Les Fiancés (Manzoni 1840)/17

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Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 235-248).


CHAPITRE XVII.


Il suffit souvent d’une envie pour ne pas laisser un homme en repos ; jugez ce que c’est quand elles sont deux, et en guerre l’une avec l’autre. Depuis plusieurs heures, comme vous savez, le pauvre Renzo en avait deux en semblable disposition, l’envie de courir et celle de demeurer caché ; et les fâcheuses paroles du marchand les avaient du même coup portées l’une et l’autre à l’extrême. Son aventure avait donc fait du bruit ; on voulait donc l’avoir à tout prix ; qui sait combien de sbires sont en campagne pour lui donner la chasse ? quels ordres ont été expédiés pour le découvrir dans les villages, dans les auberges, sur les chemins ? À la vérité, il pensait qu’après tout il n’y avait que deux sbires qui le connussent, et qu’il ne portait pas son nom écrit sur son front ; mais il se rappelait certaines histoires qu’il avait entendu raconter, de fugitifs découverts et saisis par des circonstances extraordinaires, reconnus à leur démarche, à leur air inquiet, à d’autres signes auxquels ils ne songeaient pas ; et tout lui faisait ombrage. Quoique, au moment où il sortait de Gorgonzola, l’horloge du lieu sonnât vingt-quatre heures[1], et que l’obscurité qui s’approchait diminuât toujours plus ces dangers, il n’en prit pas moins à contre-cœur la grande route, et se proposa d’entrer dans le premier sentier qui lui paraîtrait mener vers l’endroit où il désirait si vivement d’aboutir. Dans le commencement de sa marche, il rencontra quelques passants ; mais l’imagination pleine de ces sombres appréhensions, il n’eut le courage d’en aborder aucun pour se faire mettre sur la voie. « Il a dit six milles, cet autre, pensait-il : quand même, en ne suivant pas la route, les six se changeraient en huit ou dix, les jambes qui ont fait les premiers feront bien encore ceux-ci. Pour sûr, je ne vais pas vers Milan ; donc, je vais vers l’Adda. En marchant et marchant encore, tôt ou tard, j’y arriverai. L’Adda a bonne voix ; et, quand j’en approcherai, je n’aurai plus besoin qu’on me l’indique. S’il y a quelque barque pour passer, je passe tout de suite ; sinon, je m’arrêterai jusqu’au matin, dans un champ, sur un arbre, comme les moineaux : il vaut mieux coucher sur un arbre qu’en prison. »

Bientôt il vit un petit chemin à gauche ; il le prit. À l’heure qu’il était, s’il avait rencontré quelqu’un, il n’aurait plus fait tant de cérémonies pour lui adresser sa question ; mais il n’entendait âme qui vive. Il allait donc où le chemin le conduisait, et se parlait ainsi à lui-même :

« Moi faire le diable ! moi tuer tous les messieurs ! un paquet de lettres, moi ! Mes compagnons postés pour me garder ! Je donnerais quelque chose de bon pour me trouver face à face avec ce marchand au-delà de l’Adda (ah ! quand l’aurai-je passée, cette bienheureuse Adda !), et l’arrêter, et lui demander à mon aise où il a pêché tous ces beaux renseignements. Or, sachez, mon cher monsieur, que la chose s’est passée de telle et telle façon, et que ma manière de faire le diable a été d’aider Ferrer comme s’il eût été mon frère ; sachez que, ces coquins qui, à vous entendre, étaient mes amis, ont voulu, pour une parole de bon chrétien que dans un certain moment j’ai osé dire, me faire un vilain badinage ; sachez que, pendant que vous étiez à garder votre boutique, je me faisais enfoncer les côtes pour sauver votre monsieur le vicaire de provision que je n’ai vu ni connu de ma vie. On peut attendre une autre fois que je bouge pour porter secours à ces messieurs… Il est vrai qu’il faut le faire pour le bien de notre âme : eux aussi sont notre prochain. Et ce gros paquet de lettres où était tout le complot, et qui se trouve maintenant dans les mains de la justice, comme vous le donnez pour certain ; gageons que je vous le fais ici apparaître, sans l’aide du diable. Seriez-vous curieux de le voir, ce paquet ? Le voilà… Une seule lettre ?… Oui, monsieur, une seule lettre ; et cette lettre, si vous voulez le savoir, a été écrite par un religieux qui peut vous apprendre votre catéchisme quand bon vous semblera ; un religieux dont, sans vous faire tort, un seul poil de barbe vaut plus que toute la vôtre ; et elle est écrite, cette lettre, comme vous voyez, à un autre religieux, encore un homme, celui-là… Vous voyez à présent quels sont ces vauriens que j’ai pour amis. Apprenez donc à parler une autre fois ; surtout quand il s’agit du prochain. »

Mais, au bout de quelque temps, ces pensées et d’autres semblables cessèrent tout à fait dans l’esprit du pauvre voyageur. Sa situation présente occupait toutes ses facultés. La crainte d’être découvert ou poursuivi, qui lui avait fait trouver son voyage de jour si pénible, ne le tourmentait plus maintenant ; mais que de choses lui rendaient celui-ci bien plus fâcheux encore ! L’obscurité, la solitude, sa fatigue qui augmentait et devenait douloureuse ; avec cela, il soufflait une petite bise sourde, égale, pénétrante, qui ne pouvait guère être de son goût, vêtu comme il était encore des mêmes habits qu’il s’était mis pour aller en quatre sauts à ses noces, et revenir aussitôt triomphant à sa maison ; et ce qui aggravait pour lui toutes ces peines était d’aller ainsi à l’aventure, et l’on peut dire à tâtons, cherchant un lieu de repos et de sûreté.

