Les Finances de l’Autriche-Hongrie

La bibliothèque libre.
Les Finances de l’Autriche-Hongrie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 7 (p. 409-435).
LES FINANCES
DE L'AUTRICHE-HONGRIE

L’histoire financière est plus que jamais l’histoire politique des états. Le bon aménagement des recettes et des dépenses constate la bonne direction donnée à l’administration et au gouvernement : l’équilibre maintenu entre le doit et l’avoir témoigne de l’accord qui règne entre l’autorité souveraine et le peuple qui lui obéit. comme cet équilibre n’est pas l’affaire d’un jour, ni le résultat d’un hasard heureux, partout où il existe, on doit en conclure à une harmonie prolongée entre les aspirations des citoyens et leurs conditions présentes, à une entente durable entre eux et leurs chefs sur la politique du dedans et du dehors. Trop rares malheureusement seraient les exemples qu’on pourrait citer à l’appui de cette vérité banale, et, à part deux ou trois grands états en Europe qui donnent le spectacle de l’ordre politique et financier, chez combien d’autres au contraire les déficits annuels des budgets n’accusent-ils pas un malaise social des plus graves ! Ces maux toutefois ne sont pas toujours sans remède, et l’on peut signaler des pays qui, atteints par des catastrophes cruelles, se relèvent peu à peu et regagnent avec de nouvelles forces la prospérité un moment compromise. Il arrive même que, plus la chute a été rapide et profonde, plus vite le relèvement s’opère, comme si une épreuve avait été nécessaire pour faire connaître à la nation frappée l’énergie qu’elle possède :

Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.

La facilité de réparer les fautes commises, d’effacer les traces des désastres, qui est le propre seulement des nations saines et vigoureuses, se manifeste tout d’abord dans l’amélioration des finances, suivie toujours bientôt d’une amélioration de la situation politique. Cette thèse peut s’appliquer à l’une des nations qui nous intéressent de plus près, dont le rôle en Europe n’a perdu, ni pour le présent ni pour l’avenir, l’importance acquise dans le passé, qui a traversé de grandes difficultés intérieures et extérieures, mais qui poursuit depuis sept ans un travail de reconstruction digne de toutes les sympathies, nous voulons parler de l’empire austro-hongrois.

Comment fonctionne dans chacune des deux parties de la monarchie l’organisation financière ? L’une des deux marche-t-elle plus vite que l’autre dans la voie du bon ordre ? Après les embarras extrêmes qu’avaient causés la guerre étrangère et les complications politiques, après la banqueroute séculaire, le mal chronique du cours forcé et des déficits annuels, comment l’Autriche-Hongrie a-t-elle reconstitué un état régulier, un budget normal ? A quel degré de prospérité enfin est-elle parvenue ? Nous essaierons de l’indiquer par l’étude comparative des budgets de l’Autriche et de ceux de la Hongrie à partir de l’année 1867, où les hommes d’état à qui incombait la tâche de relever la fortune de l’empire vaincu à Sadowa en ont trouvé le moyen dans la constitution du nouveau régime intérieur, à la fois conservateur et libéral, qu’on a nommé le dualisme.


I

On a souvent comparé l’Autriche à la salamandre qui vit dans le feu, et cette comparaison exprime bien les vicissitudes continuelles d’une puissance qui toujours se relève pour s’affaisser ensuite sans jamais succomber définitivement sous l’étreinte de l’adversité. A peine sortie des guerres soutenues par Marie-Thérèse, elle entre en lutte avec la république et l’empire français, et à partir de 1788 s’ouvre une première période d’émission de papier-monnaie qui finit par la banqueroute de 1811, suivie bientôt de celle de 1816. Un simple chiffre en résume la portée : 500 florins de papier-monnaie, après 1811, n’en valaient plus que 100, et 40 après 1816. Il fallut alors à l’Autriche trente ans de paix pour rétablir l’ordre dans les finances publiques ; la création de la Banque nationale, l’émission d’une série d’emprunts à lots, dont la forme séduisait les petits capitalistes, permirent de retirer peu à peu la monnaie de papier de la circulation et de couvrir les déficits des budgets. En 1847, la dette consolidée de l’Autriche s’élevait à 2 milliards 250 millions, la dette flottante à 246 millions de francs, et le papier-monnaie en circulation était réduit à 18 millions. Malheureusement l’année 1848 vint arrêter le cours de ces améliorations, et le gouvernement dut recourir de nouveau à l’émission du papier. Il décréta le cours forcé des billets de la Banque en même temps qu’il lui demandait de fortes avances. C’est pour en amoindrir l’importance, pour limiter la circulation de ces billets, comme pour solder les déficits du budget que de 1848 à 1864 furent émis huit emprunts successifs, dont le chiffre nominal s’élève à 2 milliards 518 millions de francs, et dont le plus important, celui de 1854, puisqu’il dépassait 1 milliard 500 millions, s’appelait emprunt national, parce qu’il fut souscrit avec empressement par le public autrichien comme étant destiné à fermer toutes les plaies du passé.

A partir de 1854 en effet et jusqu’à la guerre d’Italie, le gouvernement n’eut plus recours à l’emprunt ; pendant cinq années, l’ordre se rétablit progressivement. On espérait même arriver à la cessation du cours forcé des billets de la Banque en lui remboursant successivement les avances qu’elle avait faites pour racheter les billets de l’état retirés de la circulation, car alors la Banque aurait pu réduire à une proportion naturelle avec son encaisse l’émission de ses propres billets et reprendre les paiemens en espèces. La guerre avec la France, suivie à trop court délai de la guerre avec la Prusse, remit une troisième fois l’Autriche au régime de la monnaie de papier, des emprunts et du déficit. Cette fois il semblait bien que la fortune avait entièrement abandonné la monarchie des Habsbourg : à peine avait-elle tant bien que mal pourvu aux conséquences de la lutte qui lui coûtait la Lombardie, qu’une nouvelle défaite lui enlevait la Vénétie et la prépondérance en Allemagne, et que, de 2 milliards 250 millions, chiffre de 1847, la dette consolidée s’élevait à 4 milliards 800 millions en 1859, pour dépasser 6 milliards 300 millions en 1867. En même temps la dette flottante atteignait à cette dernière date plus de 1 milliard, tandis qu’elle ne dépassait guère 300 millions en 1859 ; mais par contre la dette avec la Banque s’était réduite de 750 millions à 200. Ce dernier résultat mérite d’être expliqué,

La Banque d’Autriche diffère à beaucoup d’égards des banques d’état de France et d’Angleterre. C’est ainsi, pour n’en citer qu’une preuve caractéristique, que, dans ses opérations, elle comprend le prêt sur immeubles, qui, dans notre pays, appartient spécialement au Crédit foncier. Le caractère spécial de cet établissement est de servir avant tout aux besoins de l’état. En 1816, la création de la Banque a pour but d’éteindre une partie de la rente consolidée, les dix onzièmes de son capital sont donc immobilisés en obligations de la dette définitivement amorties, et c’est avec un simple fonds de roulement de 5 millions que la Banque garantit le remboursement de ses propres billets, payables en espèces et à vue jusqu’en 1848. À ce moment, l’émission des billets s’élevait à 557 millions contre seulement 76 millions d’encaisse. Plus tard, quand le gouvernement est obligé de demander à la Banque de nouvelles avances (en une seule année, elles atteignirent près de 500 millions), il décrète que les billets de la Banque auront eux-mêmes cours forcé, et en même temps il lui enjoint de retirer de la circulation les billets de l’état et de leur substituer des billets de banque. En quatre ans, l’opération est terminée ; l’émission des billets de la Banque dépasse alors 1 milliard 180 millions, l’encaisse n’est que de 220. Enfin, quand il devient urgent de ménager le crédit de ce créancier bienveillant, seule ressource dans les temps difficiles, et que la dette de l’état envers lui devient trop lourde, un dernier traité est passé (en 1863), par lequel les engagemens vis-à-vis de la Banque ne peuvent plus dépasser 200 millions. Ce chiffre est en effet resté stationnaire depuis lors. C’est par des remboursemens successifs, prélevés sur les ressources extraordinaires des emprunts, que la réduction a pu s’opérer au grand avantage de la Banque et surtout de l’état, dont la monnaie légale est encore le billet de banque.

Le privilège de la Banque expirait en 1866, il a été prorogé jusqu’en 1876 ; l’état a stipulé alors que les 200 millions restant dus à la Banque ne seraient plus passibles d’intérêt ; par contre il s’est obligé à parfaire jusqu’à 7 pour 100 le dividende des actions de la Banque, pourvu que le sacrifice ne dépassât pas 1 million de florins. Cet arrangement conclu pour dix ans arrive à son terme ; de nouvelles négociations entre la Banque et l’état deviennent urgentes : le traité de 1863, qui précédait l’établissement du dualisme, n’a jamais été ratifié par la Hongrie, et le ministre des finances autrichiennes n’a pu en conséquence présenter encore, comme il convient de le faire, un projet de loi pour le remboursement du solde dû à la Banque, qui doit avoir lieu en 1876 à l’expiration du privilège. La Hongrie prétend que la Banque ne fonctionne pas chez elle, et qu’aucun intérêt direct ne lui impose le devoir de contribuer aux charges de l’état autrichien envers la Banque de Vienne. Une transaction aura sans doute lieu au moment du renouvellement du privilège ; en tout cas, sauf la question du cours forcé, qui reste toujours à résoudre, les rapports entre l’état et la Banque se sont, comme on le voit, beaucoup améliorés.

