Les Fiancés (Manzoni 1840)/26

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Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 362-374).


CHAPITRE XXVI.


À une semblable demande, don Abbondio, qui avait travaillé pour trouver quelque chose à répondre à des questions moins précises, ne sut plus articuler un seul mot. Et en vérité nous-mêmes, avec le manuscrit de notre auteur sous les yeux et la plume à la main, n’ayant de démêlé à soutenir qu’avec les phrases, et rien autre à craindre que les critiques de nos lecteurs, nous-mêmes, dis-je, nous éprouvons un certain embarras à poursuivre notre travail ; nous trouvons je ne sais quoi d’étrange dans ce luxe, étalé à si peu de frais, des plus beaux préceptes de force et de charité, de sollicitude active pour les autres, de sacrifice illimité de soi-même. Mais en songeant que ces paroles sortaient de la bouche d’un homme qui ensuite les mettait en pratique, nous avançons hardiment.

« Vous ne répondez pas ? reprit le cardinal. Ah ! si vous aviez fait de votre côté ce que la charité, ce que votre devoir réclamaient de vous, vous ne manqueriez pas en ce moment des moyens de répondre. Voyez donc vous-même ce que vous avez fait. Vous avez obéi à l’iniquité, oubliant ce que vous prescrivait le devoir. Vous lui avez obéi ponctuellement ; elle s’était montrée à vous pour vous signifier son désir ; mais elle voulait demeurer cachée à ceux qui auraient pu se tenir en garde contre elle et parer ses coups ; elle entendait éviter le bruit, elle cherchait le secret, pour mûrir à son aise ses desseins d’embûches ou de violences ; elle vous a ordonné d’enfreindre vos devoirs et de vous taire, vous les avez enfreints et vous vous taisiez. Maintenant je vous demande à vous-même si vous n’avez rien fait de plus ; vous me direz s’il est vrai que vous ayez cherché des prétextes à votre refus pour n’en pas révéler le motif. » Et ici il s’arrêta un peu, attendant de nouveau une réponse.

« Là ! encore ceci qu’elles lui ont rapporté, les bavardes ! » pensait don Abbondio ; mais il paraissait n’avoir rien à dire, et, en conséquence, le cardinal continua sa phrase : « S’il est vrai que vous ayez dit à ces pauvres gens ce qui n’était pas, pour les tenir dans l’ignorance, dans l’obscurité où l’iniquité voulait qu’ils restassent… Je dois donc le croire ; il ne me reste donc qu’à en rougir avec vous, et à espérer que vous en gémirez avec moi. Voyez (et tout à l’heure, bon Dieu ! vous y cherchiez votre justification !), voyez où vous a conduit cet amour d’une vie qui doit finir. Il vous a conduit… réfutez librement mes paroles, si elles vous paraissent injustes, prenez-les comme une humiliation salutaire, si elles ne le sont point… il vous a conduit à tromper la faiblesse, à mentir à vos enfants. »

« Voilà pourtant comment vont les choses, — disait encore à part soi don Abbondio : — à cet échappé de l’enfer, — et il pensait à l’Innomé, — les embrassements, les caresses ; et à moi, pour un demi-mensonge, dit dans le seul but de sauver ma peau, tout ce tapage. Mais ce sont nos supérieurs ; ils ont toujours raison. C’est mon étoile que tout le monde me tombe sur le corps, même les saints. » Et il dit tout haut : « J’ai failli, je vois que j’ai failli, mais que pouvais-je faire dans une conjoncture semblable ?

— Et vous me le demandez encore ? Ne vous l’ai-je pas dit ? et devais-je avoir à vous le dire ? Aimer, mon fils, aimer et prier. Fidèle à ce principe, vous auriez senti que l’iniquité peut menacer, peut frapper, mais n’a point d’ordres à donner ; vous auriez uni, selon la loi de Dieu, ce que l’homme voulait séparer ; vous auriez prêté à ces malheureux innocents l’office qu’ils avaient droit de réclamer de vous. Quant à ce qui pouvait en advenir, Dieu même en aurait répondu, parce que la voie qu’il trace eût été suivie ; en en prenant une autre, c’est vous-même qui êtes devenu responsable des conséquences, et de quelles conséquences ! Pourriez-vous dire d’ailleurs que toutes les ressources humaines vous aient manqué, qu’aucune voie ne vous ait été ouverte pour vous tirer de peine, si vous aviez voulu regarder autour de vous, réfléchir, vous consulter ? Aujourd’hui vous pouvez savoir que ces pauvres jeunes gens, une fois mariés, auraient pris leurs mesures pour se mettre en sûreté, qu’ils étaient disposés à fuir loin de la vue de l’homme puissant, qu’ils avaient déjà choisi le lieu de leur refuge. Mais, à part cela même, ne vous êtes-vous point souvenu que vous aviez un supérieur ? un supérieur qui n’aurait pas le droit de vous reprendre pour avoir manqué à votre devoir, si l’obligation ne lui était aussi imposée de vous aider à le remplir ? Pourquoi n’avez-vous pas pensé à informer votre évêque de l’obstacle que mettait une infâme violence à l’exercice de votre ministère ? »

