Les Finances de la guerre/01

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Les Finances de la guerre
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 733-759).
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LES


FINANCES DE LA GUERRE





I.


LES FINANCES DE LA RUSSIE.





La guerre que suscite la question d’Orient est une de ces rares occasions dans lesquelles l’intérêt national, se manifestant avec évidence à tous les yeux, doit imposer silence aux passions de parti et même aux convictions les plus étroitement liées à la personnalité humaine. Il y va, pour l’Europe, de l’indépendance de plusieurs peuples, de l’équilibre général des forces, de l’avenir de la civilisation. C’est là une cause juste et grande. L’opinion publique le proclame, avec une autorité irrésistible, en isolant le gouvernement russe et en le laissant sous le poids du blâme universel ; mais ce qui domine tout, les armées sont en présence. Au moment où les flottes combinées occupent la Mer-Noire et la Baltique, où les troupes de la France et de l’Angleterre, après avoir couvert la capitale de l’empire ottoman, ayant les soldats d’Omer-Pacha pour avant-garde et pour arrière-garde les bataillons autrichiens, vont refouler les légions moscovites, quel Français digne de ce nom, quelque opinion qu’il garde sur le caractère et sur la conduite du gouvernement, ne ferait des vœux pour le succès de nos armes ?

Au point de vue politique, un résultat immense nous est dès à présent acquis. La coalition qui menaçait à toute heure nos intérêts ou nos frontières, dont les traités de 1815 étaient la plus haineuse expression, et que la révolution de 1848 avait resserrée en donnant à l’empereur Nicolas le rôle éminent de protecteur de l’ordre européen, n’existe plus que dans l’histoire. Malgré la différence et peut-être l’antipathie naturelle de leurs gouvernemens, il s’opère entre la France et l’Angleterre un rapprochement qui survivra aux circonstances et qui les intéressera, quoi qu’il arrive, à leur mutuelle grandeur. L’Autriche et la Prusse ont ouvert les yeux et donné le signal à la confédération germanique, qui, en dépit de quelques princes hésitans encore ou résistans, doit passer bientôt d’une neutralité impolitique et impossible à l’hostilité directe contre les desseins que ne dissimule plus le cabinet de Pétersbourg. En défendant l’intégrité de l’empire ottoman, nous allons provoquer, ce qui n’importe pas moins à notre repos, le réveil de l’Allemagne. Le danger que Napoléon signalait sur le rocher de Sainte-Hélène à l’Europe prosternée est désormais conjuré par l’union de la France et de l’Angleterre. Pendant que nous écartons les Russes de Constantinople sous la forme brutale de la conquête, la suzeraineté qu’ils affectaient sous la forme adoucie de patronage ou d’influence se voit répudiée à Vienne et à Berlin. L’Allemagne accepte la solidarité de notre diplomatie, en attendant le moment, qui ne peut tarder, d’arborer le même étendard et de joindre ses armes aux nôtres.

Ainsi neutres, expectans ou belligérans, tous les états de l’Europe se prononcent contre les prétentions et vont faire obstacle à l’ambition de la Russie. Lord John Russell, envisageant les difficultés de cette grande entreprise, disait, il y a quelques jours, aux membres de la majorité ministérielle, que le résultat était incertain, et pour l’assurer il leur demandait de l’argent. Le peuple anglais ne marchandera pas les sacrifices ; comme il veut la fin, il voudra aussi les moyens : après avoir reçu de nous l’impulsion, il nous donnera l’exemple.

À Dieu ne plaise que je rabaisse l’importance du commandement ! Le résultat dépendra sans doute avant tout de la direction qui sera donnée aux opérations militaires ; mais si la victoire appartient en définitive aux gros bataillons, aujourd’hui plus que jamais l’argent doit faire pencher la balance : de bonnes finances donnent de puissantes années ; le gouvernement le plus riche, pourvu qu’il ait une administration prévoyante et économe, est aussi le gouvernement le plus fort.

Au point où la civilisation a conduit les peuples, toutes les armées ayant leurs traditions de bravoure, les notions de la tactique étant à peu près également répandues partout, et la science ayant fait faire aux moyens de destruction, à peu de chose près, les mêmes progrès qu’aux moyens de production, l’ascendant doit rester, en fin de compte, à la nation qui peut mettre en ligne les ressources les plus formidables et qui se trouve capable de soutenir la lutte plus longtemps. Rien ne le prouve mieux que l’exemple de l’Angleterre à une époque où, après avoir résisté au génie expansif de notre révolution, elle tenait en échec, au moyen de l’Europe soudoyée, le plus grand conquérant des temps modernes. Pour expliquer les événemens de 1814 et de 1815, il suffit de rappeler que la France, après des efforts gigantesques, se trouva plus tôt épuisée d’hommes que sa rivale ne fut épuisée d’argent.

Aujourd’hui comme alors, et peut-être plus qu’alors, la guerre organisée sur une grande échelle est principalement une question de budget. Il ne suffit pas de rassembler à un jour donné, et en prodiguant d’un seul coup toutes les ressources dont on peut disposer, des armées nombreuses, bien commandées et formées à l’école d’une discipline sévère ; ces armées, il faut encore les nourrir, les fortifier d’un puissant matériel de campagne et de siège, et les pourvoir de moyens de transport ; il faut réparer les pertes et combler les vides qu’ont bientôt faits dans les rangs le feu, le fer ainsi que les maladies ; tout cela suppose des trésors qui se renouvellent. La guerre concerne donc les administrateurs autant que les généraux. Avant de l’entreprendre, un grand état doit dresser le bilan de ses recettes et de ses dépenses, examiner jusqu’où peuvent aller ses ressources tant ordinaires qu’extraordinaires, ce que produira l’impôt et ce que donnera le crédit, mesurer en un mot sans illusion ses forces au fardeau.

Les questions de finance ne s’élèvent guère, ou tout au moins ne sont débattues avec l’attention qu’elles méritent et ne deviennent des questions politiques que pendant les loisirs réparateurs de la paix. Dans ces momens, un budget bien ou mal équilibré consolide ou renverse un ministère, et sir Robert Peel triomphe où lord Melbourne avait échoué. Alors encore un déficit fait éclater ou fait reculer une révolution : le déplorable état des finances exposé à l’assemblée des notables détermina le mouvement de 1789 ; l’enthousiasme factice de 1848 ne tint pas contre un impôt extraordinaire de 45 centimes. Il semble que les nations ne puissent s’occuper de la gestion de leur fortune que lorsqu’elles n’ont plus à verser leur sang.

C’est surtout pendant la guerre, et en vue des nécessités qu’elle entraîne, que l’on devrait agiter et mettre à l’ordre du jour ces graves difficultés. La guerre se rassasie d’or encore plus que de batailles : il y a peu de campagnes qui n’exigent un second budget. Le problème qui se pose en ce moment consiste à inventer des moyens d’action en quelque sorte illimités, sans imposer au pays de trop lourds sacrifices. Il faut rassembler de tous les côtés des eaux qui grossissent le fleuve du revenu sans en tarir ni même en affaiblir les sources. C’est alors que l’influence d’un bon système se montre plus décisive, et que le danger d’une fausse mesure devient plus grand. Ajoutons que la nécessité, quand elle ne suggère pas des expédions désastreux, aiguillonne le bon sens des peuples et le génie des individus en les lançant dans la voie des découvertes. C’est au bruit de la guerre d’Amérique qu’un professeur de morale, s’attachant à constater les lois suivant lesquelles les états dépérissent ou prospèrent, Adam Smith, écrivit l’immortel ouvrage de la Richesse des Nations, Le crédit public se développa dans la Grande-Bretagne quand il fallut, pour lutter avec la révolution française, ameuter l’Europe à force de subsides et couvrir de vaisseaux toutes les mers. Il naquit en France le jour où, l’impôt ne suffisant plus, on dut recourir à l’emprunt pour payer la rançon de l’invasion.

La guerre d’Orient vient à peine de commencer, et déjà tous les gouvernemens empruntent. La Turquie, après avoir renoncé, par des scrupules inintelligens, à un emprunt conclu à un taux inespéré, et qui liquidait ses embarras les plus pressans, se met aujourd’hui en quête de prêteurs et frappe, comme elle peut, à toutes les portes. Le gouvernement russe, après avoir tâté les divers marchés, se voit exclu des principales places de crédit et réduit à l’expédient odieux, autant que stérile, de l’emprunt forcé. La Prusse demande plus de 100 millions de francs au crédit ; la France, au moyen d’une souscription publique, et en donnant à peu près 5 pour 100 du capital prêté, vient d’emprunter 250 millions. L’Autriche, après deux emprunts successifs, en ouvre un troisième payable en cinq années, à raison de 250 millions par année, qui doit lui servir, indépendamment du déficit annuel à combler, à retirer de la circulation une certaine quantité de papier-monnaie, et à rappeler dans le pays l’or et l’argent, la monnaie métatlique. L’Angleterre seule se défend encore de faire un appel direct au crédit, mais, à défaut de la dette fondée, elle augmente la dette flottante, autre supplément à l’impôt. Ainsi tous les gouvernemens empiètent sur le patrimoine des générations à venir, soit pour soutenir, soit pour préparer la lutte. Ils assiègent, chacun dans l’espoir de l’attirer de son côté, le monde essentiellement pacifique des capitaux. Par cet empressement, qui s’inspire pour les uns de la nécessité et pour les autres du calcul, ils donnent la mesure de leurs forces. On peut préjuger et même annoncer presque à coup sûr, en comparant les ressources financières des belligérans, l’issue de la crise dans laquelle l’Europe vient d’entrer. Il y a là une sorte d’anatomie comparée, s’exerçant sur les élémens de l’impôt et du crédit, dont il est permis d’attendre quelque lumière. De cette hauteur d’où on les domine aisément, nous allons étudier l’assiette des deux camps entre lesquels n’oscillera pas longtemps la fortune.