Revenons à cette année 1867, où, après une dernière lutte et une défaite décisive, l’Autriche, rejetée dans l’abîme du déficit, dut chercher dans une nouvelle organisation intérieure et dans les satisfactions accordées au patriotisme hongrois une panacée pour ses maux et une source de prospérité intérieure. La loi du 12 juin 1867 sépara financièrement l’Autriche de la Hongrie et décida qu’un règlement ultérieur fixerait la proportion pour laquelle chacune des deux parties de l’empire contribuerait aux charges communes, l’intérêt des dettes étant compris dans ces charges. La loi du 20 juillet 1868 régla tout d’abord la conversion des dettes anciennes, c’est-à-dire sanctionna une nouvelle banqueroute partielle, imposant aux créanciers de l’Autriche un sacrifice, cette fois assez faible, dans l’espoir que l’état, allégé par ce moyen d’une partie de ses charges, ferait plus aisément face au reste, et que les porteurs de fonds d’état autrichien trouveraient dans la plus-value du titre nouveau une compensation à la perte subie sur les anciens. C’est en effet ce qui eut lieu. Sans entrer dans des détails trop arides, disons seulement que la conversion ne put s’appliquer qu’à la rente perpétuelle consolidée. Tous les emprunts remboursables à terme, la créance de la Banque nationale, les emprunts à lots, les obligations domaniales, la part prise par le gouvernement dans de grandes entreprises d’utilité publique, ne purent être modifiés ni comme capital, ni comme intérêts. Le remboursement du capital de tous ces titres, le paiement des revenus, soit qu’il se fît en papier ou en argent[1], ne subit aucune modification ; il est vrai que l’état les atteignit d’une autre façon en frappant d’un impôt de 20 pour 100 l’intérêt des lots et des primes de remboursement. Le capital nominal de ces diverses valeurs s’élevait en 1874 à 1 milliard 266 millions. La dette perpétuelle était représentée par des titres libellés en trois espèces de monnaie, monnaie de convention, monnaie de Vienne, monnaie autrichienne ; elle fut tout entière unifiée en titres libellés en cette dernière. 100 florins de monnaie de convention équivalent à 105 florins de monnaie autrichienne ; en donnant aux porteurs la même quantité de celle-ci que de la monnaie de convention, on leur a donc fait perdre près de 5 florins sur 100. La loi de 1868 a de plus frappé les intérêts de la dette perpétuelle d’un impôt de 10 pour 100. L’ensemble de toutes ces dettes, qui dépasse 6 milliards 400 millions, exige une annuité de 162 millions payables en papier et de 113 millions en argent. La conversion une fois faite et le chiffre des intérêts fixé, on a pu établir la part de la Hongrie, et c’est sur cette somme annuelle de 275 millions qu’elle a été chargée à forfait d’une contribution de 76 millions de francs, dont 30 millions en argent. L’Autriche proprement dite a donc en 1874 payé pour les intérêts de sa dette, en chiffres ronds, 200 millions. En y joignant l’amortissement du service des lots, les dotations et les pensions, qui sont aussi des dettes, on trouve dans les comptes réglés de 1873 une dépense effective de 275 millions.

A côté de la dette consolidée, quel est le chiffre de la dette flottante ? Depuis l’établissement du dualisme, il n’a guère varié et se monte régulièrement à 1 milliard 30 millions de francs. La dette flottante se compose de bons hypothécaires garantis sur les salines de l’état, dont l’intérêt varie de 4 à 6 pour 100 selon les délais de remboursement, et de billets d’état qui sont une véritable monnaie de papier, puisqu’ils ne portent pas d’intérêt et s’échangent au pair contre les billets de la Banque nationale : c’est un retour déguisé à l’émission du papier, que l’état s’était interdite en substituant le papier de la Banque au sien ; mais, comme l’usage en est limité, la circulation s’en fait sans perte. L’émission des bons hypothécaires et des billets d’état ne peut pas dépasser ensemble 400 millions de florins, et, comme le gouvernement substitue de plus en plus les billets d’état, qui ne lui coûtent rien, aux bons hypothécaires, le service de la dette flottante en 1874 n’a pas dépassé 4 millions 1/2 de francs. C’est une charge légère à laquelle la Hongrie n’a pris aucune part, non plus qu’à la dette envers la Banque.

Après l’importance de la dette, ce qui caractérise plus que tout la situation financière d’un état, c’est l’équilibre du budget. Depuis 1867, l’Autriche a réalisé sous ce rapport de visibles progrès, tant par la modération des dépenses que par l’augmentation des recettes. Le premier article des dépenses est celui qui a trait aux intérêts communs à l’Autriche et à la Hongrie, et qui est voté par les délégations des deux parlemens de Vienne et de Pesth, siégeant alternativement dans chacune des deux capitales, à côté d’un ministère spécial. Les services communs comprennent la dette, la guerre, la marine et les affaires étrangères. A ces dépenses communes sont affectés d’abord les produits des douanes ; comme il n’existe plus de barrière entre les deux états séparés par la Leitha, les droits d’entrée des produits étrangers appartiennent à la communauté. Chacune des deux moitiés de l’empire-royaume contribue pour le surplus aux dépenses dont il s’agit, l’Autriche pour 70 pour 100, la Hongrie pour 30.

Le dernier budget de prévision en 1867 pour l’empire, la Hongrie comprise, s’élevait en dépenses ordinaires à 1 milliard 84 millions, et en recettes à 1 milliard 18 millions, avec un déficit prévu de 66 millions ; après le règlement des comptes du même exercice, le déficit atteignit la somme de 175 millions. Cinq ans plus tard, c’est-à-dire dans les comptes réglés pour 1872, les recettes ordinaires de l’Autriche proprement dite se sont élevées à 662 millions ; les dépenses propres avaient absorbé 478 millions et les dépenses communes 152, ensemble 630, laissant ainsi un excédant de recettes de 32 millions, auxquels il fallait ajouter près de 4 millions de recettes extraordinaires venant de la vente des domaines.

Pendant ces cinq années, on vit ainsi le déficit de 84 millions en 1868 osciller à 10 millions en 1870, à 23 millions en 1871, pour aboutir à ce résultat très significatif de 1873. Le budget arrêté pour 1875 ne se présente malheureusement pas sous les mêmes auspices, puisqu’il s’élève à 932 millions pour les recettes[2] et à 953 millions pour les dépenses, avec un déficit de 20 millions environ ; mais il faut dire que les deux dernières années ont été signalées par une crise financière très intense, dont la cause principale est l’excès de la spéculation, suite ordinaire des progrès rapides de la prospérité industrielle et commerciale. Cette crise, dont les périls ne sont pas encore conjurés, accompagnée, sur une partie au moins de l’empire, de récoltes médiocres, éclata au moment même où la capitale de l’Autriche s’ouvrait aux produits du monde entier et les conviait à une exposition universelle où l’industrie indigène a tenu la place la plus honorable.

