Les Finances de l’Angleterre depuis les réformes de Sir Robert Peel/01

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Les Finances de l’Angleterre depuis les réformes de Sir Robert Peel
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 315-346).
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LES
FINANCES DE L'ANGLETERRE
DEPUIS LES REFORMES DE ROBERT PEEL
1842-1859

Pour subvenir aux frais de la guerre qu’elle eut à soutenir de 1793 à 1815 contre la France, l’Angleterre avait dû non-seulement augmenter ses anciens impôts, mais en créer de nouveaux, et après la conclusion de la paix un seul, l’income-tax, devenu odieux au pays, fut supprimé. Quant aux autres, ils furent tous conservés tels qu’ils étaient, soit parce que le maintien en fut jugé nécessaire pour acquitter les engagemens contractés, soit aussi, en ce qui concernait la majeure partie des taxes de douane, parce que le maintien en fut réclamé par plusieurs branches de l’industrie indigène habituées à vivre sous la protection de ces taxes. Aussi dans un pamphlet à l’adresse des États-Unis le spirituel Sidney Smith faisait-il de la situation fiscale de l’Angleterre en 1820 un piquant tableau. « Nous devons, disait-il, apprendre à Jonathan quelles sont les conséquences inévitables d’un trop grand amour de la gloire. Ce sont des taxes sur tous les objets entrant dans la bouche, ou couvrant les épaules, ou placés sous les pieds de l’homme, — des taxes sur tout ce qui est au-dessus et au-dessous de la terre, ou dans les eaux, — des taxes sur tout ce qui vient de l’étranger ou qui est produit à l’intérieur, — des taxes sur les matières premières ou sur le surcroît de valeur qui leur est donné par l’industrie de l’homme, — des taxes sur les assaisonnemens qui flattent l’appétit, sur les substances qui peuvent rendre la santé aux malades, sur l’hermine qui orne la robe du juge, sur la corde qui pend le criminel, sur le sel nécessaire au pauvre, sur les épices à l’usage du riche, sur les clous qui ferment le cercueil et sur les rubans qui parent la fiancée. » Tout cela est bien changé, disait quarante-trois ans plus tard M. Gladstone en son exposé du budget de 1863, après avoir rappelé ces paroles de Sidney Smith. Aujourd’hui il n’y a plus de taxes sur les matières premières, ni sur la plus-value que leur donne l’industrie de l’homme, ni sur le sel des pauvres, ni sur les épices du riche, ni sur les substances utiles à la santé, ni sur l’hermine du juge, ni sur la corde du criminel, ni sur les clous du cercueil, ni sur les rubans de la fiancée, et cependant le produit des douanes et de l’excise est plus élevé qu’avant que l’industrie n’eût été affranchie, par l’abandon de toutes ces taxes. »

Ce fut M. Huskisson, président du bureau du commerce, qui en 1825 commença la réforme en remplaçant les prohibitions et les droits prohibitifs par des tarifs protecteurs de 30 pour 100, en réduisant les droits de douane sur quelques matières employées dans les fabriques anglaises. Plus tard, la suppression de l’amortissement ayant dégrevé le budget d’une charge importante, le parlement crut pouvoir faire un sacrifice sur le revenu, et en même temps, sans danger pour quelques industries favorisées par quinze ans de paix, entrer dans une voie économique plus libérale. De nouvelles réductions à l’importation furent donc successivement accordées sur diverses matières premières, sur divers articles fabriqués et sur certains objets de consommation, tels que le tabac, l’eau-de-vie et les vins de France. D’un autre côté, 5,500,000 livres sterling furent abandonnées sur l’excise, et le montant total des remises accordées depuis 1815, y compris celle de l’income-tax, s’élevait en 1842 à 20 millions de livres sterling ; mais c’est à partir de cette dernière époque surtout que les modifications et suppressions de tarifs ont été opérées d’après le plan résolument poursuivi de faire disparaître, sans léser ni compromettre les intérêts du trésor, toutes les entraves qui pouvaient empêcher l’industrie nationale de s’approvisionner et de produire au meilleur marché possible, et les opérations du commerce de s’étendre et multiplier au loin. C’est cette seconde phase de la réforme à tous égards la plus importante, ce sont les moyens employés, les résultats obtenus, que nous voulons présenter dans notre récit.


I

Depuis 1837, diverses causes étaient venues mettre le budget, anglais en déficit : d’abord la révolte du Canada, la guerre de l’Afganistan. celle de Chine, qui avaient augmenté de 4 millions de livres sterling les dépenses annuelles de l’armée et de la marine, puis une suite de mauvaises récoltes, l’agitation chartiste, une crise commerciale et industrielle des plus graves, qui, en ralentissant la consommation des objets soumis aux droits d’excisé et de douane, avaient diminué les produits de ces deux grandes branches de revenu ; enfin la réforme postale, excellente sans doute en principe, mais inopportune à raison des embarras financiers au milieu desquels elle avait été faite. De 1837 à 1840, l’insuffisance de ressources avait été de 5,170,000 liv.. st. ; elle devait être de 2,420,000 liv. st. pour 1841, et la somme des découverts allait ainsi atteindre 7,583,000 liv. st., lorsqu’à la fin de cette dernière année le cabinet whig de lord Melbourne, mis en minorité par un vote de parlement, dut céder la direction des affaires à un ministère conservateur dont le chef fut sir Robert Peel. Le cabinet démissionnaire n’avait pas eu seulement le tort grave de concéder au parti radical la réforme postale, il avait fait preuve d’une fâcheuse indécision dans le choix des mesures prises pour améliorer la situation financière. Il avait commencé par augmenter de 5 pour 100 tous les droits de douane et d’excisé, déjà trop élevés, et cette surtaxe, au lieu des 1,900,000 liv. sterl. qu’on en attendait, n’avait donné que 200,000 liv. sterl. Renonçant alors à la conserver, le cabinet whig avait voulu essayer d’un procédé contraire, et plusieurs droits avaient été réduits dans la conviction qu’un accroissement de consommation en amènerait un autre dans le revenu ; mais les réformes de ce genre ne sauraient produire aussitôt un pareil résultat, et la conséquence immédiate de la réduction effectuée avait été une diminution regrettable de recettes. Les prévisions les plus sagement établies ne permettaient pas de fixer les dépenses de 1842 à moins de 50,800,000 livres sterling, ni d’évaluer le chiffre des recettes à plus de 48,350,000 liv. sterl. ; un nouveau déficit de 2 millions 1/2 de livres sterling était donc probable, et il importait d’arrêter au plus tôt un mal qui allait toujours en s’aggravant. Nul homme n’était plus propre que Robert Peel à y porter un remède énergique, et son arrivée au pouvoir fut accueillie par un sentiment général de confiance.

Il ne fallait pas songer à réduire les dépenses de 1842, fixées au chiffre de 50,800,000 livres sterling et calculées d’après les besoins rigoureux des services ; il ne fallait pas songer davantage à augmenter les ressources de l’exercice soit au moyen d’une aggravation des droits d’excisé et de douane, déjà portés au maximum, ainsi que l’avait prouvé l’expérience faite par le précédent chancelier de l’échiquier M. Baring, soit par la réduction de ces droits, mesure dont le bon effet, quelque prochain qu’il pût être, devait cependant se faire attendre. Robert Peel ne voulait pas non plus recourir à une négociation de rentes, mode d’emprunt dont il ne doit être fait usage que pour liquider une situation chargée ou subvenir à des besoins extraordinaires que les ressources de l’impôt ne sauraient couvrir, ni à une émission de bons de l’échiquier, qui n’eussent fait qu’accroître le chiffre de la dette flottante sans espérance de pouvoir, dans un avenir prochain, les rembourser par des excédans de revenus. C’étaient ces excédans qu’il fallait essayer d’obtenir, et une taxe nouvelle seule pouvait, en les donnant, permettre de rétablir l’équilibre dans le budget ; mais à quelle taxe recourir ? Ce fut dans la séance de la chambre des communes du 11 mai 1842 que Robert Peel développa son plan financier. Après avoir exposé les besoins et les ressources de 1842 et fait observer que le déficit de 2 millions 1/2 de cet exercice pourrait bien se grossir encore de diverses demandes venues de Chine et des Indes, où la lutte n’était pas complètement terminée, il ajouta que les difficultés devant lesquelles se trouvait le parlement n’étaient pas accidentelles. Le désordre avait été sans cessa en augmentant depuis sept années, et il fallait au plus tôt le faire disparaître. Grâce à une paix de vingt-cinq ans, les hautes classes de la société avaient vu leur fortune, leur bien-être, leurs jouissances, s’agrandir, et le ministre espérait que les membres auxquels il s’adressait, fidèles à l’exemple donné par leurs pères en présence d’embarras bien autrement graves, au lieu de recourir au misérable expédient de rejeter le fardeau du présent sur les générations futures, n’hésiteraient pas à s’imposer les sacrifices nécessaires pour maintenir le crédit public. Faisant donc un pressant appel au patriotisme des possesseurs de biens-fonds (possessors of property) Robert Peel proposa, conformément à ce qui avait eu lieu en 1798, le rétablissement de l’income-tax. Nous avons déjà dit dans un précédant travail[1] au milieu de quelles circonstances fut créé cet impôt célèbre ; nous devons rappeler ici les services qu’il avait rendus à l’Angleterre et les phases diverses qu’il avait traversées.

On était à la fin de 1798, et depuis six ans que duraient les hostilités tous les frais en avaient été payés avec les seules ressources de l’emprunt. Pour 1799, les besoins présumés se trouvant supérieurs de 23 millions de liv. sterl. aux recettes prévues, Pitt pensa qu’afin de ménager le crédit une partie de cette somme devait être demandée à l’impôt ; mais il y aurait eu de sérieux inconvéniens à surcharger les taxes directes et indirectes existantes, toutes aggravées déjà pour le service des derniers emprunts, et le ministre demanda au parlement de mettre un droit sur le revenu. Ce droit n’était pas nouveau. L’essai en avait été fait sous Guillaume ÏII, mais d’une façon restreinte et peu fructueuse. En renouvelant l’épreuve, Pitt proposa de la généraliser, et de la faire porter sur les revenus de toute nature, ceux au-dessous de 60 liv. sterl. étant seuls exceptés.

Le projet présenté par Pitt fut adopté, et le montant des revenus imposables ayant été évalué à 102 millions de liv. sterl., le produit annuel de la taxe aurait dû. être de 10 millions de liv. sterl. ; néanmoins il ne s’éleva guère à plus de 7,500,000 liv. sterl., de sorte que pendant les trois années que dura encore la guerre l’échiquier n’en retira qu’une somme totale de 22 millions de liv. sterl., tandis que d’un autre côté, par des emprunts ou des consolidations, le capital de la dette publique s’accroissait de 90 millions de liv. sterl.