Lorsqu’il passait par quelque village, il marchait avec le moins de bruit possible, regardant toutefois s’il n’y aurait pas encore quelque porte ouverte ; mais il ne vit nulle part d’autre indice de gens qui ne dormissent point que quelque petite lumière à travers les vitres de fenêtres fermées. Hors des lieux habités, il s’arrêtait de temps en temps ; il prêtait l’oreille pour reconnaître s’il n’entendait pas cette voix si désirée de l’Adda ; mais c’était en vain. Il n’entendait d’autres voix que des hurlements de chiens dans quelque ferme isolée, et dont le son vague dans l’air arrivait à ses oreilles tout à la fois plaintif et menaçant. À mesure qu’il approchait de quelqu’une de ces habitations, les hurlements se changeaient en abois précipités et pleins de colère : au moment où il passait devant la porte, il entendait, il voyait presque la méchante bête qui, le museau contre le joint des ballants, redoublait ses cris de fureur ; et il en perdait la tentation de frapper et de demander asile. Peut-être même, quand il n’y eût pas eu de chiens, n’aurait-il pu s’y résoudre. « Qui est là ? pensait-il : que demandez-vous à l’heure qu’il est ? Comment êtes-vous venu ici ? Faites-vous connaître. N’y a-t-il pas des auberges pour loger les gens ? — Voilà, dans la supposition la meilleure, ce qu’ils me diront si je frappe ; heureux si là-dedans ne dort pas quelque poltron qui, à tout événement, commence par crier : Au secours ! au voleur ! Il faut avoir tout de suite quelque chose de net à répondre : et qu’ai-je à répondre, moi ? Celui qui entend du bruit pendant la nuit n’a d’abord en tête que voleurs, brigands, mauvais coups : on ne s’imagine pas qu’un honnête homme puisse la nuit courir les chemins, si ce n’est un seigneur dans sa voiture. » Alors il réservait ce parti pour la dernière extrémité, et allait de l’avant, avec l’espérance, sinon de passer l’Adda dans cette nuit, au moins de la découvrir et de n’avoir pas à la chercher en plein jour.

Marchant, marchant toujours, il arriva là où les champs cultivés finissaient insensiblement en une brande parsemée de joncs et de fougère. Il crut en ceci voir, sinon l’indice qu’un fleuve n’était pas loin, du moins quelque raison de le supposer, et il poursuivit sa marche dans cette brande, en suivant un sentier qui la traversait. Après y avoir fait quelques pas, il s’arrêta pour écouter, mais inutilement encore. Le souci de son voyage s’augmentait par l’aspect sauvage de ce lieu, où il ne voyait plus ni une vigne, ni un mûrier, ni aucun de ces signes de culture montrant la main de l’homme, et qui, jusqu’alors, avaient semblé lui faire une sorte de compagnie. Il avança cependant encore ; et, comme certaines images, certaines apparitions commençaient à se réveiller dans son esprit, où elles avaient été laissées en dépôt par les histoires qu’il avait ouï raconter dans son enfance, il se mit, pour les chasser ou pour les apaiser, à réciter, en cheminant, des prières pour les morts.

Peu à peu, il se trouva parmi des touffes éparses d’arbustes plus élevés, des genêts épineux, des chênes nains, des bruyères. Continuant d’avancer, et allongeant le pas, mais un pas moins résolu qu’impatient, il commença à voir parmi les arbustes quelques arbres disséminés ; allant encore, toujours dans le même sentier, il s’aperçut qu’il entrait dans un bois. Il éprouvait une certaine répugnance à s’y engager ; toutefois, il la vainquit, et alla de l’avant ; mais plus il allait, plus sa répugnance augmentait, plus chaque objet lui devenait désagréable. Les arbres qu’il voyait de loin lui représentaient des figures étranges, difformes, monstrueuses ; leur ombre l’offusquait, cette ombre tremblante que leurs cimes légèrement agitées répandaient sur le sentier éclairé çà et là par la lune ; le bruit même des feuilles mortes qu’il foulait en marchant avait, pour son oreille, je ne sais quoi de déplaisant et de fâcheux. Il éprouvait dans les jambes comme une inquiétude qui les poussait à courir en même temps qu’elles lui semblaient avoir peine à soutenir sa personne. Il sentait l’air de la nuit frapper plus aigre et plus cuisant sur son front et ses joues ; il le sentait passer entre ses habits et son corps, crisper ses membres brisés par la fatigue, les pénétrer jusqu’aux os, y éteindre le peu de vigueur qui pouvait y rester encore. Il y eut un moment où, le nuage noir dans son âme, cette horreur confuse et vague contre laquelle elle luttait depuis quelque temps, sembla tout à coup la vaincre. Sa tête fut sur le point de s’égarer tout à fait ; mais, effrayé par-dessus tout de sa terreur même, il rappela à lui ses esprits et commanda à son cœur de tenir bon. Ainsi raffermi pour un moment, il s’arrêta tout court à réfléchir, et il allait prendre le parti de sortir au plus tôt de ce lieu par le chemin qu’il avait déjà parcouru, d’aller droit au dernier village par où il avait passé, de retourner parmi les hommes et d’y chercher un asile, fût-ce même dans une hôtellerie. Pendant qu’il était ainsi arrêté, ses pieds n’agitant plus les feuilles, tout faisant silence autour de lui, il croit entendre, il entend un bruit sourd et comme le murmure d’une eau courante. Il prête l’oreille, il en est sûr : « C’est l’Adda ! » s’écrie-t-il. Ce fut un ami, un frère, un sauveur qu’il retrouvait. À l’instant sa fatigue disparaît en quelque sorte ; son pouls revient ; son sang, reprenant sa chaleur, circule avec liberté dans ses veines ; sa pensée renaît à la confiance ; cette couleur incertaine et sombre, sous laquelle les objets se présentaient à son esprit, se dissipe en grande partie ; il ne balance plus à s’enfoncer davantage dans le bois, en dirigeant ses pas vers ce bruit qui est une voix amie pour son cœur.