Je suppose que cette guerre, qui semblait n’être d’abord qu’un champ de bataille ouvert à la diplomatie, éveille aujourd’hui des deux parts les susceptibilités de l’honneur national. J’admets qu’à force d’exciter le fanatisme d’une population ignorante, le cabinet de Pétersbourg soit parvenu à déterminer, dans les rangs où se recrute l’armée, une ambition de conquête qui fasse contrepoids à la résolution calme et éclairée qui anime les populations de l’Occident. Eh bien ! le peuple russe, quand il prendrait la querelle à son compte, quand il se lèverait comme un seul homme et marcherait au combat comme à une croisade, ne sauverait pas le tsar de l’humiliation qui l’attend.

La Russie, telle que l’ont faite la conquête et les traités, débordant de toutes parts hors de ses limites naturelles, présente une agrégation de soixante millions d’habitans. Les élémens de ce redoutable faisceau ne sont rien moins qu’homogènes. Des races ennemies occupent les contrées les plus riches de l’empire, qui sont les régions de l’occident, les frontières de l’esprit européen. S’appuiera-t-on sur les provinces allemandes, qui gardent la tradition luthérienne, pour faire prévaloir la suprématie du rite grec ? Confiera-t-on la défense de l’autocratie moscovite à ces Polonais que l’on opprime sans les dompter, et qui ne cesseront, même quand la France et l’Angleterre les oublieraient, d’aspirer à l’indépendance ? Le reste du territoire est cultivé par des serfs que ni la propriété ni la liberté n’a préparés à l’amour de la patrie. Ceux-ci vivent dispersés sur un immense territoire et comme campés dans le désert. Les Russes n’ont plus en eux la force rude de la barbarie, sans avoir acquis la puissance que donnent l’industrie et les lumières. Comme Joseph de Maistre l’a si bien vu, c’est une nation du XVe siècle : elle n’a ni la mobilité, ni les instincts belliqueux des hordes qui envahirent l’empire romain au IVe siècle, ni le génie d’expansion qui caractérise au XIXe des populations plus agglomérées, plus riches et plus policées. Le peuple russe est le meilleur instrument que l’on puisse imaginer de l’obéissance passive. Par cela même, il n’apportera dans la lutte aucune force qui lui soit propre. Ce n’est pas à lui que nous aurons affaire, c’est à son gouvernement.

La Russie se présente au combat avec tous les genres d’infériorité, même celle du nombre. Sans parler des cinquante millions d’Allemands qui s’engageront tôt ou tard dans la querelle, ni de cette race turque qui a eu l’honneur de porter les premiers coups et qui a victorieusement gardé sa ligne de défense, la France et l’Angleterre comptent ensemble soixante-cinq millions d’habitans, tous hommes libres, et qui à travers les différences d’opinions marchent unis par le sentiment national. Leur population, comparée aux Slaves du culte grec, avec le capital d’instruction et de richesse dont elle dispose, représente une machine de guerre qui a la même supériorité que les canons à la Paixhans sur de grossières et impuissantes balistes. La civilisation aujourd’hui n’est pas, comme dans la décadence de l’empire romain, un signe de défaillance, car elle repose non sur foisiveté et sur l’esclavage, mais sur la liberté et sur le travail. Le travail forge de nos jours des cœurs tout aussi dispos et des bras tout aussi robustes que la guerre. Nous n’avons pas besoin de transformer les contrées de l’Occident en camps d’exercice, car la discipline des ateliers et les fatigues régulières de la charrue préparent pour nous des soldats. En moins de six mois, la France met sur pied cinq cent mille hommes, et c’est un jeu pour l’Angleterre que d’armer soixante vaisseaux de ligne portant soixante mille hommes et six mille canons. Ajoutons que, lorsqu’il devient nécessaire de multiplier les forces par la rapidité des mouvemens, l’industrie commerciale en France et en Angleterre peut mettre au service du gouvernement seize mille kilomètres de chemins de fer et des flottes tant à voiles qu’à vapeur qui transportent des armées en quelques jours sur tous les points d’attaque. Les Russes au contraire n’ont en dehors de leurs escadres de guerre ni vaisseaux ni matelots qui leur appartiennent ; ils manquent même de routes et n’ont que deux lignes de fer avec un matériel sans importance, celles qui retient Varsovie à Cracovie et Saint-Pétersbourg à Moscou ; enfin les moyens de transport sont tellement imparfaits et tellement rares au-delà de la Vistule, qu’au printemps de cette année le gouvernement ayant mis en réquisition tous les charrois pour les mouvemens de troupes, le commerce de la Russie avec la Prusse et des provinces russes entre elles s’est trouvé pendant quelques mois complètement arrêté.

Dans l’empire moscovite, le concours que la population peut prêter à la politique du pouvoir est donc tout au plus une force morale. L’empereur Nicolas, en le provoquant, n’a pas dû se faire d’illusion sur les résultats. On a le droit de penser que de telles démonstrations n’ont été pour lui qu’un moyen diplomatique. Abandonné ou blâmé par l’opinion publique dans toute l’Europe, il aura voulu se réfugier derrière la pression du sentiment national. Il a paru subir chez lui la loi qu’il prétendait imposer aux autres ; mais en somme cette complicité à peine apparente de la nation ne fera pas verser un écu de plus dans ses caisses, et n’ajoutera pas, volontairement du moins, un homme à ses régimens. Le gouvernement en Russie ne s’est pas contenté de personnifier le peuple, il l’absorbe. En dehors de lui, et c’est là son châtiment, il n’y a pas plus de point d’appui que de résistance. Au lieu d’être le sommet, le couronnement de la pyramide sociale, le pouvoir dans cet empire ne figure aux yeux qu’un colosse sans piédestal.

Le gouvernement russe, au début, avait un grand avantage sur la France et sur l’Angleterre. Celles-ci ne voulaient pas la guerre et n’y étaient pas préparées ; lui, il se vantait d’être prêt à toute heure, et de tenir sous les armes sept à huit cent mille soldats. Il semblait n’avoir besoin ni de lever, ni d’équiper, ni de mobiliser des troupes ; Cet empire, organisé, disait-on, pour la conquête, n’avait qu’un signal à faire pour précipiter à volonté ses innombrables et irrésistibles légions sur l’Occident ou sur l’Orient. Malheur à la nation qui attirerait ces orages tout chargés sur sa tête ; l’indépendance de l’Europe n’était due qu’à la modération du tsar. Quelques étapes, qui seraient aisément franchies, le séparaient à peine de Constantinople, et la pente des chemins de fer allemands l’entraînait sur le Rhin. On n’oublie pas que le cabinet de Pétersbourg, en même temps qu’il envoyait à Constantinople le prince Menchikof, concentrait plusieurs corps d’armée sur ses frontières méridionales. Des levées d’hommes s’opéraient à petit bruit. En outre l’emprunt récemment conclu à Londres, malgré les réclamations prophétiques de M. Cobden, fournissait pour tous ces préparatifs d’importantes réserves. Le gouvernement russe était le seul qui eût fait provision par avance d’hommes et d’argent.

Ainsi l’empereur Nicolas, ayant pris de longue main toutes ses mesures, semblait n’avoir plus qu’à poursuivre devant l’Europe étonnée, et hors d’état de se défendre, l’exécution triomphante des projets que Catherine avait légués à ses héritiers. Aussi, quand les deux corps d’armée réunis sous le commandement du prince Gortchakof passèrent le Pruth, l’on se demanda si les Anglo-Français arriveraient à temps pour protéger Constantinople.