L’income-tax fut suspendu après la paix d’Amiens ; mais, dès que les hostilités furent reprises, M. Addington proposa de le rétablir au vingtième pour tous les revenus au-dessus de 150 liv. st. Quant aux revenus inférieurs, la taxe diminuait d’un shilling par livre jusqu’à 50 livres, et l’affranchissement devait être complet pour tout revenu au-dessous de ce chiffre. Pitt combattit comme insuffisant le plan d’Addington, et lorsque, rentré quelques mois après au pouvoir, il eut à présenter le budget de 1805, il demanda que les dépenses de la guerre et de la marine fussent portées de 23 millions à 37 millions de liv. st., que l’income-tax fût élevé au dixième et qu’il frappât tous les revenus, quel qu’en fût le chiffre, sauf les revenus dits professionnels qui n’atteignaient pas 50 liv. st. La matière imposable se trouva ainsi portée de 102 millions à 120 millions de liv. st., et de 1805 à 1816 le produit de la taxe, plusieurs fois augmentée suivant les besoins, varia de 10 millions à 15 millions de liv. sterl. La moyenne de ce produit pendant ces onze années fut donc de 11 millions à 12 millions de liv. st., et le montant total de 130 millions de liv. st. environ ; mais cette somme énorme resta inférieure encore aux dépenses : près de 180 millions de liv. st., qui, à raison du taux des négociations, augmentèrent le capital de la dette publique de 250 millions de liv. st., durent être empruntés, et 300 millions de liv. st. peuvent être considérés comme le chiffre réel des ressources que l’income-tax et le crédit ont fournies à l’Angleterre depuis la rupture de la paix d’Amiens jusqu’à la fin de 1815. Du reste, quelques services qu’il eût rendus à l’Angleterre dans la longue lutte qu’elle venait de soutenir, l’income-tax n’en avait pas moins pesé de la façon la plus lourde sur le pays. Aussi au mois de mars 1816 le parlement eut-il hâte, malgré l’avis du gouvernement, d’en voter la suppression, et, pour mieux témoigner que des circonstances exceptionnelles avaient pu seules en justifier l’emploi aussi prolongé, il ordonna, sur la demande de M. Brougham, la destruction de tous les documens qui pouvaient en conserver le souvenir et en faciliter le rétablissement.

Depuis lors jusqu’en 1842, il n’avait plus été question qu’incidemment de cet impôt, et toujours d’une façon qui témoignait de la répugnance dont il était l’objet. En 1830, M. Poulett Thomson et sir Henry Parnell ayant demandé que le parlement, au lieu de procéder à une révision lente et partielle des tarifs, opérât d’après un système d’ensemble appliqué immédiatement sur une grande échelle, le premier de ces membres avait indiqué l’emprunt comme le moyen le plus propre de suppléer au vide momentané qu’une pareille réforme amènerait dans le trésor public, tandis que sir Henry Parnell avait conseillé de revenir à l’income-tax ; mais cette dernière opinion avait été vivement combattue au nom du gouvernement par lord Palmerston, et Robert Peel avait ajouté que, le précédent cabinet ayant eu à délibérer sur la même question, ses collègues et lui avaient reculé, même en la limitant aux seuls revenus de la terre, devant le rétablissement d’une contribution également préjudiciable à la propriété foncière, au commerce et à l’industrie. Quelques années après, en 1835, lord Chandos ayant proposé de supprimer le malt-tax, Robert Peel, alors premier ministre, s’était opposé à la prise en considération de la motion, parce que, dit-il, si le malt-tax était abandonné, il faudrait nécessairement « en remplacer la légère pression par le fouet du property-tax, » et en présence de cette perspective le parti agricole, d’abord très favorable à la proposition, s’était décidé à voter contre. En 1839, redevenu chef de l’opposition, le même homme d’état avait non moins vivement attaqué le projet de réforme postale présenté par le chancelier de l’échiquier, M. Baring, et il avait encore insisté sur cette considération que la mesure projetée, en jetant le trouble dans les finances de l’état, conduirait inévitablement au rétablissement de l’income-tax.

L’income-tax était donc l’épouvantail auquel avait eu sans cesse recours Robert Peel pour combattre toutes les réformes fiscales qui lui paraissaient devoir compromettre le revenu publie, et maintenant que ce revenu était en effet compromis, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il vînt proposer l’emploi du remède héroïque dont il avait fait si souvent la menace. D’ailleurs il avait pour principe qu’une des conditions essentielles de bon gouvernement est l’équilibre assuré entre les recettes et les dépenses, que, pour obtenir cet équilibre, il n’est pas de sacrifices qu’un pays ne doive faire, et à diverses reprises il avait énergiquement exprimé son sentiment à cet égard. Ainsi, M. Poulett Thomson ayant eu occasion de déclarer en plein parlement que les déficits dans le revenu ne doivent pas être considérés comme argent perdu pour le trésor, parce que cet argent, resté dans la bourse des particuliers, y fructifie, Robert Peel avait protesté contre une doctrine aussi fausse, et en 1831, lors de la discussion du bill de réforme, il n’avait pas dissimulé qu’une des principales causes de son opposition à cette mesure était la crainte que, l’élément démocratique devenant plus puissant dans la chambre des communes, cette chambre ne se trouvât entraînée à consentir des dégrèvemens dont le résultat serait de mettre en péril « la foi due aux contrats et les intérêts permanens du pays. » S’il s’était décidé à proposer le retour à l’income-tax comme moyen de rétablir l’équilibre du budget, c’est qu’il avait également pensé que cet impôt pourrait aussi servir à l’accomplissement d’une mesure réclamée depuis longtemps par l’opinion publique. Nous avons vu combien étaient élevés les droits de douane et d’excisé ; il s’agissait de réduire ceux qui étaient le plus gênans pour le commerce et l’industrie. Dans la partie de son exposé qui concernait cette importante réforme, Robert Peel ajouta que le taux de la nouvelle taxe devait être fixé à un chiffre assez haut, pour que le produit permît tout à la fois de faire cesser le déficit et d’entreprendre une réforme dont le résultat serait de ranimer le commerce, d’imprimer à l’industrie un mouvement qui réagirait de la façon la plus heureuse sur tous les autres intérêts du pays, et, en diminuant le prix des objets de consommation, de compenser ainsi pour les contribuables les sacrifices qui leur étaient encore demandés. Les articles au profit desquels devaient être révisés les tarifs étaient au nombre de plus de 750, parmi lesquels figuraient le café, le bois étranger et celui des colonies. La perte momentanée qu’en éprouverait le trésor était évaluée à 1,200,000 livres sterling ; si cette révision était adoptée, c’était donc a une insuffisance non plus de 2,500,000 livres sterling, mais bien de 3,700,000 livres sterling qu’il fallait pourvoir.

Tous les revenus au-dessus de 150 livres sterling, de quelque nature qu’ils fussent, à l’exception de ceux d’Irlande, devaient être soumis à la nouvelle taxe, et se répartissaient en cinq catégories ainsi composées : 1° revenus donnés par la propriété des terres, tenures, dîmes, manoirs, redevances, mines, carrières, usines, canaux, chemins de fer, etc. ; 2° revenus donnés par l’occupation des terres, tenures et héritages ; 3° bénéfices provenant d’annuités, dividendes et d’intérêts payés sur le revenu public ; 4° profits et gains provenant de tous métiers, commerce et emplois dans les entreprises privées ; 5° salaires affectés aux emplois publics, pensions ou annuités payables sur le revenu public ou sur la liste civile.

Un code complet de deux cents articles déterminait les modes d’assiette et de perception de la taxe, modes qui différaient peu de ceux appliqués dans la précédente période, et le revenu imposable était évalué à 130 millions de livres sterling. Un droit de 3 pour 100 ou 7 deniers par livre sterling, mis sur ce revenu, devait produire 3,880,000 livres sterling ; mais, pour que l’Irlande contribuât aussi pour sa part au supplément de charges qu’allait supporter la nation, Robert Peel proposa d’élever les droits sur les spiritueux irlandais au niveau de ceux payés par les spiritueux anglais, et de frapper la propriété d’Irlande des mêmes droits de timbre que la propriété d’Angleterre. Ces surtaxes devaient donner 500,000 livres sterling, et, 4,380,000 de nouvelles ressources se trouvant ainsi créées, 580,000 livres sterling restaient disponibles pour subvenir aux dépenses imprévues ou supplémens de crédit que pourraient réclamer la guerre de Chine et celle des Indes.

La lutte fut longue et vive dans les deux chambres du parlement. Le jour où le plan fut exposé aux communes, lord John Russell annonça qu’il l’attaquerait à la première, à la deuxième et, à la troisième lecture, et il tint parole. Le débat remplit huit séances, et l’opposition proposa successivement seize résolutions, toutes soutenues par ses principaux chefs. A la chambre des pairs, lord Brougham, retrouvant sa verve de 1816, présenta également plusieurs motions contraires, qu’appuyèrent aussi avec énergie quelques-uns de ses collègues ; mais il importait de dégager l’échiquier des embarras qui pesaient sur lui et de mettre un terme à la série de déficits. C’est à cette seule condition que pouvait être maintenu le crédit public, et on sait quelle influence de pareilles considérations ont sur le vote des assemblées législatives en Angleterre. D’ailleurs le rejet du plan de Robert Peel, en entraînant la retraite du cabinet, eût ramené les whigs aux affaires. Le parti conservateur crut donc devoir dans cette circonstance ne pas abandonner son chef, et, malgré toute sa répugnance pour l’income-tax, il finit par voter le projet ministériel. Toutefois il fut bien entendu que de « pressantes et cruelles nécessités » avaient pu seules déterminer cette adoption, que l’impôt n’était rétabli que pour faire face à ces nécessités et pour un temps limité seulement (on the plea of absolute necessity and for a limited period only), et, bien que Robert Peel eût d’abord exprimé le désir d’en voir fixer la durée à cinq ans, pour donner à la réforme commerciale le temps de produire tout son effet, li dut consentir à ce que cette durée fût restreinte à trois années ; mais, la puissance de l’instrument une fois connue, le maintien n’en devait pas avoir de limites.

Les revenus imposables se trouvèrent dépasser le chiffre présumé ; au lieu de 3,770,000 liv. sterl., l’income-tax rendit 5,100,000 liv. sterl. pour 1842, et les années suivantes le produit atteignit même 5,500,000 livres sterl. En revanche, par suite d’une mauvaise récolte qui diminua la fabrication du malt, par suite de l’incertitude que jetèrent dans le commerce des vins de longues et infructueuses négociations entamées avec le Portugal, et aussi parce que la surtaxe établie sur les spiritueux irlandais ne donna pas les résultats espérés, les produits de l’excise et de la douane restèrent pour 1842 inférieurs de 2,300,000 liv. sterl. aux évaluations premières. Aussi ce fut à peine si les 1,330,000 liv. sterl. d’excédant de l’income-tax et 870,000 liv. sterl. montant d’un tribut payé par la Chine, tribut sur lequel on n’avait pas d’abord compté, parvinrent à combler le déficit de l’exercice. En 1843 au contraire, aucune circonstance défavorable ne vint déranger les prévisions, et 1,400,000 liv. st. d’excédant de recettes permirent à Robert Peel de libérer l’échiquier d’une partie de ses engagemens envers la Banque. La situation fut meilleure encore en 1844 ; le commerce et l’industrie avaient pris un plus grand développement, la rente était montée de 89 liv. st. A 99 liv. st., la balance en faveur de l’échiquier s’était élevée de 1,400,000 liv. st. à 4,700,000 liv. st., et ses billets, émis à l’intérêt de 2 liv. st. 4 shillings pour 100 seulement, se négociaient sur la place avec une prime de 3 liv. st. 13 shillings pour 100. Robert Peel se crut alors assez fort pour tenter une autre entreprise, celle de réduire la rente 3 1/2 pour 100 à 3 1/4 pour 100 jusqu’en 1854, et à 3 pour 100 à partir de cette dernière époque, — mesure excellente qui fut couronnée d’un plein succès, et qui, sans aucune augmentation de capital, devait procurer au trésor une économie annuelle d’abord de 625t000 liv. st., puis de 1,250,000 liv. sterl. au bout de dix ans.