« L’avis de Perpetua ! » pensait avec humeur don Abbondio, à l’esprit duquel, au milieu de tous ces discours, se présentaient plus vivement que toute autre chose l’image de ces certains bravi et l’idée que don Rodrigo était plein de vie, et qu’un jour ou l’autre il reviendrait glorieux et triomphant, plein de rage surtout. Et quoique la dignité de son interlocuteur actuel, son air et son langage lui en imposassent assez pour qu’il se tînt là confus et non sans une certaine crainte, ce n’était pourtant pas une crainte qui le dominât entièrement et qui empêchât sa pensée de demeurer revêche, parce que dans cette pensée il entrait qu’après tout le cardinal n’employait ni fusil, ni épée, ni bravi.

« Comment n’avez-vous pas pensé, continua celui-ci, que si nulle autre voie de salut n’était ouverte à ces innocents environnés de pièges, j’étais là, moi, pour les recevoir, pour les mettre à l’abri du péril, lorsque vous me les auriez adressés, lorsque vous auriez adressé des infortunés à un évêque, comme étant son bien, comme étant une partie précieuse, je ne dis pas de sa charge, mais de ses richesses ? Et quant à vous, vous seriez devenu l’objet de ma sollicitude ; j’aurais repoussé le sommeil tant que je n’aurais pas été sûr qu’un seul cheveu ne tomberait de votre tête. Ne saurais-je donc ni comment ni en quel lieu mettre en sûreté votre vie ? Mais cet homme qui fut si osé, croyez-vous qu’il n’eût rien perdu de sa hardiesse, lorsqu’il aurait su que ses trames étaient connues hors d’ici, qu’elles étaient connues de moi, que je veillais et que j’étais résolu à user pour votre défense de tous les moyens dont je puis disposer ? Ne saviez-vous pas que si l’homme trop souvent promet plus qu’il ne peut tenir, il n’est pas rare aussi de le voir menacer de plus de mal qu’il n’en ose commettre ? Ne saviez-vous pas que l’iniquité ne compte pas seulement sur ses forces, mais aussi sur la crédulité et sur la crainte de ceux qu’elle tente d’opprimer ? »

« Mot pour mot les raisons de Perpetua, » pensa encore ici don Abbondio, sans réfléchir que cet accord entre sa servante et Frédéric Borromée sur ce qui aurait pu et dû se faire, était d’un singulier poids contre lui.

« Mais, poursuivit le cardinal prêt ainsi à conclure, vous n’avez vu et voulu voir que votre danger temporel ; quoi d’étonnant, dès lors, qu’il vous ait paru de nature à vous faire tout négliger pour vous y soustraire ?

— C’est que c’est moi qui les ai vues, ces figures, laissa échapper don Abbondio ; ces paroles, c’est moi qui les ai entendues. Votre Illustrissime Seigneurie parle d’or ; mais il faudrait se mettre dans la position d’un pauvre curé et s’être trouvé en pareille passe. »

Il n’eut pas plutôt prononcé ces mots qu’il se mordit la langue ; il s’aperçut qu’il s’était trop laissé gagner par son impatience, et dit en lui-même : « Voici la grêle qui va venir. » Mais, levant un regard inquiet, il fut tout étonné de voir la figure de cet homme qu’il ne savait jamais ni deviner ni comprendre, de la voir passer de cette imposante gravité qui réprimande à une gravité contrite et pensive.

« Ce n’est que trop vrai, dit Frédéric. Telle est notre malheureuse, notre terrible condition. Nous devons exiger rigoureusement des autres ce que peut-être, hélas ! nous ne serions pas prêts à donner nous-mêmes. Nous devons juger, corriger, reprendre, et Dieu sait ce que nous ferions, Dieu sait ce que nous avons fait, dans des cas semblables à ceux sur lesquels nous avons à prononcer. Mais malheur à moi, malheur à ceux qui m’entendent, si je prenais ma faiblesse pour mesure de leur devoir, pour règle de mes enseignements ! et pourtant il est certain que je dois, en proclamant les doctrines, les accompagner de l’exemple, ne pas imiter le docteur de la loi qui impose à son prochain des fardeaux au-dessus de ses forces, et se garde lui-même d’y toucher. Eh bien, mon fils, mon frère, puisqu’il est vrai que les erreurs des hommes investis du pouvoir sont plus connues des autres que d’eux-mêmes, si vous savez que j’ai, par pusillanimité, par une considération quelconque, négligé quelqu’une de mes obligations, dites-le-moi franchement, éclairez-moi, afin que là où l’exemple a manqué, l’aveu de la faute supplée. Reprochez-moi librement mes faiblesses, et alors les paroles acquerront plus de valeur dans ma bouche, parce que vous sentirez plus vivement qu’elles ne m’appartiennent point, qu’elles appartiennent à celui qui peut nous donner à l’un et à l’autre la force nécessaire pour faire ce qu’elles prescrivent. »

« Oh ! quel saint homme ! mais qu’il est tourmentant ! pensait don Abbondio. — Il ne s’épargne pas lui-même ; il faut qu’il cherche, qu’il fouille, qu’il critique, qu’il fasse l’inquisiteur, même sur lui. » Puis il dit à haute voix : « Oh ! Monseigneur, vous vous moquez. Qui ne connaît la force d’âme, le zèle de votre Illustrissime Seigneurie ? et il ajouta intérieurement : — Vous n’en avez que trop.