Cependant les actes ne répondirent pas d’abord aux menaces. Le cabinet de Pétersbourg ne parut pas se soucier ou se trouva hors d’état de justifier les craintes qu’il avait inspirées. À la fin de 1853, et après six mois d’occupation, l’armée russe dans les principautés n’atteignait pas le chiffre de quatre-vingt mille hommes. Ces Turcs qu’elle affectait de mépriser l’ont battue dans toutes les rencontres, à Oltenitza, à Citaté, sous les murs de Silistrie et autour de Giurgevo. Le maréchal Paskévitch lui-même, l’homme qui avait fait poser les armes à la Hongrie révoltée, le vainqueur de la Perse, de la Turquie et de la Pologne, la plus grande illustration militaire de l’empire, un général que la fortune n’avait jamais trahi, envoyé avec de puissans renforts et secondé par des lieutenans habiles, n’a passé le Danube et n’a mis le siège devant Silistrie que pour reconnaître, après une succession d’échecs meurtriers, la nécessité de la retraite. C’est lui qui donne le signal de la prudence, ou plutôt du découragement ; pendant qu’il s’achemine vers Bucharest, les meilleurs généraux de l’armée se font tuer dans d’inutiles assauts. Les Russes ont déjà perdu vingt-cinq à trente mille hommes tant sur les champs de bataille que dans les hôpitaux. Leurs flottes s’abritent derrière les batteries de Sébastopol et de Cronstadt ; leurs troupes se retranchent derrière le Sereth et derrière le Pruth. À la seule apparition des drapeaux de la France et de l’Angleterre, et bien avant que les colonnes autrichiennes aient pénétré dans la Valachie, l’armée d’invasion passe de l’offensive à la défensive. En même temps la diplomatie moscovite prend un ton plus humble : l’Europe est déjà vengée.

Mais ce que l’on ne croirait pas, si l’on en jugeait par les résultats, le gouvernement russe a fait pour cette campagne, si témérairement commencée, un effort qui l’épuisé. Trois recrutemens ont été ordonnés coup sur coup. Supposez que l’on enlève trois cent mille serfs à la propriété au-delà du recrutement ordinaire ; c’est un impôt de 300 millions frappé sur le capital foncier, sans parler de l’équipement, mis à la charge des seigneurs, et qui représente encore une charge d’environ 50 millions de francs. Les hommes vont manquer à la culture des champs, et cette pénurie de bras ne peut qu’ajouter à la cherté déjà excessive des denrées. Le commerce russe, privé des avances importantes que lui faisait chaque année l’Angleterre, et qui ne montaient pas à moins de 5 millions sterling, a perdu en outre ses meilleurs débouchés au dehors, depuis que les flottes combinées bloquent hermétiquement les ports de la Baltique et ceux de la Mer-Noire. Le change a baissé de plus de 20 pour 100[1], l’exportation de l’or est prohibée, les faillites se succèdent et s’accumulent sur toutes les places. Que la guerre se prolonge, et il ne restera bientôt plus un comptoir ouvert à Pétersbourg. Ainsi, après avoir ruiné le commerce et détruit le crédit, l’on accable les propriétaires fonciers en les dépouillant de leurs instrumens de travail, en leur enlevant les paysans censitaires ou serfs qui font leur principale richesse, mais si l’on appauvrit les propriétaires, si pour remplir les camps on dépeuple les campagnes, je demande qui paiera désormais l’impôt ?

Voilà comment le gouvernement du tsar répare les pertes de la guerre ; il reste à voir par quels procédés il subvient aux dépenses qu’exigent ses arméniens. L’administration russe ne rend ses comptes qu’à l’empereur, qui se garde bien d’initier la publicité à de pareils mystères. Un budget serait une révolution dans ce pays, mais si nous ne savons pas exactement ce que l’empire dépense ni comment il le dépense, on peut difficilement couvrir d’une discrétion aussi profonde les moyens à l’aide desquels on se procure de l’argent. Il est manifeste, quelques précautions que l’on prenne pour le dissimuler, que le cabinet de Pétersbourg se trouve dès à présent acculé à tous les expédiens qui caractérisent un gouvernement aux abois. Outre ses ressources ordinaires, il a dévoré ou dévore en ce moment : 1o les sommes qui étaient restées disponibles sur le produit du dernier emprunt ; 2o les fonds qu’il avait temporairement placés en France, en Angleterre et en Hollande ; 3o les 30 millions de rouilles (120 millions de francs) dont il a diminué la réserve métatlique déposée en garantie du remboursement des billets de crédit dans la forteresse de Saint-Pétersbourg ; 4o les 24 millions de roubles (96 millions de francs) que représentent les nouveaux billets du série ou bons du trésor émis depuis le 1er janvier 1853[2] ; 5o les emprunts faits aux caisses publiques, dont le chiffre n’est pas connu, mais qui ont dû être considérables, à en juger par ce fait révélé par le Moniteur du 4 juin, que le lombard de Moscou aurait envoyé en une seule fois 19 millions de roubles (76 millions de francs), et par cet aveu dont tous les journaux ont retenti, que le trésor russe a mis la main sur la réserve formée par les bénéfices de la banque de crédit foncier à Varsovie, bénéfices qui s’élevaient à 28 millions de francs ; 6o enfin les contributions volontaires tarifées au dixième du revenu, sans parler des 80 millions de francs que le clergé, si l’on en croit les publications officielles, devait déposer sur l’autel de la patrie.

Eh bien ! ce n’est pas encore assez. Soit que le gouvernement russe veuille se ménager des ressources pour les besoins qu’il prévoit, soit que les nécessités du moment le talonnent, il a cherché à négocier sur les marchés étrangers un emprunt de 50 millions de roubles (200 millions de francs) ; mais, ne trouvant de prêteurs ni à Paris ni à Londres, quoiqu’il mit son crédit au rabais et offrit un intérêt d’environ 6 pour 100, repoussé même d’Amsterdam et de Berlin par la défiance encore plus que par le patriotisme, il a converti cet appel à la bonne volonté des capitalistes anglais, français, hollandais ou allemands en une charge obligatoire pour toutes les provinces de l’empire. Chaque ville, considérée comme un centre de capitaux, est tenue d’en souscrire une part proportionnée à son importance : quiconque ne s’empressera pas de fournir le tribut qu’on lui impose, sera considéré comme hostile à l’empereur, et cela dans un pays où le moindre signe d’opposition met en péril la personne aussi bien que la fortune. L’emprunt forcé, cette confiscation partielle, cette mesure que les gouvernemens avaient laissée jusqu’alors aux révolutions, n’est pas un acte isolé, mais semble faire partie d’un système. La razzia porte jusque sur les choses de la religion. C’est ainsi que l’on s’est emparé des vases sacrés à Czenstochowa, pour une valeur de 1 million de roubles. Mais quoi ! n’est-il pas de bonne guerre de dépouiller les églises catholiques pour défrayer la croisade entreprise au nom du rite grec ?

Ainsi, en portant à 75 millions de francs le reliquat de l’emprunt négocié a Londres et des fonds placés à l’étranger, et à 100 millions le produit des dons volontaires et des confiscations, en supposant que les 200 millions de l’emprunt forcé soient rentrés dans les caisses publiques, et que les fonds empruntés récemment aux lombards et aux banques n’excèdent pas 100 millions, le gouvernement russe aura réalisé en moins de dix-huit mois une somme d’environ 700 millions de francs en dehors des ressources ordinaires. C’est littéralement un second budget qu’il aura dépensé[3].

On remarquera que ces expédiens ne sont pas de ceux qui se reproduisent. Les dons patriotiques offerts par ordre et les emprunts forcés, auxquels la population se résigne péniblement aujourd’hui, échoueront plus tard contre la détresse publique. Les lombards cesseront de recevoir en dépôt les épargnes de l’industrie et du commerce, quand il aura été constaté que le trésor ayant absorbé leurs fonds disponibles, ces établissemens ou ne pourront pas rembourser les sommes prêtées, à la demande des déposans, ou ne pourront opérer ce remboursement qu’en papier-monnaie. Les billets de série ou bons du trésor déjà émis s’élevant à plus de 300 millions, il devient très difficile d’en émettre de nouveaux dans un pays où la masse des capitaux flottans doit être nécessairement peu considérable. Dans les contrées où la fortune mobilière s’est développée sur la plus grande échelle, la dette à terme du trésor représentée par des billets dans la circulation des valeurs atteint rarement le chiffre de 300 millions. La Russie, fera-t-elle sans péril ce qu’aucun ministre n’a tenté en France, sous la république comme sous la monarchie ? La réserve monétaire, de la forteresse, qui était encore au mois de mars, suivant le Moniteur, de 116 millions de roubles (464 millions de francs), peut supporter, j’en conviens, des réductions ultérieures ; mais cette ressource ne conduira pas bien loin : une nouvelle saignée de 30 millions de roubles (120 millions de francs), faite à ce grand dépôt métatlique, mettrait en péril la solidité de la circulation, dès à présent fort compromise. Il ne faut pas oublier que le rouble de papier, qui avait dans le principe la valeur du rouble argent, soit 4 francs de notre monnaie, a été successivement déprécié par des émissions surabondantes jusqu’à perdre 75 pour 100. Le rouble de papier ne vaut plus aujourd’hui que 1 franc. Encore un pas de plus, et cette monnaie fiduciaire aura le sort des assignats.