En peu de moments, il arrive à l’extrémité de la plaine, sur le bord d’une rive élevée ; et, regardant en bas parmi les arbustes dont elle était garnie, il vit l’eau briller et couler à ses pieds. Relevant ensuite ses regards, il vit la vaste plaine de l’autre bord, parsemée d’habitations et de villages, puis, au-delà, les coteaux, et, sur l’une de ces hauteurs, une grande tache blanchâtre qui lui parut devoir être une ville, Bergame à coup sûr. Il descendit un peu sur la pente, et, de ses mains et ses bras écartant les broussailles, il chercha des yeux si quelque petite barque ne serait point en mouvement sur le fleuve ; il écouta si quelque bruit de rames ne s’y ferait pas entendre ; mais il ne vit et n’entendit rien. Si ce n’avait été un fleuve tel que l’Adda, Renzo n’eût pas hésité à descendre pour en tenter le passage à gué ; mais il savait qu’avec l’Adda pareilles libertés n’étaient pas permises.

Il se mit alors à tenir conseil en lui-même bien posément sur le parti qu’il avait à prendre. Grimper sur un arbre, et y attendre le jour pendant six heures peut-être qu’il pouvait encore tarder à venir, avec ce froid si piquant, avec cette rosée si glacée, et vêtu d’habits tels que les siens, c’eût été plus qu’il n’en fallait pour le transir tout à fait. Se promener en long et en large pendant tout ce temps était non-seulement un moyen peu efficace pour se garantir de l’âpreté du serein ; mais c’eût été aussi trop demander à ces pauvres jambes qui avaient déjà rempli au-delà de leur tâche. Il se souvint qu’il avait vu dans l’un des champs les plus rapprochés de la brande inculte une de ces cabanes couvertes de chaume, construites en bois et branchages avec enduit de terre, où les paysans du Milanais ont coutume, pendant l’été, de déposer leur récolte et de se retirer la nuit pour la garder ; dans les autres saisons elles demeurent abandonnées. Il décida aussitôt d’en faire son logement ; il reprit le sentier, repassa le bois, les bruyères, la brande, et marcha vers la cabane. Une mauvaise porte, disjointe et vermoulue, était rabattue, sans serrure et sans clef, sur l’entrée ; Renzo l’ouvrit et entra ; il vit suspendue en l’air et soutenue par des cordes de branchages une claie en guise de hamac ; mais il ne se soucia point d’y monter. Il vit à terre un peu de paille et pensa qu’en ce lieu, tout comme dans un autre, un sommeil de quelques heures ne serait pas sans douceur.

Toutefois, avant de s’étendre sur ce lit que la Providence lui avait réservé, il s’y agenouilla pour la remercier de ce bienfait et de toute l’assistance qu’il en avait reçue dans cette terrible journée. Il dit ensuite ses prières ordinaires, et de plus il demanda pardon à Dieu de les avoir omises le soir précédent, ou même, pour rapporter ses propres paroles, de s’être mis au lit comme un chien ou pis encore. « Et c’est pour cela, » ajouta-t-il ensuite en lui-même, en appuyant ses mains sur la paille, et d’agenouillé qu’il était se laissant aller et se couchant, « c’est pour cela que le matin j’ai eu ce beau réveil. » Il ramassa toute la paille qui restait autour de lui, se l’arrangea sur le corps de manière à s’en faire du mieux possible une espèce de couverture pour se garantir, tant bien que mal, du froid qui dans ce gîte même se faisait assez vivement sentir, et il se blottit là-dessous, avec l’intention de faire un bon somme qu’il lui semblait avoir acheté au-delà même de son prix.