Sans arrêter brusquement l’essor de cette prospérité et surtout, nous l’espérons bien, sans compromettre l’avenir d’une façon irrémédiable, la crise de 1873 a séparé en deux parties trop distinctes la période écoulée depuis l’établissement du dualisme pour que l’on ne fasse pas ressortir les traits distinctifs de chacune. Le paiement de nos 5 milliards à l’Allemagne a produit les conséquences les plus contraires : il semble avoir enrichi les vaincus et appauvri les vainqueurs. L’Allemagne du nord est encore en proie aujourd’hui à un grand malaise financier, l’Allemagne du sud se remet à peine de celui qu’elle a subi en 1873, et dont l’origine remonte au partage de notre rançon fait entre autres avec la Bavière et le Wurtemberg. L’argent français permit alors de rembourser la plupart des obligations contractées pour la guerre ; les fonds d’état s’élevèrent, la rente autrichienne surtout. Le capital abondant, les entreprises se multiplièrent ; par cupidité, mais aussi par sentiment patriotique, on se lança dans une multitude de créations qui donnèrent lieu à Vienne aux spéculations les plus téméraires. Ceux qui furent témoins au commencement de l’année 1873 de la fièvre du gain qui s’était emparée de toutes les classes de la société avaient pu prévoir à coup sûr les désordres qui allaient se produire. Le succès des grands établissemens de crédit semblait promettre la même fortune à toute association destinée à l’achat et à la vente des valeurs, à la création de sociétés industrielles. On commença donc par mettre tout en sociétés, mines créées ou à créer, chemins de fer, usines, distilleries, brasseries, théâtres, etc. ; pour lancer ces affaires elles-mêmes, on multiplia les maisons de change, de commission. La prime obtenue sur les entreprises industrielles devenait la cause d’une prime sur les actions des banques elles-mêmes ; c’était tirer du même grain plusieurs moutures. Dans chaque quartier, presque dans chaque rue, étaient ouvertes des boutiques de change où les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, depuis les plus modestes jusqu’aux plus hautes conditions sociales, venaient spéculer sur des titres souvent sans base sérieuse, obtenant crédit moyennant le dépôt préalable d’une petite somme, ce que l’on appelle en termes vulgaires une couverture. Le nombre de toutes ces sociétés s’élevait à plusieurs centaines : une des catégories les plus remarquées fut celle des Bau-Banken (sociétés immobilières). Deux de ces banques avaient dans la construction des Ring, les nouveaux boulevards circulaires de Vienne, réalisé d’énormes bénéfices ; à leur suite, vingt-cinq ou trente sociétés immobilières surgirent pour se disputer et se revendre les terrains. Le prix du mètre dans certaines situations s’éleva jusqu’à 2, 500 et 3,000 francs. On poussa l’achat des terrains à 7 ou 8 kilomètres de la ville ; pour les utiliser, il aurait fallu compter sur un accroissement de population qui au train ordinaire des choses demanderait un siècle. Tout le monde étant ainsi entraîné dans un courant de hausse folle, le moindre choc devait tout culbuter : c’est ce qui arriva dans les premiers jours de mai par la chute de la Commission-Bank, d’autant plus remarquée que cette banque venait de recevoir tout île capital d’une société nouvelle d’omnibus à impériales couvertes formée pour l’ouverture de l’exposition. La première faillite entraîna tout : chaque jour vit de nouveaux désastres ; après les primes perdues vinrent les capitaux engloutis et les pertes non payées. Que de fortunes sombrèrent en un jour, que de riches la veille se trouvèrent pauvres le lendemain ! Plusieurs ne voulurent pas survivre à la ruine, et l’on se rappelle l’impression douloureuse causée par les suicides nombreux que la presse enregistrait chaque jour. L’émotion et l’indignation publique ne connurent plus de bornes : à la bourse, deux représentans des premières maisons ne purent échapper aux violences les plus graves que par l’attitude énergique du président, le baron de Wodianer[3]. C’est à la suite de ce qu’on a nommé le Krack de Vienne que le progrès a commencé de s’arrêter dans la situation financière de l’état ; mais, avant de terminer ce qui se rapporte à cette dernière moitié de la période écoulée depuis 1867, il faut établir par quelques chiffres les avantages obtenus dans la première.

La comparaison des recettes et des dépenses telles que les comptes réglés de chaque exercice les donnent permettrait de suivre année par année les résultats obtenus. Avec l’assentiment du pouvoir législatif, le gouvernement n’a reculé devant aucun sacrifice, frappant, sans épargner même les créanciers de l’état, tous les revenus de taxes qui devaient paraître lourdes, et cependant il n’avait pas dépassé la mesure, puisque les relevés du commerce intérieur et extérieur donnent des chiffres de plus en plus forts : de 1868 à 1873, les recettes ordinaires ont monté de 529 millions à 662. En même temps les dépenses ordinaires ne variaient que de 424 à 478 millions. Le service de la dette étant défalqué, les dépenses gouvernementales proprement dites (en dehors de celles des ministères de la guerre, de la marine et des affaires étrangères, qui font partie des. dépenses communes) ne dépassaient pas 182 millions. Ce n’est certainement pas trop pour une nation de 20 millions d’âmes, et, malgré les surcharges récentes des impôts, les dépenses de l’état ne montent en Autriche qu’à 43 francs par habitant ; l’Italie en réclame à chacun plus de 57.

Une des causes les plus actives et les plus claires de la prospérité des états modernes est sans contredit le développement des voies ferrées. Nous avons eu déjà plusieurs fois l’occasion de parler des chemins de fer de l’Austro-Hongrie ; il suffira donc de rappeler qu’en 1867, dans tout l’empire, les lignes livrées à l’exploitation ne dépassaient pas 5,800 kilomètres. Dans l’annuaire publié par M. Kohn, la part de la Cisleithanie seule, en janvier 1873, était de 9,225 kilomètres, elle n’en avait que 3,716 avant l’établissement du dualisme. Dans cet ensemble, la Bohême tient le premier rang et en possède à elle seule plus du tiers, les deux provinces d’Autriche et la Galicie réunies la dépassent à peine, le pays de Salzbourg est le moins favorisé. — Le système adopté par le gouvernement pour arriver en si peu d’années à un tel résultat a mérité d’abord toute approbation. Après un essai promptement arrêté de la construction des chemins de fer par l’état, il avait pris pour règle fixe de les concéder à l’industrie privée, variant selon les circonstances le mode du concours qu’il devait lui offrir ; aux uns, comme à la Société autrichienne, il a consenti une garantie d’intérêt dont il ne fait que l’avance ; aux autres, il a garanti un produit brut kilométrique ; il a fourni aussi des subventions en argent et même cautionné des emprunts. La durée des concessions elles-mêmes diffère. Grâce à tous ces moyens, les compagnies ont trouvé facilement des prêteurs, c’est-à-dire ont placé leurs obligations à un intérêt souvent moindre que pour les chemins français.

Si l’on additionne toutes les sommes qu’a demandées la construction des voies ferrées, dont le prix de revient peut bien être évalué à 300,000 francs en moyenne par kilomètre, si l’on y ajoute le coût du matériel roulant nécessaire à l’exploitation, et qui représente une dépense kilométrique d’environ 45,000 francs, on peut avoir approximativement le total du capital énorme que l’Autriche a utilisé pour le développement de ses intérêts matériels. Il ressort de la publication faite en 1874 par notre ministère des travaux publics sur l’exploitation des chemins de fer en Europe dans les années 1867 et 1868, qu’en cette dernière l’Autriche occupait le premier rang pour le produit net de ses voies ferrées ; la France ne venait qu’après elle et l’Angleterre ensuite. Depuis cette date, le revenu net s’est encore accru ; de 25,800 francs par kilomètre, il s’était élevé en 1869 à 26,800 ; aujourd’hui on ne l’évalue pas à un chiffre inférieur malgré l’ouverture de nouvelles lignes moins rémunératrices à la suite de concessions faites dans un esprit de concurrence plus ou moins prudent. Le gouvernement lui-même, dans ces derniers temps, pour réparer les fautes commises par des concessionnaires inhabiles ou malhonnêtes, s’est de nouveau laissé aller à la construction en régie pour son compte de certaines lignes. Dans les garanties accordées ou les dépenses mal engagées, on trouve avec raison une des causes du malaise qui subsiste depuis deux ans. A côté de l’augmentation de revenus produite par la création de chemins de fer et de ce qu’ils représentent en richesses industrielles et territoriales accrues ou créées, qu’on fasse le compte de tous les impôts anciens ou récens, supportés et acquittés aisément, et l’on aura les traits essentiels du tableau général que nous voudrions esquisser. Sous ce rapport, la comparaison de quelques-uns des chiffres de recettes est la plus claire des démonstrations.

Ainsi les impôts directs, qui s’élevaient pour l’Autriche en 1868 à 185 millions, en ont donné net 224 en 1872, les impôts indirects ont varié de 323 à 466 millions de produit définitif. En additionnant les chiffres de la période écoulée de 1868 à 1872, le budget de la Cisleithanie, au lieu de ces déficits effrayans qui étaient la règle des exercices antérieurs, ne présente entre les dépenses et les recettes ordinaires qu’un écart de 76 millions ; mais, si l’on tient compte de l’amortissement des dettes au taux nominal, le déficit se change en un excédant de 92 millions environ, sans compter la part prise par l’état à la création de 800 kilomètres de chemins de fer par an, et le paiement des garanties d’intérêt, qui atteignent pour cette période plus de 100 millions ; or ces garanties payées constituent une avance, et la situation des chemins de fer dans cette partie de l’empire donne lieu d’espérer que le remboursement aura lieu plus tard.

Un trait particulier à la gestion financière du gouvernement cisleithan a été, pendant quelques années, la constitution d’une forte réserve du trésor. Dans tous les états, on a besoin d’un fonds de roulement destiné à subvenir aux dépenses prévues ou imprévues, sans attendre les rentrées successives et quelquefois retardées des impôts. La dette flottante sert le plus souvent à cet usage ; de là les variations qu’elle subit. En Autriche, la dette flottante, depuis 1866, n’a pas changé ; elle n’a pas été ramenée au-dessous de son maximum légal, puisque l’état, ne payant rien pour les 200 millions dus à la Banque, ni sur les billets d’état, qu’il substitue à ses billets hypothécaires, n’a pas intérêt à diminuer une ressource si peu coûteuse ; mais, ne pouvant dépasser la limite fixée, il a dû constituer un fonds de roulement pour les dépenses urgentes, dont l’histoire du passé a démontré si souvent la nécessité. La vente des domaines a tout d’abord fourni les premiers élémens d’une réserve pour les cas imprévus en même temps qu’elle avait l’avantage de mettre ces biens entre les mains de propriétaires plus habiles que l’état à en tirer parti. On a évalué un moment à 360 millions environ la réserve du trésor autrichien.

