Les Finances de l’Allemagne depuis l’indemnité de guerre

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Les Finances de l’Allemagne depuis l’indemnité de guerre

LES FINANCES
DE L'EMPIRE D'ALLEMAGNE

I. Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwallung und Rechtspflege des deutschen Reichs, von Franz von Holtzendorf, Leipzig 1872. — II. Der deutsche Zollverein, von Weber, Leipzig 1871. — III. Die Besteuerung des Tabaks im Zollverein, Stuttgart 1868. — IV. Hirth’s Annalen des deutschen Reiches, 1873. — V. Amtliche Statistik des Reichs, Berlin 1873.

On a beaucoup écrit en France sur la fortune publique de l’Angleterre, des États-Unis et de l’Italie, mais la critique semble avoir délaissé, comme par système, tout ce qui appartient aux finances de l’Allemagne. Cette indifférence se justifiait en quelque sorte, il y a plusieurs années, par l’aridité du sujet et par le peu d’intérêt que l’on porte d’habitude aux pays qui n’exercent pas une influence décisive dans le domaine de la politique. Nous n’avions d’ailleurs rien à emprunter aux conceptions de nos voisins, car les lois fiscales de la révolution, si généralement attaquées aujourd’hui par les hommes mêmes qui visent à être les continuateurs de cette grande époque, ces lois, auxquelles M. Thiers restituait naguère à la tribune leur véritable caractère, demeureront longtemps encore, au moins dans l’ensemble, la plus sûre expression de nos rapports économiques et sociaux. Les Allemands ont bien compris cette supériorité, et ils respectent depuis soixante ans les institutions que nous avons apportées dans celles de leurs provinces qui furent incorporées au territoire français. C’est ainsi que, dans les anciens départemens du Rhin et en Westphalie, le cadastre continue d’être régi par nos lois, tandis que l’organisation, en est à peine ébauchée pour les autres régions de la Prusse. En Bavière, dans le Palatinat, on retrouve les droits d’enregistrement tels que l’administration française les avait établis. Enfin, dans la province d’Alsace-Lorraine, l’empire a maintenu les impôts en vigueur, sauf certaines modifications que le Zollverein rendait indispensables. Si nous avons beaucoup trop négligé en général d’observer ce qui se passait au-delà de nos frontières, on ne saurait adresser le même reproche au gouvernement prussien, qui de tout temps fit étudier très attentivement en France les événemens de nature à l’intéresser. Dès la fin du XVIIIe siècle, il s’approprie notre législation sur le monopole du tabac et sur les contributions indirectes ; en 1816, il substitue notre organisation de l’amortissement à celle qu’il avait créée quatre années auparavant. En dernier lieu, le Reichstag allemand vient d’adopter notre système décimal des poids et mesures, et c’est en termes français germanisés que les employés du fisc impérial devront désormais régler la perception des impôts.

Nous le répétons à dessein : la cause du progrès n’a guère à gagner dans l’étude des financiers d’outre-Rhin. Si la république doit avoir un jour son Colbert, c’est à l’Amérique et à l’Angleterre qu’il demandera ses modèles, en se faisant aussi économe que l’une et aussi libéral que l’autre. Malheureusement la situation financière de l’Allemagne est devenue, par notre faute et par notre argent, l’une des données principales du problème européen, et sous ce rapport elle touche à nos préoccupations les plus intimes. Les « milliards français » serviront-ils à féconder cette terre et à porter le bien-être dans ce pays classique de la pauvreté et de l’émigration ? Voilà ce qu’il est opportun de rechercher. Nous nous proposons d’examiner les dépenses les plus importantes du budget impérial, les voies et moyens dont il dispose, et l’emploi qu’ont reçu jusqu’ici les fonds provenant de l’indemnité française.


I

Les dépenses de l’empire seul ont été arrêtées pour 1873 à la somme de 446 millions de francs, sur laquelle les budgets spéciaux de la guerre et de la marine prélèvent 422 millions. Le surplus est destiné au service des emprunts contractés avant les événemens de 1870, ainsi qu’aux dépenses du parlement, de la chancellerie fédérale, des ambassades et consulats, de la cour des comptes et du tribunal supérieur de commerce. En dehors de ces branches essentielles de l’administration publique, que l’empire s’est chargé de diriger et de défrayer, la souveraineté des états reste à peu près intacte, notamment pour les écoles, le culte, la justice et les travaux d’intérêt local. L’empereur n’a pas voulu tout prendre à ses alliés ; il s’est contenté de la meilleure part de leurs prérogatives et du plus clair de leurs revenus.

Le budget de la guerre appelle naturellement tout d’abord notre attention. Il est de 340 millions de francs, non compris le chapitre des pensions, qui s’élève à 46 millions, et dont l’indemnité française doit faire exclusivement les frais. On sait que la constitution des états du nord, acceptée en novembre 1870 par les plénipotentiaires du sud réunis à Versailles, fixe la composition de l’effectif de paix au centième de la population totale, et qu’elle règle la part contributive de chacun des gouvernemens alliés sur le pied de 225 thalers ou 843 francs par soldat. Cette disposition devait prendre fin à partir du 1er janvier 1872 ; mais elle a été prorogée pour trois années dans des circonstances que nous aurons bientôt à rappeler. Disons d’abord que l’effectif normal de l’armée allemande pour 1873 est de 401,659 hommes, de 93,742 chevaux, et qu’il peut être porté en cas de guerre à 1,301,397 hommes et 283,137 chevaux, chiffres qui ont été dépassés pendant la dernière campagne. En comparant cette situation avec celle de l’ancienne armée fédérale, on relève un accroissement considérable, car il ne comprend rien de moins que 5 corps d’armée, 33 régimens d’infanterie, 10 bataillons de chasseurs, 18 régimens de cavalerie, 8 régimens d’artillerie, 1 régiment du génie et 75 bataillons de landwehr. En outre on vient d’augmenter l’effectif des bataillons d’infanterie et de chasseurs, des batteries à pied et des compagnies d’ouvriers, ainsi que le nombre des chevaux de l’artillerie. Divers actes ont agrandi d’une manière sensible l’organisation du ministère de la guerre, de la trésorerie de l’armée, de l’état-major général, de l’adjudanture, et celle des établissemens militaires les plus importans, tels que l’académie de guerre, l’école de l’artillerie et du génie, l’école des cadets, l’école de pyrotechnie, les écoles des sous-officiers, les écoles de tir, l’école de cavalerie, le gymnase-central, les fabriques d’armes, les fonderies de canons, l’institut de médecine et de chirurgie. On a établi à Metz une école de guerre et une poudrerie, à Strasbourg un arsenal d’artillerie. Les forteresses cédées par la France et celles qui appartenaient aux états du sud de l’Allemagne ont reçu un nombreux état-major de commandans et de fonctionnaires. Enfin le ministère de la guerre a été autorisé à prélever sur les versemens de l’indemnité une somme de 148 millions. pour mettre rapidement la province d’Alsace-Lorraine sur un pied de défense formidable, et à ce propos une pièce officielle que nous avons sous les yeux déclare expressément que, le jour où cessera l’occupation du territoire français, l’empire devra échelonner sur nos frontières des forces suffisantes pour parer à toute éventualité de conflit.

En communiquant ces réformes au Reichstag, le gouvernement, d’accord avec le conseil fédéral, jugea l’occasion favorable pour demander l’augmentation du contingent de 225 thalers. Provisoirement, — on était alors à la fin de 1871, — il acceptait ce chiffre, parce qu’il espérait couvrir le déficit en n’appelant point aux exercices les soldats de la réserve, en retardant la levée des recrues dans l’Alsace-Lorraine, et en profitant des crédits rendus disponibles par les troupes d’occupation à la solde du trésor français ; mais à partir du 1er janvier 1873 il lui paraissait impossible de répondre aux nouvelles exigences de la situation avec les ressources du passé. « En effet, dirent ses délégués, quatre ans se sont écoulés depuis que l’on a fixé la capitation à 225 thalers, et le prix de toutes choses s’est accru au-delà des prévisions officielles. Le renchérissement de la viande et des denrées a nécessité une allocation supplémentaire de 10 centimes par homme pour l’ordinaire, et cette allocation même, devenue aujourd’hui insuffisante, doit être portée à la centimes, ce qui augmentera de 20 millions de francs les dépenses du budget annuel. En outre il est indispensable d’améliorer le pain de munition, fait exclusivement de son, parce que les troupes nouvellement admises dans l’armée allemande recevaient un pain confortable et qu’on ne peut soumettre à des régimes différens les soldats d’une même patrie. Le moment est venu aussi d’accroître la solde des grades inférieurs, pour donner aux officiers et aux employés militaires le moyen de vivre honorablement. Le prix de la main-d’œuvre et la valeur des matériaux ont tellement augmenté que les crédits antérieurs se trouvent hors de proportion avec les frais d’entretien des bâtimens et des forts. Enfin les dernières lois sur les pensions et sur les invalides de la guerre exigeront un supplément considérable de ressources[1]. » En résumé, le gouvernement réglait le budget de 1872 d’après la capitation ordinaire, toutefois sous le bénéfice des réserves exprimées pour le budget de 1873. Lorsque ce projet fut porté à la connaissance du Reichstag, on vit se produire deux contre-propositions, l’une de MM. Lasker et Stauffenberg, tendant à une réduction de 1,500,000 francs, l’autre de MM. Hoverbeck et Richter, organes du parti progressiste, pour retrancher un peu plus de 5 millions. MM. Lasker et Stauffenberg déposèrent en outre un article additionnel à la loi de finances, disant que l’effectif de 401,659 hommes serait considéré comme un maximum, et invitant le chancelier à faire en sorte que les dépenses militaires ne pussent à l’avenir excéder la somme actuellement inscrite au budget. L’amendement des progressistes était encore plus radical. On mettait le chancelier en demeure de couvrir, par une augmentation du nombre des congés, le surcroît de charges annoncé par le gouvernement. Toute réforme nouvelle devait être ajournée, si elle avait pour résultat d’élever le budget de la guerre au-delà du chiffre normal. Dans le cas où les circonstances exigeraient impérieusement une dépense extraordinaire, il était recommandé d’y pourvoir, soit en diminuant l’effectif de présence en temps de paix, soit en réduisant de trois à deux ans la durée du service dans les régimens d’infanterie.