Non seulement les ressources extraordinaires que le gouvernement russe a fait jaillir, depuis dix-huit mois, des facultés contributives du pays en les excédant, vont lui manquer dans les années qui suivront ; mais il verra et voit déjà diminuer ses ressources ordinaires. Le revenu public de la Russie était évalué, par les statisticiens, il y a quelques années, à 600 ou 650 millions, en y comprenant le produit des lavages aurifères de la Sibérie et de l’Oural. Les recettes du trésor n’ont pas dû faire des progrès très sensibles dans ces contrées, où le système prohibitif contribue, autant peut-être que le servage des cultivateurs, à rendre la richesse stationnaire. Il n’en est pas de la Russie comme de l’Autriche, où la réforme administrative a porté le revenu, en quelques années, de 164 millions de florins, point culminant de l’ancien état de choses en 1846, et de 122 millions de florins, chiffre qui exprimait l’influence de l’état révolutionnaire en 1848, à 226 millions de florins en 1852. Cependant le Moniteur, sur des données dont le gouvernement français a sans doute vérifié l’exactitude, évalue à 800 millions de francs les recettes annuelles du trésor moscovite. La moitié de ces recettes étant fournies par la ferme des eaux-de-vie et par les droits de douane, le Moniteur suppose que la guerre actuelle et le blocus des deux mers amèneront un déficit de 50 millions de roubles ou de 200 millions de francs, en calculant le rouble au pair, dans le produit de ces deux branches d’impôt.

Je ne saurais estimer le déficit à un chiffre aussi considérable. Il est vrai que la présence des Flottes combinées dans la Mer-Noire et dans la Baltique paralyse le commerce extérieur de la Russie, qui, pour les seules exportations par cette double voie, excédait 300 millions de francs ; mais on admettra bien qu’une partie du mouvement commercial se reportera de la frontière de mer sur la frontière de terre, et que le trésor récupérera ainsi une partie des recettes qui semblaient entièrement perdues pour lui. Le gouvernement russe l’a tellement senti qu’il vient, pour attirer le commerce dans cette direction, de modérer les droits de douane. Ainsi la nécessité lui a suggéré une mesure tout à fait contraire à ses précédens, et qui est une bonne opération, si on l’envisage au point de vue de l’économie politique. Quant au produit des droits établis sur les eaux-de-vie, il n’y a pas lieu de prévoir une diminution très sensible. La guerre ne fera pas évidemment en Russie ce que la disette n’a pas fait cette année en France. Les mougiks ne boiront pas moins d’eau-de-vie qu’auparavant ; ils préféreraient se passer de pain ou de bouillie d’avoine. Peut-être même en consommera-t-on davantage, car, si les propriétaires ne peuvent pas exporter leurs grains, ils en livreront une partie aux distilleries. C’est donc calculer très largement que d’admettre que le revenu public va diminuer d’un huitième ou de 100 millions de francs sous l’empire des circonstances présentes.

Avec un revenu de 700 millions, la Russie peut-elle faire face aux éventualités d’une guerre qui range dès cette année toutes les forces de l’Europe parmi ses adversaires directs ou indirects ? Ce revenu s’est trouvé insuffisant pendant la paix, puisque le gouvernement russe n’a couvert qu’à l’aide des emprunts contractés à l’étranger le déficit annuel de ses finances. Comment supposer que la période des batailles rendra l’équilibre financier plus facile, et que l’on alimentera la guerre par l’impôt ?

L’empereur Nicolas n’a pas résolu, comme on l’a prétendu, le problème d’entretenir à peu de frais un grand état militaire. Proportionnellement au nombre des hommes, l’armée en Russie coûte tout aussi cher qu’ailleurs. Le soldat y est mal nourri et mal vêtu, à l’exception de la garde : on l’a vu mendier son pain, l’automne dernier, dans les rues de Bucharest ; mais le trésor ne gagne rien à cette sobriété forcée, car ce que l’on soustrait à l’estomac et à l’équipement des malheureux soldats devient le butin des colonels, des généraux et des intendans. En dépit des exécutions que l’empereur fait de temps en temps pour rappeler ses fonctionnaires au sentiment du devoir, le vol est enraciné dans les mœurs administratives. Le trésor public, par un principe d’économie mal entendu, paie misérablement les employés de l’état, et ceux-ci s’en dédommagent à pleines mains par le pillage combiné des contribuables et du trésor. Nous ne pourrions rien dire sur ce triste sujet qui égalât l’horreur du tableau que les Russes en font eux-mêmes.

Le cabinet de Pétersbourg, ayant à couvrir ses frontières de terre et de mer à la fois, ne peut pas mettre sur pied moins de huit à neuf cent mille hommes. Or, que l’on s’y prenne comme on voudra, une armée de neuf cent mille hommes en campagne représente une dépense annuelle d’au moins 900 millions de francs ; ajoutez l’entretien de quarante vaisseaux de ligne, avec l’accessoire des bâtimens légers et des navires à vapeur qui doivent toujours être prêts à prendre la mer, et vous arriverez sans peine au milliard. Supposez maintenant que la Russie ne prélève que 200 millions sur son revenu pour servir l’intérêt de sa dette et pour subvenir aux dépenses de l’administration civile ; il faudra encore que le gouvernement, en dehors de son revenu ordinaire, se procure chaque année, pour soutenir la lutte, une somme de 500 millions !

Cela est-il possible aujourd’hui ? cela sera-t-il possible l’année prochaine ? En admettant que la Russie fournisse quelque temps les hommes, pourra-t-elle fournir l’argent ? Sous une forme ou sous une autre, la population de l’empire est-elle en état de payer chaque année au trésor un tribut additionnel et extraordinaire de 500 millions de francs ? Toute la question de la guerre est là, et je crois qu’il suffit de la poser pour la résoudre.

La somme d’impôts qu’un peuple peut supporter dépend de la richesse nationale. L’Angleterre paie au fisc 50 à 60 francs par tête plus aisément que la Russie 12 à 15 francs. D’où vient cela, sinon de ce que le capital anglais surpasse le capital moscovite dans une proportion beaucoup plus forte que ne l’est la différence d’un système de taxes à l’autre ? Qu’importe que le citoyen de la Grande-Bretagne soit imposé trois ou quatre fois plus que le propriétaire foncier ou le marchand de l’empire russe, si le revenu du premier est en moyenne huit ou dix fois supérieur à celui du second ?

La richesse mobilière, qui a pris de si grands développemens dans l’Europe occidentale, était naguère inconnue et ne fait que de naître en Russie. La richesse foncière est ce qu’elle peut être dans un pays qui n’a ni routes, ni canaux, ni chemins de fer, et où le soin de féconder le sol se trouve abandonné à des agrégations ou à des communautés de serfs. L’agriculture manque également de capitaux et de méthodes : elle produit peu, et n’a ni moyens de transport économiques, ni débouchés qui mettent ses produits en valeur. Cet empire n’est pas un territoire, c’est un espace à remplir, une solitude intermittente qui n’a ni foyers de production, ni centres de consommation, sauf quelques oasis comme Moscou et Pétersbourg, où s’étale un luxe effréné au milieu d’un océan de misère.

Entre l’occident de l’Europe et la Russie, la différence est celle du travail libre au travail esclave. Dans l’ordre industriel, le premier de ces termes représente l’abondance, et le second la stérilité. Le travail accompli par l’intelligence et par les bras des hommes libres ouvre à la richesse des espaces sans bornes ; en même temps, comme le veut la logique, il agrandit le champ et multiplie les formes de l’impôt. La nation anglaise, qui payait à l’échiquier, pendant l’année 1801, 34 millions sterling (850 millions de francs) en taxes de toute nature, a pu quatorze ans plus tard, grâce aux progrès de l’industrie et de l’aisance générale, fournir, sans parler des emprunts, l’énorme contribution de 72 millions sterling (1 milliard 800 millions de fr.). Sous le régime de la liberté industrielle, qui date en France de 1789, nous avons vu le revenu public monter de à ou 500 millions à 1,300 ou 1,400. Si le gouvernement russe veut réaliser les mêmes prodiges dans les contrées qui lui obéissent, il faudra qu’il émancipe le travail ; mais tant que le sol sera exploité par des esclaves, tant que la propriété consistera moins dans un hectare de terre que dans une tête de serf, tant que l’on hypothéquera, pour emprunter, des âmes[4] et non des domaines, ce sera une illusion de penser que la production, la richesse et l’impôt peuvent augmenter dans une proportion sérieuse.

Pour exciter l’homme à produire, il faut l’intéresser, par la propriété ou par le salaire, à la récolte des produits. Le possesseur du sol ne songe à l’améliorer par la culture que lorsque la loi lui garantit qu’il jouira paisiblement et sûrement de cet accroissement de richesse, et qu’il le transmettra sans obstacle de la part du souverain soit aux légataires qu’il aura choisis, soit à ses légitimes héritiers. L’ouvrier de son côté, le laboureur ne travaille avec courage que lorsqu’il est certain de recevoir la récompense de ses efforts et là où le salaire se mesure équitablement au travail. Or la propriété n’existe que de nom en Russie, et c’est par un phénomène exceptionnel que l’on y rencontre çà et là, dans les villes particulièrement, la pratique du salaire. La culture des champs, au lieu d’être la tâche la plus noble et le premier intérêt de chacun, n’est pour tous qu’une corvée. L’homme dans ces régions n’épouse pas la terre, il ne cherche ni à la féconder, ni à l’embellir, car qui peut savoir si le possesseur de la veille sera celui du lendemain ? Le cultivateur est enchaîné à la glèbe ; mais la glèbe peut changer de maître par la volonté du tsar. On ne s’attache donc ni à la personne ni à la chose, et il ne se forme entre les hommes ni liens d’affection ni liens d’intérêt. L’organisation intérieure de la société est le communisme moins l’égalité, une sorte de communisme hiérarchique : les serfs sont les esclaves des seigneurs qui occupent le sol, et les seigneurs à leur tour, propriétaires de paysans bien plus que de terres, sont les serfs de la couronne, qui les élève selon son bon plaisir ou les abaisse, les enrichit ou les réduit à l’indigence, leur donne ou leur retire la propriété. Le titre de la possession n’est, à ce compte, ni héréditaire ni viager ; il est précaire. Sur la tête du propriétaire plane à toute heure la menace commune, l’arme favorite du despotisme, la confiscation. La propriété n’existe que chez les nations libres, car elles seules peuvent mettre la force sociale au service du droit. Il n’y a dans l’empire russe, comme dans l’empire romain au temps de sa décadence, qu’un seul propriétaire, qui est l’empereur.