— Je ne vous demandais pas une louange qui me fait trembler, dit Frédéric, parce que Dieu connaît mes fautes, et ce que j’en connais moi-même suffit pour me confondre. Mais j’aurais voulu, je voudrais que nous nous humiliassions ensemble devant lui, pour espérer ensemble en sa grâce. Je voudrais, par l’amour que j’ai pour vous, que vous comprissiez combien votre conduite a été contraire, combien votre langage est encore opposé à la loi que vous prêchez cependant, et sur laquelle vous serez jugé.

— Tout est mis à ma charge, dit don Abbondio ; mais ces personnes qui sont venues faire leur rapport à votre Illustrissime Seigneurie ne lui ont pas dit qu’elles se sont introduites chez moi par trahison, pour me surprendre et faire un mariage contre les règles.

— Elles me l’ont dit, mon fils ; mais ce qui m’afflige, ce qui me désole, c’est que vous cherchiez encore à vous excuser, que vous croyiez vous excuser en accusant les autres, que vous preniez sujet de les accuser là même où vous devriez voir une partie obligée de votre confession. Qui a mis ces infortunés, je ne dis pas dans la nécessité, mais dans la tentation de faire ce qu’ils ont fait ? Auraient-ils recouru à cette voie irrégulière, si la voie légitime ne leur eût été fermée ? Auraient-ils eu la pensée de tendre un piège à leur pasteur, s’ils avaient été reçus dans ses bras, s’il leur avait prêté son secours, accordé ses conseils ? Auraient-ils songé à le surprendre, s’il ne s’était dérobé à leur vue comme à leur confiance ? Et vous voulez les charger ? Et vous trouvez mauvais qu’après tant de malheurs, que dis-je ? au milieu de leur malheur, ils aient dit un mot pour épancher leur peine dans le sein de leur pasteur et du vôtre ? Que la réclamation de l’opprimé, que la plainte de l’affligé soient odieuses au monde, c’est sa nature ; mais nous, devons-nous imiter le monde ? Quel bien cependant aurait pu vous revenir de leur silence ? Eût-il été de votre avantage que leur cause arrivât entière au jugement de Dieu ? Ces personnes que déjà vous avez tant de raisons d’aimer n’acquièrent-elles pas un nouveau titre à votre amour, par cela même qu’elles vous ont offert l’occasion d’entendre la voix sincère de votre évêque, qu’elles vous ont fourni un moyen de mieux connaître et d’acquitter en partie la grande dette que vous avez contractée envers elles ? Ah ! si elles vous avaient provoqué, offensé, tourmenté, je vous dirais (et serait-il besoin que je vous le disse ?) de les aimer pour cela même. Aimez-les parce qu’elles ont souffert, parce qu’elles souffrent, parce qu’elles vous appartiennent, parce qu’elles sont faibles, parce que vous avez besoin de pardon, et quelles prières mieux que les leurs pourront vous l’obtenir ? »

Don Abbondio se taisait ; mais ce n’était plus un silence forcé et cachant l’impatience ; il se taisait comme un homme qui a plus à réfléchir qu’à parler. Les paroles qu’il entendait étaient la conséquence inattendue, l’application nouvelle pour lui d’une doctrine néanmoins ancienne dans son esprit et qui n’y était point combattue. Le mal d’autrui, dont sa pensée avait toujours été détournée par la crainte de son propre mal, lui faisait maintenant une impression toute nouvelle ; et s’il n’éprouvait pas tout le remords que la remontrance avait pour but de produire (car cette crainte était toujours là faisant l’office d’un avocat zélé pour la défense de sa partie), il en éprouvait cependant ; il éprouvait un certain mécontentement de lui-même, de la pitié pour les autres, un mouvement de sensibilité et de confusion tout ensemble. Il était, qu’on nous passe cette comparaison, comme la mèche humide et aplatie d’une chandelle qui, présentée à la flamme d’une grande torche, fume d’abord, pétille, repousse le feu, mais enfin s’allume et brûle tant bien que mal. Il se serait hautement accusé, il aurait pleuré, s’il n’eût été retenu par l’idée de don Rodrigo ; mais toutefois il se montrait assez ému pour que le cardinal pût s’apercevoir que ses paroles n’avaient pas été sans effet.