Les recettes de 1844 avaient dépassé les dépenses de 5 millions de liv. st., et c’était au 1er avril 1845 qu’expirait la période pour laquelle avait été établi l’income-tax. En admettant que cet impôt ne fût pas renouvelé et en prenant pour base du budget de 1845 les autres résultats de l’exercice précédent, les recettes devaient s’élever à 48,500,000 liv. st. et les dépenses à 48,700,000 liv. st. L’insuffisance n’était donc que de 200,000 liv. st., et l’équilibre du budget pouvait être considéré comme rétabli. La marine, il est vrai, réclamait pour l’accroissement de la flotte un supplément extraordinaire d’un million qu’il eût été facile de se procurer par des moyens de trésorerie ; mais le trésor commençait alors à ressentir les heureux effets de la réforme fiscale de 1842. Sur les 1,200,000 liv. sterl. abandonnées à cette époque, on avait déjà retrouvé 800,000 livres, et il était probable qu’au bout de cinq années la compensation, ainsi que l’avait prévu sir Robert Peel, serait complète. En présence d’un pareil résultat, le ministre pensa qu’il y avait tout intérêt à continuer sur une plus large échelle l’expérience commencée en 1842, et il proposa de renouveler pour trois ans l’income-tax au taux de 7 deniers par livre[2], non pas, dit-il, pour en obtenir des ressources dont le trésor n’avait pas besoin, mais bien pour permettre d’entreprendre une nouvelle et large réduction de tarifs.

Les 7 deniers devant donner 5,200,000 liv. sterl., on réservait d’abord 1,200,000 liv. pour les dépenses ci-dessus mentionnées et 660,000 livres sterling pour les cas imprévus ; restaient donc 3,340,000 liv. st. qu’on pourrait affecter à la réduction ou suppression des taxes qui pesaient le plus sur les matières premières employées dans les manufactures du pays, sur celles dont le recouvrement était le plus onéreux eu égard au profit qu’en tirait le trésor sur celles dont l’allégement aurait pour effet de donner une plus grande activité au commerce et à l’industrie indigènes. Ainsi, tandis que la prohibition était maintenue contre le sucre produit par le travail des esclaves, les droits étaient réduits de près de moitié sur le sucre provenant des colonies anglaises, d’un tiers sur le sucre étranger produit par le travail libre, et sur cette denrée seule le dégrèvement était de 1,300,000 liv. sterl. Tous les droits d’exportation étaient supprimés ; il en était de même des taxes d’importation sur le coton en laine, ainsi que sur 430 articles portés au tarif, et l’abandon de ce côté s’élevait à 1,240,000 liv. sterl. Enfin les droits d’excisé sur les glaces et ventes aux enchères étaient abolis, et de ce chef le sacrifice était de 900,000 liv. sterl. Quand il soumit son projet au parlement, Robert Peel ne lui dissimula pas que le nouveau bail de trois années qu’il demandait pour l’income-tax était peut-être un peu court eu égard à l’importance de la réforme qu’on allait tenter, et que cinq années n’auraient pas été de trop ; mais il avait toute raison d’espérer qu’en 1848 il serait possible de renoncer sans inconvénient à cet impôt. En effet, la population du pays augmentait, son capital s’accumulait, et il ne doutait pas, quant à lui, que des facilités plus grandes données à l’emploi de ce capital, combinées avec l’établissement des chemins de fer, qui rendaient les transports plus rapides et moins onéreux, n’accrussent tout à la fois et la demande du travail et la consommation des objets soumis aux taxes, de façon à faire rendre à ces dernières dans un temps peu éloigné un excédant égal à la somme dont la remise était proposée. Dans tous les cas, le parlement de 1848 serait en bonne situation pour juger de ce qu’il y aurait à faire.

Depuis trois ans qu’il était rétabli, l’income-tax n’avait pas été sans soulever les réclamations et les plaintes les plus vives. On lui reprochait d’être inégal et vexatoire, et, sans chercher à le justifier à ce sujet, Robert Peel s’était borné à dire que, quels que fussent les inconvéniens de cet impôt, le pays en éprouvait moins de préjudice que de la conservation de taxes onéreuses, qu’il n’était d’ailleurs qu’un instrument passager pour mener à bonne fin une grande entreprise et donner au revenu ordinaire le temps de se réformer. Lord John Russell, qui en 1842 avait combattu l’income-tax comme moyen de restaurer les finances et l’approuvait maintenant comme moyen d’aider à la réforme commerciale, contesta que l’emploi n’en dût être que momentané. Il attaqua les propositions de sir Robert Peel comme insuffisantes, et soutint que le seul parti à prendre pour fonder la prospérité financière du pays était de favoriser l’accroissement des échanges avec l’étranger et le développement de la consommation intérieure par l’abandon de tous les droits protecteurs ou restrictifs, par une large liberté donnée au commerce. Il ajoutait qu’un temps plus long que ne le pensait le ministre serait nécessaire pour l’accomplissement de cette œuvre, que, jusqu’à ce qu’elle eût produit tous ses bons effets, l’income-tax, malgré de graves défauts, devait être conservé, et que, pour rendre le maintien de cet impôt plus acceptable pour le pays, il conviendrait de le modifier dans les parties les plus défectueuses en cessant d’assimiler par exemple les revenus permanens aux revenus temporaires et les revenus fixes aux revenus aléatoires. Robert Peel et M. Goulburu, chancelier de l’échiquier, répondirent qu’à chaque. jour suffisait sa peine, et que la situation financière ne permettait pas pour le moment de faire plus qu’ils ne proposaient. Ils ne voulurent prendre aucun engagement pour l’avenir, s’opposèrent à toute modification de l’income-tax comme ne pouvant produire qu’une confusion inextricable, et le projet ministériel fut adopté à une grande majorité.

Malgré une mauvaise récolte et une disette de pommes de terre qui affama l’Irlande, les résultats de 1845 dépassèrent toutes les espérances : 900,000 liv. sterl. furent regagnées sur l’excise et les douanes, les droits de timbre et de poste donnèrent une augmentation de 650,000 liv. sterl., et l’excédant disponible en fin d’exercice fut de 2,380,000 livres sterling. Aussi Robert Peel crut-il pouvoir en 1846 aller plus loin qu’il n’avait fait l’année précédente, et, en soumettant au parlement la loi des grains, mesure plutôt politique qu’économique, il lui proposa sur les bois, les suifs, les soies grèges, les cotons, laines et autres matières brutes propres à l’industrie, des réductions de droits qui portaient l’ensemble des nouvelles diminutions fiscales à 1,050,000 livres sterling. Ces réductions furent toutes adoptées. Il n’entre pas dans notre sujet de raconter ici la discussion à laquelle donna lieu le célèbre bill dont l’objet était de supprimer graduellement la taxe sur l’importation des céréales étrangères ; nous rappellerons seulement qu’elle fut une des plus belles dont s’honorent les annales parlementaires. Sir Robert Peel, abandonné par la majorité de son parti, ne fit passer ses propositions qu’avec le concours des whigs et des radicaux, et quelques jours après, à l’occasion d’un bill de répression contre les actes de violence commis en Irlande, le ministre, ayant retrouvé l’hostilité de ses anciens adversaires, mais non l’appui de ses anciens amis, fut mis en minorité de 73 voix, et déposa entre les mains de la reine sa démission, ainsi que celle de ses collègues.

Les whigs, en rentrant aux affaires sous la direction de lord John Russell, les retrouvaient dans un tout autre état que celui où ils les avaient laissées cinq ans auparavant. En effet, du 1er janvier 1842 au 1er janvier 1846, la balance au profit de l’échiquier avait augmenté de 5 millions de livres sterling ; le montant des bons du trésor en circulation avait diminué de 4 millions de liv. st., le capital de la dette publique avait été réduit de 7 millions de liv. st, et le chiffre des intérêts annuels de 1,500,000. Assurément ces heureux résultats étaient dus en grande partie à la politique financière et commerciale inaugurée par Robert Peel ; mais il ne faut pas oublier non plus que le développement donné à la construction des chemins de fer, construction à laquelle fut employée de 1841 à 1847 la somme énorme de 150 millions de liv. st., y avait aussi largement contribué. Il n’est pas douteux qu’une pareille dépense, en élevant le prix des salaires, n’eût considérablement augmenté la demande des objets de consommation soumis aux droits d’excisé ou de douane, et que, par l’impulsion donnée aux affaires, elle n’eût également accru le nombre des transactions entre particuliers. Aussi ces diverses causes réunies agissant encore en 1846, le revenu de cet exercice dépassa les prévisions de 2,800,000 liv. st., et le budget se solda par un excédant de recettes de 2,700,000 liv. st.

Malheureusement ce brillant tableau devait avoir son côté sombre. S’il était de l’intérêt du pays d’établir des chemins de fer, il y avait eu cependant grave imprudence à employer à cette œuvre, dans un nombre aussi restreint d’années, une somme de capitaux qui dépassait de beaucoup et les épargnes annuelles et les ressources disponibles. Il est vrai qu’en Angleterre ce n’est pas sur l’initiative prise par le gouvernement que sont votés habituellement les bills de chemins de fer, et il est probable que là comme ailleurs chaque membre avait voulu avoir pour le comté qu’il représentait sa voie ferrée ; mais il est probable aussi qu’avec la juste autorité qu’il exerçait sur le parlement, Robert Peel eût pu modérer la rapidité avec laquelle se succédaient les bills d’autorisation, et qu’en n’y mettant pas obstacle il fit preuve d’une regrettable imprévoyance. Quoi qu’il en soit, l’excès des dépenses amena une crise pécuniaire que vinrent aggraver encore les deux mauvaises récoltes de 1846 et de 1847. Non-seulement les recettes de cette dernière année ne réalisèrent pas les prévisions, non-seulement elles restèrent inférieures de plus de 1 million de liv. sterl. aux besoins ordinaires, mais, pour nourrir l’Irlande, le gouvernement fut obligé d’emprunter 8 millions de liv. sterl., et, si les réformes de Robert Peel n’avaient pas été seules à produire la prospérité des années précédentes, du moins est-il juste de reconnaître qu’elles contribuèrent puissamment à adoucir les souffrances qui suivirent.

