Les Finances des États-Unis (R.-G. Lévy)

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Les Finances des États-Unis (R.-G. Lévy)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 623-650).
LES FINANCES
DES
ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE

De bonnes finances ont toujours été un des élémens essentiels de la puissance d’une nation : cela est plus vrai aujourd’hui que jamais. Elles lui permettent, en temps de guerre, de porter à son maximum d’intensité l’outillage que la science moderne met à la disposition des combattans. Dans le duel qui s’est engagé au mois d’avril 1898 entre l’Espagne et les États-Unis, il semble que la supériorité financière de ces derniers soit un élément de succès aussi important que l’énorme différence de population, quadruple en Amérique de ce qu’elle est dans la péninsule. Bien que l’état économique de nos voisins transpyrénéens soit loin d’être aussi mauvais que beaucoup de gens se l’imaginent, il est incontestable que celui de leurs adversaires est infiniment supérieur et capable de résister en se jouant à des épreuves comme celles de la guerre actuelle. Nous allons essayer d’en étudier les élémens.

Un rapide coup d’œil jeté sur l’historique des finances américaines, particulièrement depuis la guerre de Sécession, nous expliquera par quelle série d’événemens a été préparée la situation présente, en nous montrant l’un des efforts les plus considérables qui aient jamais été faits par un peuple pour se procurer les ressources nécessaires à la lutte et se débarrasser de sa dette, une fois la paix rétablie. A côté du budget fédéral, ceux des États particuliers et des communes nous serviront à compléter le tableau des charges qui pèsent sur la nation américaine, charges aujourd’hui légères si on les compare à ce qu’elles étaient . il y a trente ans, et qui peuvent être augmentées sans nuire au développement du pays. Aous ne séparerons pas l’étude de ces divers points de celle du système monétaire et fiduciaire, si important dans la constitution économique d’un pays et dont l’imperfection s’est plus d’une fois fait sentir aux États-Unis. Nous verrons qu’une confusion fâcheuse d’attributions y a mis au nombre des fonctions du Trésor l’émission des billets de banque, et que ce système a été une source constante de difficultés et d’inquiétudes.

L’ordre naturel du sujet nous fera diviser en trois parties notre étude : historique, budget de la confédération, finances locales ; nous essaierons de dégager, de cet examen du passé et du présent, quelques vues d’avenir.


I

Jusqu’en 1861, le montant de la dette des États-Unis n’avait jamais atteint un chiffre considérable : après s’être élevé de 75 millions de dollars[1] en 1791, à 127 millions en 1816, point culminant de cette période, il n’avait cessé de décroître ; en 1835 il avait disparu et en 1860 il n’était encore revenu qu’à 65 millions, c’est-à-dire la moitié environ de ce qu’il était un demi-siècle plus tôt. À partir de ce moment, la face des choses change rapidement : en 1866, au lendemain de la guerre civile, le montant de la dette est de 2 773 millions de dollars, y compris les billets sans intérêt, connus sous le nom de greenbacks, émis pour plus de 400 millions par le gouvernement du Nord au cours de sa lutte contre les États du Sud. Vingt-cinq ans plus tard, en 1891, ce chiffre est réduit à 1 560 millions ; il était, au début de la guerre espagnole, revenu à 1 835, dont 847 portent intérêts. Hâtons-nous d’ajouter que le Trésor possède une encaisse d’environ 800 millions, de sorte que sa dette réelle était de 1 milliard environ. Il faut toutefois l’augmenter de la perte subie par le métal argent qui compose la majeure partie de l’encaisse : cette perte représente aujourd’hui le tiers à peu près de cette dernière.