Ce dernier trait complète bien l’amélioration dont la solennité de l’exposition ouverte à Vienne devait être le symptôme éclatant, et dont elle a marqué le point d’arrêt. A partir de ce moment en effet, tout change, le déficit reparaît : on n’en connaît pas le chiffre pour 1874, dont les comptes ne sont pas encore réglés ; mais malgré le travail de la commission du Reichsrath, qui a un peu amendé le projet du gouvernement, le déficit prévu pour, 1875 dépasse 20 millions ; d’un autre côté, on voit disparaître la réserve, ou du moins, dans ses exposés de motifs, le ministre des finances n’en parle plus.

Quand éclata la crise de mai 1873, alors que la chute de tant de sociétés atteignait non-seulement un grand nombre de citoyens dans leur revenu, mais menaçait encore d’entraver l’industrie, de diminuer les salaires, le gouvernement, sollicité d’aider à la liquidation progressive des sociétés dont la Banque nationale se refusait d’accepter le papier, mais qui méritaient encore quelque crédit, n’avait pas tout d’abord voulu compromettre la réserve prudemment acquise, destinée peut-être à couvrir ses dépenses militaires ; il avait mieux aimé demander aux chambres l’émission d’un emprunt de 80 millions de florins argent, ou 200 millions de francs, dit emprunt de secours, avec lesquels on se proposait de constituer des caisses d’état d’avances, afin de soutenir les compagnies ou les individus qui, privés des ressources de la Banque nationale, auraient pu ou continuer leurs affaires ou les liquider avantageusement. On voulait aussi trouver le moyen de pousser plus activement encore les travaux de chemins de fer. Les chambres votèrent à la fin de 1873 la loi présentée par le gouvernement ; mais, au lieu d’émettre le nouvel emprunt de 200 millions argent, celui-ci préféra fournir ces subventions sur les réserves disponibles des rentes émises en vertu de la loi de 1867, qui l’autorisait à créer de la nouvelle rente unifiée en proportion des anciennes dettes amorties. Il concéda ainsi à un syndicat dirigé par MM. de Rothschild et de Wodianer au taux de 67 1/2 pour 100, 67 millions de rente-papier qui furent écoulés au fur et à mesure des besoins. Cette réserve de rente n’est pas encore épuisée, puisque la loi des finances du 22 décembre, qui fixe les prévisions du budget de 1875, autorise le ministre des finances à émettre de ces titres pour un capital nominal de 12 millions de florins, afin de couvrir le déficit prévu de 8 millions. La commission du budget de la première chambre évalue encore à 40 millions de florins ce qui reste de disponible sur cette ressource. Quoi qu’on en dise, vendre de la rente mise en réserve ou destinée à être amortie, c’est emprunter, et c’est là le résultat ordinaire du déficit ; si les embarras grandissaient encore, il ne resterait plus qu’à recourir à une surcharge des impôts, mais après les 3 pour 100 d’impôt extraordinaire ajoutés depuis quelques années à l’impôt foncier, sur les loyers, les patentes, après le doublement de l’impôt sur le revenu, la mesure paraît comblée. La prudence et l’économie s’imposent donc plus que jamais, et c’est surtout dans l’absence de toute participation à des entreprises industrielles que le gouvernement trouvera le moyen de réparer le mal dont l’Autriche souffre depuis deux ans. L’industrie privée sait d’ailleurs se relever de ses propres excès, elle seule doit payer ses pertes, puisque seule elle profite des bénéfices. Après quelques orages, les beaux jours renaîtront ; déjà les symptômes d’une recrudescence dans les affaires se manifestent par la reconstitution de quelques entreprises. — Cette situation momentanée une fois exposée, comme c’était notre devoir de le faire, il ressort néanmoins des chiffres qui précèdent que le gouvernement de la Cisleithanie a suivi depuis 1867 une marche à la fois hardie et habile, qu’il a rétabli l’équilibre financier, aidé puissamment au développement de la prospérité publique, et que le succès a presque sur tous les points couronné ses efforts.

Si l’on rapproche de cette habile gestion la conduite sage et mesurée que les ministres de l’empereur François-Joseph et les chambres ont tenue dans les questions de politique intérieure, leur esprit de conciliation et de résistance à la fois dans les conflits de nationalité à propos des revendications de la Galicie et de la Bohême, jalouses de la situation de la Hongrie, — si l’on met enfin en regard de la violence exercée par d’autres gouvernemens dans les affaires religieuses, les plus délicates de toutes, la modération et la fermeté du gouvernement autrichien vis-à-vis de la cour de Rome et du clergé, on ne pourra que donner de justes éloges à l’ensemble des faits qui ont rempli la période dont il s’agit. L’histoire de ces sept dernières années est bonne à présenter comme le gage d’une habile conduite pour l’avenir, et le témoignage d’une force avec laquelle il faut compter dans le présent.


II

La guerre de Prusse, si funeste à l’Autriche, marque au contraire une date heureuse pour la Hongrie : elle lui a rendu l’autonomie, l’indépendance, la vie intérieure libre, elle a fait de Pesth une capitale. La Transleithanie n’est pas toutefois un état véritablement un, entièrement maître de lui au dehors comme au dedans ; mais qu’aurait-elle gagné à devenir un état secondaire, faible par l’étendue, les ressources et la position géographique ? Il vaut mieux pour elle rester une des deux moitiés d’un état de premier ordre, nécessaire à l’équilibre de l’Europe et appelé à jouer un rôle important dans l’histoire de la civilisation universelle. Les sentimens contraires avec lesquels a été accueillie à Vienne et à Pesth l’œuvre du dualisme veulent être rappelés tout d’abord pour expliquer la conduite différente tenue par l’Autriche proprement dite et par la Hongrie, surtout dans l’aménagement de leurs ressources financières. La première, abattue, déchue de son rang, dut faire comme les hommes sages et énergiques, victimes d’une grande catastrophe, c’est-à-dire diminuer les dépenses de luxe, se borner au nécessaire, vivre de peu, ne pas se nourrir d’illusions, en un mot pratiquer les vertus austères et réconfortantes de l’ordre, du travail, de l’économie ; la seconde au contraire, enivrée, comme toute jeunesse heureuse, cédait aux entraînemens de la position nouvelle qu’elle avait si longtemps désirée et préparée par tant de combats. En même temps, elle devait non pas réduire un train de vie disproportionné avec cette existence transformée, mais bien se montrer au niveau de son rang, et tout créer, l’administration, les emplois hiérarchiques, les grandes entreprises d’industrie, les établissemens publics et privés, en un mot ce qui avait été entravé ou négligé dans une lutte obstinée et séculaire entre la race allemande oppressive et le patriotisme hongrois vaincu. Quoi d’étonnant que, venues de points de départ opposés, animées de sentimens divers, les deux nations réunies toutefois, — et fort heureusement pour chacune d’elles, — sous un même souverain, n’aient pas marché d’un pas égal dans la voie du progrès matériel, et que la Transleithanie se sait plus d’une fois écartée du droit chemin, commettant des fautes qu’expliquent suffisamment l’inexpérience et les illusions d’une existence nouvelle.

La loi de 1867, qui séparait la Hongrie de l’Autriche, avait d’abord imposé à la première une dépense annuelle de près de 76 millions de francs pour le service de la dette, sans rien préciser de ce qu’elle devait supporter pour la dette flottante ni pour la dette envers la Banque nationale. À cette première charge s’ajoutait l’obligation de payer hors part 2 pour 100 sur les dépenses communes, compensée en partie par le produit des douanes, et 30 pour 100 sur le solde de ces mêmes dépenses. Ces deux articles du budget des dépenses hongroises ont figuré dans les comptes de la première année de son existence pour un total de 150 millions. C’était une assez lourde charge pour un pays qui renfermait seulement, selon le recensement fait l’année suivante, 15 millions 1/2 d’habitans sur une étendue de 324,000 kilomètres carrés, et qui, pourvu de 2,000 kilomètres de chemins de fer, ne possédait ni routes de terre ni canaux, entretenait une navigation à peine praticable sur l’un des plus beaux fleuves de l’Europe, le Danube, enfin n’avait d’autre commerce que celui du blé et du vin, intermittent comme les bonnes récoltes elles-mêmes.

Le patriotisme hongrois crut léger le fardeau que lui imposait la nouvelle constitution politique, il dépassa dans sa confiance première les bornes de la prudence, et on a pu lui reprocher justement, pour monter son organisation intérieure au niveau des grands états, d’avoir établi un nombre de ministres, d’administrateurs, de juges, disproportionné avec les besoins réels ; au moment où les travaux utiles réclamaient seuls toutes les ressources, il menait encore à la fois les travaux d’embellissement et les constructions luxueuses dans la capitale. Ce n’est pas tout : la promptitude avec laquelle on aborda les dépenses utiles n’eut d’égale que l’inexpérience avec laquelle elles furent décidées ; nul plan d’ensemble sagement préparé, délibéré avec sang-froid et en connaissance de cause, n’a présidé à la construction de ces voies de fer dont le nombre s’est triplé en quelques années, et aujourd’hui les résultats n’apportent aucune compensation aux sacrifices considérables que le pays s’est imposés. Quelques chiffres mettront dans son jour cette triste situation.

