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Les Fiancés de la Guardiole

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SCENES ET SOUVENIRS
DU
BAS-LANGUEDOC

LES FIANCES DE LA GARDIOLE



I

Il n’est personne dans le Bas-Languedoc qui n’ait entendu parler des garrigues, et particulièrement des garrigues de la Gardiole. On nomme ainsi une petite chaîne de montagnes dénudées, qui dresse entre Frontignan et Montpellier ses cimes rocailleuses et stériles. Les collines de la Gardiole dominent d’un côté le majestueux bassin de la Méditerranée, de l’autre la riche plaine de Launac. Au premier aspect, elles forment un ensemble triste et sévère. Observées de plus près, elles offrent des beautés pittoresques et des richesses naturelles qu’on ne pouvait d’abord soupçonner. On respire sur ces plateaux une brise tonique imprégnée des vivifiantes émanations de la mer ; çà et là un gazon fin et ras, bien connu des habitans sous le nom de baou, étale ses petites touffes sur le roc, au grand contentement des moutons et des chèvres, qui recherchent à l’envi cette graminée appétissante. Quelques plantes aromatiques, les asphodèles, les sarriettes, l’aspic, la frigoule ou thym, quelques arbrisseaux, les genévriers, les lentisques, les genêts, et surtout les garrigs[1], couvrent la lande inculte de leur végétation parfumée. De petites sources murmurent au fond de grottes mystérieuses. Dans ces solitudes privilégiées qui ne connaissent point l’hiver, tout exhale des senteurs balsamiques, jusqu’aux cailloux, qui reçoivent tour à tour les morsures de la tramontane (vent du nord), les rayons du soleil, le sel de la mer et la poussière fécondante des plantes aromatiques. Les plantes participent de la vie robuste du pays ; elles croissent, sans connaître la protection de l’ombre ni la fraîcheur de la rosée, tantôt sur les flancs d’une colline ravinée, tantôt le long d’une lande pierreuse. Il est telles de ces fleurs qui, semblables à des plumes légères, s’envolent à la moindre brise et disséminent partout leurs germes fécondans ; on en voit qui, revêtues d’écaillés, entre-choquent leurs grappes brillantes et sonores comme des castagnettes lilliputiennes. Celles-là ressemblent à de petits balais, celles-ci ont la forme de nids d’oiseaux, et servent de refuge pendant la nuit à tout un peuple microscopique. Les vents impétueux du printemps, les cavaliers, si redoutés dans les plaines cultivées, si funestes aux oliviers, aux vignes, aux épis, sont au contraire bienfaisans pour ces plantes agrestes ; les cistes et le fenouil se retrempent dans les mêmes souffles implacables que le laboureur et le vigneron maudissent comme un fléau. Tel est l’aspect des garrigues de la Gardiole, tels sont aussi quelques-uns des charmans détails qu’on y découvre quand on ne se borne pas à les traverser, quand on a le courage de s’y arrêter plus d’un jour.

Bûcherons de ces coteaux pelés, les garrigaires sont les pauvres de la contrée. Ils forment une tribu spéciale à laquelle ces landes sauvages servent de royaume, sans que personne songe à leur en contester la possession, car les paysans regardent les garrigues comme le bien naturel des indigens. Seuls à ne rien posséder dans un pays où chacun a son coin de terre, les garrigaires peuvent ainsi jouir d’une espèce de domaine commun. La liberté et le grand air sont pour eux les premiers des biens. Ils partent au point du jour pour leurs collines pierreuses, et n’en reviennent qu’après le coucher du soleil. Ayant peu de rapports avec le reste des villageois, ils sont considérés comme une peuplade à demi sauvage : un paysan vis-à-vis d’un garrigaire est aussi convaincu de sa supériorité qu’un bourgeois vis-à-vis d’un vagabond. Frappés par la même misère, réunis par le même intérêt et obéissant aux mêmes coutumes, les bûcherons de la Gardiole vivent et se marient entre eux. Leurs journées se passent à recueillir, aidés de leurs femmes et de leurs enfans, les agrestes trésors de la lande. Arrivés sur les collines, les uns arrachent à grands coups de pioche les chênes épineux qui croissent sur les rochers ; les autres (ce sont les femmes) détachent à l’aide d’un marteau l’écorce des racines du même arbuste pour la vendre aux tanneurs. Le produit de la récolte journalière est rapporté dans de grands sacs chargés sur des ânes, fidèles compagnons de la tribu. Ceux qui ont habité les villages voisins des garrigues ont dû garder le souvenir de ces troupes d’hommes, de femmes, d’enfans, qu’on voit revenir chaque soir, portant de grandes gerbes de thym. Tous reviennent alertes et bruyans comme ils étaient partis, seulement leurs habits sont imprégnés de senteurs aromatiques, et tout colorés de cette rouge poussière qui s’échappe des racines du chêne épineux.

Une seule cause de trouble pèse sur cette existence uniforme. Chaque année, la conscription enlève à la forte race des garrigaires ses rejetons les plus vigoureux. Les riches paysans de la plaine ont un éloignement marqué pour la carrière militaire ; aussi ne manquent-ils jamais de consacrer leurs épargnes à faire l’achat d’un remplaçant. Trop pauvres pour rien amasser, les garrigaires sont donc les seuls soldats que fournit la contrée ; mais leur vie et leur bonheur semblent attachés à leurs collines, et c’est avec désespoir qu’ils disent adieu au désert pierreux dont l’atmosphère vivifiante a bercé leur jeunesse. Sous le drapeau même, une sorte de fraternité mystérieuse s’établit entre les garrigaires, les enfans de la lande se reconnaissent bien vite et conservent au régiment les liens de la tribu.

Il y a peu d’années, un de ces malheureux garrigaires était revenu au pays après avoir fait son temps de service ; il allait devenir père. Le pauvre homme ne possédait pas même un âne pour rapporter le soir au village son butin de chêne épineux. Sa femme, la brune Sicardoune[2], déjà arrondie par son doux fardeau, l’accompagnait tous les jours vaillamment sur la colline. Cependant, malgré un travail opiniâtre, le ménage n’avait pu encore faire l’emplette d’un berceau ni de langes pour recevoir le nouveau-né. Un jour, rassemblant tout son courage, le garrigaire prit la résolution désespérée d’aller travailler aux salines de Frontignan. C’était l’époque de la levée du sel ; on payait largement les ouvriers : au bout de quelques semaines, il pouvait être de retour avec un petit pécule. Sa femme pleura et voulut en vain le retenir. — Tu sais bien qu’on ne revient guère de ce pays fiévreux, dit-elle ; pécaire, je ne te reverrai plus ! — Ces tristes paroles étaient une prédiction. Le garrigaire partit et ne revint pas. Saisi par une de ces fièvres malignes qui désolent les abords de Frontignan, il mourut sur le sable brûlant de la plage. La Sicardoune en devint à moitié folle, et chacun crut que son enfant serait victime d’une si violente douleur. Cependant les tressaillemens de son sein, en lui disant qu’elle serait bientôt mère, lui donnèrent la force de surmonter son chagrin, et elle reprit courageusement le chemin de la Gardiole. Les efforts de la courageuse femme ne restèrent point stériles. Quelques orages avaient amolli le sol et rendu moins pénible l’extraction des racines du chêne épineux. D’un autre côté, les garrigaires, qui savaient bien que la secourir autrement serait l’humilier, se trouvaient comme par hasard tour à tour sur son chemin, pour la soulager de son faix et le mettre sur le bât de leur âne. Elle ne reprenait son fagot qu’à l’entrée du village. — Il est bien lourd en effet, — disait-elle. Et elle rentrait dans sa masure, toute fière de sa journée, sans s’apercevoir que son butin s’était doublé en route.

La colline où la pauvre veuve venait chaque jour établir son petit campement s’appelle la garrigue de Saint-Félix ; elle tire son nom d’un ancien monastère dont les ruines sont une des curiosités de la Gardiole. Dans cette partie de la contrée, moins haute que les mamelons qui l’entourent, abritée du mistral (vent du sud) et peu ravinée par les torrens, la garrigaire trouvait en plus grand nombre qu’ailleurs des racines séculaires, derniers vestiges de la forêt qui recouvrit autrefois ces montagnes. Bien que délabrées, les murailles de l’église de l’ancien cloître lui offraient un abri contre les orages ; l’eau toujours fraîche de la citerne de l’abbaye la désaltérait aux jours des grandes chaleurs. Libre et solitaire, elle avait là enfin la triste consolation de pouvoir pleurer.

C’était un heureux hasard qui avait désigné à la Sicardoune cet emplacement. Les ruines de Saint-Félix servaient en effet d’habitation à un homme qui devait donner un second père à l’enfant dont elle attendait la naissance. Cet homme était un vieillard connu sous le surnom caractéristique de Pitançou, qui rappelait l’époque où ses parens, contraints par la misère, lui mesuraient à regret la nourriture. Devenu grand et fort, il avait dû partir pour l’armée. On était au commencement du premier empire ; enflammé, dès sa première campagne, de cette ardeur martiale qui brûlait alors dans tant de poitrines, Pitançou se distingua parmi les plus braves et devint bientôt le sergent Pitance. L’odeur de la poudre, le bruit du canon, l’éclat des uniformes, les dangers de la guerre, lui parurent dès lors autrement séduisans que le désert pierreux de la Gardiole, et lorsque le temps de son service militaire fut révolu, au lieu de rentrer dans son village, il resta à l’armée. Cependant, après le retour des Bourbons, son corps ayant été licencié, Pitance revint à ses garrigues. La consolation du soldat fut de raconter ses campagnes et de boire à la santé de son général ; mais la première curiosité satisfaite, on laissa le sergent vider tout seul son verre de carthagène et exalter la bravoure de la vieille garde ; son enthousiasme guerrier, si exceptionnel dans un pays où la carrière militaire ne provoque rien moins que de la sympathie, fut regardé comme une monomanie étrange.

Lorsqu’il eut dissipé ses dernières économies au cabaret du village, Pitance s’arrangea une retraite dans les ruines de Saint-Félix. Il défricha le sol autour du cloître, y planta de la vigne et des légumes, et, pour se mettre mieux à l’abri des importuns, il entoura sa conquête d’un double mur en pierres sèches. Il allait vendre ses récoltes à Gigean, grand et beau village assis au pied de la Gardiole, et trouva ainsi de quoi vivre dans ce petit domaine disputé aux cailloux. Un jour pourtant, Pitance reconnut avec tristesse que ses ressources devenaient insuffisantes, car sa capote de soldat tombait en lambeaux et sa tirelire ne contenait que quelques sous, produit de la vente de ses derniers oignons ; mais il aima mieux croiser sur sa poitrine sa pauvre redingote déchirée que de reprendre la veste du garrigaire. N’avait-il pas juré de vivre et de mourir avec son habit de bataille ? Afin de pouvoir renouveler son uniforme, le vieillard, renonçant à la vie sédentaire, se fit distillateur ambulant. On vit alors Pitance aller à travers le pays, de garrigue en garrigue et de maison en maison, suivi du seul être vivant qu’il eût retrouvé au foyer paternel, c’est-à-dire d’un vieux roussin portant son alambic. L’ancien soldat avait appris bien des choses dans le cours de sa vie. Lorsque dans ses excursions il rencontrait un miol (mulet) fourbu, un enfant pleurant de la piqûre d’un frelon, un détartreur[3] blessé par son couperet, il pansait, prêchait, conseillait si bien les « ns et les autres, qu’en reprenant la bride de son âne, il les laissait tous guéris ou satisfaits. On le surnomma l’estarloga (astrologue), car, disait-on, il connaissait l’avenir aussi bien que le passé, et les secrètes vertus des plantes en même temps que la science des astres. Un jour pourtant, on ne vit plus le sergent descendre la garrigue avec son uniforme en haillons, son alambic, son âne, ses gerbes aromatiques et ses graves conseils, car ce jour-là Pitance, la bourse suffisamment garnie, s’était dirigé vers Montpellier. Le même soir, il en revenait triomphalement enveloppé d’une capote neuve. Sa plus grande ambition, celle d’être vêtu comme au temps de sa carrière militaire, étant ainsi réalisée, l’ancien soldat, renonçant à la chimie champêtre, ne quitta plus son petit domaine de Saint-Félix.