Ces souffrances n’étaient pas finies, lorsque de nouvelles circonstances vinrent au commencement de 1848 compliquer la situation. Ce fut d’abord la révolution de février en France, révolution qui inspira en Angleterre de sérieuses inquiétudes pour le maintien de la paix, et en présence de laquelle lord John Russell et ses collègues crurent devoir augmenter les arméniens du pays ; ce fut ensuite le développement pris par la guerre de Cafrerie, et enfin la détresse des planteurs de café et de sucre aux Indes occidentales, détresse attribuée à la concurrence que leur faisaient sur le marché anglais les producteurs étrangers. Un accroissement de revenus pour l’exercice 1848 n’était donc pas probable ; une augmentation de dépenses était au contraire certaine, et cependant c’était au mois d’avril de cette année qu’expirait l’income-tax. Lord John Russell présenta le budget au mois de février, et il en évalua les besoins à 54,500,000 livres sterling, y compris diverses additions pour les services de l’armée et de la marine. Quant aux recettes, privées du produit de l’income-tax, elles ne devaient être que de 46 millions de livres sterling. L’insuffisance des ressources était de 8,500,000 livres st. Force était donc de maintenir encore cet impôt ; il ne s’agissait plus en effet cette fois comme en 1845, au milieu d’une situation prospère, d’aider une réforme utile ; il fallait subvenir à la pénurie du trésor. De plus, comme le produit de 7 deniers n’aurait pas suffi pour couvrir le déficit, le ministre demanda que ces deniers fussent portés à 10. Cette proposition souleva les réclamations les plus vives au sein du parlement et au dehors, et le gouvernement dut étudier un autre plan de finances. Peu à peu cependant les craintes de guerre et d’invasion disparurent, la-rentrée des impôts devint plus facile et plus abondante, et au mois de juin le chancelier de l’échiquier, sir Charles Wood, put présenter un nouveau budget dans lequel les dépenses étaient réduites de 800,000 liv. sterl., les prévisions de recettes accrues de 900,000 liv. sterl. ; une partie des frais de la guerre de Cafrerie était mise à la charge de la dette flottante, et le taux de l’income-tax ramené à 7 deniers. Le sentiment public se prononçait de plus en plus contre cet impôt, et, pour bien constater qu’il n’était maintenu qu’à titre de ressource temporaire, le parlement, en le renouvelant pour trois ans, rejetait à d’immenses majorités plusieurs propositions ayant pour objet d’en corriger les parties les plus défectueuses. Néanmoins, grâce à cette réimposition, le budget de 1848 se solda presque en équilibre. En 1849, toute inquiétude ayant disparu, les affaires avaient repris de l’activité, et d’un côté des économies réalisées sur les services de la marine et de l’armée, de l’autre une amélioration progressive dans les revenus, donnèrent en fin d’exercice un excédant de 2,500,000 liv. sterl. Aussi le chancelier de l’échiquier, prenant pour base les faits de cet exercice, crut-il pouvoir, dans le budget de 1850, évaluer les recettes à 52,300,000 livres sterling et les dépenses à 50,800,000 livr. sterl. Aux 2,500,000 livr. sterl. disponibles viendraient donc s’ajouter 1,500,000 liv. sterl., et le ministre aurait vivement désiré pouvoir appliquer une partie de ces 4 millions de liv. sterl. A une réduction de la dette, augmentée de 8 millions de liv. sterl. en 1847. « Que penser, dit-il, de la conduite d’un simple particulier qui emprunte chaque fois que ses dépenses excèdent son revenu, et qui ne songe pas à rembourser ce qu’il doit lorsque son revenu devient supérieur à ses dépenses ? Je maintiens que, si nous voulons, comme état, conserver la considération que nous croyons indispensable pour un particulier, nous devons en temps de paix travailler à nous libérer de notre dette, et ne pas dépenser chaque année nos excédans de recettes. » Toutefois, quelle que fût la sagesse de ces principes, sir Charles Wood exprimait le regret que les circonstances ne permissent pas de les mettre immédiatement en pratique. L’agriculture anglaise était alors en très grande souffrance, et elle attribuait cette souffrance au nouveau régime économique ; mais il était impossible de faire un retour vers le système protecteur, surtout en ce qui concernait les céréales, et, pour venir en aide aux propriétaires et fermiers en les mettant à même d’améliorer leurs moyens de culture, le ministre proposa d’avancer 3 millions de liv. sterl. A ceux d’entre eux qui voudraient employer le montant de leur emprunt en travaux de drainage et autres perfectionnemens agricoles, de réduire de 450,000 liv. sterl. le droit d’excisé sur les briques employées dans les bâtimens d’exploitation, et d’alléger de 300,000 liv. sterl. les droits de timbre sur les baux et transferts de propriété rurale. Ce n’est pas sans peine néanmoins que sir Charles Wood se dessaisissait, même temporairement, au profit de l’agriculture, de la somme de 3 millions de livres sterl. Un pareil mode de concours, faisait-il observer, ne pouvait être que momentané, et il exprimait l’espoir qu’au fur et à mesure de la rentrée des sommes prêtées elles seraient employées à la réduction de la dette. Cet espoir ne devait pas être réalisé, et les 3 millions de liv. sterl., ainsi que d’autres avances qui eurent lieu encore, furent absorbés quand ils rentrèrent par les besoins extraordinaires des exercices qui suivirent.

De nouvelles économies et de nouveaux accroissemens de recettes portèrent l’excédant des ressources de 1850 à 3,100,000 liv. sterl., somme dont la majeure partie fut encore prêtée à l’agriculture, et, en faisant connaître ces heureux résultats au parlement, sir Charles Wood ne lui dissimula pas qu’il serait peu prudent d’en espérer de semblables pour l’exercice suivant. Il évaluait les dépenses probables de 1851 à 50,200,000 liv. st., les recettes à 52,100,000 liv. sterl. Seulement, dans ce dernier chiffre, il faisait entrer le produit de l’income-tax, maintenu encore à 7 deniers, car, si cet impôt, qui expirait au 1er avril, n’était pas conservé, l’excédant des ressources de 1,900,000 liv. st. se convertirait en un déficit de 3,500,000 liv. sterl. Sir Charles Wood demanda donc le renouvellement de l’income-tax, et cette fois sans lui fixer de terme, parce que, dit-il, avant qu’il pût être question d’y toucher, plusieurs autres taxes devaient être supprimées ou réduites. Parmi ces taxes, il mettait au premier rang celle des fenêtres, taxe fort impopulaire, dont le produit était de 1,800,000 liv. sterl., et qu’il proposait de remplacer par un impôt sur les maisons habitées d’un revenu probable de 1,100,000 liv. sterl. Il était également d’avis de réduire les droits sur le bois étranger et sur le café, et l’adoption de ces diverses mesures devait ramener l’excédant prévu des ressources à 600,000 livres sterling.

La situation du cabinet whig était à cette époque des plus précaires. Les radicaux lui reprochaient de ne pas entrer résolument dans la voie des réformes politiques. Les peelites étaient en désaccord avec lui sur la question des titres ecclésiastiques conférés en Angleterre par le pape, — question qui passionnait vivement les esprits. Le parti conservateur avait gagné des forces, et, si lord John Russell et ses collègues se maintenaient encore au pouvoir, ils ne le devaient qu’au défaut d’entente de leurs adversaires. Les peelites surtout ne voulaient rien faire qui pût contribuer à l’avènement d’un ministère conservateur dont les tendances eussent été de rétablir au moins en partie l’ancienne législation sur les grains, et de modifier le système économique adopté depuis dix ans. « Serrons nos rangs contre toute réaction de ce genre, » avait dit sir James Graham, alors leur chef, et ces paroles étaient devenues le mot d’ordre de tout le groupe. C’était donc sur les défiances et les antipathies réciproques des diverses fractions de l’opposition que sir Charles Wood devait compter pour assurer le succès de son plan ; mais les attaques n’en vinrent pas moins de toutes parts, et la lutte fut des plus vives.

M. Herries dans la chambre des communes et lord Derby dans la chambre des lords, tous les deux organes du parti conservateur, rappelèrent que, « si en 1842 sir Robert Peel n’eût pas donné l’assurance que, la situation financière une fois rétablie, l’income-tax cesserait d’être perçu, jamais le parlement ne se fût décidé à voter, même pour une heure, dit lord Derby, un impôt jusque-là toujours tenu en réserve pour les temps de guerre, toujours mis à l’écart en temps de paix, et qui pesait sur les diverses classes de la société avec une complication d’injustice impossible à faire disparaître. A la vérité, en 1845, l’income-tax avait été renouvelé pour trois années, mais seulement en vue de fournir des ressources pour mener à bonne fin la réforme commerciale. Si en 1848 la gravité des circonstances avait pu encore en justifier le maintien, aujourd’hui aucune considération analogue ne pouvait être invoquée. Les budgets se soldaient avec des excédans de recettes de plus de 2 millions de livres sterling, la réforme commerciale entreprise en 1845 avait produit tout son effet, le pays était en pleine prospérité, et dès lors, ajoutait-il, adopter en entier le projet du cabinet, c’était déclarer virtuellement que le pays était à tout jamais condamné à l’income-tax. Le parlement devait par conséquent témoigner sa volonté contraire en réduisant le nombre des deniers au chiffre nécessaire pour assurer l’équilibre du budget, et en décidant qu’à l’avenir tous les excédans de recettes, au lieu d’être gaspillés en réductions d’autres taxes, seraient affectés à la diminution progressive de l’impôt sur le revenu jusqu’à complète extinction. » Un amendement fut formulé dans ce sens à la chambre des communes par M. Herries ; il échoua devant l’opposition du parti ministériel, réuni dans cette occasion aux radicaux, dont le système fiscal était de substituer successivement l’impôt direct aux taxes indirectes, et aux peelites, qui ne voulaient pas donner un succès au parti conservateur.

Ce rejet assurait le vote des 7 deniers ; mais, sur la question de la durée, le cabinet, qui n’avait voulu en déterminer aucune, fut battu par une nouvelle coalition composée d’autres élémens. Cette fois ce fut le chef des radicaux, M. Hume, qui, afin de rendre l’income-tax définitif pour le substituer à quelques-uns des impôts indirects existans, vint proposer de nommer un comité pour examiner les moyens d’en corriger les inégalités et autres défauts, et de ne le voter que pour un an, de façon à pouvoir le renouveler l’année suivante sur des bases meilleures. Le parti conservateur, espérant au contraire que l’enquête n’aurait aucun résultat, et que, l’impossibilité d’améliorer cet impôt étant bien reconnue, le parlement se résoudrait à l’abandonner aussitôt que possible, se rallia à la proposition de M. Hume, qui fut adoptée. Toutefois ce vote ne modifiait en rien le plan du budget de 1852, et n’était point assez grave pour entraîner la chute du cabinet, dont toutes les autres de mandes, bien que vivement combattues, furent d’ailleurs agréées. La session s’acheva sans autre incident.