« Maintenant, poursuivit celui-ci, l’un ayant fui de sa maison, l’autre étant sur le point d’abandonner la sienne, tous deux avec de trop puissantes raisons de s’en tenir éloignés, sans probabilité de se réunir jamais ici, et bienheureux s’ils peuvent espérer que Dieu les veuille réunir ailleurs ; maintenant, dis-je, il n’y a que trop lieu de reconnaître qu’ils n’ont pas besoin de vous, que l’occasion de leur faire du bien vous manque, et votre vue est trop courte pour découvrir si jamais elle pourra se présenter. Qui sait cependant si notre divin Maître, toujours miséricordieux, ne vous la tient pas en réserve ? Ah ! ne la laissez pas échapper. Recherchez-la, épiez-la, priez-le de la faire naître !

— Je n’y manquerai pas, Monseigneur ; certainement je n’y manquerai pas, répondit don Abbondio d’une voix qui, dans ce moment, était le véritable accent du cœur.

— Ah ! oui, mon fils, oui ! » s’écria Frédéric, et avec une dignité pleine d’affection, il finit en disant : « Dieu sait combien j’aurais désiré vous tenir un tout autre langage. Déjà tous deux nous avons beaucoup vécu ; Dieu sait s’il m’a été pénible d’être obligé à contrister par des reproches celui dont les ans ont blanchi la tête ; combien j’aurais mieux aimé chercher avec vous des consolations à nos sollicitudes, à nos peines communes, dans un entretien sur la bienheureuse espérance au but de laquelle nous sommes déjà si près d’arriver. Veuille le Ciel que les paroles dont j’ai dû me servir envers vous nous soient profitables à l’un et à l’autre ! Faites que je n’aie point, au jour suprême, à rendre compte de votre maintien dans une charge où vous vous êtes si malheureusement montré au-dessous de vos devoirs. Rachetons le temps perdu ; minuit approche, l’époux ne peut tarder à paraître, tenons nos lampes allumées ; présentons à Dieu nos cœurs pauvres et vides, pour qu’il lui plaise les remplir de cette charité qui répare le passé, qui assure l’avenir, qui craint et espère, pleure et se réjouit avec sagesse ; de cette charité qui devient, dans toutes les circonstances, la vertu dont nous avons besoin. »

En achevant ces mots, il sortit, et don Abbondio sortit à sa suite. Ici l’anonyme nous avertit que cet entretien ne fut pas le seul qu’eurent ensemble ces deux personnages, et que Lucia ne fut pas le seul objet dont ils s’occupèrent ; mais qu’il s’est borné à celui-ci, pour ne pas s’écarter du sujet principal de sa narration. Il ajoute que, par le même motif, il ne fera pas mention des autres choses remarquables qui furent dites par Frédéric dans tout le cours de sa visite, ni des largesses qu’il répandit, ni des différends qu’il concilia, des vieilles haines de personne à personne, de famille à famille, de village à village, qu’il éteignit ou (ce qui était malheureusement plus fréquent) qu’il assoupit, ni de quelques bravi renommés, de quelques petits tyrans dont il changea le cœur, soit pour toute leur vie, soit pour quelque temps ; toutes choses qui se voyaient toujours plus ou moins en chaque endroit du diocèse où cet excellent homme faisait quelque séjour.

Notre auteur nous dit ensuite comment, le lendemain matin, dona Prassède, selon ce qui avait été convenu, vint prendre Lucia et rendre ses devoirs au cardinal, qui lui fit l’éloge de la jeune fille et la lui recommanda chaudement. Lucia se sépara de sa mère, et l’on se figure sans peine toutes les larmes qui furent versées dans cette séparation ; elle sortit de sa petite maison ; elle dit adieu, pour la seconde fois, à son pays, avec ce sentiment doublement amer que l’on éprouve en quittant un lieu que l’on aime uniquement et qui ne peut plus être aimé de même. Mais ce ne fut pas définitivement qu’elle prit congé de sa mère, parce que dona Prassède avait annoncé qu’elle passerait encore quelques jours à sa maison de campagne qui, comme on sait, n’était pas loin de là ; et Agnese promit à sa fille d’aller lui faire et recevoir d’elle un plus douloureux adieu.

Le cardinal était aussi sur le point de partir pour continuer sa visite, lorsque le curé de la paroisse, dans laquelle se trouvait le château de l’Innomé, arriva et demanda à parler à son Illustrissime Seigneurie. Bientôt introduit, il lui présenta un rouleau et une lettre de ce seigneur, qui priait Frédéric de faire accepter à la mère de Lucia cent écus d’or que contenait le rouleau, en lui disant que c’était pour la dot de la jeune fille ou pour tel autre usage qu’elles jugeraient ensemble devoir en faire. Il le priait encore de leur dire que si jamais, à quelque époque que ce fût, elles pensaient qu’il pût leur rendre service, la pauvre fille ne savait que trop où il habitait, et que, quant à lui, ce serait l’un des événements les plus heureux de sa vie, l’un de ceux qui combleraient le plus ses désirs. Le cardinal fit aussitôt appeler Agnese, l’informa de la commission dont il était chargé et qu’elle apprit avec autant de surprise que de satisfaction ; en même temps il lui présenta le rouleau qu’elle se laissa mettre sans trop de façons dans la main. « Dieu le lui rende, à ce seigneur, dit-elle. Votre Illustrissime Seigneurie voudra bien le remercier tant et plus de ma part. Et ne dites rien de ceci à personne, parce que c’est ici un pays… Pardon, voyez-vous, je sais bien qu’un homme comme Monseigneur ne va pas jaser de semblables choses ; mais… vous comprenez… »