Cependant un berceau d’osier avait pris place au pied du lit de la Sicardoune, et quelques langes grossiers étaient pliés à côté des habits du défunt, pour recevoir l’enfant qui devait être la consolation de la veuve. La veille de l’Assomption, il plut beaucoup, et la garrigaire, désirant mettre à profit un temps favorable à l’extraction du chêne épineux, s’achemina le lendemain, avant le jour, vers la Gardiole. Elle y arriva comme le soleil mirait ses premiers feux dans les gouttelettes de pluie suspendues aux buissons. Je ne sais comment il se fit que la veuve se rappela tout à coup que l’Assomption était un jour de fête, qu’il fallait célébrer en s’abstenant du travail de la semaine. Mettant donc de côté sa trinca (pioche), elle se contenta d’arracher çà et là des frigoules (tiges de thym) pour alimenter son foyer pendant l’hiver. Habituée à un rude labeur, la Sicardoune, qui considérait cette facile besogne comme une sorte de distraction, allait joindre des cistes et de l’aspic à sa provision de thym, lorsque, prise soudainement de douleurs aiguës, elle s’affaissa près d’un rocher. Quelques instans après, la garrigaire devenait mère d’une jolie petite fille dont une gerbe de frigoule fut le premier berceau.

Vers la fin du jour, portant son enfant dans les bras, la Sicardoune se leva péniblement pour reprendre le chemin du village ; mais la pauvre femme était si faible qu’elle retomba sur la terre. Dans le lointain résonnaient les chants des garrigaires qui revenaient de leur travail ; ils descendaient bruyamment le petit sentier où d’ordinaire la veuve les attendait avec son fagot. Elle les appela, mais sans pouvoir se faire entendre. L’enfant, à peine emmaillotté dans le tablier et le fichu de sa mère, grelottait à la fraîcheur du soir. Tout en le serrant contre son sein, la Sicardoune sentit ses forces l’abandonner. Heureusement un secours inespéré lui arriva dans ce moment suprême. Après s’être occupé tout le jour à greffer les figuiers sauvages qui s’élèvent entre les fentes des plus hautes murailles du cloître, l’estarloga descendait les marches disjointes des ruines de Saint-Félix. Il crut entendre des gémissemens. Il écouta avec attention, et bientôt, s’étant dirigé du côté d’où partaient les plaintes, il arriva près de la Sicardoune, qui se mourait en tâchant de réchauffer son nouveau-né. Le visage décoloré de la pauvre mère s’illumina d’un éclair de joie, et tendant son enfant à Pitance : — Elle va se trouver orpheline, dit-elle ; vous êtes seul comme elle, le ciel vous la donne pour fille…

Et pendant que son nouveau-né criait sur son sein, la Sicardoune expira.

Pitance et les garrigaires de la Gardiole accompagnèrent seuls le pauvre convoi de la veuve. Ce ne fut qu’avec peine et en se cotisant qu’ils purent en acquitter les frais. Tandis que le précom du village jetait sur la fosse les dernières pelletées de terre, l’estarloga, prenant dans ses bras l’orpheline, qu’on avait couchée sur la bière, déclara l’adopter, et jura de remplir fidèlement le dernier vœu de la Sicardoune. — Elle s’appellera la Frigoulette en souvenir de sa naissance au milieu de la garrigue et de la gerbe de frigoule qui lui a servi de berceau, dit-il.

Et, suivi d’une chèvre qui devait servir de nourrice, Pitance, avec l’enfant roulé dans un pan de sa capote, remonta la colline au haut de laquelle s’élevait sa pittoresque retraite.


I

Les ruines qui servaient de gîte à l’estarloga étaient celles du cloître de Saint-Félix-de-Monceau, fondé vers le XIe siècle et abandonné par les religieuses vers le milieu du XVIIIe. Dans l’église se trouve encore la voûte du triforium ; c’était la tribune où les bénédictines de Saint-Félix se réunissaient pour la prière. L’élévation graduelle des terres avait transformé le triforium en souterrain. Dans ce réduit assez misérable, le vieux sergent avait commencé par étaler une couverture sur une botte de paille : ce lit grossier, souvenir de la vie des camps, lui suffisait ; mais dès que le berceau de la Frigoulette fut placé dans l’ancienne tribune des bénédictines de Saint-Félix, l’aspect de ce triste asile ne tarda pas à se transformer.

Pitance commença par débarrasser l’église de toutes les pierres qu’on y avait entassées ; il s’en servit pour élever de nouveaux murs autour de ses défrichemens, ce qui donnait de loin à la colline l’air d’un véritable labyrinthe. Il abattit, bien qu’en soupirant, quelques figuiers ; mais ne fallait-il pas du jour à la petite créature à laquelle il allait servir de père ? Or l’estarloga n’avait plus qu’une idée, c’était de rendre heureux son enfant d’adoption. De joyeux rayons de soleil glissèrent donc dans le inforium déblayé ; quelques meubles grossiers en bois de noyer entourèrent le berceau ; des nids d’oiseaux, des coquilles et des fleurs y furent apportés en guise de jouets, et le bruit de petits sabots résonnant sur les dalles du cloître interrompit bientôt le chant monotone des rainettes de la citerne.

Lorsque la Frigoulette eut quatre ans, Pitance commença à lui raconter l’histoire de ses campagnes. Les enfans aiment à entendre les mêmes récits, et lorsque le soir la petite fille, sautant sur ses genoux et lui donnant sa pipe et son tabac, s’apprêtait à l’écouter, le vieux soldat se sentait délassé de ses fatigues. Courant tout le jour au soleil, grimpant partout où grimpait sa chèvre, libre comme l’oiseau, joyeuse comme le printemps, l’orpheline atteignit sa quinzième année sans connaître et sans désirer une autre existence que celle qui s’écoulait sur sa garrigue déserte. Le visage de la Frigoulette offrait une étrange harmonie : c’était une même teinte dorée et comme lumineuse qui, répandue sur toute sa personne, donnait à son teint un éclat saisissant, à sa chevelure les reflets de l’ambre, à ses yeux des jets d’étincelle. Ces tons si chauds et si vigoureux, unis à une grande délicatesse de traits, rendaient séduisante l’enfant des garrigues. Petite, déjà un peu forte, mais bien prise dans sa taille, ses moindres gestes annonçaient de la résolution et de la vivacité, et si le calme régnait encore dans son cœur, on devinait que la passion ne tarderait pas à s’y éveiller.

Pendant que l’enfant de la Sicardoune devenait ainsi une belle jeune fille, Pitance vieillissait doucement, sans songer que sa vie pourrait changer d’un jour à l’autre. Déjà la Frigoulette, au lieu de sauter sur les genoux de son père adoptif en lui demandant une histoire, courait volontiers le soir à la rencontre des garrigaires. Elle avait prié plusieurs fois l’estarloga de l’emmener avec lui à Frontignan ou à Mireval, et dans le triforium un miroir apparut un jour au pied du lit de la jeune fille.

L’abbaye ruinée de Saint-Félix est voisine d’un gouffre dans lequel, pendant les années de grande sécheresse, les habitans de Gigean allaient autrefois jeter une petite figurine de plomb qui avait le pouvoir, disaient-ils, de faire cesser le fléau. Une procession spéciale escortait la figurine, et la cérémonie s’accomplissait avec une certaine pompe rustique. Or, vers le milieu de l’été où l’orpheline atteignit ses quinze ans, les villageois, inquiets d’une sécheresse prolongée, se mirent en devoir d’accomplir le pèlerinage de Pierre-Tintante, (ainsi s’appelle le gouffre de Saint-Félix). Les garrigaires assurent, dans leur naïveté, que ce trou est insondable, et que, traversant toute l’épaisseur du globe, il aboutit à nos antipodes. La procession de Pierre-Tintante, qui ne se renouvelait que fort rarement, était un véritable événement pour le village. Depuis huit jours, on ne s’entretenait que de cette solennité, et chacun s’y préparait avec ardeur. Les jeunes filles arrangeaient déjà leurs robes blanches et leurs voiles de gaze, les garçons leurs sacs de pénitens et leurs encensoirs argentés ; le curé avait fait emplette d’une étole neuve, et les dévotes avaient ajouté de beaux panaches blancs au dais de la paroisse.

La Frigoulette seule ignorait la fêté dont il était tant question. Depuis quelques jours, au lieu de descendre à Gigean, elle allait, vers midi, s’asseoir sur les ruines d’un aqueduc de l’époque carlovingienne, dont le ciment rougit encore le sol qui entoure Pierre-Tintante. Elle restait là, le regard fixé vers une petite grotte, rendez-vous de quelques garrigaires qui s’y retrouvaient à l’heure du récate (repas de midi). Parmi eux, un jeune homme au teint bronzé, à la taille vigoureuse et souple, se faisait remarquer par sa bonne mine et sa gaieté. On l’appelait Brunélou. Depuis les beaux jours, bien que ce ne fût guère son chemin, il s’en revenait au village en passant par Saint-Félix. La Frigoulette lui souriait en tricotant devant les ruines, et la route eût-elle été plus longue encore, le jeune garrigaire n’aurait point hésité à la prendre.

Lorsque la procession de Gigean arriva à Pierre-Tintante, l’orpheline, assise sur la roche rougeâtre qui domine ce gouffre, regardait la grotte avec anxiété, car bien que l’Angélus eût été sonné depuis longtemps, Brunélou n’avait point encore paru au récate de la tribu. Dans sa préoccupation, la jeune fille ne vit le brillant cortège que lorsqu’il défila au pied de la colline. Obéissant à un mouvement spontané, elle se mêla pieusement aux rangs de la procession ; mais quel supplice pour l’enfant des garrigues de marcher ainsi doucement et les yeux baissés ! Devant elle, la file des pénitens villageois, le capuchon rabattu sur le visage, comme aux jours de grande cérémonie, faisait voltiger dans l’air ses encensoirs et ses parfums. Attirés par je ne sais quel mystérieux aimant, les yeux de la jeune fille s’attachaient avec obstination sur un des pénitens. Celui qu’elle observait ainsi releva tout à coup la tête et dirigea sur l’orpheline les deux trous qui servaient de fenêtres à ses yeux : un lumineux rayon sembla jaillir de ces ouvertures, et la Frigoulette tressaillit vivement. Elle ne s’était pas trompée, le pénitent était Brunélou, et, les joues colorées d’une pudique rougeur, elle suivit, sans oser de nouveau lever les yeux, la marche des fidèles. Seulement, lorsque la procession dut revenir à Gigean, et qu’il fallut la quitter pour remonter à Saint-Félix, la jeune fille, ne pouvant réprimer l’élan de son cœur, se retourna plusieurs fois pour envoyer un dernier adieu au jeune pénitent qui descendait la colline en faisant briller au soleil sa cassolette argentée.

