Les Fiancés (Manzoni 1840)/10

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Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 134-151).


CHAPITRE X.


Il est des moments où l’âme, surtout dans le jeune âge, est disposée de telle sorte que la moindre instance suffit pour en obtenir tout ce qui peut avoir une apparence de bien et de sacrifice ; comme la fleur qui vient d’éclore s’abandonne mollement sur sa tige fragile, prête à livrer ses parfums au premier souffle de l’air qui se fasse sentir à l’entour. Ces moments, qu’il faudrait admirer avec un timide respect, sont précisément ceux que l’astuce intéressée épie attentivement et saisit à la volée pour surprendre et pour lier une volonté qui ne se garde point.

À la lecture de cette lettre, le prince *** vit aussitôt s’ouvrir un jour pour l’accomplissement de ses anciens et constants desseins. Il fit dire à Gertrude de se rendre auprès de lui ; et, en l’attendant, il se disposa à battre le fer pendant qu’il était chaud. Gertrude parut, et, sans lever les yeux sur le visage de son père, elle se jeta à genoux et eut à peine la force de dire : « Pardon ! » Il lui fit signe de se relever ; mais, d’une voix peu propre à ranimer un courage défaillant, il lui répondit que, pour obtenir le pardon, il ne suffisait pas de le désirer et le demander, que rien n’était plus naturel et plus facile de la part de toute personne prise en faute et qui craint la punition ; que ce pardon, en un mot, il fallait le mériter. Gertrude, en tremblant, demanda humblement ce qu’elle avait à faire. Le prince (nous ne saurions en ce moment lui donner le nom de père) ne répondit pas d’une manière directe, mais se mit à parler au long de la faute de Gertrude, et ces paroles passaient cuisantes sur l’âme de la pauvre fille, comme une main rude sur une plaie. Il continua disant que quand même… par événement… il aurait pu précédemment avoir quelque idée de l’établir dans le monde, elle venait elle-même d’y mettre un obstacle insurmontable, puisqu’un gentilhomme, nourri, comme lui, des lois de l’honneur, n’oserait jamais faire à quelqu’un d’honnête le cadeau d’une demoiselle qui avait ainsi donné la mesure de ce dont elle était capable. La malheureuse était anéantie. Alors le prince, radoucissant par degrés sa voix et ses paroles, poursuivit en disant que cependant à toute faute il y avait remède et miséricorde ; que la sienne était de celles pour lesquelles le remède est le plus clairement indiqué ; qu’elle devait voir dans ce triste accident comme un avertissement pour reconnaître que la vie du monde était trop pleine de dangers pour elle…

« Ah oui ! s’écria Gertrude, agitée par la crainte, préparée par la honte et momentanément entraînée par un mouvement de sensibilité.

— Ah ! vous le sentez vous-même, reprit aussitôt le prince. Eh bien, qu’il ne soit plus question du passé ; dès ce moment tout s’efface. Vous avez pris le seul parti honorable, convenable, qui restât à votre disposition ; mais, parce que vous l’avez pris de bon gré et de bonne grâce, c’est à moi maintenant à vous le rendre agréable de toutes les manières, à vous en faire revenir tout le mérite et tout le fruit. J’en prends le soin. » En disant ces mots, il agita une sonnette qui était sur la table et dit au domestique qui se présenta : « La princesse et le jeune prince, sur-le-champ. » Puis il continua, s’adressant à Gertrude : « Je veux sans retard leur faire partager ma joie, je veux qu’immédiatement tous commencent à vous traiter comme il convient. Vous avez connu en partie le père sévère ; mais désormais vous connaîtrez en entier le père plein d’amour. »

En entendant ces paroles, Gertrude était dans une sorte d’étourdissement. Tantôt elle se demandait comment ce oui qui lui était échappé avait pu avoir une signification si étendue ; tantôt elle cherchait s’il y avait moyen de le reprendre, d’en restreindre le sens ; mais la persuasion du prince paraissait si entière, sa joie si jalouse, sa bienveillance si conditionnelle, que Gertrude n’osa prononcer un mot qui pût le moins du monde troubler en lui de semblables dispositions.

Au bout de quelques moments arrivèrent les deux personnes mandées, et, voyant là Gertrude, elles portèrent sur elle un regard d’incertitude et d’étonnement. Mais le prince, d’un air joyeux et tendre qui leur en prescrivait un pareil : « Voilà, dit-il, la brebis égarée ; que cette parole soit la dernière qui rappelle de tristes souvenirs. Voilà la consolation de la famille. Gertrude n’a plus besoin de conseils ; ce que nous désirions pour son bien, elle l’a voulu d’elle-même. Elle est décidée, elle m’a fait entendre qu’elle est décidée… » Ici la jeune fille leva vers son père un regard moitié consterné, moitié suppliant, comme pour lui demander de s’arrêter ; mais il poursuivit hardiment : « Qu’elle est décidée à prendre le voile.

— Bien ! à merveille ! » s’écrièrent ensemble la mère et le fils, et l’un après l’autre ils embrassèrent Gertrude qui reçut ces démonstrations amicales avec des larmes où l’on voulut voir des larmes de joie. Alors le prince s’étendit dans l’explication de ce qu’il ferait pour rendre heureux et brillant le sort de sa fille. Il parla des distinctions dont elle jouirait dans le couvent et dans le pays ; que là elle serait comme princesse, comme représentant la famille : qu’aussitôt que son âge le permettrait, elle serait élevée à la première dignité, et qu’en attendant elle ne serait sujette que de nom. La princesse et le jeune prince ne cessaient de renouveler leurs félicitations et leurs applaudissements ; Gertrude était comme au pouvoir d’un songe.

« Nous aurons ensuite à fixer le jour où nous irons à Monza faire la demande à l’abbesse, dit le prince. Comme elle sera contente ! Je vous assure que tout le monastère saura apprécier l’honneur que Gertrude lui fait. Eh ! mais pourquoi n’irions-nous pas aujourd’hui même ? Gertrude sera bien aise de prendre un peu l’air.

— Je le veux bien, allons, dit la princesse.

— Je vais donner les ordres nécessaires, dit le jeune prince.

— Mais… prononça timidement Gertrude.

— Doucement, doucement, reprit le prince ; laissons-la décider elle-même ; peut-être aujourd’hui ne se sent-elle pas disposée pour cette course, et préférerait-elle attendre à demain. Dites, voulez-vous que nous y allions aujourd’hui ou demain ?

— Demain, répondit d’une voix faible Gertrude à qui il semblait que c’était quelque chose encore que de gagner un peu de temps.

— Demain, dit solennellement le prince, elle a décidé qu’on irait demain. En attendant je vais chez le vicaire des religieuses pour arrêter le jour de l’examen. » Aussitôt dit, le prince sortit et daigna vraiment (ce qui de sa part n’était pas peu de chose) se transporter chez ce vicaire, avec lequel il fut convenu que celui-ci viendrait dans deux jours.