Mais à peine eut-il fermé l’œil qu’il commença à se faire dans sa mémoire ou dans son imagination (je ne saurais dire l’endroit bien au juste) un va et vient si actif et si continuel d’un si grand nombre de personnes, que le sommeil ne put que s’enfuir ; le marchand, le notaire, les sbires, le fourbisseur, l’hôte, Ferrer, le vicaire, la société de l’auberge, toute cette tourbe des rues, puis don Abbondio, puis don Rodrigo ; tous gens avec lesquels Renzo avait matière à discours.

Trois seules images s’offraient à lui dégagées de toute amère souvenance, exemptes de tout soupçon, n’ayant rien qui ne les fît aimer ; et, parmi elles, deux surtout, bien différentes sans doute l’une de l’autre, mais étroitement liées ensemble dans le cœur du jeune homme ; une tresse noire et une barbe blanche. Mais le plaisir même qu’il éprouvait en arrêtant sur elles sa pensée n’était rien moins qu’un plaisir tranquille et pur. En songeant au bon religieux, il rougissait davantage encore de ses propres écarts, de sa honteuse intempérance, de son peu d’égards pour les conseils paternels du saint homme ; et s’il contemplait l’image de Lucia ! Nous n’essaierons point de dire ce qu’alors il ressentait : le lecteur connaît les circonstances ; qu’il se le figure. La pauvre Agnese enfin, pouvait-il l’oublier ? Cette Agnese qui l’avait choisi, qui l’avait déjà considéré comme ne faisant qu’un avec sa fille unique, et, avant même qu’il pût lui donner le titre de mère, en avait pris pour lui le langage et les sentiments, en lui témoignant par des faits son affectueuse sollicitude. Mais celui-ci était un chagrin de plus et non sans doute le moins sensible, que de voir cette pauvre femme, précisément à cause de son attachement pour lui, des intentions si bienveillantes qu’elle lui avait montrées, de la voir maintenant chassée de sa demeure, errante en quelque sorte, ne sachant ce que serait son avenir, et, ne recueillant que malheurs et que peines de ce qu’elle avait cru devoir assurer le repos et la joie de ses vieux jours. Quelle nuit, pauvre Renzo ! Cette nuit qui devait être la cinquième de son mariage ! Quelle chambre ! Quel lit nuptial ! Et après quelle journée ! Et pour arriver à quel lendemain, à quelle suite de jours ! « À la volonté de Dieu, » répondait-il aux pensées qui lui causaient le plus de chagrin ; « à la volonté de Dieu. Il sait ce qu’il fait ; pour nous aussi Dieu est là. Que tout ceci me compte pour mes péchés. Lucia est si pieuse ! Ce bon maître ne voudra pas la faire souffrir trop longtemps.

Au milieu de ces pensées, désespérant de pouvoir s’endormir, et le froid lui devenant de plus en plus incommode, jusqu’à le faire grelotter de temps en temps et faire claquer ses dents malgré lui, il soupirait après l’arrivée du jour et mesurait avec impatience la marche lente des heures. Je dis qu’il la mesurait, parce que, à chaque demi-heure, il entendait, dans ce vaste silence, résonner les coups d’une horloge ; je pense que ce devait être celle de Trezzo. Et la première fois que ce tintement frappa son oreille, inattendu comme il était et sans offrir avec soi aucune idée du lieu d’où il pouvait venir, il apporta dans son âme je ne sais quoi de mystérieux et de solennel, quelque chose qui s’y faisait sentir comme un avertissement qui lui fût venu d’une personne cachée à ses regards et dont la voix lui était inconnue.

Lorsqu’enfin ce battant de cloche eut frappé onze coups[2], c’est-à-dire l’heure que Renzo avait fixée pour son lever, il se souleva à demi perclus, se mit à genoux, récita, et avec plus de ferveur qu’à l’ordinaire, ses prières du matin, se dressa sur ses pieds, étendit ses bras et ses jambes, secoua sa taille et ses épaules, comme pour remettre l’accord de ses membres qui semblaient agir chacun par soi, souffla dans l’une, puis dans l’autre de ses deux mains, les frotta, ouvrit la porte de la cabane, et avant tout il regarda des divers côtés pour voir s’il n’y avait personne. Ne voyant personne, en effet, il chercha des yeux le sentier qu’il avait suivi le soir précédent, le reconnut aussitôt et le prit pour s’acheminer.