Pitance, debout devant sa vigne, avait assisté de loin à cette petite scène. Il soupira en pensant qu’une vie nouvelle allait se révéler à l’orpheline, et que les ruines de Saint-Félix, la vieille chèvre et le labyrinthe de pierre seraient bientôt peut-être oubliés par elle. Vers le soir, le calme et le silence étaient rendus à la garrigue ; le soleil empourprait la grande roche de Pierre-Tintante, la chèvre dormait près d’un mur, L’estarloga sarclait les dernières mauvaises herbes de sa vigne, et la Frigoulette était accoudée sur l’aqueduc carlovingien ; mais elle n’y était plus seule : près d’elle, la silhouette vigoureuse de Brunélou se dessinait sur le ciel radieux du couchant. — Je suis tout heureux, disait le jeune homme à l’orpheline, vous m’avez reconnu sous mon sac de pénitent. Nos mères sont mortes la même année, et mon père Brunel était aux salines avec le vôtre. Je sais travailler et nous nous aimons. En attendant que nous puissions faire un bon ménage de garrigaires, nous pouvons former un joyeux couple de fringaires (amoureux).

Pitance, qui revenait son faix sous le bras, fronça d’abord le sourcil à l’idée de cette amourette, qui, en devenant sérieuse, menaçait de déranger bientôt l’harmonie de sa vie. Il essaya de la combattre en disant qu’il avait la responsabilité de la conduite et du bonheur de la Frigoulette, et qu’il la trouvait trop jeune pour songer au mariage ; mais les jeunes gens lui répondirent qu’à l’exemple de la plupart des paysans ils étaient disposés à rester de longues années simples fringaires. Les coutumes traditionnelles sont les véritables lois du village, et l’estarloga se vit forcé d’écouter, comme témoin officiel, le premier tutoiement que les fiancés s’empressèrent d’échanger devant lui.

Un mois après la procession de Pierre-Tintante, on aurait eu bien de la peine à reconnaître dans la Frigoulette l’insouciante enfant de Saint-Félix. Plus de courses folles à travers la colline, plus de jeux avec la vieille chèvre. Le lendemain de la procession, l’orpheline, en remplaçant la cagnote d’indienne de la fillette par le bonnet à dentelle de la jeune fille, avait commencé une vie nouvelle. Par un de ces contrastes fréquens dans les organisations méridionales, cette âme ardente, douée d’une raison précoce, pensa au devoir le jour où la passion entra dans son cœur ; l’idée du travail se mêla désormais à celle du plaisir, celle du mariage à celle de l’amour, et un soir, au retour de la danse, la Frigoulette annonça à son père adoptif qu’elle allait dès le lendemain prendre la trinca de sa pauvre mère et se joindre aux garrigaires, afin d’amasser sa petite dot. L’estarloga resta donc seul tout le jour, dans un assez triste tête-à-tête avec sa vieille chèvre. — Ne vaudrait-il pas mieux pour la Frigoulette, se disait Pitance, m’aider tranquillement à arrondir ce domaine, qui sera le sien ? Pourquoi donc va-t-elle se meurtrir les mains et se déchirer la jupe à écorcer le garrig de son fringaire ? — Mais lorsque le soir, son fagot sur la tête, la jeune fille revenait en redisant le refrain qu’avait chanté Brunel, le pauvre Pitance comprenait que, partagé par l’amour, tout travail est un bonheur.

Saint-Félix ne tarda pas non plus à changer d’aspect. De jeunes garrigaires, récentes amies de la Frigoulette, firent résonner les ruines sonores des frais éclats de leurs voix joyeuses ; des colporteurs y arrivèrent tour à tour pour essayer de tenter par leurs rubans et leurs dentelles la coquetterie de la nouvelle promise. La vieille chèvre était morte, et sa dernière chevrette, la tchouna[4], cabriolait sur les murs du labyrinthe de ruines que le vieux sergent appelait son domaine. La Frigoulette conservait d’ordinaire le costume de toile de sa tribu ; en revanche, on la voyait les jours de fête descendre la colline les épaules enveloppées d’un grand châle, la tête couverte d’un bonnet à fleurs, les pieds cachés par une jupe trop longue, et la taille serrée dans un corset baleiné. Elle perdait ainsi beaucoup de sa grâce et de sa beauté ; mais elle obéissait à ce désir immodéré qu’éprouve toute jeune garrigaire de se métamorphoser quelquefois en grisette, afin de pouvoir se mêler sans rougir aux danses et aux promenades des villageoises. Ces pauvres filles dépensent souvent les revenus du travail de toute une année pour cette toilette ridicule, qui, sans réussir à effacer leur type caractéristique, leur enlève tout cachet d’originalité. Si alertes et si provocantes avec le grand chapeau, le jupon court et la basquine au vent, ces brunes paysannes deviennent pour la plupart gauches, empruntées et vulgaires sous les rubans et les bijoux. Heureusement la Frigoulette était si gracieuse, elle savait si bien se draper dans son châle, faire onduler sa robe et voltiger les nœuds de son bonnet, que Brunélou se sentait tout fier de la promener sur le chemin du petit village de Montbazin.

C’est sur ce chemin poudreux que les amoureux du pays se donnent rendez-vous le dimanche, s’attendent, se retrouvent et babillent ensemble. C’est un lieu béni par l’amour. Là tout fringaire peut faire en liberté la cour Il sa promise, car cette route qui sépare Gigean de Montbazin est le Gretna-Green des garrigaires. Seulement, au lieu d’une forge enfumée, c’est le moulin frais et fleuri de Juffet qui est le but du voyage, et la bénédiction du ministre d’emprunt est remplacée ici par des sermens d’amour que l’eau semble redire en murmurant. Le seuil des murs délabrés d’un vieil arceau qui s’élève à l’entrée du village est pour les parens un véritable observatoire, car du haut des quelques marches disjointes qui supportent cette petite voûte de pierre, ils peuvent suivre du regard la promenade des fringaires. Quelques granns (aïeules) y épluchent les fruits et les légumes destinés à leurs confiments[5], tout en surveillant les premiers pas des jeunes filles sur le chemin de Juffet ; les pères y fument leur pipe et y froncent le sourcil en regardant au loin ; les enfans interrompent leurs jeux pour découvrir un nouveau couple ; les dévotes passent rapidement et les yeux baissés ; quelques vieilles filles soupirent à la vue des jeunes et jolies promises suspendues au bras de leur fiancé, et les mères prudentes y font sentinelle, afin d’empêcher fille ou garçon de franchir cette limite.

Fidèle à l’usage qui exige que tout couple amoureux soit sous la surveillance d’un mentor, Pitance accompagnait la Frigoulette jusqu’à l’arceau, et tandis que le bonnet rose de l’orpheline s’agitait sur la route de Juffet, le profil du vieux soldat se dessinait immobile sur un des gradins de la porte du village. Libres et passionnés, les garrigaires, qui sembleraient entraînés par leur genre de vie à une certaine légèreté de mœurs, sont au contraire pleins de retenue. Par un scrupule dont il est facile de saisir toute la délicatesse, il n’y a point d’amour sur les landes incultes des garrigues, il n’y a que le travail. Les fringaires ne se voient que sur le chemin de Juffet. La Frigoulette et Brunélou, qui se trouvaient si souvent seuls sur la colline, se sentaient aussi émus sur la route de Montbazin que s’il se fût agi d’une première entrevue. Tantôt ils couraient, et, cachés dans la poussière qu’ils soulevaient autour d’eux, ils se penchaient l’un vers l’autre pour se dire à demi-voix qu’ils s’aimeraient toujours. D’autres fois ils essayaient d’échapper à une chaîne de fillettes malicieuses, et demandaient au grand noyer de Juffet de les abriter sous ses rameaux tutélaires. Ils reprenaient leur course au moindre bruit de pas ; mais quels francs éclats de rire, lorsque les nouveaux arrivans étaient des fringaires poursuivis comme eux ! Le noyer était large et discret ; tous ensemble s’y reposaient, tous y parlaient d’amour.

Un an s’était à peine écoulé, et grâce à sa vie laborieuse, comme aussi à la tirelire de l’estarloga, la Frigoulette possédait la chaîne d’or, le clavier d’argent et la pièce de toile qui forment, le trousseau et la dot des garrigaires. De son côté, Brunélou avait acheté un terrain au bas de la colline pour y faire construire la maisonnette de ses noces. On s’était entendu avec le maçon ; la petite demeure, bâtie au printemps, devait être payée aux vendanges. Cependant les jeunes gens étaient préoccupés ; ils n’allaient plus à la danse ; la Frigoulette ne quittait pas ses habits de toile, et au lieu de se promener sur le chemin de Montbazin, les deux amoureux restaient à Saint-Félix pour causer de longues heures avec Pitance. Le vieillard semblait au contraire plus joyeux qu’à l’ordinaire, et sa gaieté formait un assez singulier contraste avec la mélancolie des jeunes fiancés. Brunélou venait d’accomplir sa vingt et unième année ; le moment de la conscription approchait, et pendant que les deux garrigaires se demandaient en tremblant si leur bonheur n’allait pas tout d’un coup s’anéantir, l’ancien sergent se sentait heureux à l’idée d’avoir bientôt comme un successeur à l’armée.

Le jour du tirage au sort étant arrivé, la Frigoulette n’eut pas le courage de descendre à Gigean. Elle resta seule à Saint-Félix, et s’asseyant devant la grande porte des ruines, la tchouna à ses pieds, elle regarda la commune (mairie), dont les murs blancs se dessinaient dans le lointain. Pitance avait accompagné Brunélou au village. Le pauvre garrigaire, ému par un triste pressentiment, trembla si fort au moment de prendre son numéro, que le vieux sergent dut tirer à sa place. Le chiffre 1 fut celui qu’il tira de l’urne. — C’est un heureux présage, dit l’ancien soldat en élevant le billet au-dessus de sa tête ; quand on part avec le premier numéro, on ne peut rester en arrière… Mais le jeune homme avait pâli et ne l’écoutait pas. Il pensait à la Frigoulette, qui allait rester veuve avant les noces ; il pensait à ses garrigues, qu’il ne reverrait plus de bien longtemps qu’en songe, à sa maisonnette, qu’on bâtirait sans lui, aux cabrioles de la tchouna, au chemin de Montbazin, à la liberté perdue…

Quand la Frigoulette connut le résultat du tirage, elle ne pleura pas. En face de l’événement accompli, elle retrouva son énergie tout entière. Comprenant qu’il fallait avant tout raffermir le courage de celui qu’elle aimait, elle cueillit précipitamment quelques touffes de romarin, de fenouil et de frigoule, enleva les plus beaux rubans à ses bonnets, et descendit en courant le petit sentier de la montagne, suivie de la chèvre, qui bondissait de roche en roche pour la suivre. La jeune fille arriva au milieu du groupe, que formaient les conscrits sur la place de la commune, au moment où Pitance, en versant de fortes rasades d’un vin capiteux aux garrigaires, leur vantait les charmes de la vie militaire. Elle s’avança d’un pas assuré vers Brunélou, et ornant ses habits et son chapeau de rubans et de fleurs : — Ces bouquets se faneront, dit-elle, mais garde-les toujours ; le parfum des plantes de la garrigue ne passe jamais, et en le respirant, tu te croiras encore parmi nous. Conserve aussi ces rubans, ce sont ceux dont j’aimais à me parer lorsque tu me conduisais au chemin de Montbazin. Je te jure de ne plus orner mes coiffes, de ne plus me promener à Juffet tant que tu seras soldat.