Il est difficile de résumer l’histoire financière des États-Unis depuis la guerre de Sécession, si l’on ne rappelle pas à grands traits leur histoire économique pendant la même période. Huit ans après que le général sudiste Lee eut mis bas les armes, la longueur des chemins de fer américains avait doublé. La surface ensemencée en céréales avait passé de 64 millions d’acres en 1867 à 100 millions en 1878. Cette énorme augmentation avait naturellement été accompagnée d’une chute de prix, que la réduction des frais de transport contribuait encore à hâter. C’est alors seulement que naît aux États-Unis la question de l’argent : les agriculteurs, effrayés de la baisse du blé, s’imaginent qu’elle est due à une insuffisance de monnaie, et demandent à en augmenter le volume, soit sous forme de billets, soit au moyen de la frappe de pièces d’argent : c’est de cette époque que date la suspension du rachat des billets émis pendant la guerre civile (greenbacks) et la première loi ordonnant l’achat par le Trésor et la frappe mensuelle d’au moins 2 millions de dollars d’argent (Bland bill de 1878). Les représentans des États miniers de l’Ouest, où la production d’argent annuelle passa de 1 million de dollars en 1861 à 45 millions en 1878, avaient usé de toute leur influence pour obtenir cette nouvelle législation, contraire à la politique américaine suivie jusque-là en matière monétaire, puisque le pays n’avait pas frappé plus de 8 millions d’argent depuis le commencement du siècle. C’est en 1880 que le Message présidentiel fait pour la première fois mention de l’intérêt que les États-Unis, « le plus grand producteur d’argent du monde, ont à maintenir ce métal comme étalon. » Quant aux greenbacks, le chiffre, qui en atteignait 450 millions de dollars en 1866, avait été réduit à 315 millions en 1869, mais relevé à 346 millions en 1872, à 370 en 1874 et finalement à 382 millions. Le régime du papier-monnaie à cours forcé, inauguré pendant la guerre, subsistait toujours : il avait eu pour conséquence une prime sur l’or, qui s’était élevée un moment jusqu’à 100 pour 100.

De 1872 à 1878, une véritable révolution avait eu lieu dans le mouvement commercial des États-Unis. En la première de ces deux années, les importations de marchandises dépassaient les exportations de 182 millions de dollars ; en 1878, ces dernières étaient de 258 millions plus fortes : la balance du commerce s’était, en six ans, déplacée de 440 millions ; aussi les meilleures conditions semblaient-elles réunies pour assurer le succès de la loi de reprise des paiemens en espèces, votée le 7 janvier 1875, et qui devait entrer en vigueur le 1er janvier 1879 : elle ordonnait le libre monnayage de l’or, l’échange à bureau ouvert des billets d’État contre le métal, et le retrait définitif de greenbacks jusqu’à concurrence de 82 millions, de façon à en limiter l’existence totale à 300 millions de dollars ; mais une loi du 31 mai 1878 arrêta ce retrait, alors que le chiffre en circulation n’était encore descendu qu’à 346 millions de dollars : il n’a pas varié depuis vingt ans.

Le 17 décembre 1878, pour la première fois depuis 1861, la prime sur l’or disparut ; mais, dès le commencement de l’année suivante, de vives inquiétudes se firent jour sur la possibilité de maintenir ce métal au pair, et d’empêcher qu’il ne fût exporté. La récolte de 1879, excellente en Amérique et déplorable en Europe, vint modifier cet état de choses ; des expéditions considérables de blé et de maïs rendirent les États-Unis créanciers de Londres et de Paris ; un afflux d’or, qui atteignit 60 millions de dollars en trois mois, provoqua chez eux une vive reprise d’affaires ; la réserve du Trésor, que celui-ci doit toujours conserver pour faire face aux demandes de remboursement de ses billets, s’éleva, entre juin et novembre, de 119 à 157 millions ; le fer, le coton montèrent ; les constructions de nouvelles lignes de chemins de fer prirent un développement inouï : les élections de 1880 donnèrent une majorité au président Garfield, candidat du parti républicain, qui avait été l’instigateur de la reprise des paiemens en espèces : le suffrage populaire, sous l’influence de la prospérité commerciale et industrielle, approuvait maintenant la politique financière que, peu de temps auparavant, il accusait de tous ses maux.