Tout droit et en silence elle regagna son logis ; elle s’enferma dans sa chambre, déploya le rouleau, et, quoique préparée à ce qu’elle allait voir, elle contempla avec admiration, tous en un tas, tous à elle, ce grand nombre de sequins dont elle n’avait jamais vu les pareils qu’un à un, et encore bien rarement. Elle les compta, eut assez de peine à les remettre de champ l’un contre l’autre et à les y faire tous tenir, parce qu’à chaque instant ils faisaient le ventre et s’échappaient de ses doigts peu exercés à semblable opération. Ayant enfin refait le rouleau de son mieux, elle le mit dans un linge, en fit une espèce de petite balle qu’elle serra d’une ficelle à plusieurs tours, après quoi elle l’alla cacher dans un coin de sa paillasse. Tout le reste de la journée, elle ne fit que penser à sa nouvelle richesse, combiner des projets pour l’avenir, et soupirer après l’arrivée du lendemain. Lorsqu’elle se fut mise au lit, elle resta longtemps éveillée, son esprit ne quittant point ces cent belles pièces qu’elle avait sous elle ; endormie, elle les vit en songe. Au point du jour, elle se leva et se mit aussitôt en chemin vers la villa où se trouvait encore Lucia.

Celle-ci, de son côté, quoique sa répugnance à parler de son vœu ne fût en rien diminuée, était pourtant résolue à prendre sur elle de s’en ouvrir à sa mère dans cet entretien qui pour longtemps devait être regardé comme le dernier.

Des qu’elles purent être seules, Agnese, d’un air tout animé et pourtant à voix basse, comme s’il y avait eu là quelqu’un de qui elle ne voulût pas être entendue, débuta par ces mots : « J’ai à te dire une grande chose, » et elle lui raconta l’aubaine inattendue.

« Que Dieu bénisse ce seigneur ! dit Lucia, vous aurez ainsi de quoi être à votre aise, et vous pourrez, de plus, faire du bien à quelques autres personnes.

— Comment ! répondit Agnese, est-ce que tu ne vois pas tout ce que nous pouvons faire avec tant d’argent ? Écoute : je n’ai que toi au monde, que vous deux, je puis dire ; car, depuis que Renzo a commencé à te parler, je l’ai toujours regardé comme mon fils. L’essentiel est qu’il ne lui soit pas arrivé quelque malheur, à ce pauvre garçon qui n’a jamais donné de ses nouvelles. Mais quoi ! faut-il donc que tout aille mal ? Espérons que non, espérons. Pour moi, j’aurais désiré laisser mes os dans mon pays ; mais à présent que tu ne penses plus y demeurer à cause de ce méchant homme, et que je ne puis même supporter l’idée d’avoir un tel coquin près de moi, mon pays m’est devenu odieux, tandis qu’avec vous autres tout séjour m’est bon. Dès nos malheurs j’étais disposée à vous suivre, quand c’eût été au bout du monde ; depuis je n’ai jamais pensé autrement : mais, sans argent, comment faire ? Comprends-tu maintenant ? Les quatre sous que le pauvre enfant avait mis de côté avec tant de peine et grâce à tant d’économie, ont été pris par la justice, qui a tout raflé. Mais, en compensation, c’est à nous que le bon Dieu a envoyé la fortune. Ainsi donc, aussitôt que Renzo aura trouvé le moyen de nous faire savoir s’il est vivant, où il est, et quelles sont ses intentions, je vais te prendre à Milan ; oh ! je vais t’y prendre. Autrefois c’eût été pour moi une grande affaire ; mais les malheurs vous dégourdissent ; j’ai été jusqu’à Monza, et je sais ce que c’est que de voyager. Je prends avec moi un homme de sens, un parent, comme, par exemple, Alessio de Maggianico ; car dans notre village, à bien dire, un homme de sens ne se trouve point ; je vais avec lui, bien entendu que nous payons tous les frais, et… Comprends-tu ? »

Mais, voyant qu’au lieu de s’animer, Lucia semblait éprouver un serrement de cœur et ne montrait que de la sensibilité sans nulle joie, elle s’interrompit et dit : « Mais qu’as-tu donc ? est-ce que tu n’es pas de mon avis ?

— Ma pauvre mère ! » s’écria Lucia, en jetant un bras autour du cou d’Agnese, et en cachant son visage sur le sein maternel.

« Qu’est-ce donc ? demanda de nouveau sa mère avec anxiété.