Une larme roula dans les yeux de Brunélou ; la Frigoulette était bien pâle, on voyait qu’un douloureux combat se livrait en son âme ; sa parole était brève, son geste saccadé, mais sa voix restait ferme. — Puisque rien ne peut t’empêcher de partir, ajouta-t-elle, nous devons songer à ton retour ; c’est pour nous désormais la meilleure pensée. Je vais bien travailler pendant que tu feras ton temps, et j’achèverai de payer et de meubler notre maisonnette afin qu’il ne reste plus qu’à nous marier dès que tu reviendras.

Tous les conscrits étaient déjà décorés de fleurs et de rubans. Tristes enseignes de leur nouveau sort, les numéros qu’ils avaient tirés s’étalaient en gros caractères sur leurs chapeaux. Les vieux parens pleuraient sur le seuil de la commune, tandis qu’avec l’égoïsme propre à l’enfance, les jeunes garçons, encore loin de ce moment redoutable, criaient et gambadaient autour des futurs soldats. Le tambourin et le hautbois arrivèrent, mais sans gaieté cette fois, et une triste farandole masculine commença à défiler sur la place de Gigean. Bien que ce fût un dimanche, les jeunes filles avaient conservé en signe de tristesse leurs habits de toile. Elles regardaient en silence, et les yeux humides, la ronde des conscrits. L’une avait parmi eux son fiancé, l’autre son frère ; celle-ci avait déjà vu partir ainsi son fringaire, celle-là pensait que la conscription prochaine enlèverait peut-être le sien. Toutes, réunies par un même sentiment, restaient appuyées, mornes, immobiles, contre les murs des maisons. Et parfois, semblables à ces cris d’oiseaux qui effraient les airs quand l’orage vient de briser un nid, les sanglots de quelques mères retentissaient douloureusement dans les rues du village.

Les paysans du midi sont très sobres, et l’ivresse est presque inconnue dans ce pays de vignobles. Aussi les conscrits n’ont-ils pas même la consolation de pouvoir noyer passagèrement leur douleur dans le vin. Ils tâchent néanmoins de s’étourdir et s’efforcent de prendre un certain air vainqueur ; mais cette joie d’emprunt fait mal. Rien n’est plus navrant que leurs refrains belliqueux chantés avec des larmes dans la voix, leurs farandoles dansées sans entrain. S’il est permis à un paysan méridional de parler de l’armée avec terreur avant le moment du tirage au sort, le courage lui est imposé dès qu’il est conscrit. Brunélou le garrigaire n’existait donc plus déjà, le soldat Brunel l’avait remplacé, et la contrainte imposée à son cœur augmentait encore sa souffrance.

Ce furent de tristes jours que ceux qui s’écoulèrent jusqu’au moment du départ pour le dépôt militaire. En vain Pitance, l’œil brillant et la capote remise à neuf, s’efforçait-il d’éveiller des goûts belliqueux dans l’âme des conscrits. Ils partirent un matin, une heure plus tôt qu’on ne croyait, afin d’éviter l’angoisse des adieux. Avant le lever du soleil, ils étaient en chemin, marchant d’un pas décidé, mais toutefois sans chansons. Sur cette route obscure et déserte, ils pensaient tous au bonheur qu’ils laissaient derrière eux, et nul ne songeait à retenir les larmes qui coulaient sur ses joues. Brunélou, un peu en avant, balançait sur son épaule un petit paquet au bout d’un bâton, et regardait à ses pieds pour ne plus voir le pays qu’il allait quitter. Il lui sembla tout à coup que son petit paquet devenait plus lourd. Quelles furent sa joie et sa surprise d’apercevoir en se retournant, éclairée par les premiers rayons de l’aube, la Frigoulette, hissée sur une de ces pyramides de pierres dressées symétriquement aux bords de la route par le cantonnier ! Tenant à la main un foulard neuf et une flasquette (gourde) de vieux vin de Frontignan, elle tâchait de glisser le tout dans le paquet de Brunélou. Ayant deviné le départ furtif des conscrits, la pauvre fille était allée les attendre dans la plaine de Launac. Elle voulait revoir une fois encore son fiancé et lui laisser un souvenir ; mais, afin de lui épargner l’émotion d’une dernière entrevue, elle l’avait guetté derrière un gros mûrier, espérant de là remettre, sans qu’il s’en doutât, le petit présent dans son paquet. Brunélou serra la jeune fille contre son cœur. La chèvre bondissait autour d’eux. À ce moment parut Pitance, portant le drapeau de la commune, à la tête d’un peloton de villageois qui venaient faire la conduite aux conscrits. Un hautbois jouait aigrement la Marseillaise, dans le lointain, quelques grands chapeaux qui se dessinaient sur la route annonçaient que les femmes suivaient de près. — Vous croyez donc, dit l’estarloga aux conscrits, que l’on peut tromper ainsi un vieux sergent et se sauver sans crier gare ! Le village tout entier est derrière moi pour vous serrer la main. J’ai voulu vous accompagner avec le drapeau de la commune, et si j’avais dix ans de moins, je marcherais à votre tête pour vous montrer le chemin de la gloire.

Le soleil commençait à réchauffer la campagne ; le hautbois exécutait la Marseillaise avec un entrain croissant. Les enfans accouraient de tous côtés, les femmes gémissaient assises sur les tas de pierres de la route, et les conscrits étaient toujours à la même place, serrant la main de leurs promises, et regardant avec douleur les garrigues, qui se doraient des premiers feux de l’aurore. — Allons, enfans ! s’écria Pitance, il est l’heure de se mettre en marche ; mais je vois bien que pour vous donner le courage d’avancer, il faut que les jeunes filles s’éloignent… Frigoulette, ajouta-t-il en prenant la main de l’orpheline, qui se laissa emmener avec une placidité automatique, donne l’exemple, et tes compagnes te suivront, à moins qu’elles ne veuillent se proposer au régiment comme cantinières.

Les jeunes paysannes s’en retournèrent à pas lents vers la Gardiole, tandis que les conscrits, comme réveillés en sursaut, reprenaient leur marche sur le ruban poudreux de la grand’route. La chèvre familière, la tchouna, courut d’abord de Brunélou à la Frigoulette, et de la Frigoulette à Brunélou ; mais l’orpheline et le jeune soldat se trouvèrent bientôt fort éloignés l’un de l’autre, et la chevrette dut se décider à suivre l’un des deux. Empreint d’une étrange mélancolie, le regard de l’animal se fixa sur le jeune paysan ; puis tout d’un coup, après être restée quelques secondes immobile, la tchouna partit comme une flèche dans la direction de Saint-Félix. — Pécaire ! pensa le jeune homme, j’ai déjà dit adieu aux garrigues, puisque ma chèvre m’abandonne !

On était arrivé en effet devant les premières maisons de Fabrègues : la Gardiole finit là. Brunélou offrit alors à ses compagnons de boire à la gargamelle[6] le vieux vin que lui avait donné sa promise. — Ce sera le dernier souvenir amiglous (amical) du village, dit-il.

On vida la flasquette en silence ; un bruit de pas retentit sur la grand’route, et aucune parole ne sortit plus des lèvres des conscrits.


III

Bien des mois se passèrent sans apporter des nouvelles de Brunélou. Pitance, étant allé s’informer du jeune conscrit à Montpellier, apprit qu’il avait été dirigé vers Strasbourg, et ce fut là tout.

Fidèles à leurs fiancés, mais remplies de courage, les filles des garrigues ensevelissent leur tristesse au fond de leur âme. Pour ne pas ajouter des regrets superflus aux douleurs du foyer, elles oublient en apparence le pauvre soldat pour lequel elles prient en secret. Obéissant à la loi du pays, la Frigoulette n’osait donc plus parler de Brunélou. Comme elle le lui avait promis, elle ne quittait plus ses habits de toile ; suivie de sa chevrette, elle partait au jour avec sa trinca pour ne revenir qu’à la nuit ; la tchouna ne manquait jamais de la suivre. C’est à tort qu’on regarde le paysan comme isolé au milieu de son champ : dans le ciel, sur la terre, parmi les animaux ou les plantes, il y a pour lui tout un monde inconnu, qu’il voit, qu’il entend, qu’il observe ou qu’il devine. Un quadrupède, chèvre ou mouton, partage d’ordinaire la solitude du garrigaire. Traité en ami, ce compagnon du désert fait comme partie de la famille. La Frigoulette parlait souvent de Brunélou à la tchouna, et la chevrette, se tournant d’un air piteux vers la grand’route, semblait répondre à la jeune fille. L’été arriva, la sécheresse durcit la terre, et seule à son travail, la pauvre fille eut bien de la peine à rapporter chaque soir un peu de chêne épineux à Saint-Félix. Cependant la maisonnette était bâtie, et la Frigoulette se plaisait à contempler les murs fraîchement crépis de l’humble demeure ; mais il fallait bientôt songer à la payer, si l’on ne voulait la voir passer en des mains étrangères, et la Frigoulette n’avait pu encore donner au maçon qu’un mince à-compte. D’un autre côté, le labyrinthe de l’estarloga avait beaucoup souffert ; les cavaliers, la grêle avaient ravagé ses vignes, et pour tout remettre en état, le vieux Pitance travaillait sans relâche. La Frigoulette alla chercher de la besogne aux tuilières[7] qui se trouvent au bas de la colline de Saint-Félix ; elle gagna là quelques bonnes journées en mettant à profit les dernières forces du vieil âne de l’estarloga.