Lorsque les chambres se réunirent au commencement de 1852, un ministère conservateur ayant à sa tête lord Derby venait d’être constitué. Ce ministère n’avait pas non plus de majorité propre dans le parlement, et, comme le gouvernement ne pouvait rester plus longtemps à la merci des coalitions, le nouveau chancelier de l’échiquier, M. Disraeli, en proposant aux communes le budget de 1852, leur annonça que l’intention de la reine était de dissoudre la chambre aussitôt que les affaires les plus urgentes auraient été expédiées. Il leur fit connaître en même temps que les résultats de l’exercice 1851 seraient bien plus favorables que ne l’avait prévu sir Charles Wood, puisque l’excédant disponible des recettes serait de 2,200,000 liv. sterl. au lieu d’être de 680,000 liv. sterl. Seulement une charge extraordinaire de 1 million de liv. sterl., occasionnée par la guerre de Cafrerie, devait porter les dépenses de 1852 à 51,200,000 liv. sterl. au lieu de 50,300,000 liv. sterl., chiffre de 1851. Il y avait dès lors impossibilité absolue de se priver du revenu de 6 millions de livres sterl. produit par l’income-tax, et, comme la commission chargée de faire une enquête sur cet impôt n’était arrivée à aucune solution, comme le temps avait manqué au cabinet et manquait à la chambre pour rechercher dans une nouvelle combinaison de taxes des ressources nouvelles, M. Disraeli proposa de maintenir les 7 deniers pour un an à titre provisoire, et le budget fut adopté tel qu’il l’avait présenté. Cependant ce ministre crut devoir profiter de la circonstance pour faire une déclaration propre à dissiper toutes les incertitudes sur les intentions financières et économiques qu’on pouvait lui prêter, ainsi qu’à ses collègues. Il reconnut avec une entière franchise le grand bénéfice que le pays avait retiré de la réforme commerciale, et l’impossibilité de revenir sur les réductions ou suppressions de tarifs consenties dans les douanes ou l’excise ; mais il contesta que l’impôt direct fût préférable à l’impôt indirect. Une taxe directe surtout, comme l’income-tax, dont était exempte une partie de la communauté, n’était à son avis qu’une contribution forcée mise sur ceux qu’elle frappait, contribution que pouvait seule justifier la nécessité de pourvoir à des besoins urgens et temporaires. Il croyait, quant à lui, qu’il fallait se servir des taxes directes aussi bien que des taxes indirectes, que plus étaient nombreuses et variées les sources de revenus, plus était abondant et facile à percevoir le produit que l’état en retirait, et que la règle d’or d’un chancelier de l’échiquier soucieux du bien public et des intérêts du trésor devait être de veiller à ce qu’aucune contribution ne fût jamais excessive. Malgré cette rassurante profession de principes faite à la veille de la dissolution, les élections n’accrurent pas les forces du parti conservateur, et la chute du cabinet ne pouvait être que prochaine. En effet, dès les premiers jours de la session de 1853, M. Disraeli ayant présenté un projet de budget qui appliquait l’income-tax aux revenus de 100 liv. sterl. en l’étendant à l’Irlande, et qui, pour donner satisfaction au parti agricole, réduisait de moitié les taxes sur le malt et sur la houille en compensant ce sacrifice par une aggravation de la nouvelle taxe sur les maisons, vit ce projet échouer devant l’opposition réunie des membres auxquels n’agréaient pas ses combinaisons financières et de membres hostiles à la politique du gouvernement. Le cabinet crut devoir donner sa démission, et c’est alors que fut constitué, sous la direction de lord Aberdeen, un ministère de coalition composé des hommes les plus éminens du parti whig et du parti peelite, et le plus fort qu’ait peut-être jamais eu l’Angleterre sous le rapport de l’aptitude de ses membres et de la haute considération dont ils étaient tous environnés.

Mais avant d’entrer dans une période nouvelle, remplie surtout de faits de guerre, constatons par quelques chiffres les résultats des dix années toutes de paix que l’on vient de parcourir. Le capital de la dette fondée avait été réduit de 23 millions de livres sterl. et la charge annuelle de cette dette de 1,750,000 liv. sterl. Le montant des remises accordées sur l’excise et les douanes, compensation faite de quelques aggravations de droit, avait été de 6,500,000 liv. sterl., et cependant le produit de ces deux branches de revenu, qui en 1842 avait été de 33,250,000 livres sterling, s’était élevé à 35,285,000 liv. st. en 1852, soit une augmentation de 2,035,000 liv. sterl. D’un autre côté, le chiffre des dépenses, qui en 1842 avait été de 51,165,000 liv. st., ne fut en 1852 que de 50,800,000 liv. st., soit une diminution de 365,000 liv. st. Ces chiffres disent assez avec quelle habileté et quelle sagesse avaient été dirigées les affaires de la Grande-Bretagne.


II

Le plan financier présenté par M. Disraeli ayant été rejeté, ce fut à M. Gladstone, son successeur à l’échiquier, qu’échut la mission de proposer le nouveau projet du budget pour 1853. Les dépenses de 1852 étaient restées au-dessous des évaluations primitives, tandis que les recettes les avaient considérablement dépassées, et l’excédant disponible laissé par cet exercice s’élevait à 2,400,000 livres sterl. ; mais la dictature qui venait d’être établie en France avait excité toutes les défiances de la nation anglaise. On craignait, une rupture de la paix, peut-être même des tentatives d’invasion, et dès l’ouverture de la session 1,400,000 livres sterl. de subsides avaient été votés pour l’armement des côtes, pour des approvisionnemens supplémentaires de la marine, pour l’organisation des milices. M. Gladstone estima donc que les dépenses de 1853 atteindraient le chiffre de 52,200,000 livres sterl., tandis que celles de 1852 avaient été seulement de 50,800,000 livres sterl. Quant au total du revenu, non compris le produit de l’income-tax, qui n’avait été accordé que jusqu’au 1er avril, il devait être de A7,500,000 liv. sterl., c’est-à-dire de 4,700,000 livres sterl. inférieur aux besoins. Par contre, si l’on admettait que l’income-tax fût renouvelé, ce total s’élèverait à 53 millions de liv. sterl., et laisserait dès lors pour les cas imprévus une marge de 800,000 livres sterl. Il fallait prendre cependant un parti sur cet impôt, objet chaque année des controverses les plus vives, examiner s’il était susceptible d’être corrigé d’une façon utile, décider enfin si, oui ou non, il entrerait dans les ressources permanentes de l’état. M. Gladstone aborda résolument cette question dans un exposé qui, non-seulement par la lucidité, la largeur et la variété des vues, mais aussi par l’éloquence, rappelait les meilleurs discours de Pitt.

On a vu que la commission d’enquête nommée sur la proposition de M. Hume s’était séparée sans avoir rien résolu, et nous trouvons dans un excellent livre de sir William Northcote un résumé aussi sensé que spirituel du travail auquel elle s’était livrée. « Il y aurait exagération, dit cet éminent publiciste, à prétendre que l’income-tax a jamais été populaire ; il est cependant nombre de personnes qui ont été favorables et même plus que favorables, sinon à celui établi par Pitt et Robert Peel, du moins à une sorte l’income-tax par excellence existant seulement dans leur cerveau, et qui ont cru simple et facile de substituer cet enfant de leur imagination à l’impôt grossier et défectueux qui, en prenant le nom de leur idole, a jeté sur lui le discrédit. Lorsque les portes du comité furent ouvertes, tous les rêveurs, faiseurs de projet et prétendus économistes qui depuis longtemps déclamaient contre l’ignorance ou l’indolence de sir Robert Peel et de ses successeurs, et annonçaient qu’ils étaient prêts à résoudre le problème devant lequel tous les hommes d’état avaient montré leur impuissance, furent conviés à venir y soumettre et développer leurs plans. La plupart d’entre eux comparurent, et indiquèrent le moyen d’asseoir l’impôt sur les bases qu’ils croyaient les plus équitables ; seulement tous les projets furent reconnus impraticables, et le comité dut se séparer sans avoir rien résolu. Bien plus, quelques-uns de ses membres déclarèrent hautement qu’après avoir cru longtemps eux-mêmes à la possibilité d’un remaniement de la taxe, leur opinion à cet égard était complètement changée, et que l’étude à laquelle ils venaient de se livrer leur avait démontré de la façon la plus évidente toutes les difficultés d’une pareille entreprise. »

Ces difficultés furent exposées et discutées dans le discours de M. Gladstone. Après avoir déclaré qu’il était impossible de renoncer pour le moment à l’income-tax à moins de recourir à des aggravations ou créations d’impôts encore plus impopulaires, le ministre rappela les services qu’avait rendus à l’Angleterre ce puissant instrument de finances. Il avait été son bouclier pendant la guerre ; il l’avait ensuite aidée pendant la paix à développer son industrie, et, habilement ménagé, il la mettrait encore à même, si les circonstances l’exigeaient, de défier le monde. Cependant l’obligation où se trouvait le fisc d’accepter sans contrôle possible la plupart des déclarations qui lui étaient faites favorisait l’esprit de fraude, et donnait à l’income-tax un caractère d’immoralité qui permettrait difficilement de le faire entrer d’une façon définitive et permanente dans le régime financier du pays, tandis que pour les biens-fonds le revenu pouvait être évalué d’après des bases à peu près certaines et authentiques, il fallait, pour le profit des professions diverses de l’industrie et du commerce, s’en rapporter forcément aux contribuables eux-mêmes, dont les déclarations étaient souvent loin d’être sincères, et le ministre en donna pour exemple un fait qui s’était récemment passé à Londres. Une rue allait y être démolie, et il s’agissait d’indemniser les propriétaires et locataires dépossédés. Parmi eux se trouvaient vingt-huit négocians, qui basaient leur demande d’indemnité sur un profit annuel de 48,000 Iiv. sterl. ; le jury avait réduit ce chiffre à 27,000 liv. sterl., et il avait été constaté que les déclarations faites par ces mêmes négocians pour établir leur quote-part dans l’income-tax ne portaient ce revenu qu’à 9,000 liv. st. M. Gladstone exprima le regret que dans le commerce anglais, commerce si honorable et si renommé dans le monde entier pour l’énergie et la loyauté, pussent se trouver des hommes capables de commettre de pareilles fraudes ; mais ces fraudes, inséparables de la nature humaine, l’étaient également de la taxe elle-même, et ce serait vainement, dit-il, qu’on essaierait de les empêcher et de remédier aux inégalités qui en étaient la conséquence : d’ailleurs ces inégalités étaient loin d’être les seules.

Ainsi tous les revenus, quelle qu’en fût l’origine, étaient assimilés les uns aux autres, et pourtant combien ne différaient-ils pas entre eux ! Était-il juste par exemple de taxer sur le même pied les revenus fixes de la propriété et les profits aléatoires du commerce, ceux qui étaient le produit du travail, of the skill, et ceux qui étaient gagnés sans peine, lazzy incomes, les émolumens à temps du fonctionnaire et les rentes à vie, ces dernières et les rentes perpétuelles, les profits d’une profession dont l’exercice avait exigé de longues études, de lourds sacrifices, et ceux d’un métier pour lequel aucun apprentissage n’avait été nécessaire ; mais comment les distinguer les uns des autres ? En cherchant à les subdiviser par catégories, ne risquerait-on pas de tomber dans la confusion et l’arbitraire, de substituer aux inégalités existantes des inégalités bien autrement criantes ?