Les commissaires du gouvernement, — on le devine, — firent à ces idées une vive opposition. Néanmoins ils annoncèrent l’intention de déposer un projet de loi qui rendrait applicable aux années 1873 et 1874 le budget présenté pour 1872 ; toute augmentation serait ainsi écartée pendant trois ans, et, quelque pénible que fût cette condition pour l’empereur, il n’hésitait point à faire un sacrifice pour éviter jusqu’à l’apparence d’un conflit avec la représentation nationale. Cette concession ne désarma personne, et les orateurs de l’opposition insistèrent sur ce point, que l’adoption d’un budget triennal assurerait un minimum à l’administration, sans empêcher les demandes de crédits supplémentaires pour des faits accomplis à l’insu du parlement, que le ministère serait d’autant plus à l’aise pour enfler ses dépenses qu’il pourrait toujours invoquer les nécessités d’une réorganisation militaire dont le Reichstag ne savait rien ou presque rien, que le moment était venu pour les représentans de la nation d’entrer dans la voie constitutionnelle en réglant le budget année par année, et qu’ils n’avaient point le droit de lier leurs successeurs en statuant pour une période de trois ans, alors que leur mandat expirait avant ce terme. Si les assemblées politiques étaient faites pour écouter les conseils de la raison et du bon sens, l’opposition eût obtenu en cette circonstance un facile triomphe. Son argumentation était irréfutable, et ses craintes à l’endroit d’un accroissement de dépenses ont été justifiées depuis par les événemens. Le ministère résolut de faire face au danger en appelant à son secours la stratégie des grandes journées parlementaires, la passion et la peur. M. de Roon, ministre de la guerre, s’efforça d’abord de prouver que le gouvernement renonçait à une prérogative essentielle en acceptant ce même système de budget à longue échéance qu’il avait jadis imposé avec tant d’éclat aux chambres prussiennes. Malgré l’habileté de son discours, la victoire du gouvernement demeurait incertaine. C’est alors que le ministre d’état président de la chancellerie crut devoir évoquer le spectre de l’ennemi héréditaire. « Pour les puissances alliées, dit M. Delbrück, toute la valeur du projet qui vous est soumis réside en ce fait, que le budget triennal prouvera au monde entier notre ferme volonté d’être prêts à faire la guerre en 1874, comme nous le sommes aujourd’hui. Les gouvernemens de l’Allemagne ne perdent point de vue qu’un conflit peut éclater immédiatement, et que, malgré l’heureuse issue de la dernière campagne, la paix n’est rien moins que garantie pour longtemps. Le traité conclu avec la France, ne sera entièrement exécuté qu’en 1874. Or chacun de vous, j’en suis sûr, lit les journaux et prête l’oreille aux échos de ce pays… Chacun de vous sait qu’on y parle tout haut de la revanche en lui assignant pour terme le jour où le dernier milliard aura été payé. Le gouvernement français est hostile à ces courans, et nous avons l’entière confiance qu’il remplira avec une loyauté parfaite ses engagemens ; mais vous connaissez la situation de nos voisins. Vous savez que ce peuple, de nature impétueuse et gonflé d’orgueil national, cherche en ce moment son centre de gravité. Quelles alternatives devons-nous craindre jusque-là ? Personne ne saurait le dire. Notre mission est de faire tous les efforts possibles pour qu’il atteigne ce but rapidement, et sans trop de secousses pour le monde. Je partage l’opinion de ceux qui pensent que l’essai d’une revanche ne serait pas plus heureux que les précédentes tentatives contre l’indépendance de l’Allemagne ; mais enfin cela ne dépend pas de moi. Avant toutes choses, nous devons empêcher une agression qui verserait sur nous des malheurs incalculables, même en nous laissant la victoire. En un mot, notre devoir est de maintenir la paix jusqu’au moment critique, et, pour obtenir ce résultat, il n’est rien de plus efficace que d’assurer le sort de l’armée jusqu’en 1874. »

Cette vigoureuse sommation ne pouvait manquer de convertir un certain nombre de députés au projet du gouvernement. MM. Bamberger et Miquel déposèrent alors un nouvel amendement pour réduire à deux années la durée de la concession ; mais le ministère en demanda le rejet, « parce que ce serait le pire des expédiens. » L’amendement fut écarté par 190 voix contre 84, et le budget triennal adopté par 152 voix contre 128, c’est-à-dire avec une majorité de 24 voix seulement. Les membres du Reichstag qui avaient accepté le compromis dans l’espoir de contenir, au moins pendant quelques années, les prodigalités du budget de la guerre, doivent reconnaître aujourd’hui leur méprise. Quoique l’administration ait perdu par ce vote la faculté d’élever avant 1875 le chiffre de la capitation, ses journaux annoncent pour 1873 un accroissement de dépenses de près de 40 millions, motivé par la réforme du matériel de l’artillerie, par l’amélioration des petits traitemens et de l’ordinaire des soldats, et par une augmentation sensible de l’effectif de présence en temps de paix. Ainsi une armée permanente de 400,000 hommes ne suffirait plus à l’empire, et les timides efforts que nous avons tentés pour reconstituer nos régimens lui porteraient déjà ombrage ! Libre à ses hommes d’état de nous prêter une pensée de revanche immédiate : c’est à nous de savoir s’il ne convient pas de prendre d’abord cette revanche sur nous-mêmes ; mais les « échos de France » disent que le gouvernement est tout entier à la libération du territoire, que la loi militaire est à peine ébauchée, que la première pierre de nos forteresses n’est point posée, et que la nation, dans ses masses profondes, se préoccupe de sa réorganisation et non du prince de Bismarck.

De tous les états que la constitution impériale a courbés sous le militarisme prussien, la Bavière saule a conservé le droit de régler l’importance de son effectif en temps de paix. Elle doit, à la vérité, donner à ses troupes une organisation identique à celle de l’armée allemande pour la formation, l’instruction, l’armement, l’équipement et les insignes de chaque grade, mais elle reste maîtresse de la question des contingens. Son budget est marqué au coin de cette situation équivoque, car, en même temps que la loi oblige le gouvernement de dépenser autant de fois 225 thalers qu’il compte d’hommes sous les drapeaux, elle lui laisse la faculté de répartir les crédits à sa guise et d’en contrôler l’emploi. Sans doute il ne lui serait point permis d’affecter les ressources de cette origine à des dépenses d’ordre civil, mais cette prohibition est purement morale, et reste dépourvue de sanction. Les autres états qui ont conservé une administration militaire distincte, — le royaume de Saxe, les deux duchés de Mecklembourg et le Wurtemberg, — relèvent entièrement du Reichstag, qui vote leur budget de la guerre et en vérifie les résultats après l’expiration de l’exercice. Toutefois le Wurtemberg a été l’objet d’une faveur spéciale : les économies qu’il peut réaliser sur ses dépenses annuelles lui sont acquises, au lieu, de profiter aux finances de l’empire, comme le voudrait la constitution fédérale. Sa situation serait donc au fond tout aussi privilégiée que celle de la Bavière, n’était le contrôle exercé par le Reichstag sur les faits et gestes de l’administration wurtembergeoise, et qui diminue singulièrement la portée de cette concession. Rien n’empêche le gouvernement bavarois d’opérer des viremens entre les crédits de la guerre et ceux de tout autre budget, puisqu’il n’a pas à redouter le blâme du parlement, puisqu’il ne rend point compte de l’emploi des fonds mis à sa disposition pour l’entretien de l’armée. Ce dernier vestige de son indépendance ne pouvait manquer de devenir un prétexte à des discussions passionnées, et tout récemment encore une feuille militaire[2], à laquelle on prête des attaches officielles, publiait un article étendu ou, précisément à l’occasion du budget de la guerre, le particularisme bavarois est fort malmené. Nul doute qu’il n’y ait là pour un avenir prochain le germe de très grandes difficultés entre le suzerain et le vassal.

Les 36 millions consacrés à la marine ont pour objet la défense des côtes et la construction de navires cuirassés. D’autres sommes relativement considérables ont été prélevées avec la même destination sur le montant de l’indemnité française. On sait qu’une loi de 1867, fondée sur le principe du service obligatoire, organise le recrutement des équipages, et les divise en deux parties : la flotte, c’est-à-dire l’armée active, et la défense maritime, c’est-à-dire la landwehr. Tout marin est tenu de servir dans la flotte durant sept années, dont trois d’une manière non interrompue et quatre comme réserviste ; il appartient ensuite pendant cinq ans à la défense maritime. Toutefois, en raison des aptitudes spéciales que possèdent déjà la plupart des appelés, on peut les congédier après un an de présence à bord. Les engagemens volontaires sont autorisés après examens pour former les officiers et sous-officiers de la réserve. Les engagés servent pendant une année, mais ils ne sont point tenus de s’habiller à leurs frais, ce qui permet aux examinateurs d’admettre au volontariat beaucoup de sujets distingués qui ne pourraient entrer au même titre dans l’armée de terre.

Les intérêts de la dette ne prennent que la somme de 2,648,000 fr. applicable exclusivement aux obligations contractées avant la guerre. Dès 1867, le Reichstag, usant de son droit constitutionnel de faire appel au crédit, avait autorisé le gouvernement à émettre pour les dépenses extraordinaires de la marine un emprunt de 37 millions, qui fut porté en 1869 à 64 millions. Cette double négociation se fit en bons du trésor, parce que les valeurs de cette nature offraient l’avantage d’utiliser les capitaux provisoirement disponibles et de ne comporter qu’un faible intérêt. Plusieurs émissions eurent lieu successivement au taux de 3 1/2 et à l’échéance maxima d’un an ; on estime aujourd’hui qu’elles ont coûté 1 ou 1 1/2 pour 100 moins cher que la création de rentes consolidées : aussi a-t-il été entendu que l’amortissement des bons serait ajourné jusqu’après l’extinction totale des engagemens beaucoup plus onéreux qu’il fallut souscrire pendant la guerre.