Une grande nouvelle vint bientôt fournir un aliment aux conversations des garrigaires : la guerre de Crimée venait d’éclater. Pitance descendait tous les soirs à Gigean pour entendre lire à la société du village le Messager du Midi. Chaque soir aussi, la Frigoulette le questionnait avec anxiété. Un jour Pitance et la Frigoulette apprirent, par une lette de Brunélou, que son régiment était parti pour l’Orient. Le garrigaire, ne sachant ni lire ni écrire, avait pris pour secrétaire un de ses camarades. Le sergent se mit à chanter d’une voix cassée un vieux refrain de combat pendant que la Frigoulette pleurait en silence. Bientôt la jeune fille parut se relever sous le poids de la douleur. — Qui sait ? se disait-elle. Le régiment de Brunélou peut s’embarquer à Cette !…

À partir de ce jour, mue par une secrète espérance, elle alla chaque matin s’informer à Cette si aucun navire n’appareillait pour l’Orient. En marchant d’un bon pas, la Frigoulette ne mettait guère plus d’une heure pour se rendre de Saint-Félix au pont de la Peyrade, qui, jeté sur l’étang de Thau, fait à la ville de Cette une imposante entrée ; mais il lui fallait traverser toute la ville pour arriver au port, et afin d’être de retour de bonne heure aux garrigues, la pauvre enfant descendait la colline aux premières lueurs de l’aube. Elle s’asseyait souvent de longues heures le dimanche sur un des bancs de pierre froide qui entourent la plate-forme du môle Saint-Louis ; elle examinait de là tous les vaisseaux en partance. — Ce sera peut-être un de ces bâtimens qui emportera Brunélou, pensait-elle.

Un port de mer est une espèce de Babel où les navires rappellent par leurs physionomies et leurs allures spéciales le pays auquel ils appartiennent. On voit à Cette des galiotes à la coque luisante, à la proue d’acajou, qui font penser aux bourgmestres flegmatiques et pansus, aux fraîches ménagères de la Hollande. Des steamers américains, effilés et blancs comme des mouettes, s’y rencontrent avec des tartanes espagnoles où des matelots roulés dans leurs pittoresques guenilles étalent leur indolence. De légers cutters anglais se croisent avec d’orgueilleux paquebots de Marseille, couronnés d’un blanc panache de vapeur. La Grèce est représentée par une vieille felouque à laquelle de nombreuses avaries prêtent je ne sais quel poétique charme, la Finlande par un sloop si étroit et si long qu’on dirait une immense pirogue. Hélas ! de tous ces navires aux mille formes que contemplait avidement la Frigoulette, pas un seul n’appareilla pour la Crimée ! La jeune garrigaire apprit un jour que le régiment de son fiancé s’était depuis un mois embarque à Marseille, et que de temps à autre quelques soldats malades ou blessés revenaient déjà de l’Orient. — Ce n’est plus son départ, c’est le retour de Brunélou que j’attendrai, dit-elle. — Et, au lieu de s’informer des navires en partance, l’orpheline se tint désormais au courant de ceux qui arrivaient dans le port.

Un dimanche soir, la mer mugissait avec force ; ses vagues écumeuses entouraient la jetée comme de blanches flammes et s’engouffraient dans les anfractuosités des roches. La Frigoulette s’était assise sur un banc à l’extrémité du môle. Plongée dans une morne contemplation, elle n’avait pas remarqué une autre jeune fille, à peu près de son âge, brune, élancée, vêtue d’une jupe écourtée et aux vives couleurs, qui se tenait debout à quelques pas, observant de même l’horizon avec anxiété. Le jour tombait, la plate-forme était déserte, et la Frigoulette se levait pour retourner à Saint-Félix, quand l’inconnue, qui venait de la considérer avec quelque attention, lui prit la main. — Le vôtre est sans doute aussi en Orient ? lui dit-elle d’un accent triste et doux. — La Frigoulette ne répondit qu’en serrant la main qu’on lui tendait. Les deux jeunes filles, dont les cœurs s’étaient compris, descendirent ensemble vers le faubourg en échangeant de mutuelles confidences. Elles avaient traversé dès l’enfance à peu près les mêmes épreuves. Il se forma bien vite entre elles une de ces amitiés spontanées, qui sont souvent les plus durables et les meilleures.

La nouvelle amie de la Frigoulette s’appelait la Cabride (de cabra, chèvre). Elle avait en effet toute la légèreté et la maigreur de ce gracieux animal. Ses traits allongés et purs n’étaient pas dépourvus de charme ; sa taille souple conservait de l’élégance sous les haillons qui n’en dissimulaient qu’imparfaitement la finesse. Son pied mignon effleurait à peine la terre ; le regard de ses grands yeux noirs était un peu fixe, et sa bouche bien dessinée aimait à rire. C’était une beauté sévère animée par un caractère enjoué, et l’union de ce galbe aux lignes antiques avec une humeur insouciante et joyeuse offrait un singulier mélange. La Cabride appartenait à une de ces familles de pêcheurs nomades, de ces gitanos maritimes qui errent dans les mers du midi de l’Europe, comme leurs frères errent sur la terre. Cette tribu, qui a ses mœurs et ses croyances, a aussi son idiome particulier : c’est la langue franque, composée d’italien, d’espagnol, de grec et de languedocien. Les gitanos maritimes, qui ne possèdent jamais d’autre asile qu’une pauvre barque, se rencontrent dans l’Adriatique, dans l’Archipel, dans la Méditerranée, partout enfin où il y a du soleil. On les voit, vivant de peu, roulés dans leurs nippes bariolées. Bien que très misérables, ils ne sont jamais repoussans, car ils appartiennent à ces types libres, fiers et indépendans, qui, en refusant de recevoir le sceau de la civilisation, semblent avoir gardé le secret de la beauté primitive. La Cabride aimait un pêcheur de sa tribu, nommé Cigalou (de cigale) à cause de sa bruyante gaieté. Requis par l’inscription maritime, le jeune homme avait dû partir comme matelot pour la Crimée, et depuis ce moment la Cabride allait tous les jours sur le môle, regardant si le vaisseau de son fiancé n’apparaissait pas à l’horizon.

La gitana et la garrigaire, tout en causant, arrivèrent devant une vieille tartane amarrée dans un angle du port : c’était la demeure de la Cabride. Accroupi sur les lambeaux d’un filet, le timonier, qu’on appelait le nanet (nain), épluchait des bijues[8] pour le souper. C’était une espèce de gnome, brun comme un mulâtre, les cheveux crépus, les yeux enfoncés, le visage ridé, et le corps si grêle qu’on l’eût pris pour un enfant de huit ans, quoiqu’il eût dépassé la trentaine. Le nanet restait presque toujours accroupi. Ses membres fluets et tortus s’enchevêtraient si bien les uns dans les autres qu’il ressemblait à un nain mal conformé et non à un homme de taille ordinaire ; c’est là ce qui lui avait valu son surnom, bien qu’il fût plutôt grand que petit. Lorsqu’il se redressait, ce qui était fort rare, il ressemblait à un géant décharné. Gitano de terre, le nanet était de lui-même passé à l’état de gitano maritime. Le pauvre timonier était né sur les bords du Tanaro, en Piémont, dans le village de Sparvara. Sa mère, le seul être qu’il aimât au monde avant d’avoir connu la Cabride, lui avait été enlevée de bonne heure. Il avait aussitôt quitté son village pour se soustraire aux mauvais traitemens d’une marâtre, et, arrivé à Gênes, il n’avait pas eu de peine à se placer sur une barque de gitanos maritimes, où il avait augmenté le nombre de ces mousses rachitiques qui grouillent sur les ponts des tartanes ou grimacent en haut de leurs mâts. Cependant le nanet devint peu à peu un des timoniers les plus habiles de la tribu maritime où il était entré. L’intelligence n’était point exclue de cette âme refoulée dans un triste corps : seulement, concentrée sur un point, elle semblait s’y être développée au préjudice des autres facultés. En dehors de la manœuvre du gouvernail, il paraissait un pauvre idiot.

De même que son esprit n’avait pu se plier qu’à une seule aptitude, de même son cœur n’avait su comprendre qu’une seule affection. Il n’aimait que la Cabride, mais il l’aimait avec passion, avec délire. De beaucoup plus âgé quelle, il l’avait aimée d’abord comme sa fille, la berçant et la soignant avec tendresse, puis comme sa sœur, et il était redevenu enfant pour jouer avec elle. Plus tard, il l’avait chérie comme une amie, car elle seule était douce et bonne pour lui ; enfin l’amitié avait fait place à l’amour, et dès lors à toutes les tortures de la jalousie. Une seule fois le nanet s’était senti heureux : c’était lorsqu’il avait vu Cigalou partir pour l’Orient. Le pauvre être disgracié ne se faisait pourtant aucune illusion sur lui-même : il savait bien que la jeune fille le regarderait toujours comme une espèce de monstre et que si elle lui témoignait de l’affection, ce n’était que par charité ; mais il voulait l’aimer comme un serviteur pourrait aimer la reine la plus fière. Il se résignait à n’être compté pour rien en ce monde, pourvu que la Cabride lui adressât parfois un sourire et une parole compatissante. Près d’elle, il se sentait heureux, et de véritables hallucinations l’enlevaient aux misères terrestres. Couché à sa place habituelle près du gouvernail, les yeux tournés vers la mer ou vers le ciel, il semblait suivre du regard de fantastiques images se déroulant sous l’azur. Oubliant ainsi sa triste destinée, il se croyait transporté dans une patrie céleste. Jeune et beau, il était aimé de la Cabride, et les liens du mariage les enchaînaient l’un à l’autre ! Depuis dix ans, la même chimère inondait chaque jour son cœur de la même joie. De ce qui se passait alors autour de lui, il ne voyait qu’une chose, c’était la Cabride allant, venant sur le pont et se penchant vers lui pour chercher quelque cordage ou quelque canastel (corbeille). La figure jeune et gaie de la gitana, se détachant seule du cadre qui l’entourait, ajoutait à ses rêves une illusion nouvelle. Quel était donc ce mirage qui le conduisait dans un autre monde et lui donnait la double faculté de s’isoler de la vie réelle sans cesser de voir l’objet aimé ? Dormait-il les yeux ouverts ou était-il éveillé ? Il l’ignorait lui-même ; l’étrange somnolence qui le berçait si délicieusement était un don mystérieux envoyé par la Providence à cette pauvre créature déshéritée.


IV

La Cabride et la Frigoulette se retrouvèrent souvent sur le môle pour parler ensemble de Brunel et de Cigalou ; mais bientôt les jours, devenus plus courts, rendirent difficiles les courses de la garrigaire à Cette. Vers la fin de l’automne, la jeune fille dut même y renoncer, afin de ne pas sacrifier son travail. Un matin, bien qu’à regret, elle dit donc adieu à la gitana, et désormais elle ne quitta plus la garrigue.

Un jour d’hiver, la Frigoulette, un peu rêveuse, s’était assise sous un cazalet[9] ; elle suivait des yeux le cours bourbeux de la combe (torrent) qui formnait comme un serpent blanchâtre autour de la colline. Les pluies, qui avaient fait venir la combe, avaient purifié l’atmosphère, rafraîchi la campagne et rasséréné le ciel. C’était une de ces journées pures et calmes où la nature semble se reposer de ses récens combats et goûter après la tourmente la douceur du silence. L’estarloga ramassait pour la tchouna des feuilles sèches, et la chèvre, couchée aux pieds de sa maîtresse, regardait d’un œil alangui sa litière future, lorsque la Frigoulette, tressaillant tout à coup, se leva, pâlit et retomba presque évanouie, car devant la combe de Saint-Félix elle venait d’apercevoir un soldat, et ce soldat…, c’était Brunel ! La tchouna partit comme un trait, et se mit à lécher les mains du jeune homme. Pitance admirait la médaille d’argent qui brillait sur sa poitrine, mais la garrigaire, comme pétrifiée, pleurait et tendait les bras à son fringaire sans pouvoir faire un pas. Le soldat eut bientôt franchi les dernières roches qui le séparaient de sa promise, et dès que ses tendres embrassemens eurent appris à la jeune fille que ce doux spectacle n’était point un rêve, la joie rendit bien vite leur éclat aux yeux de la Frigoulette et le sourire à ses lèvres.