Dans tout le reste de cette journée, Gertrude n’eut pas une minute de calme. Elle aurait désiré reposer son âme de tant d’émotions, laisser, pour ainsi dire, s’éclairer ses pensées, se rendre compte à elle-même de ce qu’elle avait fait, de ce qui lui restait à faire, savoir ce qu’elle voulait, ralentir un instant le mouvement de cette machine qui, à peine mise en jeu, allait si précipitamment ; mais il n’y eut pas moyen. Les occupations se succédaient sans interruption, s’enchaînaient l’une dans l’autre. Aussitôt que le prince fut parti, elle fut conduite dans le cabinet de toilette de la princesse, pour y être, sous sa direction, coiffée et habillée par sa propre femme de chambre. La dernière main n’avait pas encore été donnée à cette opération, que l’on vint annoncer que le dîner était servi. Gertrude passa au milieu des inclinations des domestiques qui marquaient ainsi la part qu’ils prenaient à sa guérison, et elle trouva dans la salle à manger quelques parents, parmi les plus proches, qui avaient été invités à la hâte, pour lui faire honneur et pour se féliciter avec elle des deux événements heureux, sa santé rétablie et sa vocation déclarée.

La sposina[1] (c’est ainsi qu’on nommait les jeunes postulantes pour le voile, et tous, au moment où Gertrude parut, la saluèrent de ce nom), la sposina eut fort à faire pour répondre aux compliments qui lui pleuvaient de tous côtés. Elle sentait bien que, par chacune de ses réponses, elle acceptait ces félicitations et en confirmait le sujet ; mais comment répondre autrement ? Peu après qu’on fut sorti de table, vint l’heure de la trottata[2]. Gertrude monta en carrosse avec sa mère et deux de ses oncles qui avaient été du dîner. Après le tour ordinaire, on se rendit à la Strada Marina, qui alors traversait l’espace occupé aujourd’hui par le jardin public, et c’était le lieu où les gens de qualité venaient en voiture se délasser des travaux de la journée. Les oncles aussi parlèrent à Gertrude comme le comportait la circonstance : et l’un d’eux qui, plus que l’autre, paraissait connaître chaque personne, chaque équipage, chaque livrée, et avait à tout moment quelque chose à dire sur monsieur tel ou madame telle que l’on rencontrait, s’adressa tout à coup à sa nièce et lui dit : « Ah ! friponne ! vous tournez le dos, vous, à toutes ces vanités. Vous êtes une fine commère ; vous nous plantez-là dans nos misères, nous autres pauvres mondains, pour vous retirer dans une vie de bonheur et vous rendre en paradis sur des roulettes. »

Vers la nuit on rentra ; et les domestiques, descendant à la hâte avec des flambeaux à la main, annoncèrent que nombre de personnes étaient venues en visite et attendaient. La nouvelle s’était répandue, et les parents et amis venaient faire acte de politesse et de devoir. On entra dans le salon de compagnie. La sposina en fut l’idole, l’amusement, la victime. Chacun la voulait pour soi ; qui se faisait promettre des confitures ; qui promettait des visites ; celui-ci parlait de la mère une telle sa parente ; celle-là de la mère telle autre qu’elle connaissait ; ici on vantait le climat de Monza ; là c’étaient les discours les plus doux sur le lustre qui l’attendait dans cet heureux séjour. Quelques-uns qui n’avaient pu encore s’approcher de Gertrude, ainsi assiégée, guettaient l’occasion de s’avancer et se reprochaient ce retard de leur hommage. Peu à peu la société s’éclaircit, tous partirent sans se reprocher plus rien, et Gertrude resta seule avec les auteurs de ses jours et son frère.

« Enfin, dit le prince, j’ai eu la satisfaction de voir ma fille traitée comme doit l’être une personne de son rang. Il faut aussi convenir qu’elle s’est conduite à merveille ; elle a fait voir qu’elle ne sera pas embarrassée pour jouer le premier rôle et soutenir le décorum de la famille. »

On se hâta de souper pour se retirer bientôt chacun dans son appartement et pouvoir être prêts de bonne heure le lendemain.

Gertrude contristée, dépitée et en même temps un peu glorieuse de tout ce qui lui avait été dit de flatteur, se souvint en ce moment de ce que sa geôlière lui avait fait souffrir, et voyant son père si bien disposé à lui complaire en tout, hors une seule chose, elle voulut profiter de cette veine de faveur pour contenter au moins l’une des passions qui la tourmentaient. Elle montra donc une grande répugnance à se trouver avec cette femme, en se plaignant vivement de ses procédés.

« Comment ! dit le prince, elle vous a manqué de respect ! Demain, demain, je lui laverai la tête de la bonne façon. Laissez-moi faire ; je lui ferai connaître ce qu’elle est et ce que vous êtes. Et en attendant, une fille dont je suis content ne doit pas voir auprès d’elle une personne qui lui déplaît. » Cela dit, il fit appeler une autre femme et lui ordonna de servir Gertrude, qui, au milieu de tout cela, cherchant la saveur de la satisfaction qu’elle avait obtenue, s’étonnait d’y en trouver si peu, en comparaison du désir qu’elle en avait éprouvé. Ce qui, malgré elle, venait tout dominer dans son âme était le sentiment des grands progrès qu’elle avait faits dans cette journée sur la voie du cloître, la pensée que pour s’en retirer maintenant elle aurait besoin de bien plus de force et de résolution qu’il ne lui en aurait fallu quelques jours plus tôt et lorsque cependant elle s’en était trouvée dépourvue.

La personne qui vint pour l’accompagner dans sa chambre était une vieille femme de la maison, jadis gouvernante du jeune prince, qu’elle avait eu dans ses mains depuis l’âge du maillot jusqu’à son adolescence, et en qui elle avait mis toutes ses complaisances, toutes ses espérances, toute sa gloire. Elle jouissait de la décision prise en ce jour comme d’un bonheur qui lui eût été personnel ; et Gertrude, pour dernier amusement, eut à recevoir les congratulations, les éloges, les conseils de la vieille, à l’entendre conter l’histoire de certaines tantes à elle et grand’tantes qui s’étaient trouvées fort heureuses de leur état de religieuses, parce qu’appartenant à une famille si distinguée, elles avaient toujours eu ces premiers honneurs en partage, toujours su tenir une main au dehors, et de leur parloir obtenir dans les affaires des succès auxquels de leurs salons les plus grandes dames n’avaient pu atteindre. Elle lui parla des visites qu’elle recevrait ; et puis quelque jour elle aurait celle du jeune prince avec son épouse qui, sans nul doute, serait une personne de très-haut parage ; et alors, non-seulement le monastère, mais tout le pays serait en mouvement. La vieille avait parlé pendant qu’elle déshabillait Gertrude, après que Gertrude s’était mise au lit ; elle parlait encore lorsque Gertrude déjà dormait. La jeunesse et la fatigue l’avaient emporté sur les soucis. Son sommeil fut inquiet, agité, plein de songes pénibles, mais ne cessa qu’à la voix glapissante de la vieille qui vint la réveiller pour qu’elle s’apprêtât à la course de Monza.