Les comptes réglés du budget de 1868 se sont élevés en chiffres ronds pour les recettes ordinaires à 280 millions, pour les dépenses à 281 millions ; mais dès l’année suivante les totaux se sont bien accrus. On voit les dépenses atteindre 445 millions et les recettes 437 millions ; en 1870, le déficit dépasse 69 millions ; dans les exercices suivans, il grandit toujours : les comptes de 1871 le portent à 99 millions, ceux de 1872 à 133 millions. Ces chiffres ne comprennent pas, il est vrai, les recettes extraordinaires produites par l’émission de plusieurs emprunts ; mais, comme malgré ces émissions l’insuffisance des ressources annuelles ne s’arrête pas, étant encore pour 1875 évaluée à 67 millions de francs, le premier trait à noter dans cette étude est l’énorme augmentation des dépenses qui, de 1867 à 1874, ont monté de 280 millions de francs à près de 700 millions, tandis que dans cette même année le budget présenté n’évaluait encore les recettes ordinaires qu’à 510 millions. Celui de 1875, soumis aux chambres de Pesth en octobre dernier, ne donne pas un chiffre supérieur à 520 millions. Aussi bien, en portant les regards en avant sur une période de cinq années, le ministre des finances était-il obligé de prévoir un déficit constant, quoique décroissant, qui en 1878 se chiffrerait par un total accumulé de 300 nouveaux millions à joindre à celui qui existait déjà.

Comment les dépenses se sont-elles ainsi accrues ? Comment expliquer cette lenteur comparative dans le progrès des recettes ? Avant tout il y a l’augmentation de la dette spéciale de la Hongrie. Dès 1870, elle avait dû payer le dégrèvement de son sol, c’est-à-dire fournir aux seigneurs dépossédés de leurs droits féodaux des obligations 5 pour 100 remboursables en quarante années par des tirages semestriels, dites Grundentlastungs-fond, en échange des redevances payées par les paysans tenanciers. Ceux-ci furent frappés d’impôts correspondans, au moyen desquels l’état put faire le service des obligations. La délivrance de ces titres se faisant au fur et à mesure des estimations, elle n’est pas encore terminée : de 36 millions de francs en 1869, l’annuité s’est élevée en 1873 à 48 millions. Une opération analogue a été suivie en 1868 pour l’affranchissement de la dîme viticole, redevance payée par les cultivateurs de vignobles aux seigneurs propriétaires. Le total de la dépense annuelle pour l’intérêt et l’amortissement des titres donnés en échange n’est guère supérieur à 7 millions ; mais en dehors de la part prise par la Hongrie dans l’ancienne dette autrichienne et de ces deux opérations qui lui sont particulières, de très importans emprunts n’ont pas tardé à être contractés soit pour solder des travaux d’utilité générale, soit pour amoindrir des déficits annuels. Dès 1868, un emprunt nominal de 212 millions fut émis pour la construction des chemins de fer en obligations à 5 pour 100 remboursables en trente ans à 300 francs. La souscription publique ouverte à Paris n’absorba que 271,000 titres. Deux ans plus tard, on tenta l’émission d’un emprunt à lots sans intérêt, en obligations remboursables en cinquante ans à 250 francs Le chiffre nominal était de 75 millions ; un tiers fut pris par le public. — Un petit emprunt de 16 millions dit des chemins de fer de Gömör fut appliqué l’année suivante à une entreprise spéciale. Enfin l’emprunt de 75 millions de 1872 en 5 pour 100 émis à 75 francs, qui a obtenu un plein succès, et celui de 1873 de 135 millions à 74 1/4, lequel, malgré ce taux un peu inférieur, ne fut couvert que pour les quatre dixièmes, terminent la liste des dettes consolidées jusqu’ici contractées par la Hongrie. Le total nominal s’élève à 415 millions 1/2 et exige une annuité de 26 millions payables en papier et de près de 3 millions payables en or. La Hongrie comme l’Autriche est obligée en effet d’ajouter à l’intérêt fixe de ses titres, dans certains contrats, surtout ceux passés à l’étranger, le prix de ce que le papier national perd pour être échangé contre de l’or. En calculant cette perte à 10 pour 100 et en. ajoutant l’annuité de la dette à la part de la Hongrie dans la dette commune et au service de ses obligations du dégrèvement, la charge totale était pour 1874 de 163 millions de francs à payer en papier.

La dette flottante se compose tout d’abord de bons du trésor proprement dits, analogues à ceux que l’on émet partout pour les besoins de la trésorerie. En 1870, une loi avait autorisé le ministre des finances à en émettre autant qu’il serait nécessaire pour couvrir les déficits du trésor, jusqu’à concurrence seulement du produit des droits d’enregistrement et de timbre. L’émission de ces bons se maintient dans de très étroites limites et depuis deux ou trois ans ne dépasse guère 5 millions ; mais à côté de ces bons en figurent d’autres qui constituent plutôt un nouvel emprunt qu’une dette flottante proprement dite. Pour achever les voies ferrées, canaux et ports votés par les chambres, pour servir les garanties d’intérêt accordées par le trésor, on a décidé en 1873 l’émission d’un emprunt nominal de 375 millions garantis par les domaines de l’état. La première moitié seulement, soit 187 millions 1/2, fut immédiatement négociée à 85 1/2 pour 100, sous forme de bons du trésor exempts d’impôts, produisant 6 pour 100 d’intérêt et remboursables par séries au plus tard le 1er décembre 1878. Un syndicat, à la tête duquel se trouvaient MM. de Rothschild, de Wodianer et de Bleichröder de Berlin, prit ferme la totalité des bons à 84,17 pour 100, et la revendit au public à 89, au moyen d’une souscription qui la couvrit deux fois. La seconde moitié vient d’être émise à la fin de 1874 par les soins du même syndicat et avec le même succès. Cette fois la cause de l’émission est la nécessité de couvrir les déficits permanens du trésor. La seconde partie de ces bons sera remboursée un an plus tard que la première. La totalité charge le budget d’un service annuel de près de 23 millions. Cette création de bons, qui devrait plutôt s’appeler un emprunt à court terme, donnera très certainement lieu à une consolidation ou à une conversion en rentes à plus longue échéance ; mais la Hongrie doit s’attendre, en raison du caractère perpétuel de la dette, à des conditions bien autrement onéreuses que le taux actuel des obligations à terme, à moins qu’elle ne soit parvenue à diminuer notablement ses dépenses ou à augmenter ses recettes dans une plus forte proportion.

Le service de la dette consolidée et de la dette flottante, qui atteint bien près de 200 millions, et les 75 millions de dépenses communes avec l’Autriche composent près de la moitié des dépenses de la Hongrie. Dans le surplus, quelques-unes attirent particulièrement l’attention : nous reconnaissons bien volontiers qu’aux premiers jours de son existence le gouvernement a dû, comme l’on pourrait dire, faire des frais extraordinaires d’installation ; mais ne sont-ils pas exagérés ? C’est ce qui ressort déjà des simplifications apportées au budget du ministère de l’intérieur, qui, de 26 millions les années précédentes, a été abaissé à 18 millions en 1872 ; mais par contre nous voyons le ministère de la justice, coûtant de 6, 7 à 9 millions jusqu’en 1871, s’élever brusquement en 1873 à 25 millions par suite d’une réforme radicale et de la création de nouvelles cours. — Le ministère de la guerre dépense encore plus de 22 millions pour le maintien de la milice nationale, les honveds, pour laquelle le patriotisme local a un culte persévérant. A côté des dépenses qu’on pourrait dire rémunératrices, — comme celles des postes, des télégraphes, des tabacs, — celles des domaines, des forêts et des mines atteignent des chiffres que ne compensent certainement pas les revenus correspondans, car chacun sait en quel état d’infériorité cette partie du domaine public est maintenue ; mais le chiffre le plus regrettable des dépenses est celui qui correspond à la construction et aux avances faites sous forme de garantie de revenu aux compagnies des chemins de fer, lesquelles vont toujours en grossissant sans aucune compensation prévue.