La guerre d’Orient venait de se terminer glorieusement, et Brunel, comme beaucoup de soldats, ayant obtenu un congé, revenait à son village. Par un heureux hasard, son régiment avait débarqué à Cette, et de là aux garrigues de la Gardiole il n’avait fait qu’un saut. Pitance promena en triomphe le jeune militaire et son uniforme dans tout le territoire de Gigean. Chacun accourut vers le soldat pour lui serrer la main. Brunel éprouvait une grande joie à promener son pompon jaune dans la campagne natale, à retrouver sa promise si jolie, et le brave Pitance toujours dévoué. Il jeta plus d’un regard d’envie à la maisonnette qui l’attendait au bas de la colline, et le dimanche étant arrivé, il offrit avec bonheur son bras à la Frigoulette pour la conduire au moulin de Juffet.

La jeune fille mit ce jour-là le bonnet rose et la robe de labrador qui dormaient depuis si longtemps dans l’armoire ; mais une singulière inquiétude se mêlait à sa joie. Elle se sentait comme mal à l’aise en s’appuyant sur le bras du soldat ; elle regrettait le temps où son fiancé portait la veste du garrigaire. Une mélancolie extrême la saisissait à l’aspect de cet uniforme banal, qui, faisant de Brunel un militaire pareil à tant d’autres, semblait effacer en lui le type unique de son amour. Vers le soir, elle ne put résister au désir de le prier timidement de reprendre sa veste de toile ; mais Brunélou, flatté de se voir l’objet de l’attention générale, lui répondit avec un peu de brusquerie. En voyant l’indifférence de son fiancé pour les habits des garrigues, la Frigoulette ne put retenir une larme. Cette déception ne fut que le prélude d’une suite de petites souffrances qui, comme des piqûres d’épingle, déchirèrent incessamment le cœur de la jeune fille.

Quelques jours se passèrent sans que chez Brunélou l’homme des garrigues reparut sous le soldat. Heureusement l’influence du pays natal ne pouvait tarder à se faire sentir. Le soldat avait commencé par passer de longues heures à fumer avec le sergent au cabaret du village en parlant d’Inkerman et de Malakof ; mais bientôt aux images de la guerre récente vinrent se mêler les douces visions de la jeunesse. Un matin, la Frigoulette partit pour aller arracher le garrig sur les plateaux de la Gardiole. Vêtue d’une jupe, d’un pet-en-l’air blanc, coiffée de son chapeau de feutre, qui lui faisait autour de la tête une noire auréole, elle était précédée de la tchouna et suivie du vieux roussin, qui, ragaillardi par l’air vif et par la marche, trottinait assez lestement sur le petit sentier de la colline. Sans pouvoir s’expliquer si le hasard ou un secret désir l’y avait poussée, la garrigaire arriva près du cazalet où son fiancé l’avait un jour surprise par son retour, et elle y établit son campement. La Frigoulette était triste, et sa mélancolie redoublait au milieu de cette campagne riante, qui étalait autour d’elle son charme et ses parfums comme pour lui faire regretter plus encore la présence de celui qu’elle aimait. La Frigoulette voyait se dessiner au loin les jolis coteaux qui dominent le chemin de Montbazin, et semblaient abriter sous leurs remparts charmans le souvenir de ses amours. Elle se rappelait les temps heureux où, suspendue au bras de Brunel, elle ne connaissait encore ni la tristesse du départ, ni les larmes de l’absence, ni la déception du retour. Elle se demandait avec anxiété si son fiancé reprendrait jamais sa veste de campagnard, et si la maisonnette pourrait jamais se décorer d’un balcon et se garnir de meubles. Depuis qu’elle avait vu le jeune homme en tunique et en shako parler de Malakof plutôt que des récoltes, et boire sec au lieu de travailler aux garrigues, elle se disait qu’elle n’avait plus d’amoureux, et de grosses larmes coulaient lentement sur ses joues.

Tout à coup la Frigoulette poussa un grand cri, car un refrain bien connu avait retenti sur la Gardiole ; la tchouna cabriola comme au temps où elle n’était encore qu’une simple chevrette, et Brunélou parut en guêtres et en veste de toile, le chapeau bien un peu sur l’oreille, mais la trinca et le sac de garrigaire sur l’épaule ; il montait gaiement la combe, maintenant tarie. Cette fois la surprise et le bonheur ne paralysèrent plus la paysanne, qui courut se jeter dans les bras de son fiancé.

— Voilà le véritable jour de ton retour, lui dit-elle ; comme un enfant égaré, tu reviens enfin à la Gardiole.

— Je fumais ma pipe devant Pierre-Tintante, dit Brunel, et je m’ennuyais, comme cela m’arrive depuis quelque temps, lorsque je t’ai vue passer avec ta chèvre. Tes habits de toile, le parfum de la frigoule, les souvenirs du passé m’ont fait tressaillir, et j’ai compris alors que si je languissais, c’est que je n’étais plus garrigaire. J’ai donc quitté bien vite l’uniforme, et il m’a semblé qu’en reprenant les habits de la liberté je devenais un autre homme.

Ce fut une journée de bonheur. Brunélou le garrigaire était revenu, comme disait la Frigoulette. Seul, l’estarloga soupira, car si la jeune fille avait retrouvé son fiancé, le sergent en revanche venait de perdre son soldat. Il eut beau remettre sur le tapis Austerlitz et Inkerman, montrer ses épaulettes et son pompon jaunes, parler à Brunel du camp ou de la garnison ; celui-ci, redevenu paysan et abrité sous la douce égide de sa promise, resta sourd à toutes les provocations du bonhomme. — Nous valions mieux autrefois, disait Pitance ; ce n’est pas un grenadier de la vieille garde qui aurait ainsi abdiqué l’uniforme. — Et tout en plantant des embarbés[10] dans un coin de son labyrinthe, le vieux sergent jetait des regards complaisans sur les chevrons qui décoraient ses manches.

Le congé de Brunel se renouvela facilement. On avait oublié le régiment, la guerre et l’uniforme ; on reparlait d’avenir, de mariage. Le garrigaire était toujours soldat, il est vrai ; mais de la crainte que Brunélou ne fût rappelé au service avant le bienheureux moment des noces, il n’était jamais question. Il semblait que parler du régiment, ce serait attirer le malheur.

Il fallut bien pourtant, un jour, revenir à la triste réalité. On touchait au printemps de 1859, la guerre avec l’Autriche venait d’éclater, et un matin le brigadier de gendarmerie de Gigean montait à Saint-Félix pour avertir Brunel de se tenir prêt à reprendre les armes d’un moment à l’autre. Quel coup pour la Frigoulette ! Elle savait maintenant qu’il y avait un double danger pour son fiancé, celui de l’oubli en même temps que celui de la guerre, et la perspective de cette séparation nouvelle l’épouvanta plus encore que n’avait pu le faire la première. Une grande agitation régnait d’ailleurs dans le village, car la campagne d’Italie trouvait dans tous les cœurs un écho sympathique. Les garrigaires eux-mêmes s’engageaient volontairement aux refrains bruyans de la Marseillaise. Pour la première fois, de chaleureuses acclamations accueillaient le départ des conscrits ; on leur tressait des couronnes de fleurs, on décorait leurs fusils de bouquets, on les accompagnait longtemps avec des chants et des bravos. Heureux de vivre encore, Pitance s’enrouait à force de crier, se grisait en buvant au souvenir de la vieille garde, aux futurs triomphes des jeunes soldats, et tâchait de faire passer dans le cœur de Brunélou un peu de ce feu sacré qui fait les braves. Des conscrits et des soldats venaient de tous côtés se joindre à la petite cohorte qui partait de Gigean. Chacun arrivait décoré de fleurs ou de rameaux. La Frigoulette seule n’eut point le courage, d’orner le fusil de son fiancé du thym et du fenouil de la garrigue, mais elle le pria d’emmener la tchouna avec lui. — Je sais, dit-elle, qu’il est souvent permis en campagne d’avoir un chien ou une chèvre au régiment. Prends notre tchouna, elle te rappellera tout ce que tu laisses ici, et avec elle il ne te sera plus possible d’oublier un seul jour ton pays.

Tout ému, Brunélou prit la chèvre en laisse ; mais c’était une précaution superflue, car le pauvre animal, la tête-basse et la queue immobile, semblait résigné à subir la volonté de sa maîtresse.

La colonne des conscrits et des soldats en congé partit enfin. On entendit longtemps résonner leurs couplets joyeux dans l’air calme d’une belle journée, et pour mieux s’étourdir sans doute, Brunélou chanta plus fort que les autres.


V

Comme par le passé, Pitance se dirigea chaque matin vers Gigean pour y entendre lire les bulletins de l’armée d’Italie, qui, tirés du Moniteur, étaient collés à la porte de la commune, et chaque soir la Frigoulette attendit les nouvelles avec la même anxiété.

Un colporteur arriva un dimanche au village avec quelques grossières cartes d’Italie. L’estarloga en acheta une et la porta à l’orpheline. Cette dernière crut d’abord qu’elle ne pourrait jamais rien comprendre aux petits zigzags bleus, verts ou jaunes qui désignaient la situation des pays amis ou ennemis ; mais le sergent, qui se souvenait de ses anciennes campagnes, lui fit un vrai cours de stratégie. Parmi toutes les positions de nos corps d’armée, la jeune fille ne voulut connaître qu’un seul point, celui où, disait-on, campait alors le régiment de Brunel. La Frigoulette subissait le sort trop commun aux fiancées des garrigaires. Que de femmes sur les plateaux de la Gardiole dont la vie se partage en deux périodes par suite du départ forcé des enfans de la lande ! Une attente inquiète remplit de longues années, puis vient le mariage avec la dure nécessité du labeur quotidien…