Le premier emprunt véritablement important date de la loi du 21 juillet 1870. Il était fixé à 450 millions de francs, soit, en tenant compte des 112 millions du trésor militaire prussien, une ressource totale de 562 millions pour les débuts de la campagne. Le gouvernement fédéral avait été d’abord autorisé à créer des rentes 5 pour 100 suffisantes pour réaliser une somme de 300 millions au cours de 88, mais le patriotisme allemand fit la sourde oreille, et lors des journées de Wissembourg et de Reichshofen la souscription atteignait à peine 225 millions de capital intrinsèque, ou 255 millions de capital nominal. Un décret du 2 octobre limita ensuite à ces chiffres l’emprunt en rentes 5 pour 100 ; mais quelques jours plus tard le trésor se faisait remettre en banque 75 millions, et un autre décret de janvier 1871, modifiant de nouveau la répartition primitive, éleva de 300 à 427 millions le capital à négocier en rentes consolidées par application de la loi du 21 juillet 1870. Dès l’origine, et pour compléter la somme de 450 millions allouée par cette loi, on avait créé plusieurs séries de bons formant ensemble 150 millions, et c’est vraisemblablement pour faire face au remboursement de ces valeurs, dont l’échéance moyenne était de six mois, que les émissions de rentes ont été augmentées plus tard dans une si grande proportion.

Le deuxième emprunt de guerre, autorisé par la loi du 29 novembre 1870, fut arrêté à 375 millions, que le gouvernement devait réaliser par une nouvelle émission de bons à longue échéance. La haute banque de Londres intervint pour cette vaste opération, qui eût infailliblement échoué en Allemagne malgré les succès obtenus par les armées de la confédération. Les bons émis à cette époque représentaient une valeur nominale de 383 millions, au taux de 5 pour 100, et ils devaient être remboursés le 1er novembre 1875, sauf le droit pour les gouvernemens alliés de se libérer par anticipation. Bref, en ajoutant au produit net des emprunts la réserve du trésor militaire, les avances faites par la caisse des prêts, les contributions levées en France, et une partie de la rançon de la ville de Paris, on atteint le chiffre énorme de 1,400 millions, qui exprime assez exactement les ressources mises à la disposition de la Prusse dans l’intervalle du 16 juillet 1870 au 15 février 1871. Sa pénurie était néanmoins complète au moment de l’armistice, et, si les hostilités avaient dû continuer, elle n’aurait pu se dispenser de faire un appel immédiat aux capitaux anglais. Le Reichstag autorisa bientôt un nouvel emprunt de 450 millions, qui fut réduit à 112 millions 1/2, grâce à un premier à-compte payé par le gouvernement de la république sur le montant de l’indemnité de guerre. On sait que ce versement, fixé à 120 millions, eut lieu en billets de la Banque de France, par dérogation aux clauses du traité, — précisément pour subvenir aux impérieuses nécessités du trésor prussien.

Une loi en date du 28 octobre 1871 invitait le prince-chancelier à procéder, au fur et à mesure de la liquidation de l’indemnité, à l’amortissement des trois emprunts contractés pour les frais de la campagne. Cette opération est aujourd’hui terminée[3], et il ne reste au passif de l’empire qu’une somme de 40 millions environ appartenant aux emprunts de la marine, et dont le remboursement est ajourné jusqu’au parfait paiement de la contribution de guerre.


II

Les recettes ordinaires pour 1873 sont évaluées à 300 millions de francs, qui se répartissent de la manière suivante : bénéfice net des postes et des télégraphes, 13 millions, — douanes et impôts, 251 millions, — revenu net de l’exploitation des chemins de fer dans la province d’Alsace-Lorraine, 14 millions, — produits divers et éventuels, 22 millions. Les dépenses s’élevant à 446 millions, on a rétabli l’équilibre en demandant aux états 92 millions à titre de quotes-parts matriculaires et en prélevant 54 millions sur l’indemnité française.

La poste et la télégraphie, ces deux puissans moteurs de la prospérité publique, sont après l’armée les points les plus intéressans de l’organisation générale de l’empire, et nous ne surprendrons personne en ajoutant que c’est la loi prussienne qui a fourni les modèles. D’ailleurs le gouvernement de Berlin avait réussi de longue date, au moyen de conventions passées avec les petits états qui l’environnaient, à se rendre maître de leurs relations postales, et, quand surgirent les événemens de 1866, le royaume de Saxe et les duchés de Mecklembourg, de Brunswick et d’Oldenbourg se trouvaient seuls en possession d’un service indépendant. La télégraphie était tombée également aux mains de la Prusse, sauf pour quelques principautés de peu d’étendue. En un mot, tous les moyens qui pouvaient accentuer la cohésion des intérêts allemands et faire regretter l’absence d’un pouvoir commun aux diverses fractions de « la grande patrie » furent. habilement exploités, et la constitution fédérale, en décrétant l’organisation actuelle, n’eut guère d’autre mérite que d’enregistrer un fait. D’après l’article 48, la poste et la télégraphie sont placées sous la. haute autorité de l’empereur, et elles doivent être administrées d’une manière uniforme dans tous les états. L’empereur nomme les directeurs, inspecteurs et contrôleurs, mais les agens locaux sont nommés par le gouvernement sur le territoire duquel ils exercent, satisfaction bien innocente accordée à l’esprit particulariste, qui suffit néanmoins pour exaspéreras partisans de l’unité à outrance : aussi plusieurs principautés, notamment celles d’Oldenbourg, de Saxe, de Reuss et de Brunswick, ont-elles déjà renoncé à cette prérogative. Le grand-duc de Hesse avait depuis longtemps adopté la législation fédérale, même pour ses provinces du sud, et les traités de novembre 1870 ne modifièrent point sensiblement à cet égard la situation de ses finances. Le gouvernement bavarois manifesta d’abord une antipathie absolue pour ce régime, et plus tard, par une contradiction qui ne se justifie guère, il céda sur toutes les difficultés. Quant au Wurtemberg, il avait bien formulé çà et là un certain nombre de réserves, mais le traité définitif fut rédigé de telle façon que ce petit état semblait avoir perdu précisément les droits qu’il tenait à conserver. Les diplomates prussiens se sont défendus, — probablement avec raison, — de toute pensée de supercherie, et la constitution d’avril 1871 est venue trancher le conflit en faisant au Wurtemberg une condition identique à celle de la Bavière. Le gouvernement, dans chacun de ces deux états, administre comme par le passé le service des postes et des télégraphes, nomme à tous les emplois et dispose librement des produits ; mais en cas de guerre la direction supérieure des lignes télégraphiques passe à l’empereur, en tant qu’il s’agit des intérêts militaires. De plus, le Wurtemberg est tenu dès à présent de mettre son organisation télégraphique au niveau de celle de l’empire, et de créer une télégraphie de campagne en rapport avec l’effectif de son corps d’armée.

Dans l’organisation prussienne, les postes et les télégraphes ne formaient qu’une seule direction générale, placée sous l’autorité du ministre du commerce, et les deux administrations devaient se prêter un mutuel appui. La constitution de 1866 en prononce au contraire la séparation malgré l’exemple des États-Unis et de l’Angleterre, où ce dualisme a été jugé superflu et surtout fort onéreux. Le gouvernement fédéral se proposait évidemment de donner au service télégraphique une allure plus dégagée, pour en faire l’utile auxiliaire de la stratégie, et l’on sait jusqu’à quel point il a réussi. A cette heure, la direction générale des postes constitue la première division administrative de la chancellerie ; elle a dans sa dépendance immédiate, outre les bureaux de centralisation siégeant à Berlin, trente-huit directions provinciales et l’office des postes allemandes, créé à Constantinople au commencement de 1870. Le travail de refonte et d’assimilation nécessité par les événemens politiques est à peine achevé ; il imposera, comme conséquence, des changemens essentiels dans les attributions du directeur-général et des organes qui lui sont subordonnés, et le gouvernement a promis, à cette occasion, d’entrer dans les voies de la décentralisation la plus large. Relativement aux bureaux, l’organisation prussienne manquait de simplicité, de plus elle coûtait fort cher à cause de son personnel exubérant, quoique mal payé. Comme il était impossible de l’étendre aux territoires annexés sans grever outre mesure le budget fédéral, on simplifia d’abord la marche du service, et plus tard on remplaça les bureaux proprement dits par des distributions modelées sur l’original français, et qui doivent être gérées par des personnes du lieu moyennant une modique rémunération. La remise des lettres à domicile, généralement défectueuse dans les nouvelles provinces, ne pouvait manquer d’appeler l’attention de la chancellerie, qui s’efforça de donner satisfaction à tous les intérêts et en même temps d’imprimer à ses créations un caractère d’uniformité qui attestât la présence d’un gouvernement fort et respecté.

D’après la constitution, le législateur de l’empire a seul qualité pour fixer l’étendue du monopole, déterminer les rapports juridiques de la poste avec les citoyens, et régler les franchises ainsi que le tarif du port des lettres. Son autorité s’applique même à la Bavière et au Wurtemberg, en ce qui touche leur tarif intérieur et leurs relations avec les autres états de l’Allemagne ou avec les pays étrangers. Les gouvernemens de Munich et de Stuttgart conservent le droit de faire des conventions avec ceux des territoires limitrophes qui n’appartiennent point à la confédération, et encore un délégué de l’empereur doit-il assister aux préliminaires des négociations, pour défendre les intérêts allemands et probablement aussi pour surveiller et rendre compte. Le parlement fédéral avait déjà voté plusieurs lois sur le monopole, les franchises et la taxe des lettres. Elles inaugurent un régime plus libéral, notamment par la restriction qu’elles apportent sur certains points au droit régalien de l’état, et par la modération des tarifs. Le monopole, en Prusse, consistait dans le privilège de l’administration pour le transport des personnes, des correspondances et des paquets, privilège absolu que fortifiaient des pénalités rigoureuses depuis l’amende jusqu’à la confiscation. Ce code a été adouci, et le monopole a été aboli pour les paquets, sauf le droit de l’administration de faire concurrence à l’industrie privée. Les partisans des idées économiques dans le parlement blâmèrent avec vivacité cette dernière réserve, comme étant de nature à compromettre les intérêts généraux du pays. Il est vrai que la législation de l’Angleterre, de l’Italie, des États-Unis, etc., ne comporte rien de semblable ; mais le gouvernement envisageait la question à un autre point de vue. Pendant la campagne de 1866, la poste avait transporté en quelques jours 38,000 paquets à l’adresse des soldats, et dans l’hypothèse d’une guerre contre la France elle pouvait être appelée à rendre les plus grands services. La chancellerie insista pour le maintien de ce système, et les événemens lui ont donné raison.