« Allons, allons, signora sposina ; il est grand jour ; et, avant que vous soyez coiffée et habillée, il faut une heure pour le moins. Madame la princesse est à s’habiller, et on l’a réveillée quatre heures plus tôt que de coutume. Le jeune prince est déjà descendu aux écuries, puis remonté, et il est prêt à partir quand on voudra. Vif comme un levreau, ce petit lutin. Ah ! dès le berceau il a toujours été de même, et je puis le dire, moi qui l’ai porté dans mes bras. Mais quand il est prêt, il ne faut pas le faire attendre, car, quoique ce soit la meilleure pâte d’enfant qui se puisse voir, alors il s’impatiente et il tempête. Pauvre ami ! il ne faut pas lui en vouloir ; c’est son caractère ; et puis cette fois il aurait bien un peu raison, puisque c’est pour vous qu’il se dérange. Gare à qui le touche dans ces moments-là ! il ne connaît plus personne, si ce n’est le seigneur prince. Mais un jour, le seigneur prince, ce sera lui ; le plus tard possible, cependant. Alerte, alerte, signorina ! Pourquoi me regardez-vous comme ça toute ébaubie ? Vous devriez être déjà hors du nid. »

À l’image du jeune prince impatient, toutes les autres pensées, qui au moment du réveil s’étaient présentées en foule à l’esprit de Gertrude, s’éloignèrent soudain, comme un vol de moineaux à l’apparition de l’épervier. Elle obéit, s’habilla à la hâte, se laissa coiffer, et parut dans le salon où son père, sa mère et son frère étaient réunis. On la fit asseoir sur un fauteuil à bras, et une tasse de chocolat lui fut apportée, ce qui, dans ce temps-là, était comme chez les Romains donner la robe virile.

Quand on vint avertir que les chevaux étaient mis, le prince prit sa fille à part et lui dit : « Ah ça, Gertrude, hier vous vous êtes fait honneur, aujourd’hui vous devez vous surpasser vous-même. Il s’agit de faire une comparution solennelle dans le monastère et dans le pays où vous êtes destinée à tenir le premier rang. On vous attend… (Il est inutile de dire que le prince avait, la veille, fait avertir l’abbesse.) On vous attend, et tous les yeux se porteront sur vous. De la dignité et de l’aisance. L’abbesse vous demandera ce que vous voulez : c’est une formalité. Vous pouvez répondre que vous demandez d’être admise à prendre l’habit dans ce couvent où vous avez été élevée avec une attention si tendre, où vous avez reçu tant d’aimables soins, ce qui est l’exacte vérité. Prononcez ce peu de mots d’un ton aisé ; qu’on n’ait pas lieu de dire que vous avez été soufflée et que vous ne savez vous exprimer de vous-même. Ces bonnes mères ne savent rien de ce qui s’est passé : c’est un secret qui doit rester enseveli dans la famille ; ainsi ne prenez pas un air contrit et embarrassé qui pourrait donner du soupçon. Montrez de quel sang vous sortez : soyez polie, modeste ; mais souvenez-vous que dans ce lieu, votre famille exceptée, il n’y aura personne au-dessus de vous. »

Sans attendre la réponse, le prince se mit en marche ; Gertrude, la princesse et le jeune prince le suivirent ; ils descendirent l’escalier et montèrent en voiture. Les embarras et les ennuis du monde, la vie heureuse du cloître, surtout pour les jeunes personnes d’un sang très-noble, furent le thème de la conversation durant le voyage. Lorsqu’on fut près d’arriver, le prince renouvela ses instructions à sa fille, et lui répéta plus d’une fois la formule de sa réponse. En entrant à Monza, Gertrude sentit son cœur se serrer ; mais son attention fut un instant attirée par je ne sais quels personnages qui, ayant fait arrêter la voiture, débitèrent je ne sais quel compliment. Se remettant en marche, on alla à peu près au pas jusqu’au monastère, au milieu des regards des curieux qui accouraient de tous les côtés sur le chemin. Au moment où la voiture s’arrêta, devant ces murs, devant cette porte, le cœur de Gertrude se serra bien plus fort. On mit pied à terre entre deux haies de peuple que les domestiques faisaient se ranger. Tous ces yeux fixés sur la pauvre jeune personne l’obligeaient à étudier continuellement son maintien ; mais tous ensemble ils lui imposaient moins que les deux yeux de son père, sur lesquels elle ne pouvait s’empêcher, quelque peur qu’elle en eût, de porter les siens à chaque instant ; et ces yeux-là gouvernaient ses mouvements et son visage comme par des rênes invisibles. Après avoir traversé la première cour, on entra dans une autre, et là se fit voir la porte du cloître intérieur, toute grande ouverte et garnie à plein de religieuses. Sur la première ligne, l’abbesse entourée des anciennes ; derrière, d’autres religieuses toutes mêlées, dont quelques-unes sur la pointe des pieds ; au dernier rang, les converses montées sur des banquettes. On voyait de plus çà et là briller à mi-hauteur quelques petits yeux, quelques petits minois venir poindre à travers les robes noires. C’étaient les plus adroites et les plus hardies parmi les pensionnaires qui, se glissant et se faufilant entre une religieuse et l’autre, étaient parvenues à se faire un peu de jour, pour avoir aussi leur part du spectacle. De cette foule s’élevaient des acclamations ; des bras en grand nombre s’agitaient en signe de bon accueil et de joie. On arriva sur la porte ; Gertrude se trouva face à face avec la mère abbesse. Après les premières politesses, celle-ci, d’un air moitié joyeux, moitié solennel, lui demanda ce qu’elle désirait en ce lieu où il n’y avait personne qui pût lui rien refuser.