En effet, jaloux de donner à la Hongrie le plus rapidement possible un réseau de chemins de fer comparable à celui des autres pays et voulant payer d’exemple lui-même, le gouvernement s’est lancé dans des entreprises qui toutes ont eu de mauvais résultats. Avant le dualisme, il n’existait dans la Transleithanie que les lignes concédées à la Staats-Bahn, à la Sud-Bahn, le réseau de la Theiss et le petit chemin de Mohacs, le tout formant un ensemble de près de 2,500 kilomètres. Ces chemins, qui représentent aujourd’hui le tiers du réseau hongrois total, sont les seuls qui donnent des bénéfices nets ; si, pour les deux premières sociétés, les lignes de Hongrie font partie d’un réseau plus étendu, où leur revenu propre se trouve mêlé, la compagnie de la Theiss, tout entière sur le territoire hongrois, a donné en 1873 17 florins d’intérêt et dividende à ses actionnaires. Quant aux chemins établis depuis 1867, aux lignes exécutées par l’état, qui embrassent près de 1,000 kilomètres et n’ont pas coûté moins de 250 millions, aux 3,000 kilomètres concédés à des compagnies particulières, sur lesquelles dix ont un intérêt garanti par l’état, on peut affirmer que sur ses propres chemins l’état ne fait pas ses frais, et qu’en ajoutant à cette perte la subvention donnée aux chemins particuliers c’est une dépense totale de 50 millions de francs qu’il doit inscrire au budget. — Dira-t-on que ces garanties avancées rentreront à l’état lorsque les sociétés, ayant distribué 5 pour 100 à leurs actions, pourront les rembourser peu à peu sur les produits nets ? Pour concevoir cette espérance, il ne faudrait pas savoir que, malgré les noms pompeux de ces lignes, qui s’appellent le Nord, le Nord-Est, l’Ouest et l’Est-Hongrois, le Premier Galicien, ou le Premier Transylvain, les chemins de l’état ne rendent pas en moyenne plus de 14,000 francs bruts par kilomètre et par an, et que les autres sont bien plus improductifs encore. — Pour se rendre compte des tristes résultats de cet ensemble de chemins, il faut savoir que le tracé des lignes a été arrêté sans souci de faire concorder entre eux les points importans, ou en négligeant les voies les plus courtes, que l’exploitation en outre est des plus vicieuses ; toutes sont à une simple voie, pourvues d’un matériel insuffisant, et n’ont qu’un nombre dérisoire de trains par jour : sur l’Ouest-Hongrois, qui dessert les villes de Gratz, Steinamanger, Stuhlweissembourg, Raab, et qui se rattache à la Staats-Bahn et à la Sud-Bahn, il n’y a qu’un train de voyageurs par jour. La plupart de ces lignes, après avoir fait l’objet de concessions passées de mains en mains, et toujours avec accroissemens nouveaux de capital, en vertu de traités de plus en plus onéreux pour l’état, se coupent, s’enchevêtrent et se nuisent. Citons pour exemple significatif de ces combinaisons défectueuses, après les chemins du Nord-Est et de l’Est-Hongrois, célèbres par les catastrophes de leurs entrepreneurs, la ligne de Zakany-Fiume, qui appartient à l’état et qui devait joindre la Drave à la mer Adriatique : au beau milieu, à Agram, elle est interrompue jusqu’à Carlstadt par un tronçon qui en est le prolongement direct, mais qui appartenait à la Sud-Bahn, et que l’état n’a pas racheté.

Cette situation générale des chemins de fer hongrois est grave assurément ; n’y saurait-on apporter de remède ? Nous croyons qu’on en peut trouver un : il faut que le gouvernement renonce à construire un seul kilomètre de chemin pour son propre compte, qu’il transforme, s’il le peut, toutes ces compagnies particulières avec siège à Pesth, état-major ruineux, administration peu intéressée à une exploitation économique, puisque l’état a garanti un minimum de revenu brut ; il faut que le gouvernement les fusionne entre elles et compose quelques groupes bien unis de ces chemins épars et rivaux, au nord-est et à l’est surtout, qu’il ne craigne pas d’appeler à son aide le capital étranger et s’inspire aussi de l’expérience des hommes connus pour leur aptitude dans la construction et l’exploitation des chemins de fer. À ce prix, il pourra peut-être non-seulement arrêter le mal, mais encore trouver dans la vente de ses propres chemins la ressource indispensable pour le remboursement de sa dette flottante ou le gage de nouveaux emprunts. Dans un écrit substantiel sur les Finances de la Hongrie, un publiciste connu par ses travaux d’économie politique en France, aujourd’hui membre du Reichsrath à Pesth, M. Horn, indique, avec la vente des domaines de l’état, la reconstitution des réseaux de chemins de fer comme l’un des moyens les plus efficaces de parer aux déficits croissans. Il y ajoute l’économie dans les dépenses administratives sans peut-être concevoir l’espérance bien vive de la voir appliquée, mais surtout il appelle de tous ses vœux une augmentation des recettes qu’il se refuse cependant de demander à une surcharge nouvelle des impôts[4]. Jusqu’ici en effet, la stagnation des recettes est le point le plus saillant et le plus regrettable de la situation financière de la Transleithanie. — Par des emprunts, quelques ventes de domaines et l’émission d’une dette flottante considérable, l’état a pu faire face et au-delà à des dépenses de travaux publics plus ou moins bien conçus ; mais dans un avenir prochain, alors que la seule garantie de revenu consentie aux chemins de fer atteint déjà presque le dixième des recettes, que le ministère des finances prévoit lui-même un déficit normal s’étendant encore sur cinq années, il devient évident qu’on se trouvera dans l’urgente nécessité de demander à l’impôt les ressources indispensables. — C’est en effet ce que vient de proposer avec plus de résolution que de prudence, au point de vue du succès possible dans le parlement, le ministre actuel des finances, M. Koloman Ghyczy, qui a dû, bien qu’étant un des chefs de l’opposition, sur les vives instances de la majorité et sur l’ordre formel du souverain, se résigner à prendre la direction d’un département singulièrement conduit par ses prédécesseurs.

Au début du nouveau régime, les récoltes extraordinaires de 1867 et 1868 avaient entretenu dans les esprits l’illusion d’une prospérité sans limites. Les ministres des finances, M. Lonyay, son successeur, le professeur de philosophie Kerkapoli, dépensèrent sans compter. Le chef de cabinet Szlavy prit ensuite lui-même la direction des finances, charge sous laquelle il succomba en quelques mois. Le titulaire actuel, désintéressé, économe, semble vouloir suivre les règles de l’arithmétique et du bon sens. Pour dépenser, il faut de l’argent, ne pouvant plus en demander à l’emprunt, il doit recourir à l’impôt ; mais encore en matière d’impôts faut-il choisir ceux qui produiront aisément et savoir faire payer les contribuables. Or en Hongrie la matière est rebelle.

Sous la domination autrichienne, c’était faire acte de patriotisme que de résister au fisc : aujourd’hui nous ne jurerions pas que l’exemple donné autrefois par les Magyars ne fût suivi à leur détriment par les races qui se prétendent à leur tour opprimées. Le pays d’ailleurs est exclusivement agricole, et, quand les récoltes sont mauvaises, l’impôt ne rentre pas. On évalue à plus de 60 millions de florins, 150 millions de francs, l’arriéré dû sur les impôts ; pour faire payer cette somme, il sera nécessaire d’accorder des délais. Quant aux nouveaux sacrifices à obtenir, M. Ghyczy a proposé d’augmenter de 5 pour 100 tous les anciens impôts et d’en créer de nouveaux à l’imitation de ce que d’autres pays ont fait dans des circonstances analogues. Ses projets ont soulevé tout d’abord la plus vive opposition ; la chambre des avocats de Pesth, le club des industriels, le club radical, ont commencé le mouvement que dans les provinces les corps constitués ont suivi. La pressé de toute couleur s’est montrée hostile, le Pester Lloyd, le journal le plus répandu, la Réforme, organe de M. Lonyay, le Pesti-Naplo, dévoué au gouvernement, se sont montrés contraires au plan de M. Ghyczy. L’impôt nouveau sur les transports par chemins de fer et bateaux à vapeur suscite toute sorte d’objections ; frapper les billets de voyageurs de 10 pour 100 et sans décharger même les compagnies de l’impôt industriel semble une conception malheureuse dans un pays où le produit des chemins de fer se développe si peu. Le revenu des sociétés de crédit, l’intérêt même des fonds déposés aux caisses d’épargne, seraient passibles d’un impôt de 3 pour 100. Pour fuir ces éventualités, plusieurs sociétés ont menacé de transporter à Vienne le siège de leur administration. L’exercice de toutes les industries devrait être frappé d’un droit de 10 pour 100, le fisc évaluant le revenu de chacune d’elles par la capitalisation au sextuple du prix des loyers industriels et personnels. A côté des nouveaux impôts, bien trop onéreux au dire des intéressés, d’autres sont proposés des plus vexatoires dans la forme. C’est ainsi que celui destiné à faire contribuer les chasseurs au revenu général les astreint à des recherches minutieuses sur le nombre d’armes qu’ils possèdent, et leur ferait payer 1 ou 2 florins par chaque fusil. Encore tout cela ne suffirait pas à couvrir le déficit de 1875, et selon les prévisions du ministre la récente émission des obligations de l’état est destinée à cet emploi. Sans entrer dans la discussion de chacun des nouveaux impôts proposés, sans chercher ceux qu’il serait plus utile de leur substituer, le simple rapprochement des chiffres de recettes, tels que les comptes des exercices réglés les présentent, démontre jusqu’à la dernière évidence le peu d’élasticité que la Transleithanie offre pour l’accroissement normal du revenu public. De 1869 à 1872, les recettes n’ont varié que de 438 millions à 462. Toutefois, si l’on décompose ces chiffres, on est frappé de voir un article de recettes très élevé dans la première et la seconde de ces quatre années, celui des mines et monnayage, tomber de 93 et 86 millions à 23 et 39 dans les deux dernières. Malgré ces variations qui correspondent à des variations analogues dans les dépenses de même nature, le produit de cet article est resté à peu près le même. Heureusement, à côté de cette diminution apparente d’un chiffre de recettes compensée par une réduction de dépenses, figurent des augmentations très réelles dans le chiffre des impôts directs et indirects, ce qui indique un certain progrès de la richesse publique. Dans l’ensemble des produits de l’importation et de l’exportation communs à tout l’empire, la Hongrie a contribué aussi, quoique dans une moindre part que l’Autriche, à l’augmentation générale. Sans donc affirmer que la question à résoudre n’offre pas de sérieuses difficultés et n’exige pas une expérience et une habileté dont les hommes politiques chargés des destinées de leur pays sont loin d’avoir toujours fait preuve, il n’y a toutefois pas lieu de désespérer.