L’amélioration du sol suit les progrès qui viennent à s’opérer dans la condition des personnes. L’impôt ne saurait être augmenté d’une manière durable qu’à mesure que l’on voit s’accroître la richesse de la nation. La guerre actuelle, loin d’ajouter aux forces productives de la Russie, les diminue et tend à les détruire ; elle ne laisse donc aucune marge à l’augmentation de l’impôt. Si le gouvernement russe augmente les taxes indirectes, il ne fera que donner une prime plus forte à la fraude ; une expérience récente doit l’avoir édifié à cet égard : on sait que le rendement des mines de la Sibérie a décru depuis l’augmentation de la redevance payée à la couronne. S’il fait porter la surcharge sur les contributions directes, le recouvrement de l’impôt deviendra impossible : les propriétaires, déjà ruinés par l’emprunt forcé et par la suspension du commerce, offriront peut-être des denrées au fisc, une contribution en nature ; mais ils n’auront certes pas d’argent à lui donner. Il faut donc en prendre son parti, la guerre a diminué largement les revenus de l’état ; on ne les relèvera pas par des ukases. En supposant que l’échiquier russe fût en bonne odeur auprès des capitalistes, examinons s’il serait aujourd’hui en mesure de leur demander, à défaut de l’impôt, les 400 ou 500 millions qui vont lui devenir nécessaires pour prolonger la lutte pendant l’année 1855.

Depuis le rétablissement de la paix en Europe, tous les gouvernemens ont abusé du crédit. Au moment où le niveau de la fortune publique s’élevait sur les ailes de l’industrie, et avec la richesse de tous, le revenu de l’état, ils ont donné à leurs dépenses un essor démesuré, qui a laissé bien loin celui des recettes. Ces dépenses, qui accusaient presque toujours leur imprévoyance ou leur prodigalité, ont rarement été productives. Celles qui avaient pour objet d’étendre le réseau des moyens de communication, tels que routes, canaux et chemins de fer, et d’ajouter ainsi à ce capital de la nation, dont tous les individus profitent, n’ont figuré dans le catalogue qu’à titre d’exception. Cette débauche d’emprunts, dans laquelle les états les moins solvables se sont particulièrement signalés, en étendant et en généralisant le placement des capitaux en rentes, a fondé le crédit public ; mais il faut convenir que ce sont là des fondations impures. Le crédit public a besoin de faire oublier son origine par ses services ; autrement on ne l’envisagerait bientôt que comme un moyen de plus d’excéder et de ruiner les peuples, en dissipant l’avenir sans profit réel pour le présent.

Entre tous les gouvernemens qui empruntent, le cabinet russe semble s’être distingué par sa sobriété. Cependant cette modération n’est qu’apparente. Sans doute, la dette perpétuelle et la dette à terme, mises ensemble, ne s’élèvent qu’à 401 millions de roubles (1, 600 millions de francs), somme qui représente à peu près le double du revenu de l’état[5], tandis que le capital de la dette publique est en France quatre fois plus considérable que les recettes annuelles du trésor, et en Angleterre au moins vingt fois ; mais la dette publique en Russie n’est ni la plus lourde ni la plus redoutable des obligations qu’en matière de crédit, le gouvernement a prises à sa charge.

Les institutions de crédit ne sont pas compatibles avec le pouvoir absolu. Si elles n’existaient pas au moment où ce régime s’établit, elles ne pourraient plus naître ; car le crédit est l’expression de la confiance, et pour que la confiance supplée le capital, il faut des conditions de sécurité et de liberté, des garanties en un mot que le despotisme n’apporte à personne. Quand elles existent au moment où s’élève cette domination sans frein comme sans contrôle, elles déclinent bientôt et voient leur clientelle s’éloigner. Le pouvoir absolu tend d’ailleurs à les envahir, et, dès que l’occasion s’en présente, à les absorber. Le monopole du pouvoir mène inévitablement à tous les autres.

Cela devait arriver particulièrement en Russie. Là, le gouvernement peut être tenté à chaque instant de prendre en main une initiative que la nation déserte, ou dont elle n’a pas la pensée. Pierre le Grand, en travaillant à la grandeur du peuple russe, ne l’a pas associé à sa propre réforme : il en a fait les automates du progrès. La métamorphose, au lieu d’éclore sous l’influence de la persuasion et de l’exemple, s’est accomplie en quelque sorte par ordre, et conserve encore aujourd’hui le caractère d’un acte d’autorité. Il y a peut-être dans la race slave moins de spontanéité et de génie inventif que d’esprit d’imitation. L’habitude a d’ailleurs façonné les Russes à dépendre du gouvernement en toutes choses. Si la personnalité individuelle et l’esprit d’association avaient jamais existé dans l’empire, il y a longtemps que ces deux forces, ne trouvant plus où se prendre, auraient donné leur démission.

Pierre le Grand, à force de génie et de persévérance, avait organisé une armée, improvisé une marine, commencé une administration. Ses successeurs, continuant ce rôle et l’exagérant, ont entrepris de créer l’industrie ainsi que le commerce. C’était déjà une assez. grave difficulté que d’établir solidement le crédit de l’état. Ils ont voulu faire davantage. Devançant à beaucoup d’égards par la pratique les théories du socialisme le plus aventureux, ils ont prétendu distribuer le crédit à tout le monde. Ce que le gouvernement russe n’a pas fait par lui-même en matière de crédit, il l’a suscité par sa garantie et se l’est approprié. Banques d’émission, caisses de prêt et de dépôt, institutions de crédit hypothécaire, caisses d’épargne et monts-de-piété, tout émane de lui seul ou remonte à lui en dernière analyse. C’est une espèce de communisme financier qui s’ajoute au communisme foncier, et qui en aggrave les conséquences en faisant de toutes ces mailles une chaîne sans fin.

Dans les autres états de l’Europe, il est arrivé plus d’une fois que l’esprit d’association, livré à ses propres forces, ne pouvait pas se placer à la hauteur des entreprises d’utilité publique. Les gouvernemens ont alors pensé qu’il leur appartenait de l’encourager ou de le soutenir ; ils se sont bien gardés de le supplanter. Ils ont compris que, dans l’intérêt même du succès, il ne fallait ni affaiblir ni partager la responsabilité des compagnies, ni surtout les dispenser de la prévoyance. Quand la garantie d’intérêt a été accordée à une compagnie qui entreprenait un canal ou un chemin de fer, cette garantie n’avait d’autre objet que de faciliter la formation du fonds social ; elle portait sur l’intérêt du capital plutôt que sur le capital même. L’état s’obligeait, pour le cas peu probable où les produits nets de l’entreprise n’auraient pas permis de servir aux actionnaires un revenu de trois ou quatre pour 100, à fournir ce revenu aux dépens du trésor public et à contribuer au besoin au fonds d’amortissement ; mais il ne contractait aucune autre charge. Sa garantie ne s’étendait pas aux opérations de la compagnie, dont il ne devenait en aucune façon solidaire. Son rôle était de surveillance et de tutelle, mais nullement de gestion.

Le gouvernement russe n’a pas observé cette réserve salutaire. La garantie qu’il a donnée à tous les établissemens de crédit est universelle et absolue. Il en résulte que ces institutions ne tardent pas à se trouver exposées à un double péril ; leur solidité peut se trouver à la fois compromise par les fautes des hommes qui les dirigent et dont la responsabilité est purement nominale, et par les exigences d’une politique qui est responsable en fait, mais qui consulte ses convenances plutôt que l’intérêt même du crédit. L’état de son côté, pouvant être engagé indéfiniment par les opérations de ces diverses caisses ou banques qui prêtent d’une main et empruntent de l’autre, outre le fardeau de ses propres fautes à porter, court le risque de succomber sous le poids de toutes les folies dans lesquelles restent maîtres de se lancer, à la tête de chaque établissement, autant de Law de contrebande.