« Je viens, » commençait à dire Gertrude ; mais sur le point de prononcer les paroles qui devaient décider presque irrévocablement de son sort, elle hésita un moment et demeura les yeux fixés sur la foule qu’elle avait devant elle. Dans ce court moment elle aperçut l’une de ses compagnes déjà connue de nous, qui la regardait d’un air mêlé de compassion et de malice, et semblait dire : Ah ! l’y voilà prise, notre habile. Cette vue, réveillant avec plus de vivacité dans son âme tous ses anciens sentiments, lui rendit aussi un peu de son ancien et faible courage ; et déjà elle allait cherchant une réponse quelconque, différente de celle qui lui avait été dictée, lorsque, ayant, comme pour essayer ses forces, porté un regard sur le visage de son père, elle y vit une inquiétude si sombre, une impatience si menaçante, que, devenant résolue par la peur, avec la même promptitude qu’elle eût mise à fuir devant un objet terrible, « je viens, poursuivit-elle, demander d’être admise à prendre l’habit religieux dans ce couvent où j’ai été élevée avec une attention si tendre. » L’abbesse répondit aussitôt qu’elle regrettait beaucoup, dans cette circonstance, que les règles ne lui permissent pas de donner immédiatement une réponse pour laquelle les suffrages de toutes les sœurs devaient être recueillis et que devait précéder la permission des supérieurs ; que cependant Gertrude connaissait trop bien les sentiments que l’on avait pour elle en ce lieu pour ne pas prévoir avec certitude quelle serait cette réponse, et qu’en attendant nulle règle n’empêchait l’abbesse et les sœurs de montrer la joie qu’elles ressentaient de cette demande. Alors s’éleva un bruit confus de félicitations et d’acclamations. Tout aussitôt vinrent de grands plateaux combles de confitures qui furent présentés d’abord à la sposina, et ensuite à ses parents. Pendant que quelques religieuses se l’enlevaient, que d’autres faisaient leur compliment à la mère, d’autres au jeune prince, l’abbesse fit prier le prince de vouloir bien venir à la grille du parloir où elle l’attendait. Elle avait auprès d’elle deux anciennes, et lorsqu’elle le vit paraître : « Prince, dit-elle, pour obéir aux règles… pour remplir une formalité indispensable, quoique dans cette circonstance… cependant je dois vous dire… que chaque fois qu’une jeune personne demande d’être admise à prendre l’habit… la supérieure comme je le suis très-indignement… est obligée d’avertir les parents que si, par hasard… ils forçaient la volonté de leur fille, ils encourraient l’excommunication. Vous m’excuserez…

— Très-bien, très-bien, révérende mère, je loue votre exactitude : rien de plus juste… Mais vous ne devez pas douter…

— Oh ! prince, à Dieu ne plaise… J’ai parlé par devoir exprès. Du reste…

— Sûrement, sûrement, mère abbesse. »

Après ce court échange de paroles, les deux interlocuteurs s’inclinèrent de part et d’autre et se séparèrent, comme si le tête-à-tête leur pesait également à tous les deux ; ils allèrent, chacun de leur côté, rejoindre leur compagnie, l’un au dehors, l’autre au dedans de la porte du cloître.

« Allons, dit le prince, Gertrude pourra bientôt jouir tout à son aise de la compagnie de ces bonnes mères. Pour le moment, nous les avons assez dérangées. » Puis il fit sa révérence ; la famille s’apprêta comme lui au départ ; on renouvela les compliments, et l’on partit.

Gertrude, pendant le retour, n’avait pas trop envie de parler. Effrayée de la démarche qu’elle avait faite, honteuse de son peu de courage, fâchée contre les autres et contre elle-même, elle faisait tristement le compte des occasions qui lui restaient de dire non, et elle se promettait faiblement et confusément que dans telle de ces occasions, ou dans telle autre, ou dans telle autre encore, elle serait plus adroite et plus forte. Au milieu de toutes ces pensées, elle n’était pas tout à fait revenue de la frayeur que lui avait causée le froncement de sourcil de son père ; si bien que, lorsque d’un coup d’œil jeté à la dérobée sur la figure du prince, elle vit qu’il n’y restait aucun vestige de colère et qu’il paraissait au contraire fort satisfait de sa conduite, cela lui sembla un véritable bonheur, et elle fut pour un moment toute contente.

Dès l’arrivée, nouvelle toilette ; puis le dîner, puis quelques visites, puis la promenade en voiture, puis la société du soir, puis le souper. Vers la fin de ce repas, le prince mit sur le tapis une autre affaire, le choix de la marraine. On appelait ainsi une dame qui, sur la prière des parents, devenait gardienne et accompagnatrice de la jeune postulante pendant le temps qui s’écoulait entre la demande et l’entrée au monastère ; temps qui était employé à visiter les églises, les édifices publics, les sociétés, les maisons de campagne, toutes les choses en un mot les plus remarquables de la ville et des environs, afin que les jeunes personnes, avant de prononcer un vœu irrévocable, sussent bien à quoi elles renonçaient. « Il faudra songer à une marraine, dit le prince, parce que demain doit venir le vicaire des religieuses pour la formalité de l’examen, et tout de suite après Gertrude sera proposée en chapitre pour être acceptée par les mères. » En prononçant ces mots, il s’était tourné vers la princesse, et celle-ci, croyant que c’était pour l’engager à faire sa proposition, commençait à dire : « Il y aurait… » Mais le prince l’interrompit. « Non, non, princesse : la marraine doit avant tout être agréable à la sposina ; et quoique l’usage général en donne le choix aux parents, cependant Gertrude a tant de bon sens, tant de justesse d’esprit, qu’elle mérite bien qu’on fasse pour elle une exception. » Et ici, se tournant vers Gertrude de l’air de quelqu’un qui annonce une grâce particulière, il poursuivit : « Chacune des dames qui se sont trouvées ce soir dans notre société possède les qualités requises pour être marraine d’une fille de notre maison ; il n’y en a aucune, ce me semble, qui ne doive se tenir pour honorée de la préférence : choisissez vous-même. »

Gertrude voyait bien que choisir était de sa part donner un nouveau consentement ; mais la proposition était faite avec tant d’appareil que le refus, pour humble qu’il fût dans les termes, pouvait avoir l’air du dédain, ou au moins paraître un caprice et une mignardise. Elle fit donc encore ce pas de plus, et nomma la dame qui dans cette soirée avait été le plus de son goût, c’est-à-dire celle qui lui avait fait le plus de caresses, qui l’avait le plus louée, qui l’avait traitée avec ces manières affectueuses, familières et empressées qui, dans les premiers moments d’une connaissance, se donnent l’apparence d’une ancienne amitié. « Excellent choix, » dit le prince qui désirait et attendait précisément celui-là. Que ce fût adressé au hasard, il était arrivé ce qui arrive lorsqu’un joueur de gobelets, faisant passer devant vos yeux un jeu de cartes, vous dit d’en penser une et qu’ensuite il la devinera ; mais il les a fait passer de manière à ce que vous n’en voyiez qu’une seule. Cette dame s’était si soigneusement tenue à l’entour de Gertrude pendant toute la soirée, elle l’avait tant occupée d’elle, qu’il aurait fallu à celle-ci un effort d’imagination pour porter sa pensée sur une autre. Tant d’attentions n’avaient pas été sans motif ; la dame avait dès longtemps jeté les yeux sur le jeune prince pour en faire son gendre ; elle regardait donc les affaires de cette maison comme les siennes propres, et il était fort naturel qu’elle s’intéressât à cette chère Gertrude non moins qu’à ses plus proches parents.