— J’aurais dû vous le dire plus tôt, » répondit Lucia en relevant la tête et du dos de sa main essuyant ses larmes ; « mais je n’en ai pas eu la force ; ne m’en veuillez pas.

— Mais parle donc.

— Je ne puis plus être la femme de ce pauvre jeune homme.

— Comment ? Comment ? »

Lucia, la tête basse, la poitrine haletante, versant des larmes sans gémir, comme une personne qui raconte une chose où, pour pénible qu’elle soit, le changement n’est plus possible, révéla son vœu ; et, en même temps, joignant ses mains, elle demanda de nouveau pardon à sa mère de s’être tue jusqu’alors ; elle la pria de ne parler de ce fait à qui que ce fût au monde, et de l’aider dans l’accomplissement de ce qu’elle avait promis.

Agnese était restée stupéfaite et consternée. Elle voulait se fâcher du silence gardé envers elle ; mais les graves pensées qu’un fait de cette nature faisait naître dans son esprit étouffaient ce mécontentement personnel ; elle voulait dire : Qu’as-tu fait ? mais il lui semblait que ce serait s’attaquer au ciel ; d’autant plus que Lucia s’était remise à dépeindre plus vivement que jamais l’horreur de cette fameuse nuit, sa désolation si cruelle, sa délivrance si inespérée, toutes les circonstances au milieu desquelles sa promesse avait été faite d’une manière si expresse, si solennelle. Et, tandis qu’elle parlait, Agnese se souvenait de tel et tel autre exemple qu’elle avait entendu raconter plus d’une fois, qu’elle-même avait raconté à sa fille, de châtiments étranges et terribles arrivés à la suite de la violation d’un vœu. Après être restée ainsi quelques moments comme abasourdie, elle dit :

« Et maintenant que feras-tu ?

— Maintenant, répondit Lucia, c’est Dieu que ce soin regarde ; Dieu et la sainte Vierge. Je me suis mise dans leurs mains ; ils ne m’ont pas abandonnée jusqu’à ce moment ; ils ne m’abandonneront pas aujourd’hui lorsque… la grâce que je demande au Seigneur, la seule grâce après le salut de mon âme, c’est qu’il me fasse revenir près de vous, et il me l’accordera, oui, il me l’accordera. Ce jour… dans cette voiture… Ah ! très-sainte Vierge… ces hommes !… qui m’aurait dit qu’ils me conduiraient vers celui qui devait me ramener près de vous le lendemain ?

— Mais ne pas en avoir parlé tout de suite à ta mère ! dit Agnese avec une petite pointe d’humeur tempérée par la tendresse et la compassion.

— Ne m’en veuillez pas ; je n’en avais pas la force… Et de quoi aurait servi de vous affliger quelques moments plus tôt ?

— Et Renzo ? dit Agnese en secouant la tête.

— Ah ! s’écria Lucia en tressaillant, je ne dois plus penser à ce pauvre jeune homme. Et, du reste, on voit que nous n’étions pas destinés… Remarquez comme il semble vraiment que le Seigneur ait voulu nous tenir séparés l’un de l’autre. Et qui sait… ? Mais non, non : Dieu l’aura préservé de tous dangers, et le rendra plus heureux encore qu’il ne l’eût été avec moi.

— Il n’en est pas moins vrai, reprit la mère, que, si tu n’étais pas liée pour toujours, et moyennant qu’il ne soit pas arrivé malheur à Renzo, j’avais, avec cet argent, trouvé remède à tout.

— Mais cet argent, répliqua Lucia, nous serait-il venu, sans cette nuit que j’ai passée ? C’est Dieu qui a voulu que tout allât de cette manière : que sa volonté soit faite. » Et ses paroles vinrent mourir dans ses pleurs.

À cet argument inattendu, Agnese resta plongée dans ses réflexions. Après quelques moments de silence, Lucia, retenant ses sanglots, reprit ainsi : « À présent que la chose est faite, il faut nous soumettre de bon cœur ; et vous, ma pauvre mère, vous pouvez m’aider, d’abord en priant le Seigneur pour votre pauvre fille, et puis… il faut bien que ce pauvre jeune homme le sache. Prenez-en le soin ; faites encore cela pour moi ; car vous pouvez y penser, vous. Quand vous saurez où il est, faites-lui écrire, trouvez un homme… Tout juste votre cousin Alessio, qui est un homme prudent et charitable, qui nous a toujours voulu du bien, et qui ne jasera pas : faites-lui écrire par Alessio la chose comme elle est, le lieu où je me suis trouvée, tout ce que j’ai souffert, et que Dieu l’a voulu ainsi ; qu’il mette son cœur en paix, et que je ne puis plus à jamais appartenir à aucun homme ; le tout avec bonne manière pour lui faire comprendre la chose, pour expliquer que j’ai promis, que j’ai véritablement fait un vœu. Quand il saura que j’ai promis à la sainte Vierge… Il a toujours été religieux. Et vous, la première fois que vous aurez de ses nouvelles, faites-moi écrire, faites-moi savoir qu’il se porte bien ; et puis… ne me faites plus rien savoir. »

Agnese, profondément attendrie, assura sa fille que tout serait fait selon son désir.

