se confirmant toujours plus dans ses soupçons ; et, cherchant à s’approcher davantage de la question, « c’est vrai, » ajouta-t-il, « mais est-ce aux prêtres à mal agir avec les pauvres ?

— Écoutez, Renzo ; je ne puis rien dire, parce que… je ne sais rien ; mais ce que je puis vous assurer, c’est que mon maître ne veut faire tort ni à vous ni à personne, et il n’y a pas de sa faute.

— Et de la faute de qui donc ? » demanda Renzo d’un certain air indifférent, mais avec le cœur en émoi et l’oreille attentive.

— Quand je vous dis que je ne sais rien… je puis parler pour la défense de mon maître, parce que je souffre de l’entendre accuser de vouloir faire de la peine à quelqu’un. Pauvre homme ! s’il pèche, c’est par trop de bonté. Il y a bien des coquins en ce monde, des méchants trop puissants, des hommes sans crainte de Dieu…

— Des méchants trop puissants, des coquins ! » pensa Renzo. « Ce ne sont pas là les supérieurs. Allons, » dit-il ensuite, cachant avec peine son agitation toujours croissante, « allons, dites-moi qui c’est.

— Ah ! vous voudriez me faire parler ; et moi je ne puis parler, parce que… je ne sais rien : quand je dis que je ne sais rien, c’est comme si j’avais juré de me taire. Vous pourriez me mettre à la question, que vous n’arracheriez pas un mot de ma bouche. Adieu ; c’est du temps perdu pour tous deux. » Et, en disant ces mots, elle entra précipitamment dans le jardin et ferma la porte. Renzo, après lui avoir répondu par un salut, revint sur ses pas tout doucement, pour qu’elle ne pût s’apercevoir du chemin qu’il prenait ; mais, quand il fut hors de portée pour l’oreille de la bonne femme, il marcha plus vite ; en un instant, il fut à la porte de don Abbondio, entra, alla tout d’un trait au petit salon où il l’avait laissé, l’y trouva, et courut vers lui d’un air hardi et avec des yeux égarés outre mesure.

« Eh ! eh ! qu’est-ce donc que ceci ? » dit don Abbondio.

« Quel est ce coquin puissant ? » dit Renzo du ton d’un homme qui a résolu d’obtenir une réponse précise, « quel est ce méchant qui ne veut pas que j’épouse Lucia ?

— Quoi donc ? quoi donc ? » balbutia le pauvre curé avec un visage devenu en un instant aussi blanc et aussi flasque qu’un chiffon sortant de la lessive ; et, tout en grondant sourdement, il fit un saut de dessus son grand fauteuil pour s’élancer vers la porte. Mais Renzo, qui s’attendait à ce mouvement et se tenait sur ses gardes, s’y jeta d’un bond avant lui, donna un tour de clef et mit cette clef dans sa poche.

« Ah ! ah ! parlerez-vous, maintenant, seigneur curé ? Tout le monde sait mes affaires, excepté moi. Je veux, morbleu ! les savoir aussi. Comment s’appelle-t-il, cet homme ?

— Renzo ! Renzo ! de grâce, prenez garde à ce que vous faites ; songez à votre âme.

— Je songe que je veux le savoir tout de suite, à l’instant. » Et, en parlant ainsi, il mit la main, sans peut-être s’en apercevoir, sur le manche du couteau qui sortait de sa poche.

« Miséricorde ! » s’écria d’une voix éteinte don Abbondio.

« Je veux le savoir.

— Qui vous a dit…

— Non, non, plus de chansons : parlez clair et tout de suite.

— Vous voulez donc ma mort ?

— Je veux savoir ce que j’ai motif de savoir.

— Mais, si je parle, je suis mort. Ne dois-je pas prendre intérêt à ma vie ?

— Donc, parlez. »

Ce « donc » fut prononcé avec une telle énergie, l’air de figure de Renzo devint si menaçant, que don Abbondio ne put même plus supposer la possibilité de désobéir.

« Vous me promettez, vous me jurez, dit-il, de n’en parler à qui que ce soit, de ne jamais dire… ?

— Je vous promets que je vais faire quelque sottise, si vous ne me dites à l’instant le nom de cet homme. »

À cette nouvelle adjuration, don Abbondio, avec le visage et le regard de celui qui a dans sa bouche les tenailles de l’arracheur de dents, prononça : « Don…

— Don ? » répéta Renzo, comme pour aider le patient à mettre au jour le reste ; et il se tenait penché, l’oreille sur la bouche du curé, les bras tendus et les poings serrés en arrière.