Le port des paquets est réglé sur la distance à parcourir et le poids de chaque envoi, mais il ne doit jamais excéder 25 centimes par 10 livres du poids total. Le tarif du port des lettres a été complètement transformé. Depuis quelques années déjà, le parlement prussien proposait de le simplifier en établissant deux taxes au lieu de trois ; le Reichstag dépassa ce vœu en adoptant la taxe unique de 1 silbergros pour toute lettre ordinaire de 15 grammes et au-dessous, expédiée à une distance quelconque en Allemagne, en Autriche ou dans le grand-duché de Luxembourg. Malgré cette réforme radicale, les recettes brutes s’élevèrent, dès l’année 1868, à plus de 86 millions de francs. Mentionnons enfin, comme une des tendances de l’esprit nouveau, l’abolition des franchises postales qui avaient été concédées à un certain nombre de particuliers à titre onéreux ou gratuit, et la réserve faite par le Reichstag de statuer désormais, à l’exclusion du gouvernement, sur les franchises qu’il conviendrait d’accorder aux agens des services publics.

Toutes ces innovations, quel qu’en fût le mérite, n’étaient pas de plein droit applicables à la Bavière et au Wurtemberg, la première ayant stipulé d’une manière formelle que les lois fédérales ne pourraient lui être imposées qu’en vertu d’une loi spéciale du parlement allemand, et le second ayant refusé de se soumettre au régime postal des états du nord, s’il devait aggraver le monopole et le rendre plus onéreux pour ses populations. La constitution d’avril 1871, interprétant à sa manière les réserves faites dans les traités, attribua au Reichstag le droit, — sans restriction, — de légiférer sur les postes et les télégraphes, et bientôt après, par une conséquence prévue, on rendit obligatoires pour les gouvernemens de Bavière et de Wurtemberg ces mêmes lois fédérales dont ils avaient décliné l’autorité. Aussi un docteur prussien[4], enregistrant ce fait, s’écrie-t-il avec joie : « La liste des droits particuliers du sud a encore été diminuée d’une unité ! »

Les télégraphes ont une place à part dans le mécanisme constitutionnel de l’empire. Sous l’ancienne confédération germanique, ils pouvaient être exploités librement comme toute autre industrie, sauf en Saxe, où l’on avait introduit dès 1855 le principe du monopole. La confédération de l’Allemagne du nord l’a généralisé à son profit, mais en l’adoucissant par des exceptions de fait, et c’est ainsi que 1,350 stations de chemins de fer continuent à expédier des dépêches privées concurremment avec l’administration. Par une remarquable dérogation au droit commun, toutes les questions relatives à ce service, même celle des tarifs à l’intérieur et à l’extérieur de l’Allemagne, sont réglées par voie de simple décret, le législateur ayant voulu laisser au gouvernement toute liberté pour observer et pour appliquer les progrès de la science. La direction-générale des télégraphes, actuellement aux mains d’un personnage considérable de l’armée, forme la deuxième division administrative de la chancellerie ; elle a dans son ressort immédiat les directions provinciales, au nombre de douze. Au commencement de 1871, sur 1,078 stations appartenant à la confédération du nord, 277 étaient gérées exclusivement par les employés des lignes télégraphiques, et 634 par ceux-ci concurremment avec le service des postes malgré le dualisme de l’autorité centrale. Les autres stations situées dans des localités peu importantes étaient confiées à des particuliers ayant une occupation sédentaire.

En résumé, si l’unité de législation est à peu près complète, il s’en faut de beaucoup que l’unité administrative soit aussi avancée. Pourtant il serait puéril de s’arrêter longtemps aux réserves faites sur ce point par les gouvernemens de Bavière et de Wurtemberg. En renonçant de gré ou de force au droit de régler les tarifs, même dans les limites de leurs propres territoires, ils se sont livrés à discrétion, et le législateur de l’empire saura bien profiter du moment favorable pour rompre le fil qui retient encore un fragment de leur autonomie.

Quant au problème de la séparation des postes et du télégraphe, l’exemple de l’Allemagne ne peut infirmer les résultats obtenus en Angleterre et aux États-Unis. D’ailleurs le gouvernement de Berlin, en confiant à un major-général la haute direction des lignes télégraphiques, révèle nettement les motifs qui l’ont conduit à donner à ce service une individualité distincte. Rien ne prouve que la fusion des deux directions générales soit un obstacle au but qu’il se propose, et que nous devrions nous-mêmes chercher à atteindre.

Dans tous les cas, s’il est permis de douter encore de la perfection de son système appliqué à l’administration civile, on doit reconnaître que ses procédés pour l’organisation de la poste et de la télégraphie militaires laissent peu à désirer, comme tout ce qui a trait aux intérêts de cet ordre. Les hommes qui ont entrepris la tâche de refaire une armée à la France étudieront avec fruit ce modèle, car nous n’avons eu jusqu’à ce jour ni postes ni télégraphes de campagne, et le gouvernement a toujours attendu le lendemain de la déclaration de guerre pour inviter l’administration des finances à réunir hâtivement un personnel et un matériel d’emprunt. L’organisation allemande, quoique permanente, n’impose aucune charge en temps de paix, les agens qui en font partie ayant leur place marquée dans les bureaux ordinaires. Dès le 25 juillet 1870, elle était mise sur le pied de guerre avec 1,646 agens, 1,933 chevaux et 465 voitures. A la même date, les employés non mobilisés reçurent un avis où se reflètent les préoccupations qui dominaient alors les esprits au-delà du Rhin malgré certaines fanfaronnades bien connues. Dans la prévision d’un envahissement du territoire allemand, l’administration des postes défendit à son personnel, sous peine de révocation immédiate, de se mettre en rapports avec les chefs de l’armée française, et pour enlever tout prétexte à la défection elle fit payer à chacun, par anticipation, les émolumens de six mois[5]. Dès que les troupes fédérales eurent franchi notre frontière, la poste militaire organisa, entre la mère-patrie et chaque corps d’armée, quatre courriers par jour. Le nombre des lettres et des cartes postales atteignit bientôt de telles proportions, qu’il fallut improviser six grands bureaux à Berlin, Leipzig, Mayence, Cologne, Francfort et Sarrebruck, comme intermédiaires entre le service de l’armée et celui de l’intérieur. Chacun de ces bureaux recevait journellement de 60,000 à 80,000 objets, celui de Berlin 200,000. Par une iniquité au moins singulière, surtout dans un pays où l’on pratique l’égalité devant la loi militaire, les lettres des officiers devaient être expédiées plus rapidement que celles des soldats. Afin d’assurer la direction des correspondances, l’administration remettait tous les matins aux employés une feuille imprimée indiquant la position des divers corps de troupes, et les commandans généraux avaient reçu l’ordre de fournir successivement à cet égard des renseignemens très précis. Les paquets à l’adresse de l’armée, centralisés d’abord à Berlin et à Sarrebruck, étaient dirigés ensuite sur des dépôts spéciaux établis à Metz, Lagny, Dammartin, Corbeil, Épinal, Orléans et Amiens, et, lorsque les destinataires se trouvaient trop éloignés pour en opérer eux-mêmes le retrait, la poste se chargeait de les leur expédier par un service spécial de voitures. C’est ainsi que le dépôt de Lagny a desservi pendant quelque temps la 17e division d’infanterie cantonnée près de Chartres, c’est-à-dire à 135 kilomètres. L’administration des chemins de fer tenait chaque jour à la disposition du directeur-général, dans les principales gares de l’Allemagne, dix wagons pour le transport des paquets, dont le nombre s’est élevé à 2 millions pendant la durée de la campagne. En présence de ces résultats gigantesques, nous dirons encore une fois : Il est indispensable de donner à l’armée française un ressort qui lui a toujours manqué, bien qu’il soit de nature à exercer la meilleure influence sur la situation matérielle et morale du soldat.


III

La ressource fondamentale du budget de l’empire consiste dans le produit des douanes et des impôts de consommation, qui est évalué pour 1873 à 246 millions. Avant d’étudier chacune de ces branches de revenu individuellement, nous devons entrer dans quelques explications générales, indispensables pour la clarté même du sujet. En 1815, l’Allemagne se trouvait, au point de vue du commerce et de l’industrie, dans une situation critique. La Bavière depuis 1807, le Wurtemberg depuis 1808, le duché de Bade depuis 1812, avaient aboli leurs douanes intérieures et substitué à ce régime vieilli, sur l’instigation du gouvernement français, celui des droits d’entrée à la frontière ; mais il existait encore, dans les anciennes provinces de la Prusse, soixante tarifs différens, et chacun des autres états de l’Allemagne du nord avait aussi sa législation propre. Les plénipotentiaires alors réunis à Vienne ayant décidé que toute question relative aux intérêts matériels de la confédération serait bannie des discussions de la diète, les états furent obligés d’adopter une autre voie pour se rapprocher, et ils organisèrent des conférences générales qui devaient avoir lieu successivement dans les villes les plus importantes. Malheureusement il était difficile d’arriver à une entente, et les délégués perdirent de longues années en délibérations, en notes de tout genre, sans pouvoir fixer un programme. Enfin, au commencement de 1828, la Bavière et le Wurtemberg signaient un premier traité de douanes, et la Prusse ralliait à son système d’impôts indirects plusieurs principautés de l’Allemagne du nord. Bientôt, grâce à l’entraînement des idées vers une association unique, d’autres conventions groupèrent les tronçons épars du peuple germanique, et finalement le Zollverein vint ranger sous sa loi une population totale de 27 millions d’habitans. Dans le premier traité, conclu au cours de l’année 1834, les états promettaient d’adopter un régime douanier uniforme et, autant que possible, un seul et même tarif des droits d’entrée, de sortie et de transit. Ils proclamaient, dans l’intérieur du territoire allemand, la liberté du commerce et des transactions, ainsi que la suppression de toutes les barrières fiscales, sauf pour les objets donnant lieu à un monopole et pour ceux qui, en raison de la trop grande variété des taxes, comportaient nécessairement le maintien d’un droit de douane. Il était stipulé que les anciens péages sur les routes, les ponts, les écluses et les canaux seraient abolis ou au moins diminués dans une large proportion. On devait aussi établir un système commun de monnaies, poids et mesures, comme corollaire de l’unité commerciale et douanière. Quant aux droits perçus à l’entrée et à la sortie des marchandises, ils étaient, sans distinction d’origine, répartis chaque année entre les membres du Zollverein, au prorata de la population. Peu à peu de nouveaux traités, élargissant le but primitif de cette union, établirent des impositions plus ou moins uniformes sur certains objets de consommation générale, tels que le sucre, le sel, l’eau-de-vie, la bière et le tabac ; mais à l’heure actuelle ce problème n’est pas encore résolu. Le législateur de 1867, ayant à organiser le régime financier de la confédération du nord, s’appropria naturellement les taxes dont le produit était depuis longtemps déjà mis en commun entre les principautés appelées à faire partie de cette confédération, et à ce point de vue il est incontestable que le Zollverein a puissamment aidé à la fondation de l’unité politique.