Ces folies ne sont pas une hypothèse gratuite ; elles ont été commises sur la plus large échelle, et en grande partie par des excitations qui venaient du gouvernement. La banque d’emprunt, la banque de commerce, les lombards et les hospices d’enfans trouvés, en un mot tous les établissemens de crédit administrés sous le contrôle et avec la garantie de l’état reçoivent en dépôt des sommes qui portent intérêt au profit des déposans, et dont le remboursement est exigible à court délai. Suivant le dernier compte-rendu adressé à l’empereur par le ministre des finances, les sommes déposées ainsi à titres divers s’élevaient, le 1er janvier 1853, à 806,083,233 roubles d’argent (3,224,332,933 fr.). Le compte-rendu se borne à la Russie ; on sait que la Pologne a son établissement spécial, qui a reçu en dépôt 138 millions de francs. Le danger de cette situation provient non-seulement de la masse de capitaux incessamment exigibles, mais de ce que la plus forte partie de ces capitaux se trouve immobilisée par suite des placemens qu’en font les caisses publiques au dehors, sous la forme de prêts sur immeubles remboursables à longs termes et par annuités. Le Moniteur fait remarquer que les lombards, qui tiennent lieu en Russie depuis plus d’un siècle de monts-de-piété, de caisses d’épargne et de caisses de crédit foncier, ont ainsi prêté 463 millions de roubles (1,852 millions de fr. ). Le compte-rendu officiel ne nous paraît pas autoriser cette interprétation. En effet le ministre russe se borne à dire que « les lombards ont reçu en dépôt 415 millions de roubles, et que ces établissemens ont prêté 463 millions de roubles tant aux particuliers qu’aux administrations publiques. » Mais quand les prêts faits par les lombards ne seraient pas entièrement absorbés par la propriété foncière, cela ne diminuerait pas le chiffre ni le danger de ces placemens. La banque d’emprunt et les établissemens de charité prêtent aussi sur hypothèque : les créances de la banque d’emprunt seule s’élevaient, à l’ouverture de l’exercice 1852, à 326,456,474 roubles (environ 1,300 millions de fr. ), et le compte-rendu nous apprend que les terres seigneuriales sur lesquelles ces créances étaient hypothéquées renfermaient 634,651 paysans. Les prêts hypothécaires, les capitaux immobilisés tant par les lombards que par les banques semblent donc au total représenter une somme qui excède largement 463 millions de roubles. Le Moniteur, au lieu d’exagérer le mal, l’atténue. Le Siècle[6] nous paraît être plus près de la vérité, quand il dit : « Sur les 3,221,598,420 francs reçus par les banques russes, 84 millions seulement étaient représentés par des effets commerciaux ou par des marchandises reçues en nantissement. Les trois milliards cent seize millions restans avaient été employés en avances au trésor et en prêts hypothécaires remboursables en trente-six années. Ce sont là les termes du compte-rendu ; mais à Saint-Pétersbourg l’opinion la plus générale, celle que l’on formule tout bas, c’est que le gouvernement a, de longue date, appliqué à des besoins personnels la plus forte partie de cette somme effrayante. Peu importe. Les fonds qu’il ne doit pas étant représentés par des annuités à longue échéance, le trésor n’en supporte pas moins tout le poids et tous les embarras des remboursemens immédiats. »

Pour rester complètement dans le vrai, il convient de faire remarquer que les établissemens de crédit, qui avaient reçu en dépôt, à l’ouverture de l’exercice 1853, 806 millions de roubles, en avaient prêté 893 millions. La différence entre ces deux chiffres, soit 87 millions (348 millions de francs), représente sans doute le capital de ces institutions accru de leurs réserves et de leurs bénéfices. Le compte-rendu officiel ne s’explique pas sur le capital des lombards, mais il indique ceux de la banque d’emprunt, de la banque du commerce et des directions de charité, qui s’élèvent ensemble à 36,530,000 roubles (environ 146 millions de francs). Ainsi, dans les créances qu’il faut porter à l’actif des établissemens de crédit, leur capital forme à peine le dixième des sommes prêtées. Un fonds social de 350 millions de notre monnaie, s’il était resté disponible, s’il était employé comme fonds de roulement, constituerait, pour parer aux remboursemens imprévus, une réserve importante ; mais non, aucune ressource ne demeure libre : capital, réserves, sommes reçues en dépôt, tout se trouve engagé dans des prêts à long terme. Les banques remboursent les dépôts qui sont réclamés avec les dépôts qu’elles reçoivent. On peut leur demander chaque jour les sommes déposées, tandis qu’elles ne peuvent faire rentrer dans leurs caisses les sommes qu’elles ont prêtées qu’à des échéances échelonnées dans un intervalle de trente-six ans. Pour tout dire, les établissemens de crédit prêtent en dette fondée et empruntent en dette flottante. Je ne conçois pas d’opérations moins régulières, ni de situation plus périlleuse en matière de crédit.

Dans les années prospères et par des temps calmes, une sorte de balance s’établit, il est vrai, entre les nouveaux dépôts et les retrats de fonds. En 1852, les sommes déposées s’élevèrent à 202 millions de roubles, et les sommes retirées à 198 millions ; l’excédant se trouva de 3 millions de roubles au compte de la recette. Dans les momens de crise, la balance penche bien vite du côté des remboursemens. Alors en effet, les épargnes du pays s’arrêtant, personne ne vient apporter de l’argent aux caisses publiques, et comme la détresse est générale, ceux qui avaient fait des épargnes et qui en avaient versé le produit se hâtent d’en demander la restitution pour les appliquer aux besoins du moment. C’est là ce qui arrive déjà, si l’on en croit le correspondant du Siècle : « Les banques et les lombards étaient, le jour de mon départ, doublement assaillis de demandes d’argent par ceux qui n’avaient pas eu recours encore au crédit et qu’une gêne inattendue mettait dans l’obligation d’emprunter et par ceux que le même état de gêne forçait à retirer leurs dépôts antérieurs. »

Il est de principe et de tradition, depuis que le crédit public, phénomène relativement nouveau dans l’ordre des sociétés, existe en Europe, que les banques qui reçoivent de l’argent en dépôt avec ou sans intérêt, et sous la condition de le restituer sur la demande des déposans ou à bref délai, n’emploient les sommes déposées qu’en prêts à très courte échéance. Elles escomptent des effets de commerce et prêtent sur dépôt de métaux précieux, de marchandises ou de rentes, mais pour un terme qui n’excède pas trois mois, et qui est en moyenne dans les usages de la Banque de France, le plus grand escompteur du continent, de quarante-cinq à cinquante-cinq jours. De cette manière, l’argent ne reste pas emprisonné ni le capital improductif ; il circule sans cesse et va féconder partout l’industrie et le commerce. En même temps il ne s’éloigne pas trop de sa source. Des rentrées quotidiennes mettent les banques en mesure de faire face aux demandes de remboursement, s’il y a lieu. C’est le seul moyen, tout en ne laissant pas les capitaux flottans sans emploi, de donner une base solide aux opérations de crédit et une complète sécurité aux capitalistes.

En bonne règle, les établissemens qui prêtent à longue échéance empruntent de même, ou ne puisent que dans la bourse de leurs actionnaires et n’immobilisent ainsi que le capital qui leur appartient. Partout ailleurs qu’en Russie, les caisses de crédit foncier ne reçoivent en dépôt que des sommes qui doivent être converties en cédules hypothécaires. Les obligations ou lettres de gage qu’elles émettent ne sont remboursables, comme les prêts qu’elles font, que par voie d’annuités. Tantôt elles remettent ces obligations à leurs emprunteurs pour en faire argent, comme cela se pratique en Pologne ; tantôt, abandonnant cette méthode un peu trop primitive, elles négocient elles-mêmes leurs obligations et se procurent ainsi, au cours qui règne sur le marché des fonds publics, les sommes qu’elles ont consacrées ou doivent consacrer à des prêts dont la terre est le gage. Toutes les banques immobilières qui ont accepté des dépôts exigibles sur l’heure ou qui ont émis des billets remboursables, soit à vue, soit à courte échéance, ont fait honteusement naufrage au bout de quelques années. Il était réservé aux établissemens que les tsars ont créés de se lancer à fond de train dans des opérations que la science réprouve et que l’expérience des autres peuples a condamnées sans appel.

Les banques russes doivent à leurs cliens, qui seront bientôt leurs dupes, la somme énorme de 3,224,000,000 de francs. Le remboursement d’une dette aussi extravagante est-il matériellement possible ? L’empire moscovite ne renferme pas en papier de circulation et en monnaie métallique une valeur égale. En admettant la solvabilité des banques, les moyens d’échange, l’argent, manqueraient infailliblement. Le capital flottant, les ressources monétaires du pays y passeraient sans éteindre la dette ; c’est un gouffre à peu près sans fond et que l’on chercherait en vain à combler. Mais les banques ne sont pas solvables, et l’état, qui a garanti leurs opérations, ne l’est pas davantage.