« En résumé, dit M. Gladstone après avoir examiné et discuté les principaux griefs auxquels donnait lieu l’income-tax, le gouvernement pense que cet impôt est un instrument d’une puissance gigantesque pour accomplir les grandes entreprises nationales. Cependant, parmi les moyens d’application, il en est qui rendent difficile, peut-être même impossible, et dans tous les cas peu désirable de le garder comme une des ressources ordinaires du pays. Le sentiment d’inégalité qui s’y attache est un fait très important par lui-même. Les investigations auxquelles l’assiette de cet impôt donne lieu sont un inconvénient des plus graves, et les fraudes qu’il engendre sont surtout un mal qu’on ne saurait réprouver en termes trop énergiques. Or entreprendre de corriger de pareilles défectuosités serait vouloir se livrer non pas à un travail herculéen, car un travail herculéen, Hercule eût pu l’accomplir, mais à un travail dont le résultat serait, par suite des billevesées et des absurdités auxquelles il donnerait l’occasion de se produire, la désorganisation d’une ressource qu’il faut ménager pour les jours difficiles. » Quant à lui et à ses collègues, ajoutait M. Gladstone, ils ne consentiraient jamais à assumer une pareille responsabilité, et ils pensaient que le parti le plus sage était de ne pas y toucher du tout, de mettre l’arme de côté aussitôt que cela serait possible, et de la laisser reposer ainsi intacte dans le fourreau, pour l’en retirer et s’en servir lorsque l’honneur et le devoir l’exigeraient de nouveau.

M. Gladstone concluait que, l’income-tax n’étant susceptible d’aucun amendement, il fallait viser à le mettre de côté le plus tôt possible, que néanmoins, puisque les nécessités financières en réclamaient encore le maintien, il convenait d’en profiter pour entreprendre une nouvelle révision des tarifs, et de le garder même assez de temps pour permettre à cette réforme de produire tout son effet. En conséquence il proposa de réduire successivement les droits sur les journaux, les voitures de place, le savon, le thé, ainsi que sur cent trente-trois articles de douane, et de le supprimer sur cent vingt-trois autres, ce qui devait procurer une décharge de 2,568,000 liv. st. pour 1853, de 3,675,000 liv. st. pour 1854 et de 5,400,000 liv. sterl. pour les années suivantes. Par contre, l’income-tax était conservé jusqu’en 1860 au taux de 7 deniers pendant les deux premières années, de 6 deniers pendant les deux suivantes, et de 5 deniers pendant les trois dernières. Il devait être étendu, mais à raison de 5 deniers seulement, aux revenus de 100 à 150 liv. st., revenus qui avaient suffisamment bénéficié des réformes fiscales opérées depuis 1842 pour ne pas rester plus longtemps exempts des charges communes, et l’Irlande, jusqu’alors dispensée d’y contribuer, y était enfin soumise. En effet, les surtaxes sur le timbre et les spiritueux auxquelles elle avait été assujettie en 1842 n’existaient plus depuis longtemps ; il lui avait en outre été fait remise des intérêts de la dette de 8 millions de liv. sterl. contractée pour lui venir en aide en 1848, et dès lors toute exception maintenue en sa faveur ne pouvait plus être qu’une injustice faite à l’Angleterre et à l’Ecosse.

Les revenus de 100 à 150 liv. sterl. devant donner 250,000 et ceux d’Irlande 450,000 liv. sterl., le produit de l’income-tax allait donc s’élever de 5,500,000 à 6,200,000 liv. st. pour retomber en 1855 à 5,400,000 liv. st., en 1857 à 4,500,000 liv. st., et disparaître complètement en 1860. C’étaient donc 10 millions de liv. sterl. que le trésor aurait abandonnés au bout de sept années sur l’income-tax et les autres impôts ; mais comment se trouverait alors compensé pour lui ce sacrifice ? D’abord, à partir de 1854, l’intérêt de la rente 3 1/4 devrait être réduit à 3 en vertu du bill de conversion de 1844, et il y avait là un gain de 630,000 liv. sterl. De plus, chaque année en moyenne, 80,000 liv. sterl. de rentes étaient rachetées ; rien ne faisait supposer que cette moyenne pût diminuer, et en huit années il y avait là encore un autre gain de 640,000 liv. sterl. Enfin 2,150,000 liv. st. d’annuités à terme devaient s’éteindre en 4860, et le seul chapitre de la dette devait présenter ainsi une économie de 3,420,000 liv. sterl. D’un autre côté, M. Gladstone proposait d’étendre à tous les biens immeubles transmis par testament ou hérédité naturelle les droits de succession, qui jusqu’alors n’étaient perçus que sur les meubles, d’augmenter le droit sur les spiritueux écossais, sur les patentes, et de ce chef il espérait 2,600,000 liv. st. Restaient à trouver 5 millions de liv. st. pour rétablir la balance. En moins de huit années, les remises de taxes faites en 1842 et 1845 avaient été complètement retrouvées ; nul doute qu’il n’en fût de même pour celles que le gouvernement soumettait à l’approbation du parlement. Elles donneraient une impulsion nouvelle à l’activité industrielle et commerciale, et, grâce à l’accroissement de consommation et de transactions qui en serait la conséquence inévitable, les 5,400,000 liv. st. abandonnées sur les taxes indirectes seraient à peu près récupérées en 1860.

Il est sans intérêt de rappeler ici la discussion longue et toute de détail à laquelle donna lieu le projet de M. Gladstone ; il nous suffira de dire qu’après avoir subi diverses modifications concernant quelques-unes des surtaxes ou décharges proposées, le budget de 1853 fut arrêté à 52,575,000 liv. st. en recettes et à 52,085,000 liv. st. en dépenses, soit avec un excédant de 490,000 liv. sterl. Tout en admirant la façon habile dont était conçu et présenté le plan de M. Gladstone, la hardiesse des combinaisons, la science profonde déployée dans l’exposé, il est permis cependant de s’étonner de la confiance que cet homme d’état semblait avoir dans l’avenir, alors que déjà tant de signes précurseurs laissaient entrevoir les graves événemens de l’année 1854. Quoi qu’il en soit, les résultats financiers de 1853 dépassèrent toutes les espérances. Les douanes et l’excise, malgré une réduction de tarifs de 1,500,000 liv. st. pour les premières et de 200,000 liv. sterl. pour la seconde, produisirent ensemble 800,000 liv. sterl. de plus qu’en 1852. Seul, le nouveau droit de succession rendit moins qu’on n’avait présumé ; mais cette déception fut compensée par 800,000 livres d’économies réalisées sur les dépenses. En somme, l’exercice fut clos avec un excédant de recettes disponibles de 3,525,000 liv. sterl. Malheureusement cet excédant ne reçut pas l’emploi qu’auraient comporté les circonstances ; le trésor devait depuis longtemps 8 millions de liv. sterl. À la compagnie de la mer du Sud, et M. Gladstone, voyant au commencement de l’année 1853 l’argent affluer au trésor et l’intérêt des fonds à un cours très bas, avait cru devoir, de l’avis du parlement, mettre la compagnie en demeure soit de consentir à une réduction d’un 1/2 pour 100 sur les intérêts dus, soit d’accepter le remboursement du capital à une échéance désignée. La compagnie préféra le remboursement, et lorsque l’échéance arriva, on était à la veille de la guerre. Il fallut donc non-seulement vider les caisses de l’échiquier, mais puiser à la Banque et emprunter à 3 1/2 pour rembourser une dette qui ne coûtait que 3. Aussi cette malencontreuse opération fut-elle l’objet des critiques les plus vives.

Quand s’ouvrit la session de 1854, l’Angleterre venait de déclarer la guerre à la Russie, et les frais extraordinaires que devait occasionner durant cet exercice la lutte dans laquelle on allait s’engager furent évalués à 8 millions de liv. sterl. M. Gladstone proposa de se procurer cette somme en portant l’income-tax de 7 à 14 deniers, mesuré qui produirait 6,500,000 liv. sterl., et en demandant les autres 1,500,000 liv. sterl. À une aggravation de droits sur les spiritueux irlandais, sur le sucre et sur le malt ; mais, pour avoir immédiatement à sa disposition les ressources qui pouvaient lui être nécessaires, le ministre se fit autoriser à émettre jusqu’à concurrence de 6 millions de liv. sterl., sous le titre d’exchequer bonds, des obligations qui devaient différer des exchequer bills en ce que ces derniers sont à court terme et que le taux d’intérêt peut en être modifié au renouvellement, tandis que les exchequer bonds ne devaient être remboursables que par tiers en 1858, 1859, 1860, et que l’intérêt en devait rester le même jusqu’à l’échéance du capital. Les frais de la guerre devaient donc être mis principalement à la charge de l’impôt, et M. Gladstone motiva sa proposition à cet égard par les considérations suivantes. « Les dépenses de la guerre, dit-il, sont l’obstacle moral qu’il a plu à la Providence de mettre à l’ambition et à l’amour des conquêtes dont sont dévorées tant de nations. En effet, par l’éclat et les hasards dont elle est entourée, par la gloire qu’elle donne et les passions qu’elle soulève, la guerre a un tel charme pour les hommes, qu’ils deviennent aveugles aux misères qu’elle entraîne après elle. La nécessité de se trouver chaque année en regard des frais qu’elle occasionne est donc un frein salutaire qui les oblige à méditer sur ce qu’ils font, à calculer le prix auquel ils achètent les profits sur lesquels ils comptent ; c’est par ce moyen seulement que, portés à réfléchir comme des êtres sensés et intelligens, ils peuvent être amenés à faire des guerres politiques et non pas des guerres de passion, à en bien envisager l’utilité avant de les entreprendre, et à bien se pénétrer de la convenance de les terminer dès qu’il y a possibilité de conclure une paix honorable. » C’est, ajoutait M. Gladstone, ce que n’avait pas compris assez tôt Pitt, et, si cet homme d’état s’était, selon lui, adressé à l’income-tax dès 1792, le poids de cet impôt, en modérant l’ardeur belliqueuse du pays, eût amené sans doute une fin plus prompte des hostilités sans aggravation sensible de la dette publique.