Mais une nouvelle dépression suivit l’assassinat du président Garfield, en juillet 1881 ; la récolte fut médiocre, les exportations diminuèrent et ne dépassèrent les importations que de 26 millions, pour l’année financière allant du 1er juillet 1881 au 30 juin 1882 ; l’or quitta de nouveau le pays. Cependant les recettes du Trésor avaient atteint un niveau extraordinaire ; l’excédent des revenus sur les dépenses était de 145 millions de dollars. D’autre part, la dette des États-Unis avait été ramenée, par les énormes amortissemens pratiqués durant les dix années précédentes, à un milliard et demi de dollars, dont un tiers seulement pouvait être remboursé à tout moment, les deux autres tiers devant continuer à porter intérêt jusqu’à l’échéance fixée lors de l’émission[2]. La conclusion logique de cette situation eût été une réduction des impôts, et surtout des droits de douane, principale source des revenus fédéraux. Mais cela n’eût point fait l’affaire des protectionnistes, qui, afin de supprimer les excédens, poussèrent le Congrès dans la voie des dépenses inutiles. Les pensions militaires, qui figuraient au budget de 1878 pour 27 millions, absorbèrent 61 millions en 1882. Le Congrès élu en cette année vota pour l’exercice suivant 100 millions à ce chapitre.

L’opinion publique s’émut de ce gaspillage et donna, lors des élections nouvelles, une grande majorité aux démocrates, partisans d’une réduction du revenu et des impôts. Une commission du Congrès prépara une modification du tarif douanier, qui fut votée en mars 1883 et amena une diminution de recettes de 50 millions de dollars en 1883-84. En même temps furent supprimées les taxes sur les dépôts des banques et les chèques ; l’impôt sur les cigares fut réduit de moitié. La crise de 1884 contribua encore à discréditer le parti républicain, et ce fut vin président démocrate, Grover Cleveland, qui prit le pouvoir en 1885.

L’état de la Trésorerie était alors médiocre : elle perdait plusieurs millions de dollars en or par mois et voyait, en revanche, s’accroître dans ses caves le stock des dollars d’argent, dont le public ne voulait pas. Pour essayer d’y remédier, elle créa en 1886 de petites coupures de certificats d’argent, de 1, 2 et 5 dollars, qui trouvèrent meilleur accueil que le métal lui-même. Les revenus publics recommençaient à s’élever à des chiffres énormes : les excédens de recettes furent de 63 millions en 1885, s’augmentèrent encore durant les deux années suivantes, et permirent au Trésor de racheter 50 millions d’obligations fédérales en 1886, 125 en 1887, et 130 en 1888. Après avoir retiré ses rentes 3 pour 100, qu’il était libre de rembourser à toute époque, le gouvernement se mit à racheter sur le marché celles de ses obligations qui n’étaient pas encore arrivées à échéance : ses demandes firent monter le 4 pour 100 au delà de 129. Les affaires reprenaient en même temps ; de 1883 à 1889, la consommation annuelle de fer aux États-Unis doubla.

La disparition rapide des titres rachetables de la dette publique faisait que le gouvernement ne savait plus comment employer le surplus de ses ressources et était contraint de détenir dans ses caisses des instrumens de circulation dont l’absence gênait le marché. La préoccupation dominante était celle de savoir quel usage serait fait des excédens budgétaires. Un volume, publié en 1888 : « Revenus nationaux », contient une série d’avis donnés à cet égard par les principaux économistes et professeurs. Les titres de ces essais en indiquent l’esprit : « Politique des excédens (Surplus financiering). » — « Faut-il conserver le revenu intérieur ? » — « Défense de la politique protectionniste. » — « Réorganisation des revenus. » — « Les subventions aux compagnies de bateaux à vapeur considérées comme un moyen de réduire l’excédent. » — « Projet de réduction du tarif. » Le travail du professeur Edwin Seligman commence ainsi : « Le grand danger qui menace l’équilibre financier, et par suite la prospérité commerciale du pays, est l’existence d’un excédent. Il n’est pas de mots assez forts pour en dépeindre les effets démoralisans, non plus que les doctrines anti-scientifiques dont il est le résultat. » Heureux pays que celui où le souci des hommes d’État consiste à se défendre contre un excès de richesse !