Le lendemain Gertrude se réveilla avec la pensée de l’examinateur qui devait venir, et pendant qu’elle était à penser si elle pourrait saisir cette occasion si décisive de revenir sur ses pas, et de quelle manière elle devrait s’y prendre, le prince la fit appeler. « Ah ça, ma fille, lui dit-il, jusqu’à présent vous vous êtes conduite on ne peut mieux ; il s’agit aujourd’hui de couronner l’œuvre. Tout ce qui s’est fait jusqu’ici s’est fait de votre consentement. Si dans l’intervalle il vous était venu quelque incertitude, quelque petit regret, des légèretés de jeunesse, vous auriez dû le déclarer ; mais, au point où en sont les choses, il n’est plus temps de faire des enfantillages. Le digne homme qui doit venir ce matin vous fera cent demandes sur votre vocation ; si vous vous faites religieuse de votre propre gré, et le pourquoi, et le comment, et que sais-je encore ? Si vous tâtonnez dans vos réponses, il vous tiendra sur la sellette qui sait combien de temps ? Ce serait pour vous un ennui, un tourment ; mais il pourrait en résulter quelque chose de plus sérieux. Après toutes les démonstrations publiques qui ont été faites, la moindre hésitation qui se ferait voir en vous compromettrait mon honneur ; elle pourrait faire croire que j’aurais pris une velléité de votre part pour une résolution arrêtée, que j’aurais précipité la chose, que j’aurais… que sais-je ? Dans un tel cas, je me verrais obligé de choisir entre deux partis également pénibles, ou laisser se former dans le monde une idée fâcheuse de ma conduite, et ce parti ne peut absolument s’accorder avec ce que je me dois à moi-même ; ou dévoiler le véritable motif de votre résolution, et… » Mais ici voyant que Gertrude devenait écarlate, que ses yeux se gonflaient, que son visage se contractait comme les feuilles d’une fleur au souffle de l’air chaud qui précède l’orage, il rompit ce discours, et reprit d’un air serein : « Allons, allons, tout dépend de vous, de votre bon sens. Je sais que vous en avez beaucoup, et vous n’êtes pas capable de gâter un bon ouvrage lorsqu’il touche à son terme ; mais je devais prévoir tous les cas. N’en parlons plus, et convenons seulement que vous répondrez avec assurance, pour ne pas faire naître des doutes dans la tête de ce brave homme. De cette manière d’ailleurs vous en serez quitte plus promptement. » Et ici, après lui avoir suggéré quelques réponses aux questions les plus probables, il rentra dans ses discours ordinaires sur les douceurs et les jouissances qui attendaient Gertrude dans le couvent, et l’y entretint jusqu’au moment où un domestique vint annoncer le vicaire. Le prince renouvela à la hâte ses avis les plus importants, et laissa sa fille avec cet ecclésiastique, ainsi que la règle le prescrivait.

Le digne homme arrivait avec une opinion à peu près formée sur la vocation de Gertrude pour le cloître, vocation qu’il supposait fort grande ; car c’était ainsi que le lui avait dit le prince, lorsqu’il était allé le prier de venir. À la vérité, le bon prêtre, qui savait que la défiance était l’une des vertus les plus nécessaires dans sa charge, avait pour maxime de ne pas ajouter foi trop facilement aux assertions de cette nature et de se tenir en garde contre les préoccupations ; mais il est bien rare que les paroles affirmatives et positives d’un personnage imposant, sous quelque rapport qu’il le soit, ne teignent pas de leur couleur l’esprit de celui qui les écoute.

Après les politesses d’usage, « mademoiselle, lui dit-il, je viens jouer ici le rôle du diable ; je viens mettre en doute ce que dans votre demande vous avez donné pour certain ; je viens exposer à vos yeux les difficultés, et m’assurer si vous les avez bien considérées. Souffrez que je vous fasse quelque question.

— Parlez, » répondit Gertrude.

Le bon prêtre alors commença à l’interroger dans la forme prescrite par les règlements. « Sentez-vous dans votre cœur une résolution bonne, spontanée de vous faire religieuse ? N’a-t-on pas employé envers vous la menace ou la séduction ? N’a-t-on pas usé d’autorité pour vous y induire ? Parlez sans crainte et avec sincérité à un homme dont le devoir est de connaître votre volonté bien réelle et d’empêcher qu’il vous soit fait violence en aucune manière. »

La véritable réponse à une telle demande se présenta aussitôt à l’esprit de Gertrude avec une terrible clarté. Mais pour la donner, cette réponse, il fallait l’accompagner d’une explication, dire qu’elle avait été menacée, raconter une histoire… La malheureuse recula d’épouvante devant cette idée et se hâta de chercher une autre réponse ; elle n’en trouva qu’une qui pût la délivrer vite et sûrement de ce supplice, celle qui était la plus contraire à la vérité : « Je me fais religieuse, dit-elle en cachant son trouble ; je me fais religieuse de mon gré, librement.

— Depuis combien de temps cette pensée vous est-elle venue ? demanda encore le bon prêtre.

— Je l’ai toujours eue, répondit Gertrude, devenue, après ce premier pas, plus hardie à mentir contre elle-même.

— Mais quel est le motif principal qui vous porte à vous faire religieuse ? » Le bon prêtre ne savait pas quelle terrible corde il touchait ; et Gertrude fit un grand effort sur elle-même pour ne pas laisser paraître sur sa figure l’effet que ces paroles produisaient dans son cœur. « Le motif, dit-elle, est de servir Dieu et de fuir les dangers du monde.

— Ne serait-ce pas quelque déplaisir ? quelque… veuillez m’excuser, quelque caprice ? Quelquefois, une cause momentanée peut faire une impression qui semble devoir durer toujours ; et, puis quand la cause cesse et que l’état de l’âme change, alors…

— Non, non, répondit précipitamment Gertrude : la cause est telle que je vous l’ai dite. »

Le vicaire, plutôt pour remplir entièrement son devoir que par la pensée que ce pût être nécessaire, insista dans ces demandes ; mais Gertrude était déterminée à le tromper. Outre l’effroi que lui causait l’idée de mettre au fait de sa faiblesse ce grave et digne prêtre qui paraissait si éloigné d’avoir à son égard un soupçon de cette nature, la pauvre fille pensait aussi qu’il pouvait bien empêcher qu’elle se fît religieuse, mais que là finissait son autorité sur elle et toute sa protection. Lorsqu’il serait parti, elle resterait seule avec le prince ; et de tout ce qu’elle pourrait ensuite avoir à souffrir dans cette maison, le bon prêtre ne saurait rien, ou, le sachant, il ne pourrait, avec toutes ses bonnes intentions, faire autre chose que d’avoir pitié d’elle, cette pitié tranquille et mesurée qui en général s’accorde, comme par courtoisie, à qui a donné une cause ou un prétexte au mal qui lui est fait. L’examinateur se lassa d’interroger avant que l’infortunée fût lasse de mentir, et, voyant ces réponses toujours uniformes, n’ayant d’ailleurs aucun motif d’en soupçonner la sincérité, il finit par changer de langage ; il la félicita, s’excusa en quelque sorte d’avoir tant tardé à remplir ce devoir, ajouta ce qu’il crut le plus propre à la confirmer dans sa bonne résolution, et prit congé d’elle.