Les réserves et les réticences que nous avons déjà signalées à propos du budget de la guerre et de l’administration des postes et des télégraphes existent aussi dans la question des impôts, qu’elles rendent sur quelques points inextricable et confuse. Tandis que les taxes sur le sel, le sucre et le tabac sont soumises à une seule et même législation, à un seul et même tarif dans toute l’étendue de l’empire, l’imposition de la bière et de l’eau-de-vie continue à être réglée dans l’Allemagne du nord par le Reichstag, et dans celle du sud par chaque état isolément. Les gouvernemens alliés conservent d’ailleurs, au nord comme au sud, le droit de taxer librement et pour leur compte personnel le pain, la farine, la viande, la graisse, le vin, le vinaigre, le cidre et les jeux de cartes. Quant aux municipalités, elles peuvent imposer, outre les combustibles et les fourrages apportés sur leurs marchés, tous les objets de consommation qui sont déjà frappés d’un droit au profit du trésor public, à l’exception du sel, du sucre, du tabac, de l’eau-de-vie et du vin. Les traités fixent des maxima aux tarifs concernant l’alcool, la bière et le vin, mais l’imposition des autres objets de consommation n’a pas été réglementée. En principe, les produits qui ont payé la taxe de fabrication dans l’un des états confédérés ne sont point exempts de la taxe de consommation dans les autres parties du territoire allemand où ils peuvent être transportés. Les perceptions de cette nature, — dernier vestige des douanes intérieures, — ont pour but d’établir une péréquation aussi exacte que possible entre les divers tarifs, et il n’est pas permis aux états, bien qu’ils en reçoivent directement le produit, de les modifier sans l’autorisation du conseil fédéral. Les objets qui paient une taxe uniforme dans toute l’étendue de l’empire demeurent nécessairement affranchis de ces droits.

Par une exception beaucoup plus remarquable encore, le législateur de 1867, s’appuyant sur la raison politique et sur diverses considérations d’intérêt local, a permis aux villes libres de Lubeck, Brême et Hambourg de vivre, comme par le passé, en dehors du Zollverein et du régime fiscal de l’Allemagne du nord. Cette franchise n’est rien moins que gratuite, car les territoires exonérés doivent payer chaque année au trésor impérial une somme qui a été jusqu’ici de beaucoup supérieure au rendement probable des douanes et des impôts de consommation, parce qu’il a fallu tenir compte des facilités que tout port libre offre habituellement à la contrebande. Dès 1868, la ville de Lubeck s’est ralliée au Zollverein, mais il y a dans le haut commerce de Brème et de Hambourg une répugnance marquée à suivre cet exemple. Sans parler de leurs antiques libertés, ces deux villes, situées l’une à l’embouchure de l’Elbe et l’autre sur le Weser, ont encore aujourd’hui une importance exceptionnelle au point de vue des relations internationales, et le régime du Zollverein, tout en leur imposant un moindre sacrifice d’argent que le modus vivendi actuel, jetterait une perturbation générale dans les affaires, au grand préjudice des intérêts locaux et sans profit réel pour les finances de l’empire. Le parti unitaire de son côté critique vivement cette situation, qu’il traite de privilégiée, et ses écrivains s’efforcent de prouver, par l’exemple de l’Angleterre et de la Hollande, que le système des ports libres a fait son temps, que celui des entrepôts est tout aussi favorable au commerce, et que d’ailleurs les changemens apportés dans les tarifs de douane et de poste, la nécessité d’améliorer le mode de perception des revenus indirects, d’autres motifs encore réclament impérieusement la fin de ce régime d’exception ; mais il est douteux que les populations de Brème et de Hambourg se laissent toucher même par tant de raisons, et qu’elles renoncent volontairement à ce reste de liberté, qui est encore la base de leur fortune.

En définitive, l’unité fiscale est loin d’être un fait accompli, même sur les questions où elle apparaît comme une nécessité de principe. Maintenant est-il juste de prétendre, que le Zollverein ait été le précurseur de l’empire, le grand facteur du pangermanisme et de l’avènement de la force brutale contre le droit ? Nous ne le croyons point, car l’histoire du Zollverein, c’est l’histoire même des dissensions intestines de l’Allemagne depuis soixante ans, c’est le « fragment de miroir » où se reflètent toutes les jalousies, toutes les rivalités d’état à état que le régime féodal avait engendrées, et qui se réveilleront peut-être un jour plus profondes que jamais. Les conférences générales, au lieu de fournir aux gouvernemens une occasion favorable pour resserrer leurs liens naturels, devinrent une sorte de champ-clos où chacun donnait libre cours à ses récriminations. Les états du sud s’y montraient rarement en communion d’idées avec ceux du nord, et l’attitude de la Prusse en particulier avait le don de les irriter. Loin de préparer l’unité actuelle, — la seule peut-être qui ne fût point chimérique, — ces conférences devaient fatalement la rendre impossible. En un mot, l’empire allemand est issu en droite ligne du second empire français, qui employa son peu d’intelligence des choses politiques à favoriser l’agrandissement de la Prusse, quand il était incapable de-défendre contre elle notre propre territoire.

Après ces données sommaires sur l’ensemble des revenus indirects, nous pouvons aborder les points essentiels de la législation qui les concerne. La douane, par l’influence qu’elle peut exercer sur le commerce international, et par l’importance relative du produit qu’elle fournit, — 103 millions en 1873, — a sa place naturellement marquée au centre du système, et les membres du Zollverein l’ont toujours considérée comme la pierre angulaire de leurs budgets. L’ancien tarif comprenait, dans des proportions très différentes, des droits fiscaux et des droits protecteurs ; mais, bien que ces derniers eussent l’apparence de l’exception, ils apportaient à la recette un appoint considérable. La Prusse, à plusieurs reprises, proposa, au sein des conférences, de réformer ce tarif dans un sens libéral, mais le droit de veto accordé par les traités à chacune des puissances contractantes rendait l’entente impossible sur les questions de cet ordre. Cependant, à dater de 1864 et par suite du traité de commerce avec la France, on entre dans une voie nouvelle, et les membres de l’union, loin de poursuivre per fas et nefas un accroissement de revenu, font servir à de certaines modérations la plus-value des produits dans leur ensemble. Par la suppression d’un grand nombre d’articles peu importans, et par la réduction des taxes exorbitantes imposées aux produits fabriqués, le tarif acquit bientôt une remarquable simplicité en même temps qu’il perdait tout caractère prohibitif ou purement protecteur : Le chapitre le plus intéressant est celui des Material-und Spezerei- Waaren, qui comprend le café, le tabac en feuilles, le vin, le riz, les fruits secs, les harengs, l’eau-de-vie, le rhum, le cacao, le thé, les fromages, les cigares, les confitures, le beurre, la bière et le poisson, soit une recette brute de 85 millions par an. Citons aussi le chapitre des laines et cotons (fils et tissus), qui donne de 14 à 15 millions, et celui des fers bruts et ouvrés, dont le produit est de 6 millions.

Antérieurement à la guerre franco-allemande, le Reichstag avait pris pour règle de n’admettre aucune réforme de tarif susceptible d’amoindrir le rendement de l’impôt, et même de remplacer par des taxes fiscales les rares droits protecteurs qui existaient encore et que la nécessité commanderait d’abolir. Cependant, à défaut d’une réduction de revenu, que l’on persiste à déclarer impraticable même avec l’appoint de l’indemnité française, les hommes politiques demandent aujourd’hui la révision de certaines parties de ce tarif, comme témoignage des bonnes dispositions de l’empire pour ses nouveaux sujets, et au premier rang ils placent : 1° la suppression des taxes qui frappent le beurre, le porc, le hareng, le riz et divers autres objets entrant dans la consommation générale, 2° la diminution des droits excessifs que paient le poivre et les articles d’épicerie ordinaire, 3° la surimposition des denrées à l’usage exclusif des familles aisées, de façon que les nouvelles taxes atteignent au moins 50 pour 100 de la valeur vénale des marchandises, 4° l’abolition de l’impôt du sel, et tout au moins une réduction considérable du droit d’entrée, sauf à compenser la moins-value par une aggravation du tarif en ce qui concerne d’autres objets, notamment le café, 5° enfin une péréquation de l’impôt du sucre, par la diminution simultanée du droit de douane et de la taxe de fabrication. En quelques années, la consommation du sucre dans le Zollverein s’est élevée de 5 à 11 livres par tête, et l’opinion s’autorise de ce fait pour demander un dégrèvement qui assure à la production de nouveaux débouchés, et au trésor un surcroît de ressources. Toutes ces réformes eussent été impossibles dans l’ancienne organisation de l’Allemagne, mais sous la constitution de 1867, et surtout depuis la restauration de l’empire, elles doivent rencontrer peu d’obstacles. Les adversaires de l’impôt du sel ont déjà trouvé dans le Reichstag, une majorité suffisante pour menacer sérieusement cette branche essentielle du revenu public. Dès 1867, on avait aboli le monopole, et substitué aux taxes multiples perçues par les états un droit unique de 15 francs par quintal, mais l’uniformité n’avait point supprimé les inconvéniens attachés à ce genre particulier de capitation. En même temps que le tarif subissait une légère réduction pour la Prusse, il était sensiblement aggravé pour le duché de Bade, et si la consommation s’est maintenue dans quelques états du nord, en revanche elle a faibli en Saxe et dans les trois états du sud. D’ailleurs le taux anormal de cet impôt inquiète les amis de l’empire, parce qu’ils y voient un auxiliaire pour l’agitation socialiste. En réalité, il excède à peine 1 franc par tête et par an, mais il faut considérer que l’alcool et le tabac, — produits de luxe, — demeurent à peu près indemnes, et que les sectaires trouvent dans cette inégalité un argument favorable à leur cause. Le gouvernement, soit qu’il se juge assez fort pour ne tenir aucun compte de ces critiques, soit que les nécessités financières l’obligent de maintenir dans son intégrité un revenu de 42 millions, s’est montré jusqu’à présent hostile à l’abolition du Salzsteuer, et dernièrement encore il saisissait le conseil fédéral d’un projet de règlement sur la dénaturation du sel ; mais plusieurs députés, s’emparant de cette circonstance, déposèrent une proposition de loi qui invite les gouvernemens alliés à statuer sur le principe même de l’impôt, et le conseil fédéral dut charger immédiatement l’un de ses comités de l’étude des moyens propres à combler le déficit que ferait naître une réforme radicale. Cette étude se poursuit encore à l’heure présente ; toutefois le problème est de ceux qui, une fois posés, n’admettent point d’ajournement, et il est probable qu’il sera résolu conformément à l’intérêt des classes laborieuses.