« Je voudrais vous dire encore une chose, reprit celle-ci. Si ce pauvre jeune homme n’avait eu le malheur de penser à moi, il ne lui serait pas arrivé ce qui est arrivé. Il est errant par le monde ; on a détruit le bien-être vers lequel il était en bon chemin ; on lui a pris ce qu’il possédait, les économies qu’il avait faites, le malheureux, vous savez pourquoi… Et nous, nous avons tout cet argent. Oh ! ma mère, puisque Dieu nous a envoyé tant de bien, et qu’il est bien vrai que vous regardiez ce pauvre jeune homme comme vôtre… Oui, comme un fils ; oh ! partagez avec lui ; car sûrement l’aide de la Providence ne nous manquera pas. Cherchez une occasion sûre, et envoyez-lui la somme ; car Dieu sait combien il peut en avoir besoin.

— Eh bien, vois-tu ? c’est une chose que je ferai, ça, répondit Agnese ; je le ferai sûrement. Pauvre garçon ! Pourquoi penses-tu donc que je fusse si aise d’avoir cet argent ?… Ah !… j’étais venue ici toute contente. Enfin je lui enverrai sa moitié, pauvre Renzo ! Mais lui aussi… Je sais ce que je dis ; il est sûr que l’argent fait toujours plaisir à qui en a besoin ; mais ce ne sera pas cet argent-ci qui le fera engraisser. »

Lucia remercia sa mère de cette prompte et généreuse condescendance à sa prière, et ce fut avec une vivacité de gratitude, avec une chaleur de sentiment qui, pour peu qu’on l’eût observée, aurait fait juger qu’elle s’associait encore aux intérêts de Renzo plus peut-être qu’elle ne le croyait elle-même.

« Et que vais-je devenir sans toi ? dit Agnese en pleurant à son tour.

— Et moi sans vous, ma pauvre mère ? et dans une maison d’étrangers ? et là-bas dans ce Milan… ! Mais le Seigneur sera avec chacune de nous, et puis il nous fera revenir près l’une de l’autre. Dans huit ou neuf mois, nous nous reverrons ici ; et dans l’intervalle, ou même avant, j’espère, il aura arrangé les choses pour nous réunir tout de bon. Laissons-le faire. Je la demanderai toujours à la sainte Vierge, cette grâce. Si j’avais encore quelque chose à lui offrir, je le lui offrirais. Mais elle est si pleine de miséricorde qu’elle me l’obtiendra pour rien. »

Après des paroles semblables bien des fois répétées de regret et d’espérance, de douleur et de résignation, après maintes recommandations et non moins de promesses de garder l’important secret, après bien des larmes enfin et de longs embrassements renouvelés à plus d’une reprise, les deux femmes se séparèrent en se promettant réciproquement de se revoir l’automne prochain pour le plus tard, comme si la chose dépendait d’elles, et comme pourtant cela se fait toujours dans des cas semblables.

Cependant bien du temps s’écoula sans qu’Agnese pût rien apprendre sur le compte de Renzo. Point de lettres de lui, point de messages : toutes les personnes de l’endroit ou des environs auxquelles elle demandait de ses nouvelles, n’en savaient pas plus qu’elle à cet égard.

Et elle n’était pas la seule qui fît en vain de semblables recherches. Le cardinal Frédéric, qui n’avait pas dit par pure façon aux pauvres femmes qu’il prendrait des informations sur le malheureux jeune homme, avait en effet écrit aussitôt pour en avoir. De retour ensuite à Milan après sa visite pastorale, il avait reçu une réponse dans laquelle on lui disait qu’on n’avait rien pu découvrir sur l’individu désigné ; qu’à la vérité il avait fait quelque séjour chez un de ses parents dans le pays, où sa conduite n’avait donné lieu à aucune remarque, mais qu’un matin il avait disparu à l’improviste, et que ce parent lui-même ne savait ce qu’il était devenu et ne pouvait que répéter certains bruits vagues et contradictoires répandus dans la contrée ; comme, par exemple, qu’il s’était enrôlé pour le Levant, qu’il avait passé en Allemagne, qu’il avait péri en traversant un fleuve ; on ajoutait que l’on continuerait avec soin la recherche de ces renseignements et que, si l’on en obtenait de plus positifs, on s’empresserait d’en faire part à son Illustrissime et Révérendissime Seigneurie.

Plus tard, ces bruits et d’autres de même genre se répandirent aussi dans le territoire de Lecco et arrivèrent, par conséquent, aux oreilles d’Agnese. La pauvre femme faisait tout ce qu’elle pouvait pour découvrir la vérité, pour remonter à la source de tel ou tel récit ; mais elle ne parvenait jamais à se procurer que des on dit qui aujourd’hui encore suffisent pour faire attester tant de choses. Quelquefois, au moment où l’on venait de lui conter une histoire, quelqu’un arrivait qui la lui disait fausse de tout point, mais en échange lui en donnait une autre non moins étrange ou moins sinistre. Autant de contes : voici le fait.