« Don Rodrigo ! » dit rapidement le malheureux, précipitant ce peu de syllabes et glissant sur les consonnes, tant par l’effet de son trouble que parce que, appliquant le peu de liberté d’esprit qui lui restait à faire une transaction entre ses deux peurs, il semblait vouloir soustraire et faire disparaître le mot, dans le moment même où il était contraint à le faire entendre.

« Ah ! le chien ! hurla Renzo. Et comment a-t-il fait ? Que vous a-t-il dit pour… ?

— Ah ! vous demandez comment ? » répondit d’un ton presque d’humeur don Abbondio, qui, après un si grand sacrifice, se sentait en quelque sorte devenu celui à qui l’autre en devait. « Comment, n’est-ce pas ? je voudrais que la chose vous fût arrivée, comme elle m’est arrivée, à moi qui n’y suis pour rien ; bien sûrement, il ne vous serait pas resté tant de lubies en tête. » Et ici il se mit à lui retracer, sous des couleurs terribles, la funeste rencontre ; et, s’apercevant toujours plus, à mesure qu’il parlait, d’un grand courroux qu’il avait dans le corps, et qui, jusqu’alors, était demeuré caché et enveloppé dans la peur, voyant en même temps que Renzo, dans sa colère mêlée de confusion, restait immobile et la tête basse, il poursuivit en ricanant : « Vous avez fait là une belle action ! Vous m’avez rendu un beau service ! Un trait de cette sorte envers un honnête homme, envers votre curé ! Dans sa maison ! dans un lieu sacré ! Belle prouesse vraiment ! Pour m’arracher de la bouche mon malheur, votre malheur ! ce que je vous cachais par prudence, pour votre bien ! Et maintenant que vous le savez, je voudrais voir que vous me fissiez… ! Pour l’amour de Dieu ! n’allons pas plaisanter. Il ne s’agit pas de tort ou de raison : il s’agit de force. Et quand ce matin je vous donnais un bon conseil… prr…, tout de suite en furie. J’avais du bon sens pour moi et pour vous ; mais, en pareil cas, que fait-on ? Ouvrez au moins, et donnez-moi ma clef.

— Je puis avoir eu tort, » répondit Renzo d’une voix radoucie envers don Abbondio, mais dans laquelle se faisait sentir sa fureur contre l’ennemi qu’il venait de découvrir : « je puis avoir eu tort ; mais mettez-vous la main sur la conscience, et dites si dans ma position… »

En disant ces mots, il avait tiré la clef de sa poche, et allait ouvrir. Don Abbondio le suivit, et, tandis que Renzo tournait la clef dans la serrure, il se mit à côté de lui ; puis, avec un visage sérieux et chagrin, tenant les trois premiers doigts de sa main droite levés devant les yeux du jeune homme comme pour l’aider à son tour : « Jurez au moins,… » lui dit-il.

« Je puis avoir eu tort ; excusez-moi, » répondit Renzo en ouvrant la porte et se disposant à sortir.

« Jurez, » répéta don Abbondio en lui saisissant le bras d’une main tremblante.

« Je puis avoir eu tort, » dit encore Renzo en se dégageant ; et il partit à toutes jambes, tranchant ainsi la question, qui, de même qu’une question de littérature, de philosophie ou d’autre chose, aurait pu durer des siècles, puisque chacune des deux parties ne faisait que répéter son propre argument.

« Perpetua ! Perpetua ! » cria don Abbondio, après avoir vainement rappelé le fugitif. Perpetua ne répondit pas, et don Abbondio ne sut plus en quel monde il pouvait être.

Il est arrivé plus d’une fois à des personnages d’une tout autre importance que don Abbondio de se voir dans des conjonctures si pénibles, dans une telle incertitude du parti à prendre, qu’ils ont cru trouver un excellent expédient en se mettant au lit avec la fièvre. Cet expédient, don Abbondio n’eut pas à l’aller chercher, car il s’offrit de lui-même. La peur de la veille, l’insomnie pleine d’angoisses de la nuit, la peur nouvelle du moment, l’anxiété sur l’avenir, produisirent leur effet. Accablé de sa peine et tout étourdi, il se remit sur son grand fauteuil, commença à se sentir quelques frissons dans la moelle des os, se regarda les ongles en soupirant, et, de temps en temps, il appelait d’une voix tremblante et chagrine : « Perpetua ! » Elle arriva enfin avec un gros chou sous le bras et d’un air délibéré, comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire. J’épargne au lecteur les lamentations, les doléances en retour, les débats entre l’accusation et la défense, les « Vous seule pouvez avoir parlé », et les « Je n’ai rien dit », tout le bavardage en un mot de ce colloque. Il me suffira de dire que don Abbondio ordonna à Perpetua de mettre la barre derrière la porte, de ne plus ouvrir pour quoi que ce pût être, et, si quelqu’un frappait, de répondre par la fenêtre que le curé s’était mis au lit avec la fièvre. Il monta ensuite lentement l’escalier, disant à chaque troisième marche : « Me voilà frais, » et se mit réellement dans son lit, où nous le laisserons.