En traversant les salons pour sortir, il rencontra le prince qui semblait passer là par hasard, et le félicita aussi sur les bonnes dispositions dans lesquelles il avait trouvé sa fille. Le prince avait été jusqu’alors dans une attente fort pénible ; à cette annonce, il respira, et, oubliant sa gravité accoutumée, il alla presque en courant vers Gertrude, la combla d’éloges, de caresses, de promesses, avec une joie cordiale, avec une tendresse en grande partie sincère : ainsi est fait le chaos qui s’appelle le cœur humain.

Nous ne suivrons pas Gertrude dans sa tournée continue de divertissements et de spectacles. Nous ne décrirons pas non plus en détail et par ordre les sentiments qu’elle éprouva dans tout cet espace de temps : ce serait une histoire de douleurs et de fluctuations trop monotone et trop ressemblante aux choses déjà racontées. L’agrément des sites, la variété des objets, le plaisir que, malgré tout, elle trouvait à courir çà et là en plein air, lui rendaient plus odieuse l’idée du lieu où, à la fin, elle s’arrêterait pour la dernière fois, pour toujours. Plus poignantes encore étaient les impressions qu’elle recevait dans les sociétés et les fêtes. La vue des jeunes épouses, auxquelles on donnait ce titre dans le sens le plus commun et le plus usité, lui causait une envie, un déchirement de cœur insupportable ; et, quelquefois, à l’aspect de personnages d’une autre sorte, il lui semblait que s’entendre appeler d’un semblable titre devait être le comble du bonheur. En certains moments, la pompe des palais, l’éclat des parures, le mouvement et le bruit joyeux des fêtes lui communiquaient une telle ivresse, un désir si ardent de vivre dans les joies du monde, qu’elle se promettait à elle-même de se dédire, de tout souffrir plutôt que de retourner à l’ombre froide et morte du cloître : mais toutes ces résolutions s’en allaient en fumée lorsqu’elle considérait avec plus de sang-froid les difficultés, lorsque seulement elle portait ses regards sur le visage du prince. D’autres fois, l’idée d’avoir à quitter pour toujours ces plaisirs, lui en rendait pénible et amère la trop courte épreuve, comme le malade dévoré par la soif regarde d’un œil chagrin et repousse presque avec dépit la cuillerée d’eau que le médecin accorde avec peine à ses instances. Cependant, le vicaire des religieuses avait délivré l’attestation nécessaire, et la permission de tenir le chapitre pour l’acceptation de Gertrude était arrivée. Le chapitre se tint ; la proposition, comme on devait s’y attendre, réunit les deux tiers des votes secrets qui étaient exigés par les règlements ; et Gertrude fut acceptée. Elle-même alors, fatiguée de ce long tourment, demanda d’entrer le plus tôt possible dans le monastère. Personne, certainement, n’était là qui voulût modérer son impatience. Il fut donc fait selon sa volonté, et, conduite avec pompe au couvent, elle y revêtit l’habit. Après douze mois de noviciat pleins de repentirs qui se renouvelaient sans cesse, elle se vit parvenue au moment de la profession, au moment où il lui fallait, ou dire un non plus étrange, plus inattendu que jamais, ou répéter un oui déjà dit tant de fois ; elle le répéta, et fut religieuse pour toujours.

C’est un des attributs particuliers et incommunicables de la religion chrétienne de pouvoir diriger et consoler quiconque, en quelque conjoncture que ce soit, quelque but qu’il ait en vue, vient recourir à elle. S’il y a un remède à ce qui est passé, elle le prescrit, elle le fournit, elle prête ce qu’il faut de lumière et d’énergie pour l’employer, à quelque prix que ce puisse être. S’il n’y en a point, elle donne le moyen de faire effectivement, et en réalité, ce qui se dit en forme de proverbe, de nécessité, vertu. Elle enseigne à continuer, avec prudence, ce qui a été entrepris par légèreté ; elle plie l’âme à embrasser par goût ce qui a été imposé par la force, et elle donne à un choix qui fut téméraire, mais qui est irrévocable, toute la sainteté, toute la sagesse, disons-le hardiment, toutes les joies de la vocation. C’est une voie faite de telle sorte, que, de quelque labyrinthe, de quelque précipice que l’homme y arrive et y fasse un seul pas, il peut, de ce moment, marcher avec satisfaction et assurance, et, par un heureux voyage, atteindre à une heureuse fin. En prenant cette voie, Gertrude aurait pu être une religieuse sainte et contente, de quelque manière qu’elle le fût devenue. Mais l’infortunée, au contraire, se débattait sous le joug, et en sentait ainsi plus fortement le poids et les secousses. Un regret incessant de sa liberté perdue, une horreur profonde pour son état actuel, de continuels et fatigants retours à des désirs qui ne seraient jamais satisfaits, telles étaient les principales occupations de son âme. Elle revenait, et toujours revenait sur ce passé si amer ; elle recomposait dans sa mémoire toutes les circonstances par lesquelles elle avait été amenée au lieu où elle était, et elle défaisait mille fois inutilement par la pensée ce qui par l’action avait été son œuvre ; elle s’accusait de faiblesse, elle accusait les autres de tyrannie et de perfidie ; et son cœur se rongeait. Elle idolâtrait tout à la fois et pleurait sa beauté ; elle gémissait sur sa jeunesse destinée à se détruire dans un lent et perpétuel martyre, et, dans certains moments, elle portait envie à toute femme qui, dans toute condition quelconque, avec quelque conscience que ce fût, pouvait librement jouir dans le monde de ces avantages.