Les établissemens de crédit n’ont pas de réserves en caisse. Les dépôts qu’on leur a versés ont été aliénés et dénaturés par l’emploi qui en était fait. Les lombards ont incorporé ces capitaux flottans à la terre. Les écus qui sont entrés dans leurs caisses se trouvent aujourd’hui représentés par des maisons, par des usines, par des domaines et surtout par des têtes de serfs. En supposant que les banques reçussent d’un pouvoir autocratique l’autorisation de résilier les contrats d’emprunt, peuvent-elles jeter en un jour toutes les propriétés de l’empire sur le marché ? On dira que les banques ont d’abord leur recours contre l’état. Sans doute l’état est leur premier débiteur, car, à moins que les avances faites au gouvernement n’aient donné lieu à une hypothèque assise sur les domaines de la couronne, circonstance sur laquelle le compte-rendu officiel ne s’explique pas, l’état, ayant emprunté en compte-courant, doit rembourser à la première sommation. Ainsi la dette flottante des établissemens de crédit, cette dette de 3 milliards, est en définitive, soit à titre direct, soit à titre de garantie, la dette du gouvernement russe. Indépendamment des charges qu’il a ouvertement souscrites, le trésor de l’empire doit aux déposans de cette gigantesque caisse d’épargne une somme de 3 milliards. Les dettes flottantes de tous les autres états de l’Europe, additionnées l’une avec l’autre, n’en représentent pas la moitié.

Les demandes de remboursement seront et elles sont déjà nombreuses et importantes ; les particuliers s’empresseront de retirer leurs dépôts, ne fût-ce que pour verser leur quote-part des contributions et de l’emprunt forcé auxquels on les condamne. Le trésor paiera donc d’une main ce qu’il recevra de l’autre ; mais comment paiera-t-il, et en quelle monnaie ? donnera-t-il de l’argent ou du papier ? Examinons de plus près cette situation vraiment extraordinaire.

Le trésor public, dans les gouvernemens de notre époque, est une grande banque chargée d’administrer la fortune de l’état, de percevoir ses revenus et de pourvoir à ses dépenses. Dans certaines contrées, le trésor délègue à des sociétés financières ou à des individus qui présentent des garanties de capacité et de richesse - tantôt le soin de faire rentrer les impôts, tantôt le service des paiemens : il afferme le produit des taxes, comme cela se pratiquait en France avant la révolution de 1789, et comme cela se pratique encore en Italie et en Espagne, ou bien il se repose sur une banque bien accréditée des opérations de trésorerie et du paiement des annuités qu’il doit à ses créanciers, — système dont l’Angleterre a donné l’exemple et qui a trouvé depuis bon nombre d’imitateurs. D’autres gouvernemens, et particulièrement ceux qui rattachent à une impulsion commune les divers rouages de l’administration, ont préféré recueillir directement par leurs agens le produit des taxes, et faire circuler par les mêmes canaux les fonds destinés à solder les dépenses de l’état : ceux-là entretiennent une véritable armée de receveurs-généraux et particuliers, de percepteurs et de contrôleurs, sans parler des ordonnateurs, des payeurs et des corps ou tribunaux qui président à la vérification des comptes ; c’est le système dont la France et la Prusse offrent le modèle le plus complet.

Mais, que l’on adopte l’un ou l’autre mode d’administration, le trésor de l’état, envisagé au point de vue de son action sur le pays, est une banque colossale qui reçoit chaque année des sommes importantes et qui les rend ensuite à la circulation par la rosée quotidienne des dépenses. Outre ces mouvemens de fonds, le trésor public est souvent dans le cas d’entreprendre les plus vastes opérations de crédit. Il n’y a pas de commerce ni d’industrie qui emprunte davantage ; ces emprunts sont représentés par des émissions de papier, titres de rentes pour la dette fondée, et billets de caisse ou bons du trésor pour la dette flottante. Les engagemens qui circulent ainsi avec la signature de l’état ne l’exposent pas à des remboursemens imprévus. La dette, en effet, est perpétuelle et s’amortit par des rachats partiels et successifs, ou bien elle a été contractée avec un terme fixe, et porte une échéance que l’on a dû calculer d’après les ressources éventuellement disponibles. On peut évidemment surcharger le marché des fonds publics et déprécier le cours de ces valeurs par des émissions de rente trop considérables ou trop fréquentes. Il arrive encore que l’on donne à la dette flottante des proportions excessives, que l’on émet des billets de caisse moins pour se procurer des avances sur la rentrée de l’impôt que pour couvrir un déficit périodique du revenu, et que l’on emprunte ainsi plusieurs centaines de millions, avec obligation de les rembourser dans un délai purement commercial, au maximum d’une année, au minimum de trois mois, en courant le risque de quelque crise financière ou politique dont le premier effet sera de retirer au trésor comme à toutes les banques la ressource des capitaux flottans. Le danger ici provient de l’excès des émissions et ne réside, pas dans leur nature.

Ce qu’il faut interdire au trésor, ce qui ne rentre pas naturellement dans le cercle de ses opérations, c’est l’émission du papier de banque. Les billets de banque ne sont reçus dans la circulation et n’y font office de monnaie que par le privilège qu’on leur conserve de s’échangera la première demande contre de l’or ou de l’argent. Cette obligation de rembourser les billets, sans délai et à bureau ouvert, condamne les établissemens qui les émettent à tenir en réserve dans leurs caisses une masse considérable de métaux précieux, et à étudier les variations du marché pour mesurer à ce thermomètre décisif, quoiqu’un peu obscur, l’étendue de la circulation fiduciaire. Une banque y pourvoit au moyen de son capital qu’elle a soin, lorsqu’on la dirige prudemment, de garder disponible. Les associations commerciales qui émettent des billets à vue, sous le contrôle du gouvernement, présentent encore un autre avantage : si leur intérêt les porte à exagérer les émissions pour accroître la somme de leurs bénéfices, une crainte plus forte les retient, celle d’exposer leur capital et d’affaiblir leur crédit. L’état, en se chargeant de cette fonction délicate, n’offrirait pas les mêmes garanties. Il ne peut pas être l’arbitre de la circulation, car il subordonnerait infailliblement l’intérêt du crédit aux exigences de la politique. Les billets seraient émis alors non pas dans la mesure des besoins de l’industrie et du commerce, mais pour subvenir aux nécessités du trésor. De plus, ils ne prendraient la place d’aucune autre valeur dans la circulation ; ils ne serviraient ni à escompter des lettres de change, ni à acheter des métaux précieux, ni à prêter sur dépôt de marchandises ; ils ne représenteraient donc rien, si ce n’est un engagement de l’état.

Quand les banques émettent des billets au porteur sous la condition du remboursement à vue et en espèces, le gouvernement, au nom de l’intérêt général, les surveille et les modère. Si les émissions émanaient du trésor public, qui exercerait ce contrôle et où résiderait le pouvoir modérateur ? Quand on donne au gouvernement la faculté d’agir sur la circulation, il l’altère ; quand on l’autorise à créer des billets de banque, il ne tarde pas à en faire des assignats. Le papier-monnaie semble avoir pour lui la fascination de l’abîme.

Ces principes, que nous venons de rappelée, prévalent généralement en Europe. Dans les contrées éminemment industrieuses, comme la France et l’Angleterre, de grandes banques ont le privilège de fournir, par l’émission de leurs billets, un supplément à la monnaie métallique. De chaque côté du détroit, il en circule pour 5 ou 600 millions de francs, qui se maintiennent sans difficulté au pair de l’or et de l’argent dans toutes les circonstances. Lorsque le crédit de ces établissemens a fléchi, c’est que les gouvernemens ou les révolutions avaient voulu en faire les instrumens de leurs expériences financières, et avaient ainsi troublé la marche régulière de la circulation. Les combinaisons de M. Pitt, en obligeant la banque d’Angleterre à exagérer l’émission de ses billets, l’amenèrent à suspendre pendant vingt ans ses paiemens en espèces, et chez nous, le cours forcé, avec un règne heureusement plus éphémère, fut l’œuvre de la révolution de février.

L’empire russe est en dehors des règles et des traditions de l’économie politique. Il ne faut donc s’étonner ni de ce que le gouvernement s’est érigé en banque d’émission, ni de la libéralité avec laquelle il a saturé la circulation de son papier. La monnaie d’or et d’argent en Russie est à peu près bannie du commerce. Les billets de crédit, qui descendent jusqu’à la plus infime coupure, y servent de billets de banque ; le gouvernement, qui les émet, contracte l’obligation de les rembourser à présentation. Au 1er janvier 1853, le montant de ces billets était de 311,375,581 roubles d’argent (plus de 1,245 millions de francs), qui représentaient ainsi une somme égale aux forces réunies de la circulation de banque en France et en Angleterre. Pour garantir d’une nouvelle dépréciation cette monnaie qui surabonde, l’empereur Nicolas, avec une prudence dont sa politique d’aujourd’hui va déconcerter les calculs, avait amassé dans la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul des trésors métalliques jusqu’à concurrence de 146 millions de roubles (584 millions de francs)[7]. La réserve destinée à parer aux demandes de remboursement avait donc de quoi rassurer pleinement le peuple russe. La somme des espèces, comparée à celle des billets en circulation, présentait le rapport de 47 à 100. C’était pendant longtemps le plus grand dépôt de métaux précieux qui existât en Europe. La réserve de la Banque de France n’a dépassé en effet qu’à des intervalles très irréguliers et peu durables la limite de 600 millions.