Le gouverneur de Milan, capitaine général en Italie, don Gonzalo Fernandez de Cordova, avait fait grand bruit près monsieur le résident de Venise à Milan, sur ce qu’un brigand, un scélérat, un boute-feu de pillage et de massacre, le fameux Lorenzo Tramaglino, qui, dans les mains mêmes de la justice, avait excité une émeute pour se faire délivrer, sur ce qu’un tel homme avait été reçu et recueilli dans le territoire de Bergame. Le résident avait répondu que c’était la première nouvelle qu’il avait de ce fait, et qu’il écrirait à Venise pour pouvoir donner à Son Excellence telle explication que de raison.

On avait pour maxime, à Venise, de seconder et d’entretenir le penchant des ouvriers en soie milanais à venir s’établir sur le territoire bergamesque, et conséquemment de faire en sorte qu’ils y trouvassent de nombreux avantages, celui surtout sans lequel tous les autres ne sont rien, la sûreté. Comme cependant, entre deux plaideurs puissants, il faut toujours que peu ou prou le tiers ait sa part[1], Bartolo avait été averti en confidence, on ne sait par qui, que Renzo n’était pas bien dans ce pays-là et qu’il ferait sagement de se placer dans quelque autre fabrique, en changeant même de nom pour quelque temps. Bartolo comprit à demi-mot, n’en demanda pas davantage, courut dire la chose à son cousin, le prit avec lui dans une petite voiture, le conduisit à une autre filature éloignée de la sienne d’environ quinze milles, et le présenta, sous le nom d’Antonio Rivolta, au maître de cette fabrique, qui était comme lui originaire de l’État de Milan et l’une de ses anciennes connaissances. Celui-ci, quoique les temps fussent mauvais, ne se fit pas prier pour recevoir un ouvrier qui lui était recommandé comme probe et capable par un honnête homme qui s’y connaissait. À l’épreuve, ensuite, il n’eut qu’à se louer de son acquisition, si ce n’est que, dans le commencement, il lui avait paru que ce garçon devait être un peu étourdi de son naturel, parce que, quand on appelait Antonio, la plupart du temps il ne répondait pas.

Peu après, le capitaine de Bergame reçut de Venise un ordre d’un style assez calme, portant qu’il eût à s’informer et faire savoir si, dans le pays de sa juridiction, et notamment dans tel endroit, se trouverait telle personne. Le capitaine, après avoir fait ses recherches de la manière dont il avait compris qu’elles devaient être faites, adressa une réponse négative qui fut transmise au résident à Milan, pour qu’il la transmît lui-même à don Gonzalo Fernandez de Cordova.

Il ne manquait pas ensuite de curieux qui voulaient savoir de Bartolo pourquoi ce jeune homme n’était plus chez lui et où il était allé. À la première de ces questions, Bartolo répondait : « Que vous dirai-je ? il a disparu. » Pour se débarrasser de ceux qui insistaient davantage, sans leur donner motif de soupçonner ce qui en était réellement, il avait imaginé de les gratifier, tantôt l’un, tantôt l’autre, de renseignements que nous avons rapportés plus haut, les leur donnant toutefois comme choses incertaines qu’il avait lui-même entendu dire, sans avoir rien de positif à cet égard.

Mais lorsque la demande lui fut faite par suite de la commission du cardinal, sans qu’on nommât ce prélat, et avec un certain air d’importance et de mystère sous lequel on laissait entendre que c’était au nom d’un grand personnage, Bartolo ne s’en tint que plus sur ses gardes pour ne répondre que selon sa coutume ; et même, s’agissant d’un grand personnage, il donna toutes à la fois les informations qu’il avait débitées une à une dans les occurrences antérieures.

Qu’on ne croie point cependant que don Gonzalo, qu’un personnage d’une telle étoffe en voulût tout de bon au pauvre fileur montagnard ; qu’informé peut-être des irrévérences et des mauvais propos que celui-ci s’était permis envers son roi maure enchaîné par la gorge, il voulût les lui faire payer, ou qu’il le regardât comme un homme tellement dangereux qu’il fallût, même fugitif, le poursuivre, même éloigné, ne pas le laisser vivre, ainsi qu’avait fait le sénat romain pour Annibal. Don Gonzalo avait trop et de trop grandes choses en tête pour se donner tant de souci sur les faits et gestes de Renzo ; et s’il parut s’en donner, cela vint d’un concours singulier de circonstances par lesquelles le pauvre garçon, sans le vouloir ni le savoir, sans l’avoir su ni alors ni jamais, se trouva, par un fil des plus menus et comme imperceptibles, rattaché à ces trop nombreuses et trop grandes choses.


  1. Fra due litiganti il terzo gode, dit le proverbe italien. Entre deux plaideurs, c’est un troisième qui profite. L’auteur ne fait ici que changer le sens de ce proverbe. (N. du T.)