Le ciel promettait une belle journée ; la lune, près d’achever son cours, pâle et sans rayons, se détachait cependant sur cet immense champ d’un gris mêlé d’azur qui, bien bas vers l’orient, se perdait par degrés insensibles dans une teinte jaune et rosée. Plus près encore de l’horizon s’étendaient en longues bandes inégales quelques nuages où le bleu et le brun confondaient leurs nuances, et dont les plus bas présentaient à leur bord inférieur comme une ligne de feu qui de moment en moment devenait plus vive et plus tranchante. Au midi, d’autres nuages, ramassés ensemble, légers et moelleux, pour ainsi dire, allaient s’illuminant de mille couleurs auxquelles on ne saurait donner un nom. C’était ce ciel de Lombardie, si beau quand il est dans sa beauté, si splendide et si calme. Si Renzo s’était trouvé là se promenant, il aurait certainement levé les yeux et admiré cette naissance du jour si différente de celle qu’il était habitué à voir dans ses montagnes ; mais il ne faisait attention qu’à son chemin et marchait à grands pas, tant pour se réchauffer que pour arriver plus vite. Il passe les champs de culture, il passe la brande, il passe les bruyères, il traverse le bois, regardant de côté et d’autre et riant, non sans quelque honte, du trouble intérieur qu’il y avait ressenti quelques heures auparavant ; il est sur le haut de la rive, il regarde en bas ; et à travers les branches il voit une petite barque de pêcheur qui venait lentement contre le cours de l’eau, en rasant la terre de ce côté. Il descend aussitôt par la voie la plus courte, se la frayant dans les broussailles ; il est sur le bord ; presque à voix basse il appelle le pêcheur ; et avec l’intention de paraître lui demander un service de peu d’importance, mais en prenant, sans s’en apercevoir, un air à demi suppliant, il lui fait signe d’aborder. Le pêcheur promène un regard attentif tout au long de la rive, en avant sur l’eau qui vient, en arrière sur l’eau qui s’éloigne, puis il dirige la proue vers Renzo et touche terre. Renzo qui, tout à fait sur le bord, avait presque un pied dans l’eau, saisit la pointe de la barque, saute dedans et dit :

« Voulez-vous me rendre le service, en payant, de me passer à l’autre bord ? »

Le pêcheur l’avait deviné et déjà tournait vers cette direction. Renzo, voyant dans le fond de la barque une autre rame, se baissa et la saisit.

« Tout beau, tout beau, » dit le patron ; mais en voyant ensuite avec quel savoir-faire le jeune homme avait pris l’instrument et se disposait à le manier : « Ah ! ah ! reprit-il, vous êtes du métier.

— Quelque peu, » répondit Renzo, et il se mit à l’ouvrage avec une vigueur et une habileté qui dénotaient mieux qu’un amateur. Sans jamais ralentir le jeu de sa rame, il jetait de temps en temps un coup d’œil soucieux sur la rive d’où ils s’éloignaient, puis un autre coup d’œil impatient vers celle où se dirigeait leur marche, et il se tourmentait de ne pouvoir y arriver par la ligne la plus courte ; car le courant était, en cet endroit, trop rapide pour qu’il fût possible de le couper directement ; et la barque, partie en rompant, partie en suivant le fil de l’eau, était obligée de faire le trajet par la diagonale. Comme il arrive dans toutes les affaires un peu embrouillées, où les difficultés se présentent d’abord en masse et se montrent ensuite en détail dans l’exécution, Renzo, maintenant que l’Adda était, on peut dire, passée, s’inquiétait de savoir si là le fleuve marquait la frontière, ou si, après avoir surmonté cet obstacle, il lui en resterait à surmonter un autre. C’est pourquoi, appelant le pêcheur et montrant d’un signe de tête cette tache blanchâtre qu’il avait vue la nuit précédente et qui maintenant lui apparaissait bien plus distinctement, il dit : « Est-ce Bergame, ce pays là-haut ?

— La ville de Bergame, répondit le pêcheur.

— Et cette rive-là, est-elle Bergamasque ?

— Terre de Saint-Marc[3].

— Vive saint Marc ! » s’écria Renzo. Le pêcheur ne dit rien.

Ils touchent enfin à cette rive. Renzo s’y élance ; il remercie Dieu intérieurement, et puis le batelier par la parole ; il met la main dans sa poche, en tire une berlinga qui, vu les circonstances, n’était pas pour lui d’une mince valeur, et la présente à cet honnête homme. Celui-ci, après avoir encore donné son coup d’œil sur la rive milanaise, et sur le fleuve par en haut et par en bas, tendit la main, prit le pourboire, le plaça où il devait être ; puis il serra ses lèvres, et de plus il mit l’index en croix, accompagnant ce geste d’un signe de l’œil expressif, après quoi il dit : « Bon voyage, » et s’en retourna.

Pour que l’obligeance, si prompte et si discrète, de cet homme envers un inconnu n’étonne pas trop le lecteur, nous devons l’informer que ce batelier, appelé souvent par des contrebandiers et des bandits à leur rendre un semblable service, était dans l’habitude de se prêter à cette demande, non pas autant pour le profit modique et incertain qui pouvait lui en revenir que pour ne pas se faire des ennemis dans de pareilles classes. Il s’y prêtait, dis-je, toutes les fois qu’il pouvait se promettre de n’être pas vu par des employés des gabelles, des sbires ou des gens explorateurs. Ainsi, sans être plus l’ami des uns que des autres, il cherchait à les satisfaire tous avec cette impartialité dont fait profession celui qui est obligé d’avoir affaire à certaines personnes, et soumis à rendre compte à certaines autres.

Renzo s’arrêta un instant sur la rive à contempler la rive opposée, cette terre qui, peu de moments avant, brûlait si fort sous ses pieds.

« Ah ! j’en suis dehors tout de bon ! » fut sa première pensée. « Reste là, maudit pays ! » fut la seconde, l’adieu à la patrie. Mais la troisième courut aussitôt vers ceux que dans ce pays il laissait. Alors il croisa ses bras sur sa poitrine, poussa un soupir, baissa les yeux sur l’eau qui coulait à ses pieds, et se dit :

« Elle a passé sous le pont ! » C’est ainsi que, selon l’usage de son endroit, il appelait par un sous-entendu le pont de Lecco.