L’impôt sur le tabac paraît destiné à rétablir, au moins dans une certaine proportion, l’équilibre budgétaire menacé par le programme de la majorité du Reichstag. Même sous le régime du Zollverein, le tabac fut toujours traité d’une manière différente dans chacun des territoires de l’Allemagne, et c’est en 1855 seulement que la Prusse proposa pour la première fois de soumettre la culture de cette plante à une taxe uniforme de 150 francs par hectare. Les états du sud, où la culture demeurait libre de toute entrave, repoussèrent l’avis du délégué prussien, préférant pour leur compte le monopole à une complication stérile pour le trésor. Dix ans plus tard, on parvint à s’entendre sur le principe même d’un impôt commun, mais au moment d’en fixer l’assiette et la perception, les divergences reparurent aussi accentuées, aussi inconciliables que jamais. Enfin, dans le cours de 1868, alors que les conférences générales venaient de faire place au parlement douanier, le gouvernement fédéral présenta de nouveau le projet de 1855, mais en abaissant la taxe à 90 francs par hectare, et en modifiant le droit d’entrée sur les tabacs exotiques. Les états du sud, qui avaient conservé leurs préférences pour le monopole, accueillirent mal cette réforme, qui ne fut d’ailleurs votée qu’à une faible majorité. On donne pour assiette au Tabaksteuer la surface cultivée, sans distinction de parcelles ou de produits. En Bavière par exemple, où le sol est très favorable à la plantation, le tabac paie environ 7 pour 100 de sa valeur, tandis que pour les terres les plus fertiles de la Poméranie l’impôt s’élève jusqu’à 19 pour 100. Et nous raisonnons ici sur des chiffres moyens, car les déclarations que les planteurs doivent faire chaque année devant les employés du fisc permettent de relever des différences beaucoup plus saisissantes, et il n’est point rare d’y rencontrer des parcelles qui sont entre elles, pour la qualité des produits, comme 1 est à 18, de telle façon que le quintal de feuilles paie ici 2 fr. 50 et là 45 francs. La législation prussienne admettait une gradation basée sur le classement des terrains cultivés, mais le gouvernement fit valoir devant le parlement douanier les défectuosités de ce système. « Tous les ans, disait-il, les experts emploient uniformément le même moyen de fraude, qui consiste à faire passer les meilleurs fonds dans les classes inférieures, de façon à rejeter le poids de l’impôt sur la partie du sol qui produit le moins. Sans doute, la nouvelle méthode équivaut, pour un grand nombre de planteurs, à la prohibition directe ; il ne sera plus permis d’affecter à la culture du tabac toute sorte de terrains, et ceux qui ne sont pas doués des qualités propres à ce genre d’exploitation devront recevoir un autre emploi ; mais c’est affaire de temps. Au bout de quelques années, les spécialités se seront classées, et les parcelles de premier choix étant seules réservées pour la plantation, nous arriverons tout naturellement et sans efforts à une réelle péréquation de l’impôt. » Ces considérations n’ont point touché l’opinion, qui demande le retour, à la loi prussienne, l’arpentage et la classification des terrains, en un mot l’application du cadastre à l’assiette du Tabaksteuer. D’un autre côté, on distingue un courant très vif, surtout chez les hommes politiques, pour une augmentation du tarif actuel. En 1871-1872, la taxe sur la culture a produit 1,900,000 fr., à part le droit de douane, c’est-à-dire en réalité moins de 5 centimes par habitant ! Il s’agirait aujourd’hui, pour remplacer l’impôt sur le sel, de demander au tabac 40 millions de plus, soit au moyen du monopole, soit en empruntant le régime qui existe en Russie et aux États-Unis et dont la France a fait un court essai pour l’impôt sur les allumettes, soit enfin par une aggravation suffisante de la taxe de culture. La Prusse, ennemie du monopole au temps où elle se flattait de personnifier le progrès au sein des conférences générales, a dû sacrifier au succès, et elle décréterait aujourd’hui ce même monopole, n’était la crainte des émotions populaires. C’est que le nombre des planteurs est considérable et que, dans certaines contrées, la moyenne des plantations représente à peine 50 ares par famille. Le revenu brut de cette industrie dépasse 30 millions[6] ; il y a en outre 3,500 fabriques qui occupent près de 60,000 ouvriers, et dont l’expropriation exigerait plusieurs centaines de millions. Sans doute la question d’argent est bien secondaire, et il ne manque point d’hommes spéciaux pour conseiller au gouvernement d’affecter à cette expropriation une partie de l’indemnité française ; mais le monopole troublerait profondément le pays, et la Prusse, qui dès 1868 réduisait de moitié la taxe qu’elle avait proposée en 1855, ne se montrera pas moins réservée aujourd’hui. Il est même douteux que la taxe de culture puisse être augmentée sans un coup d’autorité, car la seule annonce de ce projet a soulevé dans toute l’Allemagne un déluge de pétitions et de protestations qui viennent d’être mises sous les yeux du conseil fédéral.

Le sucre est un des élémens les plus précieux du revenu de l’empire, auquel il apporte un contingent de 46 millions pour 1873. Dès l’origine du Zollverein, il avait été l’objet d’un droit de douane ; mais ce n’est qu’en 1836 que l’idée d’imposer en même temps la production indigène se fit jour dans les conférences générales. Le rapide développement de la sucrerie française était de nature à éveiller l’attention, et, bien que les fabriques fussent encore peu nombreuses sur le territoire allemand, on pouvait craindre à bref délai une transformation pleine de périls pour les finances des états. Néanmoins les membres présens à ces conférences refusèrent de prendre une résolution, n’étant point, disaient-ils, suffisamment éclairés sur la question ; mais, le rendement.des douanes ayant accusé tout à coup en 1840 une moins-value considérable dans l’importation des sucres coloniaux, on se hâta de soumettre la fabrication à une taxe uniforme, dont le produit devait être réparti entre les puissances du Zollverein, au prorata de la population. Pour la première année, le taux en était fixé à 20 centimes par quintal de racines entrant dans les fabriques, sous la réserve des modifications inhérentes à la marche de l’industrie. Il est maintenant de 2 francs, ce qui représente une taxe de 23 francs par 100 kilogrammes de sucre brut[7], ou le tiers de ce que l’on paie en France depuis la guerre. Le tarif de douane a subi également de nombreuses vicissitudes. A l’époque où les états se rallièrent par force à l’idée d’imposer le sucre indigène, il fut stipulé que la fabrication serait protégée contre la concurrence étrangère par un droit d’entrée cinq fois plus élevé que la taxe intérieure, et à la faveur de ce régime, voisin de la prohibition même, l’industrie nationale prit un vigoureux essor, notamment en Prusse, dans les provinces de Saxe, de Silésie et de Brandebourg. En 1858, le gouvernement de Berlin réussit enfin, — non sans peine, — à entraîner les autres membres du Zollverein dans une voie plus libérale, en faisant valoir que la production sucrière avait atteint son apogée, que d’ailleurs le sucre étranger entrait pour moins d’un quart dans la consommation totale. Le droit de douane venait d’être réduit, et, pour affirmer davantage encore l’abandon des idées protectionistes, on augmenta l’impôt sur la fabrication. En même temps, la Prusse remit sur le tapis la question des restitutions à la sortie qu’elle soulevait inutilement depuis 1854, et elle obtint pour les fabricans exportateurs une prime de 20 francs par quintal de sucre brut, c’est-à-dire l’équivalent de la taxe intérieure. La loi du 16 janvier 1869, votée par ce parlement douanier auquel incombait la mission de vider les anciennes querelles des membres du Zollverein, augmenta encore la prime de sortie, afin de permettre à l’industrie de soutenir la concurrence au dehors, et elle atteint si bien ce but que l’exportation s’approprie tous les jours de nouveaux débouchés. Une pareille situation est de nature à préoccuper vivement nos législateurs, car l’Allemagne, dont la fabrication arrivait à peine jusqu’ici à 200 millions de kilogrammes de sucre brut, en produira cette année 260 millions, et il devient urgent de donner aux industriels français, par un meilleur règlement de l’impôt, les moyens de repousser cette nouvelle invasion.