Cet exemple de la prétendue erreur commise par Pitt ne paraît guère bien choisi. Si jusqu’en 1798 celui-ci préféra recourir au crédit plutôt qu’à l’impôt, ce fut, non parce qu’il trouvait dans l’emprunt un moyen plus facile de satisfaire ses penchans belliqueux, mais bien parce qu’il crut mieux ménager les intérêts du pays en lui réclamant d’abord les ressources disponibles qu’une paix fructueuse lui avait permis d’économiser. D’ailleurs, lors même que dès 1792 il eût établi l’income-tax, il eût hésité probablement à lui demander la totalité des moyens extraordinaires dont il avait besoin, soit 19 millions de liv. sterl. par an, c’est-à-dire plus que le montant des impôts existans ; il s’en fût tenu aux proportions de 1798 et des trois années suivantes, et le capital de la dette publique se fût trouvé encore accru de 80 millions de livres sterling environ. Quant à la doctrine de M. Gladstone en elle-même, la règle ne saurait en aucun cas être absolue ; si on envisage la question au point de vue moral, l’exemple de l’Angleterre, s’imposant de 1805 à 1815 l’income-tax à un taux souvent excessif, témoigne que le poids des contributions les plus onéreuses n’est pas toujours un obstacle à la durée d’une guerre, quand il s’agit pour un pays de maintenir sa grandeur et son indépendance. Et du reste, comme il est juste en pareil cas que l’avenir contribue aussi bien que le présent aux charges nationales, l’emprunt a l’avantage de les répartir sur l’un et sur l’autre. D’un autre côté, au point de vue économique, il serait sans doute dangereux pour un état de s’adresser constamment au crédit pour solder ses dépenses accidentelles, ou pour mettre son budget en équilibre ; mais quand il s’agit de se procurer une somme considérable pour subvenir à des besoins extraordinaires, il y a lieu d’examiner s’il n’est pas plus avantageux pour le pays de demander cette somme à des particuliers qui la tiennent en réserve plutôt que de la prélever par une contribution qui frappe tout le monde indistinctement, le pauvre comme le riche, l’industriel comme le capitaliste oisif, qui prive les uns d’une portion de leur modeste salaire, diminue chez les autres le fonds du roulement nécessaire à leur négoce, et jette dans les existences, aussi bien que dans les transactions, un trouble que plusieurs années de travail ne suffiront peut-être pas à réparer. C’est ce que comprit M. Gladstone lui-même, lorsque l’année suivante il donna son approbation à un emprunt de 16 millions de liv. sterl. contracté par son successeur, sir G. Cornewal Lewis. Il y a plus : dans la session même de 1854, quelques membres lui reprochant de se mettre en contradiction avec ses propres principes par la proposition de créer des bons à longue échéance, il ne nia pas que ces bons ne constituassent un emprunt ; mais il y avait lieu, dit-il, de distinguer entre les emprunts en rentes perpétuelles et des engagemens temporaires qui, devant être remboursés avec le produit des impôts, n’étaient dès lors qu’une perception anticipée de ces derniers. La raison parut spécieuse ; elle l’était, puisque, la faculté de renouvellement n’étant pas interdite, le remboursement pouvait être ajourné, et qu’il le fut en 1858 et en 1860, sur la proposition de M. Disraeli et de M. Gladstone lui-même. En effet ces deux ministres préférèrent alors, ainsi qu’on le verra bientôt, réduire les impôts établis à l’occasion de la guerre avant de procéder à l’extinction de la dette qu’elle avait occasionnée.

Les dépenses de 1854 s’élevèrent à 65,700,000 liv. sterl., dépassant les prévisions de 2,650,000 liv. sterl., et il fut pourvu à ce déficit par des émissions de billets de l’échiquier ; mais, des plaintes s’étant élevées de tous côtés contre la mauvaise administration et l’organisation défectueuse de l’armée, le parlement crut devoir dès l’ouverture de la session charger une commission de faire une enquête à ce sujet. Cette résolution, prise malgré l’avis du cabinet, fut considérée par lui comme un vote de défiance, et plusieurs de ses membres, parmi lesquels son chef, lord Aberdeen, ainsi que M. Gladstone, se retirèrent. On était alors au plus fort de la guerre de Crimée, et dans le projet de budget que sir G. Cornewal Lewis, le nouveau chancelier de l’échiquier, eut à soumettre au parlement pour 1855, les dépenses étaient évaluées à 86,340,000 liv. st., et le produit des impôts existans n’était que de 63,330,000 liv, sterl. Pour couvrir le déficit de 23 millions de livres sterling, le ministre proposa de faire un emprunt en rentes perpétuelles de 16 millions de livres sterling, de demander 5 millions de livres sterling de plus à I’impôt en portant l’income-tax à 16 deniers, en aggravant les taxes sur le thé, le sucre, les alcools irlandais, le timbre, et d’émettre, si les besoins l’exigeaient, 3 millions de billets de l’échiquier. C’était donc une somme totale de 68,300,000 liv. sterl. qu’on devait tirer de l’impôt, et cette somme était la plus considérable qu’il eût jamais encore fournie, car de 72 millions de liv. sterl. qu’il était censé avoir produits en 1815, il fallait déduire 13 pour 100 à raison de la dépréciation du papier avec lequel s’étaient libérés les contribuables, Cependant sir G. Cornewal Lewis ne doutait pas que le pays, dont la richesse s’était si fort accrue pendant quarante ans de paix, ne supportât aisément une pareille charge, et il avait aussi la confiance que, grâce aux mesures qui venaient d’être prises pour assurer les relations commerciales avec les neutres, la guerre ne porterait aucune atteinte à la prospérité nationale.

Nulle objection ne fut faite ni aux 16 deniers de l’income-tax, ni aux autres aggravations d’impôts, ni à l’emprunt, auquel fut même affecté un fonds spécial d’amortissement, bien que depuis plus de vingt ans on eût renoncé à racheter la dette autrement qu’avec les excédans de recettes annuelles. Quelques personnes auraient désiré qu’à l’instar de ce qui venait de se pratiquer en France cet emprunt eût lieu par souscription publique ; mais il fut répondu que la situation n’était pas la même dans les deux pays, qu’en France, les moyens de placemens avantageux manquant aux petites économies, celles-ci avaient pu être attirées dans la rente par l’intérêt de 4 2/3 qui leur avait été offert, tandis qu’en Angleterre, les emplois industriels étant pour elles aussi sûrs que profitables, elles ne se contenteraient probablement pas d’un intérêt de 3 1/2, et le fait vint témoigner de la valeur de l’argument, puisque le gouvernement anglais put négocier son emprunt à 88, tandis que l’emprunt français n’avait été placé qu’à 65.

Cependant, quelque larges que fussent les crédits alloués, ils ne purent suffire à couvrir les besoins. D’un côté, les douanes et l’excise produisirent 1,500,000 liv. sterl. de moins qu’on n’avait espéré ; de l’autre, les dépenses s’élevèrent à 88,400,000 liv. sterl., excédant les prévisions de 2,400,000 liv. sterl., de sorte qu’au commencement de 1856 il fallut faire un nouvel emprunt de 5 millions, qui fut pris par M. de Rothschild au prix de 90 ; mais la guerre touchait alors à sa fin, et la paix était déjà signée lorsque sir George Lewis, au mois de mai, présenta au parlement le budget de 1856. Ce budget ne pouvait encore être un budget de paix. Il restait en effet à liquider et à solder les derniers frais de la guerre, il fallait faire revenir de Crimée les troupes qui s’y trouvaient, et les dépenses du nouvel exercice ne pouvaient être évaluées à moins de 76,500,000 liv. sterl. Pour y faire face, le ministre demanda le maintien de toutes les surtaxes établies l’année précédente, et il arrivait ainsi à une somme de 67 millions de livres sterling. Restait donc une insuffisance de 8 millions 1/2, qu’il proposa de combler d’abord avec un nouvel emprunt de 5 millions, que la maison Rothschild souscrivit encore, au prix de 93 cette fois, ensuite par des émissions de bons ou billets de l’échiquier. Les moyens demandés par le ministre furent accordés sans discussion. Toutefois à cette occasion MM. Disraeli et Gladstone firent entendre des conseils d’économie qu’il est bon de rappeler. C’était une erreur de croire, selon M. Disraeli, que les déceptions et mésaventures éprouvées au commencement de la guerre seraient prévenues à l’avenir par l’entretien pendant la paix d’une armée beaucoup plus considérable que ne le réclamaient les besoins ordinaires du pays. Bien au contraire, le résultat probable de la conservation pendant la paix d’un état militaire trop important serait, si jamais pareille lutte recommençait, de s’y engager sans que le pays eût à sa disposition ces ressources qui, accumulées par les. sages économies des années précédentes, l’avaient mis à même de traverser ses récentes difficultés sans gêner et sans compromettre sa situation financière. M. Gladstone donna son adhésion à ces sages paroles. Il exprima même le regret que les réductions proposées pour l’exercice courant ne fussent pas plus considérables, et il ajouta que dans aucun cas nulle partie du revenu public ne devait être sacrifiée jusqu’à ce que le gouvernement, ayant acquitté tous ses engagemens, se trouvât en mesure de proposer dans le régime des taxes les réformes qui restaient à faire.

Les dépenses de 1856, avons-nous dit, étaient présumées devoir s’élever à 76,500,000 liv. sterl. et les recettes à 67 millions de livres sterl. Néanmoins les premières furent votées au chiffre de 81 millions de livres sterling et les secondes au chiffre de 71,500,000 liv. sterl. Une heureuse innovation en effet venait d’être introduite dans le budget anglais. Jusqu’alors la recette y avait figuré, sans aucune mention des frais de recouvrement ; désormais ces frais y furent portés pour leur montant réel, soit environ 4,500,000 liv. sterl., et les recettes, calculées à leur chiffre brut, y furent accrues de pareille somme.

La guerre de Crimée avait décidément coûté 76 millions de liv. sterl., y compris 2 millions de liv. sterl. avancés à la Sardaigne, et qui ne devaient être remboursés que dans quarante ans. Il avait été pourvu à cette dépense avec les trois emprunts de 26 millions de liv. sterl. contractés en rentes perpétuelles, avec le produit des deniers extraordinaires de l’income-tax, soit 30 millions de liv. sterl., avec celui des surtaxes de l’excise et des douanes, soit 10 millions de liv. sterl., et les 10 millions de liv. sterl. de surplus avaient été obtenus par des émissions de bons et billets de l’échiquier. Et cependant, malgré cette charge extraordinaire acquittée dans l’espace de trois années, grâce à la politique commerciale inaugurée en 1842 et maintenue pendant les hostilités, la richesse nationale n’avait cessé de s’accroître. Ainsi la valeur des exportations, qui en 1853 avait été de 99 millions de liv. sterl., s’était élevée à 115 millions de liv. sterl. ; l’importation des cotons bruts, principal aliment des manufactures anglaises, était montée de 756 millions de liv. sterl. A 880 millions de liv. sterl., soit de 344 millions de kilogrammes à 400 millions de kilog., et il n’était pas douteux que dans des conditions pareilles l’Angleterre n’eût pu encore soutenir longtemps la lutte ; mais, après avoir fait tous les sacrifices qui lui avaient été demandés, il tardait au pays d’être déchargé des surtaxes de guerre et surtout des 9 deniers supplémentaires de l’income-tax. Une agitation contre ces 9 deniers, against the war nine pence, fut organisée, et partout des associations se formèrent pour en demander la suppression immédiate, ainsi que celle de la taxe elle-même à partir de 1860. Dès l’ouverture de la session de 1857, les principaux membres du parlement se firent les organes du sentiment public à cet égard, et dans le cours de la discussion de l’adresse, discussion consacrée d’habitude aux questions de politique extérieure, M. Disraeli annonça le projet de soumettre à la chambre des communes une série de résolutions ayant pour objet de supprimer les taxes de guerre, et d’assurer, en ce qui concernait l’income-tax, la réalisation du programme arrêté en 1853. M. Gladstone déclara également qu’il fallait en finir avec cet impôt, admirable instrument sans doute pour faire face aux circonstances extraordinaires, mais instrument dangereux à conserver en temps de paix. Toutefois, fit observer à son tour lord John Russell, les décharges demandées sur les divers impôts n’étaient possibles qu’à la condition d’une réduction importante dans les dépenses de l’armée et de la marine, et il reproduisit les considérations déjà présentées l’année précédente sur ce grave sujet par M. Disraeli. L’habitude constante de ce pays, ajoutait-il, habitude à laquelle les plus grands ministres ont tous donné leur sanction, a été de n’avoir en temps de paix qu’un état militaire fort restreint, et, bien que généralement on se soit plaint dans la première année de chaque guerre de ce que les moyens manquaient pour la soutenir, néanmoins il s’est toujours trouvé au bout d’un certain temps que le pays était extrêmement fort et assez bien pourvu pour lutter avec avantage. C’est qu’en effet on s’était assuré par de sages économies un revenu supérieur à la dépense, qu’on avait pu réduire ainsi les taxes gênantes pour l’industrie, qu’on avait mis la population à même d’accroître son aisance, et la dernière guerre témoignait des résultats que des économies ainsi accumulées avaient pu produire. Tandis que l’ennemi était épuisé et que les finances des alliés de l’Angleterre commençaient à faiblir, cette puissance avait abondance de ressources, et eût pu sans gêne continuer la guerre plusieurs années encore.