« Ah ! monde perfide ! Enfin, à la volonté de Dieu ! »

Il tourna le dos à ces tristes objets et se mit en marche, prenant pour point de mire la tache blanchâtre sur la pente de la montagne, en attendant qu’il trouvât quelqu’un pour se faire indiquer plus précisément son chemin. Et il fallait voir avec quelle aisance il accostait les passants, et, sans chercher tant de détours, nommait le pays où son cousin habitait. Il sut, du premier auquel il s’adressa, qu’il lui restait encore neuf milles à faire.

Ce voyage ne fut point gai. Sans parler des peines que Renzo portait avec lui, ses yeux étaient à tout moment attristés par des objets affligeants et de nature à l’avertir qu’il trouverait dans le pays, où il s’avançait, la même disette qu’il avait laissée dans le sien. Sur tout son chemin, et plus encore dans les bourgs et les villages, il rencontrait à chaque pas des pauvres qui ne l’étaient point par métier et montraient sur leur visage plus que par leurs vêtements leur misère et leur souffrance : des paysans, des montagnards, des artisans, des familles entières ; et de tous il n’entendait qu’un long mélange de prières, de plaintes et de gémissements. Cette vue, outre la compassion et la tristesse qu’elle faisait naître dans son cœur, le mettait encore en souci pour lui-même.

« Qui sait, se disait-il, si je trouverai à faire mes affaires ? s’il y a de l’ouvrage comme dans les années précédentes ? Mais enfin, Bortolo me voulait du bien, c’est un bon garçon ; il a gagné de l’argent ; il m’a appelé vers lui bien des fois ; il ne m’abandonnera pas. Et puis, la Providence m’a aidé jusqu’à présent ; elle m’aidera encore pour l’avenir. »

Cependant son appétit, déjà réveillé depuis quelque temps, allait croissant en raison du chemin que faisaient ses jambes ; et quoiqu’au moment où il commença à s’en occuper, il se sentît en état de le supporter sans trop de peine jusqu’au bout des deux ou trois milles qu’il avait encore à laisser derrière lui, il fit d’un autre côté réflexion qu’il serait peu séant de sa part de se présenter à son cousin comme un nécessiteux et de lui dire, pour premier compliment : Donne-moi à manger. Il tira de sa poche toutes ses richesses, les fit courir dans une de ses mains et en établit la somme. Ce n’était pas un compte qui exigeât beaucoup d’arithmétique ; mais cependant il y avait largement de quoi faire un petit repas. Il entra dans une hôtellerie pour se restaurer ; et en effet, lorsqu’il eut payé, il lui resta encore quelque monnaie.

En sortant, il vit près de la porte, étendues plutôt qu’assises sur le sol de la rue, où il faillit les heurter du pied sans le vouloir, deux femmes, l’une d’un certain âge, l’autre plus jeune tenant dans ses bras un petit enfant qui, après avoir enfin sucé deux mamelles épuisées, pleurait pitoyablement ; leur teint était celui de la mort. Tout auprès se tenait debout un homme dont la figure et les membres laissaient voir encore les marques d’une ancienne vigueur, maintenant domptée et comme éteinte par sa longue souffrance. Tous trois tendirent la main vers le jeune homme qui sortait d’un pas leste et avec l’air ragaillardi. Aucun d’eux ne parla ; que pouvait dire de plus une prière ?

« Elle existe, la Providence ! » dit Renzo ; et, mettant aussitôt la main dans sa poche, il la vida du peu de numéraire qui pouvait y rester, le mit dans la main qu’il vit le plus près de lui, et reprit son chemin.

Son repas et sa bonne action (puisqu’il est vrai que nous sommes composés d’une âme et d’un corps) avaient réconforté son cœur et rasséréné toutes ses idées ; et il est certain qu’en se dépouillant ainsi de ses dernières espèces, il avait acquis plus de confiance pour son avenir que ne lui en aurait donné une somme dix fois plus forte dont il eût fait la trouvaille. Car si, pour soutenir dans ce jour ces malheureux qui expiraient de besoin dans la rue, la Providence avait tenu en réserve les derniers sous d’un étranger, fugitif, incertain lui-même des moyens qu’il aurait pour vivre, comment penser qu’elle voulût laisser sans ressources celui dont elle s’était servie pour cette œuvre, à qui elle avait donné un sentiment si vif d’elle-même, un sentiment si efficace et si résolu ? C’était à peu près là ce que pensait le jeune homme, quoique d’une manière moins claire encore que je n’ai su le rendre. Dans le reste de sa route, revenant à songer à sa situation, il y voyait tout s’aplanir. La disette devait avoir un terme ; tous les ans on moissonne ; en attendant, il avait le cousin Bortolo et sa propre industrie. Outre cela il possédait dans sa maison un petit pécule qu’il se ferait au plus tôt envoyer. Avec cet argent, au pis aller, il vivrait jusqu’à ce que revînt l’abondance.