La vue de ces religieuses qui avaient aidé à la conduire dans ces tristes murs lui était odieuse. Elle se rappelait les ruses et les artifices qu’elles avaient mis en œuvre, et les en payait par tout autant d’impolitesses, de brusqueries, ou même ouvertement par des reproches. Celles-ci devaient le plus souvent avaler le tout et se taire ; car le prince avait bien su tyranniser sa fille lorsque c’était nécessaire pour la pousser dans le cloître ; mais, son but une fois atteint, il n’aurait pas facilement souffert que l’on prétendît avoir raison contre son sang ; et le moindre bruit qu’elles auraient fait les eût exposées à perdre cette haute protection, peut-être même à se faire de leur protecteur un ennemi. Il semblerait que Gertrude aurait dû sentir un certain penchant pour les autres sœurs qui n’avaient pas pris part à ces manœuvres, et qui, sans l’avoir désirée pour compagne, l’aimaient comme telle, tandis que, pieuses, occupées, pleines d’une joie sereine et pure, elles lui montraient, par leur exemple, comment on pouvait en ce lieu, non-seulement vivre, mais se trouver bien. Mais celles-ci lui étaient odieuses dans un autre sens. Leur air de piété et de contentement était à ses yeux comme une accusation de son inquiétude et des bizarreries de sa conduite, et elle ne manquait aucune occasion, en arrière d’elles, de les railler comme bigotes, ou de les dénigrer comme hypocrites. Elle leur en aurait moins voulu peut-être, si elle avait pu savoir ou deviner que de leurs mains étaient sorties le peu de boules noires trouvées dans l’urne où se décida son acceptation.

Il lui semblait quelquefois trouver quelque consolation à pouvoir commander, à se voir courtisée dans le monastère, à recevoir des visites du dehors, à faire réussir quelques affaires, à donner sa protection, à s’entendre appeler la signora ; mais qu’était-ce que des consolations semblables ? Sentant leur insuffisance, son cœur aurait voulu, de temps en temps, y joindre celles de la religion, jouir à la fois des unes et des autres. Mais celles-ci n’accordent leurs douceurs qu’à celui pour qui les premières sont sans attraits, comme le naufragé, s’il veut s’emparer de la planche par laquelle il peut atteindre le rivage et son salut, doit pourtant bien lâcher les algues que, par une violence d’instinct, il avait d’abord saisies.

Peu après sa profession, Gertrude avait été faite maîtresse des pensionnaires ; or figurez-vous comment ces petites filles devaient se trouver sous une telle discipline. Ses anciennes confidentes étaient toutes sorties ; mais elle conservait, vivantes dans son âme, toutes les passions de ce temps, et d’une manière ou d’une autre ses élèves devaient en sentir le poids. Quand elle songeait que plusieurs d’entre elles étaient destinées à vivre dans ce monde, d’où elle était exclue pour toujours, elle éprouvait pour ces pauvres enfants une sorte d’aversion et comme un désir de vengeance. Elle les tenait durement au-dessous d’elle, les brutalisait, leur faisait payer par anticipation les plaisirs dont elles devaient jouir un jour. Qui dans ces moments-là aurait vu de quel ton magistral et fâché elle les grondait pour la moindre peccadille, l’aurait prise pour une femme d’une dévotion sauvage et mal réglée. D’autres fois, sa même horreur pour le cloître, pour la règle, pour l’obéissance, éclatait en accès d’une tout autre humeur. Alors, non-seulement elle supportait la bruyante dissipation de ses élèves, mais elle l’excitait ; elle se mêlait à leurs jeux et les rendait plus turbulents ; elle prenait part à leurs propos qu’elle poussait au-delà de ce qu’elles avaient eu d’abord l’intention de dire. Si quelqu’une se permettait un mot sur le babil de la mère abbesse, la maîtresse imitait ce babil longuement et en faisait une scène de comédie ; elle contrefaisait la figure de telle religieuse, la démarche de telle autre ; elle riait alors aux éclats, mais c’étaient des rires qui ne la laissaient pas plus gaie. Elle avait ainsi vécu plusieurs années, n’ayant ni le moyen, ni l’occasion de faire plus, lorsque son malheur voulut qu’une occasion vînt à se présenter.

Parmi les distinctions et prérogatives qui lui avaient été accordées pour la dédommager de ne pouvoir être abbesse, se trouvait celle d’habiter un corps de logis à part. Cette aile du monastère était contiguë à une maison habitée par un jeune homme, scélérat de profession, l’un de ceux, si nombreux alors, qui, avec leurs bandits et l’alliance d’autres scélérats, pouvaient jusqu’à un certain point se rire des lois et de la force publique. Notre manuscrit le nomme Egidio, sans parler de sa famille. Ce jeune homme, d’une lucarne qui donnait sur une petite cour de ce corps de logis, avait vu Gertrude aller et venir en cet endroit, par désœuvrement. Séduit plutôt qu’effrayé par les dangers et l’impiété de l’entreprise, il osa un jour lui adresser la parole. La malheureuse répondit.

Dans les premiers moments, elle éprouva un contentement, non pas certes dégagé de mélange, mais qui la pénétrait vivement. Dans le vide de son âme, réduite à l’indolence, était venu se répandre un sentiment vif, continu, je dirais une nouvelle et puissante vie. Mais ce contentement était semblable au breuvage fortifiant que l’ingénieuse cruauté des anciens versait au condamné pour lui donner la force de supporter les tortures. En même temps, quelque chose de tout nouveau se fit remarquer dans toute sa conduite. Elle devint d’un moment à l’autre plus mesurée, plus tranquille ; elle fit trêve à ses railleries et à ses méchants murmures ; elle se montra même polie et caressante, en sorte que les sœurs se félicitaient l’une l’autre de cet heureux changement, bien éloignées qu’elles étaient d’en soupçonner le véritable motif et de comprendre que cette nouvelle vertu n’était autre chose que l’hypocrisie ajoutée à ses anciens défauts. Cette apparence extérieure cependant, ce dehors blanchi, pour ainsi dire, ne dura pas longtemps, du moins d’une manière aussi continue et aussi égale. Bientôt revinrent et ses impatiences et ses caprices, bientôt recommencèrent ses imprécations et ses moqueries contre la prison du cloître, et souvent en des termes étranges dans un tel lieu comme dans une telle bouche. Cependant chacune de ces incartades était suivie de repentir et d’une grande attention à les faire oublier à force de façons doucereuses et de paroles bienveillantes. Les sœurs supportaient de leur mieux toutes ces alternatives et les attribuaient au caractère léger et fantasque de la signora.