À chaque nouvelle victoire remportée en Italie, la population des garrigues s’abandonnait à de bruyantes manifestations de joie. Les collines s’illuminaient comme les vallées. — Pécaire ! se disait la Frigoulette, plus triste encore au milieu de la joie commune. Brunélou était là peut-être ! Brunélou vit-il encore ? — Pitance essayait vainement de la rassurer. Bientôt malheureusement ces consolations mêmes, si stériles qu’elles fussent, manquèrent à la jeune fille. Le vieillard fut atteint par une de ces fièvres intermittentes qui sévissent dans le pays dès le retour du printemps. Grelottant au soleil, Pitance n’eut plus la force de descendre au village, et la jeune fille n’osa plus le quitter. La chaleur commençait à devenir excessive, et comme il n’arrive que trop souvent dans les étés brûlans du midi, les accès de fièvre de Pitance prirent rapidement un caractère grave. Mandé en grande hâte, le médecin arriva comme le malade entrait dans le second accès de sa fièvre maligne. Il le trouva très dangereusement atteint et crut devoir avertir l’orpheline que si la résine de quina n’empêchait pas le retour de la fièvre, le vieillard succomberait peut-être au troisième accès. Hélas ! la cruelle fièvre reparut le lendemain avec une intensité nouvelle, et la Frigoulette dut prier une garrigaire qui travaillait aux environs d’aller chercher le capélan. Les tristes cérémonies qui précèdent la mort s’accomplirent. Après le capélan vint une vieille mos qui cumulait au village les fonctions de garde-malade, de pleureuse et d’ensevelisseuse ; mais l’estarloga ayant fait comprendre, dans un moment de lucidité, qu’il voulait rester seul avec la Frigoulette ; la mos prit son chapelet et alla dire dans un angle du triforium les prières des agonisans. La nuit était venue, et des coups de tonnerre de plus en plus rapprochés annonçaient un violent orage. Le vieux soldat se leva sur son séant et se fit apporter la carte d’Italie. L’ébranlement causé par la tempête avait déterminé chez le moribond une crise suprême, où son intelligence avait retrouvé toute sa lucidité. Il voulut une dernière fois expliquer à la Frigoulette la position des armées ennemies. — Je te montre tout cela, lui dit-il, car ta place n’est plus à Saint-Félix. Le bon Dieu semble me rappeler à lui pour te laisser la liberté. Que ferais-tu ici de ta jeunesse et de ta force ? Pendant que les hommes marchent et se battent, ne se trouvera-t-il pas des femmes pour panser leurs blessures, soutenir leur courage et consoler leurs derniers momens ? Pars pour l’Italie ; va rejoindre Brunel. Je te connais assez pour être sûr que tu feras ton devoir…

Le baiser de l’orpheline et la promesse qu’elle fit de se rendre en Italie furent les dernières choses d’ici-bas dont le vieillard eut la conscience. Il parla longtemps encore, et avec une véhémence extraordinaire ; mais des paroles incohérentes tombèrent seules de ses lèvres. À cette agitation convulsive succéda une sorte d’affaissement qui coïncidait avec la fin de l’orage. La Frigoulette se laissa un moment aller au sommeil. Réveillée en sursaut par les premières clartés du jour, elle se demanda si l’orage, l’agonie de l’estarloga et son dernier vœu, tout cela n’était pas un rêve ; mais, éclairé par un rayon du soleil levant, le cadavre jaune et ridé de Pitance, serrant dans ses mains crispées la capote militaire dont les larges pans l’entouraient d’un gris linceul, la ramena bientôt à la réalité. En même temps les prières que la vieille ensevelisseuse récitait d’une voix cassée, en aspergeant le mort d’eau bénite, semblaient lui dire qu’elle était une seconde fois orpheline.

Pitance fut enterré dans le cloître de Saint-Félix, et, tout le village suivit son convoi. On rendit à la mémoire du soldat les honneurs militaires. L’uniforme du vieux sergent fut placé sur sa bière ; le tambourin de la commune essaya quelques roulemens lugubres, et le garde champêtre tira d’un vieux fusil quelques mousquetades ; puis la Frigoulette se retrouva seule dans la sombre retraite où s’était écoulée sa jeunesse. Cette solitude l’effrayait. Elle résolut de ne pas différer son départ. La maisonnette du bas de la colline semblait l’appeler : c’était là qu’elle s’était promis de vivre avec Brunel, c’est là qu’elle transporta les meubles du triforium. Un vêtement de couleur sombre remplaça son pet-en-l’air de toile, et pour porter un vrai deuil d’orpheline, elle cacha ses beaux cheveux sous deux coiffes, l’une blanche, l’autre noire, le tout surmonté d’un fichu noir noué en fanchon. Ainsi coiffée et serrée dans un petit châle noir dont les bouts étaient renfermés dans un long tablier, la Frigoulette avait tout l’air d’une religieuse.

Les préparatifs du long voyage qu’elle avait résolu d’accomplir avaient été terminés en quelques jours ; mais comment se rendre en Italie quand ses dernières ressources venaient d’être épuisées par la maladie de Pitance ? Dans cette perplexité, la jeune fille se souvint de la Cabride, et quelques heures après elle était à Cette, sur la tartane de la gitana. La Cabride surveillait deux enfans qui s’ébattaient joyeusement sur le pont. Le nanet contemplait ce groupe d’un air hébété. La Cabride fit un très bon accueil à la Frigoulette. — Ton fringaire a été rappelé, lui dit-elle ; je te plains, car tu n’as pas d’enfans pour égayer ta demeure. Cigalou a été redemandé de son côté, et il est devant Venise avec la flotte ; mais, tu le vois, je n’ai guère le temps de m’ennuyer.

La garrigaire apprit à la gitana la mort de Pitance, et lui témoigna son désir d’accomplir la dernière volonté du sergent. — Aurais-tu le courage de faire la traversée sur ma vieille tartane ? reprit la gitana ; je te donnerais le nanet pour pilote. Il te conduirait à Gênes. Il connaît ce trajet, car il l’a fait assez souvent dans son enfance ; ce serait l’affaire de quelques jours, et je trouverais bien une barque parmi les miens pour m’abriter pendant votre absence. Je dois t’avertir seulement qu’il faudra quelquefois aider à la manœuvre ; tout seul, le nanet ne pourrait jamais venir à bout d’une si longue traversée. Il faudra hisser, carguer la voile, la plier, ramer peut-être ; mais je t’ai vue à l’ouvrage, et ne suis point en peine de toi.

Et comme la paysanne hésitait à l’idée d’un si long tête-à-tête avec le gitano : — Le nanet n’est pas un homme, ce n’est qu’un timonier, ajouta la Cabride en riant ; si tu ne lui parles pas, il ne t’adressera jamais une parole.

La Frigoulette se décida enfin à accepter la cordiale proposition de son amie, et l’on s’occupa de radouber un peu la vieille tartane. On visita les agrès, on lessiva le pont, on lesta la cale, on rajusta le gouvernail, à la barre duquel le nanet s’établit tristement. Depuis vingt ans, le pauvre être n’avait jamais quitté la Cabride, et bien qu’un gitano ne pût considérer comme long et pénible le voyage de Gênes, une des villes où les hommes de leur tribu se trouvent le plus à l’aise, il se sentait ému comme à la veille d’une éternelle séparation. Au regret du départ se joignait encore la répugnance de revoir un pays qu’il avait voulu fuir à jamais. Cependant, toujours docile aux moindres désirs de la Cabride, il parvint même à lui cacher sa souffrance, et, rongeant son frein, il s’établit au timon d’un air si impassible, que la gitana en fut presque blessée. — La Frigoulette est bien bonne d’avoir fait attention à cet idiot, il ne sent rien ! dit-elle. Croirait-on, à le voir s’en aller si froidement, que nous habitons ensemble la même barque depuis longues années ? — La Cabride n’avait pas aperçu les pleurs qui brûlaient les yeux du nanet, et qu’il essuyait furtivement.

La vieille tartane, rajeunie et presque pimpante, partit donc un matin de Cette, ayant pour tout équipage le nanet et la Frigoulette. Le vent était propice, et, comme si elle se fût souvenue des traversées de son bon temps, la tartane vogua avec prestesse dans la direction de l’Italie, mais sans trop perdre de vue la côte. Lorsque la brise n’allait pas au gré de son désir, le nanet ramait avec ses petits bras osseux, qui semblaient pourvus de muscles de fer. Son activité ne se ralentissait jamais, pas même la nuit, et à la lueur du falot la Frigoulette le voyait quelquefois se livrer à des travaux qui auraient fait reculer les hommes les plus robustes.

La traversée, qui devait durer peu de jours, touchait à son terme, quand une nuit la jeune fille se laissa aller à un vague mouvement de joie. Une sorte de pressentiment lui disait qu’elle reverrait bientôt Brunélou. Cherchant à épancher les sentimens qui l’agitaient et ne pouvant échanger aucune parole avec son silencieux compagnon, elle se mit à chanter à demi-voix un vieux refrain des garrigues. La poésie en était naïve et le rhythme fort simple. Comme toute chanson des montagnes, la mesure en était très lente, et la jeune fille en augmentait le charme en la ralentissant encore. En fait de chant, le nanet ne connaissait que ces espèces de cadences monotones dont les gitanos maritimes accompagnent leurs travaux : rauques mélopées qui se déroulent en même temps que leurs cordages, et dont l’homophonie est si complète que ce qui semble la voix d’un seul homme est d’ordinaire le résultat d’un chœur nombreux. Ému par la douce voix de la garrigaire, par les paroles de la chanson, qui avaient une certaine analogie avec sa situation, et par cette harmonie musicale, si nouvelle pour lui, le nanet descendit doucement du timon, arriva jusqu’à la Frigoulette, et, fixant sur elle un œil pénétrant, il l’écouta en retenant son souffle. La jeune fille, ayant entendu un faible bruit, se retourna et aperçut le nanet accroupi près d’elle. Un cri lui échappa.

— Pardonnez-moi, dit-il en regagnant tout confus le gouvernail ; mais votre voix m’a si fortement remué que je n’ai pu résister au désir de l’écouter de plus près.

Aussi heureuse qu’étonnée d’entendre un tel langage dans la bouche du nanet, la Frigoulette alla s’asseoir non loin de lui.

— Je chanterai tant que vous voudrez, dit-elle ; mais, pour ne pas retarder la marche de la tartane, c’est moi qui me rapprochera de vous.

— Je crois entendre ma mère, disait le gitano ; elle m’endormait ainsi. -— Et de grosses larmes coulaient sur ses joues ridées.

Deux sentimens pouvaient seuls, en dehors de son amour pour la Cabride, remuer le cœur du pauvre être : c’était le souvenir et la reconnaissance. À son insu, la Frigoulette les avait réveillés tous deux à la fois.


VI

Le lendemain, avant le soir, la Frigoulette et le gitano étaient à Gênes. Par un singulier hasard, la nouvelle de la paix conclue à Villafranca se répandait dans la ville au moment même où la tartane abordait dans le port. — La paix, la paix est faite ! s’écriait-on partout. — La paix ! se disait la Frigoulette en pleurant ; mais Brunélou vit-il encore ?

Et l’orpheline ne songea plus qu’aux moyens de retrouver son fiancé. Il n’était pas facile d’obtenir des renseignemens précis sur la situation des divers régimens. Certains bataillons commençaient à revenir en France, d’autres campaient encore en Italie ; ceux-ci partaient par Turin, ceux-là s’embarquaient à Gênes. Le nanet ne put se résoudre à se séparer de la Frigoulette quand il la vit dans une telle perplexité.

— Comme je vous ai conduit sur la mer, je vous guiderai sur la terre, lui dit-il, car je ne saurais oublier combien vous avez été bonne pour moi. J’ai appris qu’un régiment d’infanterie doit partir pour Toulon un de ces jours. Il campe en attendant près de Sparvara. C’est le village où je suis né. Peut-être pourra-t-on là vous donner quelques indices sur Brunel. Je me rappelle ce pays, et je trouverai mon chemin. Toute garrigaire est bonne marcheuse. En route donc ! Et si vous avez appris sur la mer que le pauvre idiot n’est pas muet, vous verrez, j’espère, que sur la terre il sait courir aussi, malgré sa difformité.