Mais réduire les dépenses et les impôts au chiffre de 1853, ainsi que la proposition en fut faite quelques jours après, n’était chose possible ni pour l’exercice courant, ni même dans un délai rapproché ; c’est ce que n’eut pas de peine à démontrer sir G. Corneral Lewis en soumettant à la chambre des communes le budget de 1857. En premier lieu, le service de la dette réclamait 3,500,000 livres sterl. de plus qu’en 1853 pour les intérêts et l’amortissement des récens emprunts ; , puis, bien qu’une nouvelle réduction de 14 millions de livres sterling eût été opérée sur les chapitres de l’armée et de la marine, ces chapitres, accrus de dépenses nouvelles dont la dernière guerre avait démontré la nécessité, excédaient de 3,400,000 liv. st. ceux de l’ancien budget de paix. D’un autre côté, il fallait pourvoir aux frais des hostilités qui venaient de recommencer avec la Perse et la Chine. Enfin le premier tiers des bons de l’échiquier émis en 1854 arrivait à échéance, et sir G. Lewis évaluait les besoins de 1857 à 65,475,000 liv. sterl. Il était impossible de subvenir à cette somme de dépenses, si les surtaxes de guerre n’étaient pas en partie maintenues, et le ministre proposa de les renouveler, à l’exception de celle sur le malt, et de ramener l’income-tax à 7 deniers. Le budget fut donc voté après de vifs débats à 66,365,000 liv. sterl. en recettes et à 65,474,000 liv. sterl. en dépenses, soit avec un excédant de ressource de 800,000 liv. sterl.

Par malheur, de graves événemens ne tardèrent pas à convertir cet excédant en déficit : d’une part la révolte des Indes, qui nécessita l’envoi dans ces possessions éloignées de renforts et d’approvisionnemens de toute nature ; de l’autre une crise commerciale aux États-Unis, crise qui eut son contre-coup en Angleterre, et entraîna la faillite d’un grand nombre de maisons importantes. Le chiffre des sinistres atteignit 36 millions de liv. sterl., et pour répondre à toutes les demandes de secours qui lui furent adressées, la Banque, après avoir porté le taux de son escompte à 10 pour 100, dut se faire autoriser à dépasser la limite de ses émissions. Dès les premiers jours de la session de 1858, le cabinet demanda et obtint un bill d’indemnité pour cette infraction à la loi. Sur ces entrefaites eut lieu en France l’attentat Orsini, attentat qui avait été comploté en Angleterre, et le gouvernement anglais crut devoir à cette occasion proposer un bill contre les conspirations. Ce bill, considéré à tort ou à raison comme un acte de condescendance envers la France, fut rejeté à la seconde lecture, et le cabinet de lord Palmerston dut donner sa démission. Un nouveau ministère, pris dans le parti conservateur, fut constitué, et à sa tête furent placés lord Derby comme premier lord de la trésorerie et M. Disraeli avec les fonctions de chancelier de l’échiquier. Ce fut ce dernier qui eut à faire connaître au parlement les résultats financiers de l’exercice 1857, et à lui soumettre les propositions budgétaires pour 1858. Sans doute les ressources de 1857 n’étaient pas restées au-dessous des prévisions, elles les avaient même dépassées de 1,500,000 liv. sterl. ; mais, à raison des tristes circonstances dont nous avons parlé, les dépenses s’étaient élevées à 70,400,000, et le déficit pour l’exercice était de 2,500,000 liv. sterl. Quant aux prévisions de 1858, l’expédition de Chine n’étant pas terminée et l’ordre n’étant pas encore complètement rétabli dans l’Inde, les services de la guerre et de la marine devaient être maintenus sur le même pied qu’en 1857, et les dépenses étaient évaluées à 67 millions de liv. sterl., y compris 2 millions de liv. sterl. pour le remboursement de la deuxième série des bons de l’échiquier. Il était donc difficile de songer encore à réduire les surtaxes maintenues l’année précédente, et M. Disraeli fut d’avis de les conserver aussi longtemps qu’existeraient les besoins extraordinaires en présence desquels se trouvait le trésor. Toutefois une exception, suivant lui, devait être faite en ce qui concernait l’income-tax. L’engagement avait été pris de supprimer cet impôt en 1860 : cet engagement devait être rempli pour des raisons non-seulement financières, mais aussi de haute politique, et il demandait que, conformément aux clauses du’ bill de 1853, les deniers fussent réduits à 5 pour 1858 et 1859. Or cette réduction allait priver le trésor d’une ressource de 2 millions de liv. sterl., et le chiffre des produits prévus, n’étant plus que de 63 millions de liv. sterl., se trouverait inférieur de 4 millions de liv. sterl. A celui des dépenses. Pour rétablir l’équilibre, M. Disraeli proposa de renouveler les 2 millions de livres sterl. de bons de l’échiquier au lieu de les rembourser, d’employer aux besoins, des services le 1,500,000 liv. sterl. affectées par la loi de 1854 à l’amortissement du dernier emprunt, et le surplus dut être fourni par une surtaxe sur les spiritueux irlandais, soumis ainsi désormais au même tarif que les spiritueux anglais et écossais.

Il n’est pas douteux qu’en principe et en bonne administration un état ne doit se décharger des impôts établis en vue des circonstances exceptionnelles qu’après s’être libéré des engagemens que ces mêmes circonstances l’ont mis dans l’obligation de souscrire ; mais ici l’animation du pays contre l’income-tax était telle que la nécessite de donner satisfaction à ce sentiment l’emporta sur toute autre considération, et il nous suffira de dire que sir George Lewis fut à peu près seul dans le parlement à combattre les propositions de son successeur. Il soutint, que l’income-tax était l’objet des plus injustes attaques, que jamais l’engagement de le supprimer n’avait été pris, et qu’il y avait dès lors tout avantage à le conserver pour payer les dettes contractées.

Tel ne fut pas l’avis de M. Gladstone, qui donna son approbation complote aux arrangemens proposés, et se prononça en faveur de la suppression la plus prompte possible de l’income-tax. Cet impôt, dit-il, est à la fois une source si productive et un instrument si commode, c’est si tôt fait d’imposer 1 ou 2 deniers de plus, de venir devant cette chambre, ainsi que l’a fait mon honorable ami sir George Lewis, et de lui démontrer qu’après tout la différence entre 2 liv. sterl. 1 sh. 8 d. et 2 liv. sterl. 18 sh. 4 d. est chose si peu importante, si facile à payer, qu’aussi longtemps que l’income-tax fera partie du revenu ordinaire, il est inutile de songer à opérer des économies sérieuses et effectives.

Ainsi soutenu par le chef de l’opposition, le plan de M. Disraeli fut adopté sans encombre, et les résultats de l’exercice furent excellens. Les recettes s’élevèrent à 65 millions de livres sterling, dépassant les prévisions de 1,500,000 liv. sterl. L’excédant sur les dépenses fut de 800,000 liv. sterl. et l’état des encaisses permit même a M. Disraeli, sans recourir à aucun crédit spécial, de rembourser au commencement de 1850 les 2 millions de bons de l’échiquier arrivant alors à leur échéance. Il y avait donc tout lieu d’espérer que, le revenu public progressant et les dernières charges de guerre se trouvant liquidées, les 5 deniers de l’income-tax suffiraient pour 1859, et qu’il serait d’autant plus facile, de renoncer complètement à cet impôt en 1860, qu’alors devaient s’éteindre 2,150,000 liv. sterl. d’annuités à terme ; mais cet espoir ne devait pas être réalisé de si tôt, et, avant de dire les circonstances nouvelles qui vinrent y mettre obstacle, nous résumerons, ainsi que nous l’avons fait pour la période de 1842 à 1853, les modifications qu’avait subies le budget anglais depuis cette dernière époque.

Les dépenses, qui en 1853 avaient été de 51,250,000 livres sterling, s’étaient élevées à 60 millions de livres, déduction faite de 4,600,000 liv. sterl. pour les frais de recouvrement de l’impôt, portés en compte au budget seulement à partir de 1856. L’augmentation réelle était donc de 8,750,000 liv. sterl. qui s’appliquaient pour 2 millions aux services civils, pour 6 millions aux services de l’armée et de la marine, et pour 750,000 liv. st. aux intérêts de la dette publique, intérêts qu’avaient accrus de 1,400,000 liv. les emprunts récemment contractés, mais qu’avait réduits de 650,000 liv. sterl. en 1854 la diminution d’un nouveau quart sur l’intérêt de l’ancien 3 1/2 pour 100. Quant aux recettes, non-seulement elles s’étaient accrues du produit des surtaxes sur le thé, le sucre et les spiritueux, soit de 4 millions de livres sterling ; mais les 5 millions de livres sterling abandonnés en 1853 sur l’excise et la douane étaient déjà regagnés presque complètement par une augmentation du revenu de ces deux grandes branches d’impôt, et l’accroissement de dépenses se trouvait ainsi plus que comblé. La guerre en effet n’avait pas arrêté le développement de la fortune publique, et il résulte même des recensemens quinquennaux faits pour l’assiette de l’income-tax que les profits du commerce, de l’industrie et de la terre, qui avaient été évalués en 1842 à 154 millions de livres sterling et en 1853 à 172 millions de livres sterling, s’étaient élevés en 1858 à 200 millions de livres sterling, c’est-à-dire que la richesse nationale avait progressé de 12 pour 100 durant les onze premières années, toutes de paix, et de 16 pour 100 durant les six autres, remplies en partie par l’expédition de Crimée. L’avantage avait donc été principalement pour ces dernières, et cela s’explique aisément, si l’on veut bien considérer que l’expédition avait eu lieu dans des conditions exceptionnellement favorables, puisque quatre grandes puissances y avaient pris part, qu’au début de la guerre, les magasins et arsenaux militaires étant à peu près vides, le commerce et l’industrie avaient trouvé un aliment considérable à leur activité dans les commandes de toute nature qui leur avaient été faites, et qu’aussi longtemps que la lutte avait duré, la mer étant restée libre, l’Angleterre avait pu continuer ses communications et rapports habituels avec ses divers marchés d’approvisionnement et de consommation. Du reste, pareille chose à peu près arrivait alors en France, et on se rappelle le mouvement d’affaires auquel y donna lieu la guerre de Crimée.


A. CALMON.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1864.
  2. A peu près 3 pour 100 ; on sait que le denier ou penny est le douzième d’un shilling.