Pendant quelque temps il ne parut pas qu’aucune d’elles portait ses idées plus loin ; mais un jour que la signora, dans une querelle qu’elle avait faite à une sœur converse pour je ne sais quelle bagatelle, s’était laissée aller à la maltraiter sans mesure et sans fin, celle-ci, après avoir longuement enduré ces violences en se mordant les lèvres, perdit enfin patience et laissa échapper un mot où elle faisait entendre qu’elle savait quelque chose et, qu’en temps et lieu elle parlerait. De ce moment la signora n’eut plus de repos. À peu de temps de là cependant, la sœur converse un matin fut vainement attendue à ses devoirs ordinaires ; on va voir dans sa cellule, on ne l’y trouve point ; on l’appelle à haute voix, elle ne répond pas ; on cherche par ci, on cherche par là, on va, on vient, de la cave au grenier ; elle n’est nulle part ; et qui sait quelles conjectures on aurait faites si, en cherchant ainsi, l’on n’eût découvert un trou dans le mur du jardin, ce qui fit supposer à toutes les religieuses que la sœur s’était enfuie par là. On fit de grandes perquisitions à Monza et dans les environs, principalement à Meda, qui était le pays de cette converse ; on écrivit de divers côtés ; on n’en eut plus la moindre nouvelle. Peut-être aurait-on pu en savoir davantage si, au lieu de chercher au loin, on eût creusé tout auprès la terre. Après beaucoup d’étonnements, car personne n’aurait cru cette femme capable d’une action pareille, après des raisonnements de toute espèce, on en vint à conclure qu’elle devait être allée bien loin, bien loin ; et parce que ce mot vint une fois à la bouche d’une sœur : « Elle se sera sûrement réfugiée en Hollande, » on dit aussitôt et l’on fut longtemps persuadé dans le couvent, comme au dehors, qu’elle s’était réfugiée en Hollande. Il ne paraît pas cependant que la signora fût de cet avis, non qu’elle montrât des doutes ou qu’elle combattît l’opinion commune par des raisons qui lui fussent particulières ; si elle en avait, jamais raisons ne furent si bien dissimulées ; et il n’était rien dont elle s’abstînt plus volontiers que de revenir sur cette histoire, rien dont elle se souciât aussi peu que de sonder le fond de ce mystère. Mais moins elle en parlait, plus sa pensée en était pleine. Que de fois chaque jour l’image de cette femme venait subitement se présenter à son esprit, et s’arrêtait là, et ne voulait pas s’éloigner ! Que de fois elle aurait désiré l’avoir devant ses yeux vivante et réelle, plutôt que de la trouver toujours gravée dans son imagination, plutôt que d’être soumise à passer les jours et les nuits dans la compagnie de cette forme vaine, terrible, impassible ! Que de fois elle aurait voulu entendre sa véritable voix, quelles qu’en eussent été les menaces, plutôt que d’ouïr sans cesse au fond de son cœur le murmure fantastique de cette voix et ces paroles répétées avec une persistance, avec une opiniâtreté infatigable qu’aucun être vivant n’eut jamais !

Une année environ s’était écoulée depuis cet événement, lorsque Lucia fut présentée à la signora et eut avec elle cet entretien où s’est arrêté notre récit. La signora multipliait ses demandes sur la persécution de don Rodrigo, et entrait dans certains détails avec une intrépidité singulièrement nouvelle et ne pouvant que l’être pour Lucia, à qui jamais n’était venue l’idée que la curiosité des religieuses pût s’exercer sur de semblables sujets. Les jugements dont elle entremêlait ses questions ou qu’elle laissait entrevoir n’étaient pas moins étranges. Elle semblait à peu près rire de l’horreur si grande que ce personnage avait toujours inspirée à Lucia, et demandait si c’était donc un monstre pour faire tant de peur ; elle avait presque l’air de trouver que la résistance de celle-ci eût été déraisonnable et sotte, si elle n’avait eu pour motif la préférence donnée à Renzo. Et sur Renzo lui-même elle se jetait dans des demandes dont la jeune fille stupéfaite ne pouvait s’empêcher de rougir. S’apercevant ensuite qu’elle avait trop suivi de sa langue les idées où elle laissait courir son esprit, elle chercha à corriger et faire mieux interpréter son bavardage ; mais elle ne put empêcher qu’il n’en restât à sa pauvre interlocutrice un pénible étonnement et comme une vague frayeur. Pressée de s’en ouvrir à sa mère, Lucia saisit pour cela le premier moment où elle put se trouver seule avec elle. Mais Agnese, comme plus experte, résolut en peu de mots tous ces doutes et sut expliquer tout le mystère : « Ne t’en étonne pas, dit-elle, quand tu auras connu le monde comme moi, tu verras qu’il n’y a rien là dont on doive être surpris. Les gens de condition, qui plus, qui moins, dans un sens ou dans l’autre, ont tous un grain de folie. Il faut les laisser dire, surtout quand on a besoin d’eux ; faire semblant de les écouter sérieusement comme s’ils parlaient juste. N’as-tu pas vu de quelle manière elle m’a rabrouée, comme si j’avais dit quelque grosse sottise ? Et moi, je n’y ai pas regardé le moins du monde. Ils sont tous ainsi. Et nonobstant tout cela, remercions le ciel de ce que cette dame paraît prendre intérêt à toi et vouloir véritablement nous protéger. Du reste, si Dieu te prête vie, ma chère enfant, et s’il t’arrive encore d’avoir affaire avec les gens de condition, tu en verras de ces choses, tu en verras, tu en verras ! »

Le désir d’obliger le père gardien, le plaisir d’avoir à protéger, l’idée du bon effet que produirait dans l’opinion sa protection accordée si saintement, une certaine inclination pour Lucia, et une sorte de soulagement aussi qu’elle éprouvait à faire du bien à une créature innocente, à secourir et consoler des opprimés, avaient réellement disposé la signora à prendre à cœur le sort des deux pauvres fugitives. Sur sa demande et à sa considération, elles furent placées dans le logement de la tourière attenant au cloître, et traitées comme si elles avaient été attachées au service du monastère. La mère et la fille se félicitaient ensemble d’avoir trouvé si vite un asile sûr et respecté. Elles auraient aussi grandement souhaité d’y demeurer ignorées de tous ; mais la chose n’était pas facile dans un monastère, d’autant qu’il existait un homme malheureusement trop animé du désir d’avoir des nouvelles de l’une des deux, et dans l’âme duquel, à la passion et à l’étrange point d’honneur qui s’y faisaient d’abord sentir, était venu se joindre le dépit d’avoir été prévenu et trompé dans ses espérances. Et nous, laissant nos deux femmes dans leur gîte, nous retournerons au château de celui dont nous parlons, à l’heure où il était à attendre le résultat de l’expédition qu’avait préparée sa scélératesse.


  1. La jeune épouse.
  2. Promenade en voiture. Il est encore d’usage, dans les principales villes d’Italie, que toutes les personnes ayant un équipage s’en servent, vers la fin du jour, pour aller faire un tour de promenade qui est presque toujours le même, et, en revenant, toutes ces voitures s’arrêtent et se réunissent sur un point donné, ordinairement près d’un café d’où l’on se fait apporter des rafraîchissements.