« La voilà enfin de retour, l’abondance, poursuivait-il dans son imagination ; l’ouvrage a repris et va grand train ; les maîtres se disputent à qui aura des ouvriers milanais, comme étant ceux qui savent bien le métier ; les ouvriers milanais lèvent la tête ; qui veut des gens habiles, doit les payer. On gagne de quoi vivre pour plus d’un, et de quoi mettre un peu de côté. On fait écrire aux femmes de venir… Et puis d’ailleurs, pourquoi renvoyer si loin ? N’est-il pas vrai qu’avec ce petit fonds que nous avons en réserve, nous aurions vécu là-bas tout cet hiver ? Nous vivrons de même ici. Des curés, il y en a partout. Ces deux chères femmes arrivent ; on s’établit. Quel plaisir de venir se promener sur ce même chemin tous ensemble ! d’aller jusqu’à l’Adda en carriole, et de faire un goûter sur la rive, tout à fait sur la rive, et de montrer aux femmes l’endroit où je me suis embarqué, les broussailles à travers lesquelles je suis descendu, cette place d’où j’ai regardé s’il y avait un bateau ! »

Il arrive au pays du cousin ; en y entrant, ou même avant d’y entrer, il remarque une maison fort élevée, à plusieurs rangs de longues fenêtres ; il reconnaît une filature, il entre, il demande, en élevant la voix au milieu du bruit de l’eau tombante et des roues, si c’est là qu’habite un certain Bortolo Castagneri.

« M. Bortolo ? Le voilà !

— Monsieur ! C’est bonne marque, » pensa Renzo. Il voit le cousin, il court à lui. Celui-ci se tourne, reconnaît le jeune homme, qui lui dit :

« Me voici. » Le cousin poussa un cri de surprise ; l’un et l’autre lèvent les bras et se les jettent au cou mutuellement ; après le premier accueil, Bortolo mène notre jeune homme loin du bruit des engins et des regards des curieux, dans une autre pièce et lui dit :

« Je te vois volontiers, mais tu es un bienheureux enfant. Je t’avais engagé bien des fois à venir ; tu n’as jamais voulu ; maintenant tu arrives dans un moment un peu critique.

— Si je dois te le dire, je ne suis pas venu de mon propre gré, » dit Renzo ; et le plus brièvement possible, mais non sans beaucoup d’émotion, il lui raconta sa douloureuse histoire.

« C’est une autre paire de manches, dit Bortolo. Oh ! pauvre Renzo ! Mais tu as compté sur moi ; et moi, je ne t’abandonnerai pas. À dire vrai, dans ce moment on ne recherche pas les ouvriers ; c’est même tout au plus si chacun garde les siens, pour ne pas les perdre et déranger son train de commerce ; mais notre maître me veut du bien, et il est à son aise. Je puis même te dire, sans me vanter, que c’est à moi qu’il le doit en grande partie. Il a fourni le capital, et moi mon petit savoir-faire. Je suis son premier ouvrier, sais-tu bien ? et, à dire la chose comme elle est, je suis son factotum. Pauvre Lucia Mondella ! Je me la rappelle comme si c’était hier ; une brave fille ! toujours celle qui se tenait le mieux à l’église ; et quand on passait devant sa petite maison… Il me semble la voir, cette petite maison, à quelques pas hors du village, avec ce beau figuier qui dépassait le mur…

— Non, non, ne parlons pas de cela.

— Je veux dire que, quand on passait devant cette petite maison, toujours on entendait ce rouet qui tournait, tournait, tournait. Et ce don Rodrigo ! Déjà, de mon temps, il prenait ce chemin ; mais maintenant, à ce que je vois, il fait tout à fait le diable pendant que Dieu lui laisse la bride sur le cou. Ainsi donc, comme je te disais, ici on souffre un peu de la faim… À propos, comment es-tu en appétit ?

— J’ai mangé il y a peu de temps, en route.

— Et en espèces, comment sommes-nous ? »

Renzo étendit sa main, l’approcha de sa bouche, et y souffla dessus légèrement.

« N’importe, dit Bortolo, j’en ai, que ce ne soit pas là ton souci. Bientôt, les choses venant à changer, s’il plaît à Dieu, tu me le rendras, et il t’en restera même pour toi.

— J’ai chez moi quelque petit fonds, et je me le ferai envoyer.

— C’est bon ; et, en attendant, compte sur moi. Dieu m’a donné du bien, pour que je fasse du bien aux autres ; et si je n’en fais pas à mes parents et à mes amis, à qui est-ce que j’en ferai ?

— Quand je l’ai dit, qu’il y a une Providence ! s’écria Renzo en serrant affectueusement la main de son bon cousin.