Reconnaissant en effet, avec la mémoire de l’enfance, les moindres ravins, le gitano épargna à la paysanne bien des pas inutiles. Laissant de côté les chemins battus, il allait en avant, escaladant les roches, passant au travers des broussailles et sautant par-dessus les haies. Avec ses jambes grêles, ses genoux cagneux et ses membres enchevêtrés les uns dans les autres, il ne marchait pas, il se mouvait à la façon de ces insectes vulgairement nommés prie-Dieu, qui, sans voler, sans ramper et sans sauter, se transportent en un clin d’œil, au moyen de leurs longues et minces pattes, à une grande distance. La Frigoulette le regardait avec surprise. Malgré son pas égal et ferme, la fille des garrigues avait bien de la peine à suivre le pauvre estropié. Après quelques heures de marche, les voyageurs arrivèrent devant quelques collines rocailleuses. — Sparvara est derrière ce monticule, dit le nanet avec un soupir.

La jeune fille croyait se retrouver dans les garrigues du midi de la France. C’était le même ciel bleu et limpide, le même air vif et salubre, les mêmes fleurettes un peu brûlées, les mêmes parfums toniques. La garrigaire ne put résister au désir de se reposer un peu au milieu de ce joyeux tableau qui lui rappelait son pays. Elle s’assit donc à l’abri d’un rocher, et ferma les yeux comme pour mieux respirer les balsamiques senteurs. L’image de la maisonnette de Gigean et du bonheur rêvé vint mystérieusement s’emparer de son esprit. Recueillie dans une douce mélancolie, elle se laissait aller à une rêverie charmante. Tout à coup elle tressaillit et regarda autour d’elle avec étonnement : un refrain des garrigues, accompagné des sons aigres du hautbois, venait de retentir. Ce refrain était celui d’une farandole bien connue des paysans de la Gardiole. Émue et surprise, elle se redressa, monta sur une roche, et poussa un cri strident qui résonna dans l’espace, — le cri familier des garrigaires, le gisclement, qui indique à volonté le moment des récates, l’heure du départ ou du retour, le passage d’un garde ou l’approche d’un orage, quand il n’est pas un signal de ralliement pour la tribu tout entière. La voix de la paysanne vibrait encore dans l’air, qu’un cri pareil au sien, mais plus accentué, lui répondit.

— Ce n’est pas Brunélou, dit la jeune fille, il giscle mieux que cela ; mais certainement c’est un de ses camarades, sans doute un soldat garrigaire, et je vais enfin avoir des nouvelles de mon fiancé. Pécaire ! si j’allais apprendre un malheur !

Elle allait courir dans la direction de la voix qui venait de lui répondre ; mais elle se rappela que le nanet était là. Pouvait-elle le quitter sans un adieu, et pouvait-elle souffrir qu’il restât plus longtemps loin de la Cabride, maintenant qu’elle était sûre de retrouver des amis, des enfans de la garrigue ? Le nanet comprit le regard de la jeune fille et son serrement de main. Il contempla quelque temps avec des yeux humides celle qui avait eu des paroles de consolation pour sa misère ; puis il descendit brusquement le monticule, et la jeune fille put le voir presque aussitôt, comme un gigantesque grillon, sautiller sur la route de Gênes. La Frigoulette se mit alors à franchir les dernières roches qui la séparaient d’un plateau d’où la vue devait s’étendre au loin. À peine arrivée au sommet, elle embrassa d’un coup d’œil toutes les tentes du régiment étalées dans la plaine. De loin en loin, des feux, s’échappant de quelques pierres entassées, indiquaient les cuisines, tandis que çà et là des chevaux, broutant un rare gazon, signalaient les tentes des officiers supérieurs. Des faisceaux de fusils brillaient au soleil, des soldats dormaient sous les arbres, et les cantinières mettaient en ordre les fourgons. Au premier plan, quelques fantassins formaient un groupe animé qui se détachait vigoureusement. Trapus, mais agiles, les épaules carrées, le teint bruni et l’œil vif, ils avaient un type et une allure spéciale dont le cachet original les faisait distinguer entre tous : c’étaient les enfans de la Gardiole. Unis par cette fraternité qui commence au berceau, ils étaient aussi inséparables à l’armée qu’au village. Ils parlaient tour à tour ensemble du pays et des promises, de leurs chefs et du foyer. L’un, le tambourin de la paroisse, était devenu tambour du régiment. De son côté, le hautbois se trouvait enrôlé dans la musique militaire. Comme les frères siamois, ces deux anciens acolytes ne se séparaient jamais. Bien souvent ils régalaient leurs camarades d’un air de farandole qui les faisait à la fois sourire et pleurer. La cuisine en plein vent des soldats garrigaires, artistement élevée sur quelques pierres, rappelait, au milieu du camp, les constructions improvisées du distillateur ambulant des garrigues, tandis que les fortes senteurs d’ail et de plantes aromatiques qui s’échappaient de la marmite trahissaient un de ces ragoûts épicés dont les méridionaux sont si friands. Une chèvre blanche mâchonnait quelques tronçons de carottes auprès du groupe des fantassins de la Gardiole : c’était la tchouna. Le pauvre animal paraissait triste. Regrettait-il ses garrigues, ou pensait-il à son maître ? Brunélou n’était point en effet parmi ses camarades, et la Frigoulette observait avec une mortelle inquiétude ces visages mâles et basanés qui portaient l’empreinte d’une stoïque résignation. Ces soldats, qui ne se plaignaient jamais, souffraient pourtant d’un mal constant : ils étaient calmes, et forts ; mais comme ces saules puissans qui, rongés par les vers, ne tombent que le jour où leur tronc est percé de part en part, leurs cœurs se trouvaient sourdement minés par la nostalgie. Vainement la Frigoulette tâchait-elle de saisir sur les traits impassibles des soldats garrigaires l’empreinte de la tristesse ou des regrets qui devait être pour elle l’indice du sort de Brunel.

Cependant le hautbois, après avoir fait entendre des airs du pays, se mit à jouer de toute la force de ses poumons une farandole des plus énergiques. Le tambour fut aussitôt de la partie. Les soldats garrigaires ne purent résister à ces accens nationaux qui semblaient les transporter au milieu des joies de leur village. Ils se mirent à battre ces espèces d’entrechats que la jeunesse de Gigean exécute avec tant d’agilité aux farandoles du dimanche. Le hautbois accéléra peu à peu la mesure de la farandole, et tous, formant une chaîne, tournèrent en mille anneaux autour de la tchouna en poussant des gisclemens rhythmés.

— Puisqu’ils dansent la farandole, Brunélou n’est pas mort ! dit la Frigoulette avec joie. Quittant sa cachette, elle fit entendre de nouveau le cri de ralliement de sa tribu et s’avança vers les danseurs. La tchouna, la première, reconnut la jeune fille, bondit à ses côtés, et lécha ses mains en bêlant. Les danses cessèrent aussitôt, et l’orpheline vit les enfans de la Gardiole se presser autour d’elle. On lui apprit que, légèrement blessé à la bataille de Solferino, Brunel avait été transporté à l’hôpital militaire de Milan ; mais il dépendait de la Frigoulette d’être en quelques jours auprès de lui ; le soir même, un convoi de malades était dirigé sur Milan : elle pouvait y prendre place.

On devine les derniers incidens de cette histoire. Partie le jour même de la rencontre des soldats garrigaires, la Frigoulette arrivait rapidement au chevet de Brunel, dont ses soins hâtaient la convalescence, en attendant que ses démarches assurassent au soldat la libération des deux années de service qu’il avait encore à faire.

Deux mois après la rentrée des troupes d’Italie à Paris, le village de Gigean était en liesse. On y célébrait le mariage des fiancés de la Gardiole, Brunélou et la Frigoulette. Malgré sa blessure, qui laissait à son front une large cicatrice, le marié avait fort bon air avec sa veste ronde et son gilet à fleurs, tandis que la blancheur du chapelet (coiffure de fleurs d’oranger) semblait donner un nouvel éclat au teint vermeil de la nobia (mariée). Pour laisser aux mos le temps de préparer le repas, la noce tout entière, selon l’usage, se promena au sortir de l’église sur le chemin de Montbazin. Le joyeux hautbois l’accompagna de ses accents champêtres, et des nuées de dragées, dont le plâtre est la matière principale, furent lancées par les invités aux enfans du village. Un joyeux repas réunit ensuite dans la petite maison de la garrigue tous les amis des mariés, parmi lesquels la Cabride et le nanet ne furent pas oubliés. La poêle chantait sur les sarmens, les missous mijotaient dans les toupis (pots), des rôtis de toute sorte flambaient à la broche. La pauvreté de la terraille (vaisselle) étalée sur la table contrastait avec la magnificence du menu. Une coutume locale expliquait cet excès de simplicité : pour rappeler aux nouveaux époux que ce qui appartient au passé, l’insouciance, la jeunesse et le plaisir, est à jamais brisé dans leur vie, les invités, joignant l’action au précepte, cassent, le soir des noces, toute la terraille de la maison. C’est au dessert, au moment où les dragées pleuvent sur les assiettes, où le vin capiteux du pays a exalté les têtes et délié les langues, que la terraille, à grand bruit, se brise en mille éclats. Vers la fin du jour, un vrai tumulte se fit donc entendre dans la maisonnette, et comme un feu de joie, une vive lumière s’échappa du balcon ; mais la croisée se ferma bientôt, et le silence et l’obscurité ne tardèrent pas à envelopper la petite demeure.

À peine le toit de briques se dorait-il, le lendemain, des premiers rayons du soleil, que la fenêtre se rouvrit. Déjà vêtue de la jupe de toile et du chapeau de feutre, la Frigoulette y apparut préparant le récate de la journée, pendant que devant la porte Brunélou harnachait un bel âne qui avait remplacé le vieux roussin. Les nouveaux époux partirent joyeusement pour la garrigue. — Voilà des nobis qui ne languiront pas ensemble ! dirent les paysans en les voyant passer.


Mme Louis FIGUIER.

  1. Tel est le nom donné au chêne épineux, appelé aussi porte-kermès, et qui fournit en effet le kermès végétal, autrefois employé par les teinturiers.
  2. Sicardoune est le féminin de Sicard. Dans le midi, les fils des paysans ne sont pas seuls à porter le nom paternel ; on le féminise pour les filles, qui le conservent même après leur mariage.
  3. On appelle ainsi les ouvriers qui détachent le tartre de l’intérieur des foudres.
  4. Nom que les garrigaires donnent à leur chèvre.
  5. Confiture dont le moût de raisin est la base.
  6. Boire à la gargamelle est une politesse qu’on se doit en goûtant tour à tour à la même bouteille : c’est faire tomber le liquide dans le gosier sans toucher le goulot avec les lèvres.
  7. On appelle ainsi les carrières de terre glaise, fort recherchées dans un pays où les maisons sont toutes couvertes de tuiles et pavées de briques.
  8. Mollusques de peu de valeur.
  9. Abris élevés sur la cime des plus hautes garrigues pour garantir les bergers, les chasseurs et les garrigaires du vent, du soleil ou de la pluie. Ce sont de grosses pierres superposées les unes aux autres en forme de paravent.
  10. Boutures de plants de vigne.