Renzo cependant marchait d’un pas précipité vers sa maison, sans avoir déterminé ce qu’il devait faire, mais avec une sorte de besoin de faire quelque chose d’étrange et de terrible. Les provocateurs, les méchants, tous ceux qui, d’une manière quelconque, font tort aux autres, sont coupables, non-seulement du mal qu’ils commettent, mais encore de la perversion à laquelle ils portent l’âme de ceux qu’ils offensent. Renzo était un jeune homme paisible et ennemi du sang ; un jeune homme franc et dont le caractère repoussait toute idée de piège et d’embûches ; mais, dans ce moment, son cœur ne battait que pour le meurtre, son esprit ne s’occupait que de machiner une trahison. Il aurait voulu courir à la maison de don Rodrigo, le saisir à la gorge et… mais il songeait que cette maison était comme une forteresse, garnie de bravi au dedans et gardée au dehors ; que les amis du maître et ses serviteurs bien connus y entraient seuls librement et sans être scrutés du regard de la tête aux pieds, qu’un pauvre artisan ignoré ne pourrait y pénétrer sans subir un examen, et que lui surtout… lui, serait peut-être là trop connu. Il s’imaginait alors qu’il prenait son fusil, allait se tapir derrière une haie, et guettait le personnage s’il arrivait que celui-ci vînt à passer tout seul ; et, s’enfonçant avec une farouche complaisance dans cette idée, il se figurait qu’il entendait des pas, ces pas qu’attendait sa haine ; il levait tout doucement la tête, reconnaissait le scélérat, mettait en joue, visait, faisait feu, le voyait tomber et rendre le dernier soupir, après quoi il lui lançait une malédiction, et courait par le chemin de la frontière se mettre à l’abri des poursuites. « Et Lucia ? » À peine ce mot se fut-il jeté au travers de ces sombres écarts de son imagination, que de meilleures pensées auxquelles son esprit était habitué y entrèrent en foule. Il se rappela les derniers avis de ses parents ; il se souvint de Dieu, de la sainte Vierge et des saints ; il songea à la douce satisfaction qu’il avait tant de fois éprouvée en sentant sa conscience nette, à l’horreur que tant de fois le récit d’un meurtre lui avait causée ; et il se réveilla de ce songe de sang avec effroi, avec remords, et en même temps avec une sorte de joie de n’avoir fait que des fictions. Mais la pensée de Lucia, que de pensées n’amenait-elle pas avec elle ! Tant d’espérances, tant de promesses, un avenir si caressé par le désir et regardé comme si certain, et ce jour si impatiemment attendu ! Et comment ? par quelles paroles lui annoncer une telle nouvelle ? Et après, quel parti prendre ? Comment en faire son épouse, malgré la force de cet homme inique et puissant ? Et, au milieu de tout cela, quelque chose qui n’était pas un soupçon formé, mais une ombre tourmentante, lui passait par l’esprit. Cette méchante action de don Rodrigo ne pouvait avoir de cause que dans une brutale passion pour Lucia. Et Lucia ? L’idée qu’elle eût donnée à cet homme le moindre motif de songer à elle, qu’elle eût rien fait pour flatter son désir, n’était pas une idée qui pût s’arrêter un instant dans l’esprit de Renzo. Mais en était-elle informée ? Ce misérable pouvait-il avoir conçu cette infâme passion sans qu’elle s’en fût aperçue ? Aurait-il poussé les choses si loin avant de l’avoir tentée de quelque manière ? et Lucia ne lui en avait jamais dit un mot, à lui, son fiancé !

Dominé par ces pensées, il passa devant sa maison qui était au milieu du village, et, l’ayant traversé, il marcha vers celle de Lucia, située à l’autre extrémité, et même un peu en dehors. Au devant de cette maison, était une cour étroite, close d’un petit mur, et qui la séparait de la rue. Renzo entra dans cette cour, et il entendit un bruit confus de voix mêlées qui venait d’une chambre au premier étage. Il jugea que ce devait être les amies et les commères venues pour faire cortège à Lucia, et il ne voulut pas se montrer dans cette espèce de petite halle avec la nouvelle qu’il apportait, et qui se lisait trop bien sur sa figure. Une petite fille, qui se trouvait dans la cour, courut au-devant de lui en criant : « L’époux ! l’époux !