Avec une banque d’émission, l’on aurait eu la chance de voir se maintenir le niveau du réservoir métallique ; mais, le gouvernement créant le papier qui sert de monnaie d’un bout à l’autre de l’empire, on pouvait craindre tout à la fois qu’il ne diminuât la valeur de l’encaisse en métaux précieux, et qu’il n’augmentât la masse des billets circulans. La première de ces éventualités s’est déjà réalisée ; la seconde, si elle est encore à s’accomplir, paraît inévitable et imminente.

En mars 1854, une saignée de 30 millions de roubles d’argent avait déjà été faite, comme nous l’avons indiqué d’après le Moniteur, au réservoir métallique. En supposant, ce qu’il est difficile d’admettre, que la somme des billets en circulation fût restée la même, le rapport de l’encaisse à la circulation ne présenterait plus que la proportion de 37 à 100. À l’heure où j’écris, ce rapport n’est peut-être plus que de 30 ou même de 25 pour cent, et descend encore. Le mal doit s’aggraver par le défaut de publicité. La crainte du danger, quand on en connaît l’existence sans en pouvoir mesurer l’étendue, dégénère bientôt en panique. En 1852, le trésor russe avait reçu, contre les billets de crédit qu’il émettait, 15,322,794 roubles en espèces ; il avait remboursé en or ou en argent les billets présentés à l’échange pour une somme de 7,978,341 roubles ; sa réserve en numéraire s’était donc accrue, dans le mouvement de l’année, de plus de 7 millions de roubles (environ 29 millions de francs). En 1853, l’éventualité de la guerre jetant l’alarme dans les esprits, les remboursemens ont dû excéder l’apport des espèces. En 1854, on touche à la dépréciation des billets. En 1855, la guerre continuant, et avec la guerre les dépenses sans mesure, il faudra recourir à cet expédient qui est le masque ou le premier pas de la banqueroute, je veux dire la suspension des paiemens en espèces, le cours forcé du papier de crédit.

Quoi qu’il en soit, les billets qui circulent en Russie engagent le trésor et constituent pour lui une nouvelle dette flottante. C’est un passif de 12 à 1,300 millions qui ne peut que s’accroître, tandis que l’actif de 4 à 500 millions en espèces ou lingots que l’on tient en réserve va s’affaiblissant tous les jours.

La dette flottante de l’empire russe, dont le capital égale, ou peu s’en faut, le capital que représente la dette consolidée en France, se compose donc de trois élémens distincts. Le trésor doit d’abord le montant des billets de série, qui sont des bons de service remboursables à des échéances déterminées ; c’est une somme de 324 millions. Le terme indiqué pour le remboursement étant généralement de huit ans, le huitième seulement des émissions, une somme d’environ 40 millions, devient chaque année exigible. Viennent ensuite les billets de crédit, dont l’état a reçu le montant, soit en numéraire, soit en fournitures, et qu’il s’est engagé à rembourser sur la demande des porteurs, — une masse de 12 à 1,300 millions. Enfin, à titre de garant et sous le nom des établissemens de crédit, il doit aux propriétaires des dépôts confiés à ces institutions la somme fabuleuse de trois milliards deux cent et quelques millions qui sont toujours remboursables. La dette flottante, sous cette triple forme, approche donc de 5 milliards de notre monnaie. Si l’on veut mesurer la portée d’un pareil engagement, il suffit de se rappeler que, pour faire honneur à une lettre de change de 5 milliards, il y aurait à peine, en mettant à contribution l’Europe, l’Amérique et l’Asie, assez d’or et d’argent monnayés dans le monde.

Comment une situation aussi critique a-t-elle pu se prolonger, même à la faveur de la prospérité nationale et de la paix ? Voilà ce qu’il est difficile de comprendre. Nous avons vu, pour des folies moins gigantesques, sombrer dans les deux hémisphères le crédit de plusieurs états qui n’avaient pas des ressources inférieures à celles de la Russie ; mais la guerre, en tout cas, va faire cesser les incertitudes. Les côtés faibles d’un système financier ne se laissent jamais plus clairement apercevoir que dans les momens de crise, à la lumière sinistre de l’émeute ou au bruit du canon. Si le gouvernement provisoire en France, après les journées de février, en présence d’une dette flottante qui ne s’élevait pas à 1 milliard y compris les fonds versés au trésor par les caisses d’épargne, et dont 600 millions seulement étaient exigibles, se trouva conduit à une suspension temporaire de paiemens, et s’il fallut l’énergique loyauté du comité des finances devant l’assemblée constituante pour obliger les maîtres du pouvoir à rembourser les capitaux que l’état avait reçus et employés avec la seule monnaie dont l’état pût alors disposer, c’est-à-dire en rentes, que va devenir le gouvernement russe en présence d’une dette flottante cinq ou six fois plus forte, pressé par la double nécessité de faire face aux remboursemens exigés par ses innombrables créanciers à vue, et d’improviser les centaines de millions que la guerre doit consommer ?

L’empire moscovite a été mis, à juste titre, hors la loi du crédit européen. À l’intérieur, le gouvernement a trop emprunté pour qu’il lui soit possible d’emprunter encore ; le trésor public a littéralement absorbé toute la richesse mobilière du pays. On n’a plus rien à lui donner ni à lui prêter, parce qu’il avait tout reçu ou pris à l’avance. Et quand son crédit chancellera, dans l’opinion des Russes eux-mêmes, ce sera comme un tremblement de terre dans lequel toutes les fortunes seront englouties.

Laissons le gouvernement russe s’arranger avec ses créanciers de l’intérieur comme il pourra pour la liquidation du passé, et parlons des besoins de la guerre. Si l’empereur ne cède pas, si la Russie continue de braver l’Europe occidentale, il faudra qu’après avoir dépensé en 1854 la valeur de deux budgets, elle trouve, comme nous croyons l’avoir démontré, en dehors de ses ressources ordinaires, une somme de 5 ou 600 millions pour préparer et pour fournir la campagne de 1855. Ces trésors de l’action, faute desquels on devrait licencier une partie de l’armée et se replier derrière les frontières, le gouvernement voudra sans doute les puiser dans la réserve métallique de la forteresse ou dans une émission supplémentaire de billets de crédit, peut-être même dans l’un et l’autre expédient combinés ; mais s’il diminue la réserve des métaux précieux qui soutiennent la valeur des billets, il ébranlera la confiance ; s’il augmente la somme du papier circulant, s’il en offre plus qu’on n’en demande, il l’aura bientôt déprécié, et, avec une somme plus forte de billets, il se procurera une moindre quantité des objets qui lui sont nécessaires. Dans tous les cas, il ajoutera peu à ses ressources, et il appauvrira du même coup le trésor et le peuple. Il pourra imprimer une grande activité à la presse qui vomira les assignats, mais il n’en fera pas jaillir de l’argent.

Sans forcer les inductions qu’il est permis de tirer des faits, et sans prédire à l’ennemi des catastrophes qui semblent pourtant fort probables, comme l’entêtement ne suffit pas pour féconder des finances ni pour mettre en mouvement des armées, nous sommes en droit d’affirmer que, la guerre prenant de telles proportions, la Russie n’a pas les moyens de fournir deux campagnes. Si le gouvernement du tsar, au prix des plus grands sacrifices et des plus cruelles souffrances, en décrétant le cours forcé des billets et la banqueroute des établissemens de crédit, parvenait à résoudre cette difficulté, ce serait un effort suprême. À la troisième campagne, l’empire russe, humilié et désorganisé, ne résisterait pas mieux à la révolte qu’à l’invasion.


LEON FAUCHER.


Les Eaux-Bonnes, 25 juillet 1854.

  1. La valeur du rouble argent est tombée de 4 francs à 3 francs 8 centimes.
  2. Nous n’avons aucun moyen de vérifier si, dans les 96 millions de francs dont nous empruntons le chiffre au Moniteur, se trouve comprise la série de bons du trésor mise en circulation dans le royaume de Pologne par un ukase du 28 avril, et qui s’élevait à 20 millions de francs.
  3. Sans compter le produit des réquisitions de toute nature dont les Russes ont accablé la Moldavie et la Valachie, produit que M. Ubicini évalue à 50 millions de francs.
  4. Au 1er janvier 1853, suivant le compte-rendu officiel, 5,200,000 têtes de paysans étaient hypothéquées aux Lombards.

  5. Ancien et nouvel emprunt de Hollande 57,149,000 florins
    Dette intérieure à terme 110,867,055 roubles argent.
    Rentes perpétuelles intérieures et extérieures 223,861,476 roubles argent
    Autres dettes diverses 5,280,000 livres sterling
    Ce qui forme environ un total de 401,552,111 roubles argent
  6. Numéro du 28 juin 1854.
  7. Plus exactement 146,794,848 roubles d’argent, dont 180,179,313 en espèces ou lingots, et 16,014,929 en fonds publics. La réserve métallique n’était donc en réalité que d’environ 520 millions de francs, qui se trouvent réduits à 400.