— Ainsi donc, reprit celui-ci, à Milan ils ont fait tout ce vacarme. Ils me semblent un peu fous, ces gens-là. Le bruit en a couru ici ; mais je veux que tu me racontes tout cela plus en détail. Oh ! nous n’en manquons pas, de choses à nous dire. Ici, vois-tu, cela se passe d’une manière plus tranquille, et l’on fait les choses avec plus de bon sens. La ville a acheté deux mille charges de blé d’un marchand qui demeure à Venise ; c’est du blé qui vient de Turquie ; mais quand il s’agit de manger, on n’y regarde pas de si près. Mais écoute ce qui arrive ; il arrive que les gouverneurs de Vérone et de Brescia ferment le passage et disent : Ici le blé ne passe pas. Que font les Bergamasques ? Ils envoient à Venise Lorenzo Torre, un docteur, mais de ceux qui comptent. Il part en toute hâte, il se présente au doge et lui dit : Quelle idée est donc venue à ces messieurs les gouverneurs ? Mais un discours ! un discours, dit-on, à faire imprimer. Ce que c’est que d’avoir un homme qui ait la langue bien pendue ! Sur-le-champ, ordre de laisser passer le grain ; et les gouverneurs sont obligés non-seulement de le laisser passer, mais encore de le faire escorter ; et il est en voyage. On a aussi pensé au territoire. Giovanbattista Biava, nonce de Bergame à Venise (encore un homme celui-là), a fait comprendre au sénat que, dans la campagne aussi, on souffrait de la faim, et le sénat a accordé quatre mille mesures de millet. Cela aide d’autant à faire du pain. Et puis, veux-tu le savoir ? s’il n’y a pas de pain, nous mangerons autre chose. Le Seigneur m’a donné du bien, comme je t’ai dit. Maintenant je vais te conduire chez mon maître ; je lui ai parlé bien souvent de toi, et il te fera bon accueil. C’est un bon gros Bergamasque à l’antique, un homme au cœur large. À la vérité, il ne t’attendait pas dans ce moment ; mais quand il apprendra ton histoire… Et d’ailleurs il sait faire cas des ouvriers, parce que la disette passe, et le négoce reste. Mais avant tout il faut que je t’avertisse d’une chose. Sais-tu comment ils nous appellent dans ce pays, nous autres de l’État de Milan ?

— Comment nous appellent-ils ?

— Ils nous appellent baggiani[4].

— Ce n’est pas un joli nom.

— C’est ainsi ; celui qui est né dans le Milanais et veut vivre dans le Bergamasque, doit en prendre son parti. Pour ces gens-ci, donner du baggiano à un Milanais, c’est comme donner de l’illustrissime à un gentilhomme.

— Ils le disent, je pense, à qui veut se le laisser dire.

— Mon enfant, si tu n’es pas disposé à avaler du baggiano à tout repas, il ne faut pas que tu comptes pouvoir vivre ici. Il faudrait avoir sans cesse le couteau à la main ; et quand, par supposition, tu en aurais tué deux, trois, quatre, viendrait ensuite celui qui te tuerait toi-même ; et alors quel beau plaisir que celui de comparaître au tribunal de Dieu avec trois ou quatre meurtres sur la conscience !

— Et un Milanais qui a un peu de… et ici il se frappa le front du bout du doigt, comme il avait fait dans l’auberge de la Pleine-Lune. Je veux dire, un homme qui sait bien son métier !

— Tout de même. Ici c’est un baggiano tout comme un autre. Sais-tu comment dit mon maître quand il parle de moi avec ses amis ? Ce baggiano a été la main de la Providence pour mon commerce ; si je n’avais ce baggiano, je serais bien embarrassé. C’est l’usage.

— C’est un sot usage. Mais en voyant ce que nous savons faire (car, après tout, c’est nous qui avons apporté ici cette industrie et qui la faisons aller), en voyant cela, est-il possible qu’ils ne se soient pas corrigés ?

— Jusqu’à présent, non, avec le temps cela pourra venir ; avec les enfants qui arrivent ; mais pour les hommes faits, il n’y a pas moyen. Ils ont pris ce tic et ne savent pas s’en défaire. Qu’est-ce que cela au bout du compte ? C’était bien autre chose, ces gentillesses que t’ont faites nos chers compatriotes, et celles qu’ils voulaient y ajouter.

— Au fait, c’est vrai ; s’il n’y a pas d’autre mal que celui-là…

— À présent que tu as compris ce point, tout ira bien. Viens chez notre maître, et courage. »

Tout, en effet, alla bien ; tout justifia si pleinement les promesses de Bortolo, que nous croyons inutile d’en faire une relation particulière. Et ce fut vraiment un coup de la Providence ; car, pour les effets et l’argent que Renzo avait laissés dans sa demeure, nous allons bientôt voir s’il fallait y faire fond.


  1. Dans plusieurs contrées de l’Italie on conserve encore l’usage, qui y avait été comme général jusqu’à la fin du siècle dernier, de régler les vingt-quatre heures du jour d’après la marche du soleil, de manière que la vingt-quatrième heure est vers l’entrée de la nuit, et la première une heure après, d’où il suit, que le point de départ varie sans cesse dans tout le cours de l’année pour les vingt-quatre heures, lesquelles d’ailleurs se comptent, consécutivement et non par deux fois douze heures, comme cela se fait ailleurs. Il était donc un peu plus de cinq heures, selon notre système, vers la mi-novembre, lorsque l’horloge de Gorgonzola en sonna vingt-quatre.
  2. À peu près cinq heures et demie du matin.
  3. C’est-à-dire terre de Venise, d’où dépendait Bergame.
  4. Lourdaud, imbécile.