— Chut, Bettina, chut ! » dit Renzo. « Écoute, va là-haut trouver Lucia, prends-la à part, et dis-lui à l’oreille… mais que personne ne t’entende et qu’on ne se doute de rien : prends-y bien garde… dis-lui que j’ai à lui parler, que je l’attends dans la chambre d’en bas, et qu’elle vienne tout de suite. » La petite fille monta bien vite l’escalier, joyeuse et fière d’avoir une commission secrète à remplir.

Lucia sortait en ce moment, toute pimpante et attifée, des mains de sa mère. Les amies se disputaient l’épouse et lui faisaient violence pour qu’elle se laissât voir ; mais elle parait leurs attaques avec cette modestie un peu guerrière qui appartient aux villageoises, faisant de son coude un bouclier à son visage, baissant la tête sur le devant de sa taille, et fronçant ses longs et noirs sourcils, tandis cependant que sa bouche s’ouvrait au sourire. Ses noirs cheveux de jeunesse, divisés au-dessus du front par une raie blanche et finement tracée, se repliaient derrière la tête en cercles multipliés de tresses que traversaient de longues épingles d’argent, placées à égale distance tout autour, à peu près comme les rayons d’une auréole, coiffure qui est encore celle des paysannes du Milanais. Elle portait au cou un collier de grenats enfilés alternativement avec des boutons d’or à filigrane : elle avait un beau corset de brocart à ramages avec les manches séparées et attachées par de beaux rubans ; un court jupon de bourre de soie, froncé, à petits plis ; des bas d’un rouge brillant, et des pantoufles de soie brodée. Outre cette parure, propre au jour de la noce, Lucia avait sa parure de tous les jours, celle d’une beauté modeste, relevée dans ce moment, et augmentée par les diverses affections qui se peignaient dans ses traits : une joie tempérée par un léger trouble, ce chagrin mêlé de douceur qui se montre de temps en temps sur la figure des jeunes épousées, et qui, sans rien changer à la beauté, lui donne un caractère particulier. La petite Bettina se glissa dans l’assemblée, s’approcha de Lucia, lui fit adroitement comprendre qu’elle avait quelque chose à lui communiquer, et lui dit à l’oreille son petit mot.

« Je reviens à l’instant, » dit Lucia aux femmes, et elle se hâta de descendre. En voyant la figure atterrée et l’air inquiet de Renzo : Qu’y a-t-il donc ? dit-elle, non sans un pressentiment de frayeur.

— Lucia ! répondit Renzo, pour aujourd’hui tout est renversé, et Dieu sait quand nous pourrons être mari et femme.

— Quoi ! » dit Lucia toute troublée. Renzo lui raconta brièvement ce qui venait de se passer. Elle écoutait dans un état d’angoisse, et quand elle entendit le nom de Rodrigo : Ah ! s’écria-t-elle tremblante et en rougissant, jusqu’à ce point !

— Vous saviez donc ? dit Renzo.

— Que trop ! répondit Lucia ; mais jusqu’à ce point !

— Et qu’est-ce que vous saviez ?

— Ne me faites pas parler maintenant ; ne me faites pas pleurer. Je cours appeler ma mère et congédier les femmes : il faut que nous soyons seuls. »

Tandis qu’elle s’éloignait, Renzo murmura entre ses dents : « Vous ne m’en aviez jamais rien dit.

— Ah ! Renzo ! » répondit Lucia en se retournant un instant et sans s’arrêter. Renzo comprit fort bien que son nom prononcé dans ce moment par Lucia, et avec cet accent, signifiait : Pouvez-vous douter que des motifs justes et purs ne soient les seuls qui m’ont fait garder le silence !

Cependant la bonne Agnese (ainsi s’appelait la mère de Lucia), qui s’était doutée de quelque chose, et dont la curiosité avait été mise en jeu par le petit mot dit à l’oreille de sa fille comme par sa disparition, était descendue pour voir ce que ce pouvait être. Sa fille la laissa avec Renzo, retourna vers les femmes assemblées, et, composant son visage et sa voix le mieux qu’il lui fut possible, elle dit : « M. le curé est malade, et rien ne se fera pour aujourd’hui. » Puis elle les salua à la hâte, et redescendit.

Les femmes défilèrent une à une, et se répandirent çà et là pour raconter l’événement. Deux ou trois allèrent jusqu’à la porte du curé pour s’assurer s’il était vraiment malade.

« Une grosse fièvre, » répondit Perpetua par la fenêtre ; et, ce triste mot, rapporté à toutes les autres, coupa court aux conjectures qui déjà commençaient à grouiller dans leur esprit, et à se faire voir, tronquées et mystérieuses, dans leurs paroles.