Jusqu’en 1848, la nation se composait de nobles et de serfs, la classe, moyenne, celle qui partout travaille, économise, se livre à l’industrie, faisait entièrement défaut. On ne connaissait sur ce territoire de 5,800 lieues sans routes ni voies navigables que la très grande ou la très petite propriété : celle-ci contient aujourd’hui même 3 millions 1/2 de parcelles à côté de domaines énormes, sans grande valeur, comme ceux de l’état, qui dépassent 5 millions de yochs, environ 3 millions d’hectares. La moyenne propriété n’existe pas encore, c’est-à-dire celle qui peut tirer le meilleur parti de terres d’une incroyable fécondité. Quoi d’étonnant que les excitations de la politique aux premiers jours de l’indépendance aient tout d’abord absorbé les préoccupations publiques ? En sera-t-il toujours ainsi ? Nous ne le croyons pas. Le goût du travail honnête et sérieux naîtra des nécessités financières elles-mêmes, et, comme on l’a si bien constaté pour l’Italie, le besoin de faire face aux charges de l’état, en même temps que le goût des améliorations individuelles, précipitera un mouvement dont le succès n’est pas douteux. A côté de l’agriculture transformée, l’industrie, jusqu’ici à l’état d’enfantement, prendra possession de ces voies ferrées dont on aura réformé le système, et le crédit public aura enfin trouvé une assiette solide. De telles espérances ne sont pas chimériques, et pour notre compte, si nous comparons la conduite politique et sage qu’a tenue la Hongrie à l’époque de l’établissement du dualisme avec les excès, les prétentions, les illusions d’indépendance et d’autonomie absolues qui n’auraient pas manqué de se produire et de s’imposer en de pareilles circonstances dans d’autres pays, nous croyons qu’elle réalisera les progrès désirés ; mais il ne faut pas se dissimuler cependant qu’ils ne s’obtiendront pas sans de réels sacrifices et de sérieux efforts. Le ministre actuel des finances, son jeune et habile collègue des travaux publics, le comte Joseph Zichy, sont appelés à provoquer des mesures d’où peut dépendre le sort ou tout au moins la prospérité financière de leur pays.

III

Des deux états sur lesquels règne aujourd’hui l’héritier de Marie-Thérèse, l’un jouit incontestablement d’une prospérité plus grande que l’autre, d’un crédit plus assuré, nous ne voulons pas dire d’un gouvernement mieux établi, mais certainement d’une administration plus sûre d’elle-même. Toutefois, si, au lieu de rechercher quelle peut être dans l’ensemble la part de l’un et de l’autre, on envisage cet ensemble, on ne pourra s’empêcher de reconnaître que depuis 1867 les résultats du nouveau régime sont favorables, et que dans ces résultats les vertus propres à la Hongrie ont exercé une influence heureuse sur les progrès particuliers et plus grands que l’Autriche a réalisés de son côté. Tout d’abord on ne saurait assez louer le bon sens politique, la rare clairvoyance des véritables intérêts publics, dont la majorité des représentans du pays ont fait preuve et dont l’illustre chef de cette majorité parlementaire, M. Deak, s’est montré le modèle le plus accompli. En demeurant fortement attaché à l’ancienne dynastie, en maintenant l’accord entre les deux parties de l’empire au prix de sacrifices assurément considérables, il a plus fait pour les intérêts européens, pour ceux de la civilisation en général, qu’aucun autre homme d’état de notre temps par des conceptions en apparence plus hardies et des entreprises plus gigantesques. La Hongrie est le chemin par lequel l’Orient et l’Occident peuvent se rencontrer et s’unir ; mais, sans une alliance intime avec l’Autriche, la Hongrie ne subsisterait pas un jour. Cette entente une fois réalisée, on pourrait objecter que le parlement de Pesth n’a pas toujours dans ses débats, dans ses résolutions, fait preuve d’un esprit de conduite suffisant, pas plus que d’une prudence financière dont les besoins actuels démontrent l’urgence. Il faut toutefois reconnaître que la question intérieure, celle de la Croatie, a été réglée de façon à satisfaire les deux parties, et que cet exemple a profité pour diminuer, sinon pour éteindre les revendications de la Galicie et de la Bohême vis-à-vis de l’Autriche. Le libéralisme hongrois a fortifié encore le libéralisme autrichien dans toutes les grandes questions soulevées, notamment en ce qui concerne le concordat heureusement modifié avec la cour de Rome, et dans une sphère moins élevée il n’a pas été sans influence sur la substitution définitive du libre échange au vieux système de la protection. Certes aucun gouvernement ne devait sembler plus propre à subir les influences ultramontaines que celui de Vienne. Nulle part la prohibition n’avait été plus sévèrement appliquée que dans ces duchés allemands fermés longtemps par des douanes sévères aux produits mêmes de l’Allemagne ; mais, si à partir de 1852 de nouveaux tarifs furent mis en vigueur, qui réduisirent tout d’abord de moitié les 654 chapitres outils figuraient, c’est en 1867, 1868, 1869, que furent définitivement accordées les autorisations d’exploitation industrielle et commerciale à des sociétés hollandaises, belges, suisses, françaises, russes, anglaises, etc. Les traités de commerce avec les états étrangers datent de cette époque ; 1867 est l’année qui marque un pas décisif dans la voie libérale, et dans celles qui suivent la marche se précipite : en 1868, on abolit la contrainte par corps, la limite du taux de l’intérêt, on établit les chambres de commerce et de l’industrie. Dans cette recherche de l’alliance avec les pays étrangers, l’initiative de la Hongrie se signale particulièrement.

À côté de ces résultats satisfaisans de l’immixtion de l’esprit hongrois dans la marche des affaires autrichiennes, n’oublions pas les profits que la nature de l’un des deux pays procure à l’autre. Essentiellement agricole, douée d’un sol fertile, la Transleithanie pourrait, en raison de circonstances particulières, ne pas jouir de la prospérité complète à laquelle la nature l’a destinée, que ses productions en alimentant l’industrie de l’Autriche contribueraient dans la plus large mesure à accroître la richesse de celle-ci. C’est ainsi par exemple que les distilleries, les brasseries, les sucreries, les filatures, les usines de tout genre par lesquelles sont transformés les produits du sol hongrois se sont plus multipliées au nord qu’au sud de la Leitha.

Si l’on veut résumer les progrès communs des deux époques que nous comparons, il suffira de citer dans les chiffres que le dernier relevé statistique officiel donne pour une période de dix ans, — 1860 à 1870, — ceux qui se rapportent aux dernières années et ceux qui remontent à l’établissement du dualisme. En 1867, le total de l’importation s’élevait à 712 millions de francs, et celui de l’exportation à 1 milliard, ensemble 1 milliard 700 millions. Quatre années seulement plus tard, le premier dépasse déjà 1 milliard 90 millions quand le second reste encore le même. Pour l’exercice suivant, l’Annuaire de la statistique évalue l’importation à 1 milliard 350 millions et l’exportation à 1 milliard 170 millions, ensemble 2 milliards 1/2, c’est-à-dire 50 pour 100 de plus qu’en 1867 : il signale aussi comme un progrès très récent et des plus considérables la diminution du sol improductif, qui dans tous les pays de la couronne de saint Étienne est réduit à moins de 7 pour 100 de la superficie totale.