Le produit des droits sur l’alcool (Branntweinsteuer) et sur la bière (Brausteuer) ne se rattache que partiellement au budget impérial, la Bavière, le Wurtemberg et le duché de Bade conservant la faculté de régler ces droits à leur guise, sauf à ne prendre aucune part dans les recettes opérées au même titre par les états de l’ancienne confédération de l’Allemagne du nord. Le sud avait d’impérieux motifs pour stipuler cette réserve, car le Brausteuer, en Prusse et dans les territoires voisins, représente à peine 40 centimes par tête en 1870, tandis qu’il s’élève par exemple à 5.40 en Bavière, où la consommation est beaucoup plus importante. Cependant la constitution de l’empire émet « le vœu » que les confédérés s’entendent le plus tôt possible au sujet d’une loi uniforme, et les écrivains officieux insistent pour que l’on supprime résolument tout ce qui fait obstacle à l’unité administrative du nouveau gouvernement. Les états du sud pourraient, il est vrai, adopter les taxes du nord en stipulant à leur profit un préciput sur la masse partageable, de manière à ne porter aucune atteinte à leurs revenus actuels ; mais la Bavière ne doit pas oublier qu’elle a combattu énergiquement, au sein des conférences générales, les prétentions de la Prusse à s’adjuger un pareil préciput, tantôt sur les recettes de l’impôt du vin, tantôt sur d’autres produits communs aux membres du Zollverein. Aujourd’hui encore la Prusse ne manquerait point d’objecter qu’elle consomme beaucoup plus de denrées coloniales que les états du sud, qu’elle paie de ce chef aux finances de l’empire un tribut énorme, et qu’elle n’a pas moins de droits à un traitement privilégié que la Bavière ou le Wurtemberg. La question paraît donc insoluble, mais elle est et restera un thème à récriminations.

Comme le sucre, l’alcool et la bière sont imposés, par la législation des états du nord, d’après les quantités de matières premières qui entrent dans la fabrication. Le Branntweinsteuer peut être évalué à 34 centimes par litre d’alcool pur, qui paie en France 1 franc 50 centimes, et le produit ne dépasse point 39 millions de francs pour une population de 30 millions d’habitans. Aussi les hommes spéciaux demandent-ils au Reichstag d’accroître les tarifs, lors même que la consommation devrait en souffrir ; mais dans leur pensée la plus-value doit être employée à dégrever le sel et le sucre. Le Brausteuer figure pour 14 millions seulement au budget de 1873. La modicité de cet impôt ne le soustrait point aux reproches de l’industrie, qui propose de le régler, comme en France, d’après la qualité de la bière, et de ne le rendre exigible, — suivant le système américain, — qu’au moment où la boisson est livrée au commerce[8].

Aux taxes qui ont reçu une assiette uniforme pour toute l’étendue de l’empire, et dont le produit appartient aux voies et moyens budgétaires, il faut ajouter le timbre sur les effets négociables, actuellement fixé à 1 silbergros par 100 thalers. L’unité en cette matière est la conséquence naturelle de la suppression des douanes intérieures. Sous l’ancienne confédération germanique, chaque territoire avait encore sa législation du timbre, et les effets appelés à circuler dans deux ou plusieurs états devaient payer autant de fois une taxe distincte, bien que les marchandises dont ils exprimaient la valeur fussent affranchies des droits d’entrée. En outre les supplémens exigés donnaient lieu à des répétitions contre les tireurs et les endosseurs, c’est-à-dire à un surcroît de charges sans profit pour personne, et depuis longtemps les chambres de commerce demandaient une réforme que le mauvais vouloir seul de quelques puissances secondaires avait rendue impraticable. Le produit réel du Wechselstempelsteuer s’élève à 7 millions, mais il est réduit à 5 millions par une clause des traités qui fait remise jusqu’au 31 décembre 1875, à chacun des états, d’une portion de la recette pour les timbres et les papiers timbrés débités sur son territoire.


IV

La guerre de 1870 a doté l’empire allemand d’une source particulière de revenu en le faisant propriétaire des chemins de fer de l’Alsace-Lorraine. L’acquisition du matériel nécessaire à l’exploitation absorba tout d’abord une somme de 47 millions ; cependant le bénéfice net, qui n’atteignait pas 12 millions en 1872, est évalué pour 1873 à 14 millions malgré de notables réductions dans le tarif du prix des places. D’ailleurs l’indemnité de guerre va permettre à l’empire d’augmenter rapidement son réseau, et déjà il fait construire une ligne directe de Berlin à Metz, dans un intérêt que nous n’avons pas besoin de définir. Les députés des provinces orientales de la Prusse se montrant jaloux de la faveur accordée à celles de l’ouest, on leur promet comme dédommagement plusieurs voies ferrées, qui auront sans doute pour but en même temps de créer des rapports plus étroits entre l’Allemagne et la Russie. Les travaux projetés exigeront un sacrifice considérable, mais les allocations ne dépassent point, quant à présent, 500 millions de francs. On sait que la constitution donne le droit au gouvernement fédéral de concéder ou de faire construire tous les chemins de fer stratégiques et autres qu’il jugera utiles, sans que les états alliés, dont ces lignes emprunteraient le territoire, puissent opposer la moindre résistance.

Les dépenses ordinaires du budget de l’empire excédant les divers produits que nous venons de passer en revue, les gouvernemens confédérés sont appelés à couvrir le déficit au moyen de quotes-parts matriculaires calculées au prorata de la population, et qui doivent être prélevées sur leurs ressources particulières. Depuis 1867 ces quotes-parts atteignent un chiffre énorme, et elles figurent encore pour 92 millions au budget de 1873. On pouvait croire que le trésor, grâce à son « embarras de richesse, » renoncerait pendant quelque temps à cette subvention ; il n’en est rien, et les financiers s’ingénient tout au contraire à la remplacer par des taxes nouvelles. Les uns se montrent partisans d’un impôt sur le revenu, additionnel aux impôts de même nature, quoique de formes très différentes, que perçoivent déjà la plupart des états, et qui aurait mission de pourvoir, à l’instar de l’income-tax britannique, aux exigences subites des événemens. L’agriculture, de son côté, insiste pour que les droits de timbre et de succession soient mis en commun avec les taxes de consommation[9], ce qui obligerait les confédérés à chercher pour leur compte personnel un substitut à ce produit. D’ailleurs la législation du timbre, comme celle de l’impôt sur le revenu, varie essentiellement d’un territoire à l’autre, et il faudrait d’abord procéder à une assimilation qui n’est point sans difficultés. Enfin le ministre des finances de Prusse vient d’annoncer officieusement la mise à l’étude d’un projet qui retranche du budget de chaque état, pour l’attribuer à celui de l’empire, la recette de l’impôt sur l’industrie. Le gouvernement motiverait cette mesure par les considérations qui ont déjà servi à justifier la loi sur le timbre des effets de commerce, notamment par la nécessité de traduire en faits les principes du Zollverein, l’unité commerciale et la solidarité de toutes les fractions du territoire allemand. Il est incontestable que les taxes sur l’industrie se prêtent de leur nature à cette combinaison, mais là encore l’excessive variété des formes constitue un obstacle sérieux, sinon insurmontable.

La situation budgétaire de l’Allemagne ne saurait par elle-même nous apporter de sérieuses inquiétudes, la richesse imposable de ce pays n’ayant point une élasticité qui permette de lui demander beaucoup plus qu’on ne lui demande aujourd’hui[10]. L’indemnité de guerre est l’unique ressort sur lequel l’empire puisse asseoir ses projets pour l’avenir, et à cet égard les chiffres présentent un poignant intérêt.

Dès la fin de 1871, le Reichstag avait décidé que le gouvernement ne pourrait disposer des sommes versées par la France sans y être autorisé par une loi, et dans le cours de la troisième session de 1872 il a réglé les bases d’une répartition définitive entre les divers états, mais sans fixer la masse partageable et sous la réserve des prélèvemens qu’il y aurait encore lieu de faire dans l’intérêt commun de l’empire. Les capitaux déjà payés ou restant dus à l’Allemagne comprennent, outre l’indemnité de 5 milliards, la rançon de 200 millions imposée à la ville de Paris, les contributions perçues durant la guerre dans les départemens envahis, ainsi que les réquisitions en argent et en nature, soit une somme approximative de 400 millions[11], les intérêts du principal de l’indemnité, que l’on peut évaluer, jusqu’au jour du règlement final, à 320 millions[12], enfin 130 millions pour les dépenses d’entretien de l’armée d’occupation jusqu’à la même époque, au total 6 milliards 50 millions, sans parler du revenu des territoires annexés. Les contributions et les réquisitions locales ayant été affectées aux frais de la campagne jusqu’à concurrence de 340 millions[13], il reste un excédant disponible de 5 milliards 710 millions ; mais d’autre part les prélèvemens autorisés par le Reichstag ont absorbé 1 milliard 260 millions[14], auxquels il faut ajouter 950 millions pour l’amortissement des trois emprunts de guerre, ce qui fixe les prélèvemens à 2 milliards 210 millions et l’excédant provisoire à 3 milliards 500 millions. En admettant que la construction des nouvelles lignes de chemins de fer, la réforme de l’artillerie, la réorganisation de l’armée, le rétablissement du matériel, les pensions accordées à la suite de la campagne[15], exigent 1 milliard 100 millions, l’empire conservera encore entre ses mains 2 milliards 400 millions pour donner des dividendes aux vingt-quatre états ou plutôt à la Prusse, en qui se personnifient vingt-deux d’entre eux. L’équité aurait voulu que cette répartition se fît sur un pied d’égalité entre tous les confédérés, puisque la guerre a été soutenue, s’il faut ajouter foi au langage officiel, dans l’intérêt commun de l’Allemagne ; mais les motifs de la loi que nous avons sous les yeux disent formellement que cette communauté ne s’est jamais étendue à la question financière, et qu’il a toujours été convenu que chaque état suffirait aux dépenses militaires avec ses moyens propres, sauf règlement ultérieur. Or ce règlement ne laisse aux états du sud que les miettes du festin. Les trois premiers quarts de l’indemnité seront répartis en prenant pour base les préparatifs de campagne des confédérés, et le quatrième quart proportionnellement aux quotes-parts matriculaires payées par chacun d’eux. Les dépenses qui, de leur nature, ne comportaient point une répartition proportionnelle aux préparatifs de campagne ou aux contingens matriculaires, ont dû être réglées séparément. Telles sont les dépenses pour l’armement et le désarmement des forteresses, pour le matériel de siège, pour la marine et la défense des côtes, pour les travaux de construction ou de reconstruction de certaines voies ferrées, etc., ensemble 220 millions, sur lesquels les états du nord réclamaient plus de 200 millions. Les bases de la répartition, en ce qui concerne les trois premiers quarts de l’excédant net de l’indemnité, ont été calculées d’après la moyenne des effectifs, du 16 juillet 1870 au 1er juillet 1871, aussi bien pour les troupes placées sur le théâtre de la guerre que pour les réserves employées à l’intérieur de l’Allemagne. Dans cette moyenne, l’homme — ou le cheval — mobilisé est représenté par 1, l’homme — ou le cheval — non mobilisé par 1/2, soit, en fin de compte, 108 parts pour les états du nord, 15 pour la Bavière, 4 pour le Wurtemberg, 3 pour le duché de Bade, et 2 pour la Hesse. Relativement au dernier quart, dont la répartition doit être faite au prorata des contingens matriculaires, les conditions obtenues par les états du sud sont un peu plus avantageuses. Si l’excédant net s’élève à 2 milliards 400 millions suivant nos prévisions, les états du nord représentant l’ancienne confédération recevront 1,880 millions, la Bavière 303, le Wurtemberg 101, le duché de Bade 67, et la Hesse 49, soit au résumé. 65 francs par habitant du nord et 43 francs par habitant du sud. Il importe d’ailleurs de ne point oublier que parmi les prélèvemens dont il a été question figurent des capitaux disponibles ou productifs de revenus, et notamment 325 millions formant le prix de rachat des chemins de fer de l’Alsace-Lorraine, 150 millions du trésor militaire prussien, et 31 millions qui constituent des réserves de trésorerie. Enfin les impôts levés dans les provinces annexées procureront à l’empire un bénéfice net de 20 millions par an, y compris 2 millions provenant de l’exploitation de nos anciennes manufactures de tabac.