Les ressources financières et la bonne situation des budgets forment un des principaux élémens de la force des états, la prudence et le sens politique avec lesquels ils sont gouvernés assurent la sécurité publique ; mais un des points essentiels qui attirent l’attention et commandent le respect des nations voisines, c’est la constitution de l’armée, l’état des troupes de terre et de mer, les moyens de défense ou d’agression. Le gouvernement autrichien a usé à cet égard du même esprit de sagesse et de modération signalé sous d’autres rapports. Pour une population totale de 36 millions d’habitans, dont plus de 20 millions peuplent les 300,000 kilomètres carrés de la Cisleithanie et 15 millions seulement les 322,000 de la Hongrie et de la Croatie, l’effectif de l’armée sur le pied de paix, y compris le personnel des écoles et des établissemens militaires, de la police et de la gendarmerie, ne dépasse point 248,000 hommes. Le contingent annuel fixé pour jusqu’en 1878 est de 95,000 sur un recrutement de 337,000. Le service militaire embrasse une période de douze ans, de l’âge de vingt à trente-deux ans, dont trois années dans l’armée active, sept dans la réserve et deux seulement dans le service de la défense nationale, landwehr et honveds ; l’infanterie et les bataillons de chasseurs comptent 160,000 hommes, la cavalerie près de 45,000, l’artillerie, le génie et les pionniers 36,000 en chiffres ronds. comme on le voit, c’est une charge relativement légère ; mais le service militaire est sévèrement et régulièrement fait. La cavalerie autrichienne passe pour exceptionnelle, l’infanterie a été pourvue d’un armement perfectionné, que l’on s’occupe d’améliorer encore ; sans éclat, sans bruit, sans attitude provocante, le gouvernement a organisé des forces sérieuses. Sur le pied de guerre, l’effectif entier peut s’élever à près de 900,000 hommes et 157,000 chevaux. Enfin l’organisation des troupes de la défense nationale comprend 102,000 hommes de landwehr et 74,000 de honveds. La flotte autrichienne, à la fin de 1873, se composait de quarante-sept bâtimens à la mer, dont dix à vapeur, et de dix bâtimens en construction, dont cinq cuirassés ; le personnel des équipages à la mer n’atteignait pas 9,400 hommes. Les dépenses ordinaires et extraordinaires s’élevaient à cette date, pour l’armée de terre, à 245 millions, et pour l’armée de mer à 26. Des juges compétens, notamment les officiers supérieurs des armées étrangères chargés d’assister aux grandes manœuvres de l’armée autrichienne dans l’automne de 1874, ont rendu une éclatante justice à la parfaite instruction des troupes et en particulier de la cavalerie, surtout à la science de la tactique militaire et à la précision mathématique des grandes manœuvres. Le but poursuivi, celui d’avoir une armée plus forte par la qualité que par le nombre, semble avoir été atteint. La loi du service militaire offre bien aussi ce caractère de ne rien donner à l’apparence et de se contenter d’une réalité modeste, mais sérieuse. Le service actif ne comporte qu’un petit nombre d’années, en revanche il ne tolère pas ces congés anticipés qui font une règle de l’exception, et laissent seulement l’illusion d’une nombreuse réunion d’hommes sous les armes. Les prévisions de la défense nationale ne réclament pas des soldats libérés un nouveau service de plus de deux années, et à trente-deux ans chacun peut se dire qu’il a rempli tous ses devoirs ordinaires envers le pays ; mais viennent de graves événemens, des catastrophes imprévues, est-ce que dans ces cas suprêmes toute législation antérieure ne serait pas abrogée de fait, et remplacée, s’il le fallait, par les mesures qu’imposent à chacun les besoins immédiats du salut public ? Les longues années de réserve, qui forment le point distinctif de la loi militaire autrichienne, si elles sont utilisées suffisamment à maintenir l’instruction militaire, compenseront avec avantage pour les autres emplois du temps dans les professions civiles ce que le service actif et ce que le service de la défense nationale présenteraient de trop écourté ; les finances de l’état, et c’est là ce qui nous occupe, en tireront grand profit.

La conclusion est assurément facile à tirer de ces chiffres, de l’exposé de cette politique sensée et des actes du gouvernement d’un souverain qui, par son esprit solide, son caractère généreux, sa vie simple et digne, a droit au respect sympathique, non-seulement de ses sujets, mais de tous les hommes. Frappée par les coups redoublés de la mauvaise fortune, l’Autriche-Hongrie s’est repliée sur elle-même et a cherché dans les satisfactions intérieures du pays plus que l’oubli de l’amoindrissement de son rôle au dehors, mais encore une puissance non moins solide que dans l’état antérieur, et elle a, ce nous semble, réussi à l’obtenir. Si elle demeure privée de ses possessions italiennes, causes de plus de difficultés que de grandeur, elle a repris vers l’Orient son poste de pionnier de la civilisation européenne. Elle y occupe aujourd’hui presque exclusivement la place que se partageaient avec elle la France et l’Angleterre. Du côté de l’Allemagne, si elle a perdu la couronne impériale, elle a conquis aux yeux des princes et des peuples le prestige, inconnu pour elle, d’un gouvernement libéral, modéré, vers lequel les opprimés et les faibles tournent leurs cœurs et leurs vœux : situation nouvelle et heureuse qui réjouit et touche à la fois ceux qui ont souvent visité les différentes provinces de l’empire de l’Est, comme il s’appelle, habitées par des races vives, belliqueuses et fières, religieuses et douces ; exemple consolant du bien rapide qui se produit, l’orage une fois passé, par l’accord des différentes classes d’une société organisée sous la protection d’un pouvoir stable, d’un souverain conscient des besoins de son temps et de son pays !

Est-ce à dire toutefois qu’il n’y ait point d’ombres au tableau flatteur que nous venons de présenter ? A défaut d’autre l’enseignement, l’histoire du passé, et d’un passé trop récent, commanderait des réserves. En particulier la reconstitution du crédit de l’Autriche date de trop peu de temps pour fournir les preuves d’une solidité semblable à celle du crédit français ; les ménagemens les plus minutieux sont encore de rigueur. Sans parler de l’état spécial des finances de la Hongrie, qui exigent plus que des soins ordinaires et appellent d’énergiques remèdes, celles de l’Autriche, cette année même, nécessitent un redoublement de prudence. L’exercice 1875 marquera-t-il le commencement d’une nouvelle ère de difficultés et de déficits ? ou bien l’amélioration constatée dans les années précédentes reprendra-t-elle sa marche un moment ralentie ? Le tout dépendra certainement non pas tant de la conduite intérieure du gouvernement lui-même que d’événemens étrangers auxquels il serait plus ou moins contraint de s’associer. En un mot, si l’Autriche a tant gagné dans ces dernières années de calme, la guerre, quel qu’en fût l’objet, ne remettrait-elle pas en question tous les résultats acquis ? C’est par l’affirmation de la nécessité d’une paix indispensable à l’Autriche, comme à nous-mêmes, que nous voulons conclure.


BAILLEUX DE MARISY.

  1. On appelle payables en papier les valeurs pour lesquelles on remet du papier-monnaie au pair, et payables en argent celles qui reçoivent en plus le prix du change du papier avec de l’or. Les valeurs payables en argent sont principalement celles qui ont été émises à l’étranger ; sans cette bonification du change, on comprend qu’elles eussent été difficilement souscrites.
  2. La comptabilité du gouvernement autrichien se prête à une anomalie qu’il faut faire ressortir. Dans les budgets présentés au Reichsrath et votés par lui, on fait figurer le chiffre des recettes brutes y compris les frais de recouvrement. Dans les budgets réglés, ces frais ne figurent plus, et on ne voit apparaître que les recettes nettes ; de là ces différences très grandes en apparence entre les chiffres des mêmes budgets. Quand on veut étudier de près les variations des exercices successifs, il semble préférable de prendre les chiffres des recettes nettes : aussi pour appuyer nos démonstrations, préférons-nous d’ordinaire citer les articles des budgets réglés.
  3. La bourse de Vienne est constituée, comme le stock-exchange de Londres, en une corporation que préside avec une grande autorité l’honorable président du conseil d’administration de la Staats-Bahn.
  4. Dans son travail très intéressant, mais peu optimiste, sur le budget de 1874, M. Horn résumait ainsi la situation de la Hongrie. « Les recettes ordinaires de l’exercice courant ne dépassaient pas 141 millions de florins. Les dépenses obligatoires, — dettes commune et spéciale, part dans les dépenses communes, liste civile, subvention à la Croatie, on un mot tout ce qu’un vote annuel du Reichsrath ne peut changer, — s’élevaient à 122 millions 1/2 de florins. Près de 15 millions étaient en outre engagés pour des entreprises en cours. Il ne restait donc plus que 4 millions pour les dépenses ordinaires proprement dites, c’est-à-dire les services de chaque ministère. Or le budget les évaluait à 55 millions 1/2 de florins. » En face d’une situation pareille, et avec la crainte qu’elle ne s’aggrave encore en raison des garanties données aux chemins de fer, on comprend que parmi les hommes dévoués au souvenir du passé l’opinion se répande qu’il faut revenir sur l’œuvre de M. de Beust, et rendre au gouvernement de Vienne l’administration intérieure de la Hongrie, dont le gouvernement de Pesth a fait un si mauvais usage. Inutile d’ajouter que ce n’est point l’opinion de M. Horn.