Si le moment n’est pas venu de porter un jugement définitif sur les dures exigences du vainqueur, nous avons le droit de dire que, malgré cet énorme déplacement de capitaux, l’Allemagne ne sera ni plus riche, ni plus prospère. Sans doute, l’empereur va disposer de moyens d’action irrésistibles : avec son armée d’une part et ses trésors de l’autre, il atteint l’apogée de la force, et il peut non-seulement couvrir l’Europe de ses soldats, comme Napoléon, mais s’approprier le rôle des hommes d’état anglais et fournir des subsides à ses alliés. Sachons reconnaître cette situation, quelque douloureuse qu’elle soit pour notre patriotisme ; seulement gardons-nous de l’exagérer, comme il arrive toujours à ceux qui se sont vu arracher subitement leurs plus chères affections. Ce gouvernement, auquel nous faisons un don gratuit de près de quatre milliards, ne se trouve même point en mesure d’accorder la plus petite réduction d’impôts, et ce n’est qu’à son corps défendant, après avoir stipulé des compensations[16], qu’il renonce à la taxe si impopulaire du sel ! Si l’on compare son budget avec le nôtre, les chiffres accusent une disproportion effrayante, puisque la France doit 20 milliards, — cinq fois plus que tous les états réunis de l’empire ; mais les chiffres n’ont ici qu’une signification relative, et personne n’oserait soutenir que l’Angleterre par exemple, qui est depuis, soixante-dix ans tout aussi endettée que la France d’aujourd’hui, eût à prendre ombrage des trésors accumulés à Berlin. Le baromètre de la puissance financière d’un pays, c’est le crédit. Or, au lendemain de la déclaration de guerre, la confédération de l’Allemagne du nord émettait un emprunt de 450 millions à 88, qui aboutit à un échec malgré les garanties offertes aux souscripteurs par un gouvernement qui n’avait point de dettes et qui disposait d’une armée sans rivale. Après les victoires de Wissembourg, de Reichshofen et de Sedan, la Prusse est obligée de demander à un marché étranger les ressources qu’elle ne trouve point chez elle, dans ce pays par excellence de la spéculation et du jeu ; encore doit-elle payer alors un intérêt supérieur à 5 pour 100. Après les défaites des armées de l’est et de l’ouest, après la capitulation de Paris, après la commune, après un traité de paix qui enlevait à la France près de deux millions d’habitans, des industries de premier ordre et ses meilleures forteresses, le gouvernement de la république reçoit une offre de 50 milliards à des conditions qui ne diffèrent point beaucoup de celles que la confédération du nord faisait au moment même de lancer ses troupes sur notre territoire. Eh bien ! ces résultats mesurent assez exactement la distance qui sépare les deux pays, et qu’il dépend de nous de rendre encore plus sensible. Que faut-il en définitive à la France pour reconstituer son épargne et reprendre le rang qui lui appartient ? Rien que la patience et le travail. Son sol, merveilleusement doué, défie toute comparaison avec cette grande sablière qu’on appelle le royaume de Prusse, où des populations clair-semées trouvent à peine leur subsistance. La petite propriété, aux mains de nos paysans, a décuplé tout à la fois le capital foncier et le nombre des défenseurs de l’ordre social, tandis que la féodalité allemande, avec ses latifundia, compromet la fortune publique et allume au sein des masses des convoitises qui auront leur jour. Le mouvement comparé des caisses d’épargne met en relief cette influence de la constitution de la terre, et encore faut-il ne point perdre de vue que, depuis vingt ans, les capitaux économisés dans nos villages ont en grande partie suivi d’autres courans. Les officiers prussiens ne cachaient point leur surprise à la vue du bien-être qui règne aujourd’hui parmi les populations rurales, et, comparant cette situation avec celle de leur pays, ils s’écriaient que jamais l’Allemagne n’aurait pu supporter le quart des maux infligés à nos départemens par l’invasion. Un peuple où le nombre a l’aisance ne doit point douter de ses destinées. « Les ressources de la France sont inépuisables, » a dit Napoléon III en présence des chambres assemblées, et cette parole imprudente fut blâmée à la tribune par M. Thiers dans un discours fameux. Étrange ironie du sort ! l’homme qui prenait la France pour un Pactole l’a mise brusquement à deux doigts de sa perte, et c’est M. Thiers, l’inutile prophète de tant de ruines, que les événemens ont choisi pour prouver au monde entier, par un ensemble d’opérations financières où le merveilleux le dispute à la science, que les richesses de notre pays sont réellement « inépuisables. »


EUGENE TROLARD.

  1. Annalen des deutschen Reichs, 1873, N° 1.
  2. Neue militär, Blätter. — Der bayerische Separatismus im deutschen Heerwesen, Leipzig 1872.
  3. Hirth’s Annalen des deutschen Reiches, 1873, p. 439.
  4. Fischer, Die Verkehrsanstalten des deutschen Reichs, Leipzig 1872.
  5. Deutschland’s Feldpost. Ein Gedenkblatt an den deutsch-französischen Krieg, p. 21.
  6. Pendant la campagne de 1871-1872, on a récolté en Allemagne 356,972 quintaux de tabac, et il en a été importé 499,780. Les exportations s’élevant à 75,000, il reste pour la consommation intérieure 781,000 quintaux.
  7. Le rendement de la betterave, qui était à peine de 5 pour 100 en 1841, est aujourd’hui de 8 1/2 pour 100 ; en d’autres termes 12 quintaux de betteraves donnent 1 quintal de sucre en poudre et 82 kilos de sucre raffiné.
  8. Habich, Ein Wort sur Verständigung über die unausbleibliche gleichmässige Besteuerung des Braugewerbes im Zollverein, Leipzig 1868.
  9. Landwirthschaftliche Jahrbücher, Jahrgang 1871, Breslau 1872.
  10. Les budgets réunis des vingt-cinq états qui constituent l’empire ne dépassent point 1,700 millions, et sur cette somme 500 millions au moins représentent le produit des domaines, des forêts, de la loterie, etc. Les taxes proprement dites s’élèvent donc à 1,200 millions. Les dettes sont de 4 milliards 1/2.
  11. Voyez The Economist du 1er juillet 1873, dont les chiffres n’ont pas été contestés en Allemagne.
  12. Les intérêts à 5 pour 100 des 3 derniers milliards s’élevaient, au 1er mars 1875, à 150 millions, qui ont été payés. En tenant compte des versemens anticipés, le gouvernement devra payer pour le même motif, le 1er mars prochain, 130 millions. Les intérêts à courir ultérieurement ne paraissent pas devoir excéder 40 millions.
  13. Un document officiel porte à 60 millions la somme restée disponible sur les 400 millions perçus à titre de contributions et de réquisitions.
  14. Entwurf eines Gesetzes betreffend die französische Entschädigung nebst Motiven, Berlin 1872. — L’exposé des motifs qui précède ce projet de loi contient une énumération détaillée des prélèvemens, que nous allons résumer ainsi : dépenses causées directement par la guerre, telles que pensions des invalides, remboursement aux états de certaines avances, indemnités aux personnes ayant subi des dommages sur terre ou sur mer, secours aux familles des soldats de la landwehr, reconstitution du trésor militaire prussien, etc., 650 millions, — dépenses d’intérêt général non justifiées par la guerre, telles que le rachat des chemins de fer, la création d’un fonds courant de la caisse militaire, la construction de nouvelles fortifications, etc., 595 millions, — dépenses sui generis pour dotations aux princes et généraux, 15 millions. — En un mot, sur les 1,200 millions qui appartiennent à cette première série de prélèvemens, 610 millions, — près de la moitié, — représentent un bénéfice net pour l’Allemagne.
  15. Le gouvernement soumettra au Reichstag, dans sa prochaine session, un projet de loi qui institue, sous la direction du chancelier de l’empire et à l’aide des fonds de l’indemnité française, un trésor de 700 millions (187 millions de thalers), dont les intérêts serviront à payer les pensions militaires. Ce capital doit être employé en rentes d’état, en obligations des cercles, des villes et des communes, en obligations de priorité des chemins de fer, ou en toutes autres valeurs garanties. Les pensions étant viagères, la somme de 700 millions redeviendra disponible pour le gouvernement dans un assez bref délai.
  16. Ces compensations doivent être fournies par une augmentation de l’impôt sur le tabac, et par un nouvel impôt que l’on se propose d’établir sur les négociations de bourse.