Une situation semblable s’était déjà produite de 1834 à 1836, alors que l’ancienne dette avait été entièrement remboursée. On essaya d’appauvrir le budget en diminuant les recettes et en majorant les dépenses. Le droit sur le sucre, qui rapportait 56 millions en 1889, fut supprimé ; les pensions militaires, augmentées d’une somme considérable ; les fonctionnaires et les membres du Parlement pensaient servir l’intérêt public en cherchant tous les moyens de dépenser davantage. « Vive l’excédent ! (God help the surplus !) » s’écriait un commissaire des pensions, le jour de son entrée en fonctions, sous la présidence Harrisson. Cet excédent, proie désignée à tous les appétits, n’était pas destiné à durer longtemps. Le gouvernement arrêta ses rachats de titres ; il cessa même de se conformer à la loi exigeant le remboursement annuel d’une somme égale à 1 pour 100 de la dette totale des États-Unis. Le Trésor se trouva en déficit, pour la première fois depuis de longues années, dans le dernier trimestre de l’année fiscale 1890-91 ; ce déficit se renouvela dans deux trimestres de l’année suivante, mais fut compensé par des excédens durant le reste de l’exercice.

Sur ces entrefaites, avait été votée la célèbre loi de 1890, élaborée par le secrétaire de la trésorerie Windom, modifiée par le sénateur Sherman, et qui est généralement désignée du nom de ce dernier. Elle ordonnait l’achat mensuel par le Trésor de 4 millions et demi d’onces d’argent, l’émission de billets gagés par ce métal pour le nombre de dollars employés à son acquisition, et le rachat de ces billets « en or ou en argent, à la discrétion du secrétaire d’État de la trésorerie. » La loi se terminait par la célèbre déclaration de principes monétaire, si souvent invoquée depuis dans les controverses : « La politique constante des États-Unis est de maintenir les deux métaux à la parité l’un de l’autre dans le rapport légal actuel, ou dans tel rapport qui pourrait être fixé par la loi. » Déclaration d’ailleurs vague et qui prête à plus d’une interprétation. Le premier effet du Sherman-bill fut de faire monter à New-York le prix de l’argent, qui, de 93 cents l’once, s’éleva en juillet 1890 à 104, puis le 3 septembre à 121, c’est-à-dire à un cours voisin de celui qui correspond au rapport classique de 1 à 15 et demi. Mais, avant que le Congrès se fût réuni en décembre, le cours était déjà retombé à 98 cents : le président Harrisson dut reconnaître l’insuccès de sa tentative pour relever le marché de l’argent. D’autre part, les dépenses du gouvernement firent que celui-ci mit en circulation une plus forte quantité de ses billets qu’à aucune autre époque. L’emploi de ces capitaux ne se trouvant pas en Amérique, ils s’exportèrent sous forme d’or : durant les six premiers mois de 1891, 72 millions de dollars de ce métal furent envoyés en Europe.

La belle moisson américaine de 1891, qui coïncida avec la très mauvaise récolte de l’Europe, renversa le courant et fit revenir de l’autre côté de l’Atlantique, de septembre 1891 à mars 1892, 50 millions de dollars. Mais cette amélioration ne devait pas être durable : dès l’année suivante, le change se déplaça encore une fois au détriment de l’Amérique, qui, durant les huit premiers mois de 1892, perdit plus de 80 millions d’or. C’est à ce moment que le Congrès déclara que « son intention était de fixer et de maintenir le montant minimum du fonds de réserve du Trésor à 100 millions de dollars d’or. » Le nouveau secrétaire de la Trésorerie, M. Foster, fit les plus grands efforts pour maintenir l’encaisse à ce chiffre ; c’est exactement 100 millions d’or qu’il remit à son successeur Carlisle, lorsque celui-ci le remplaça, le 4 mai 1893, à l’heure où le président Cleveland, élu pour la seconde fois à la magistrature suprême, succédait à Harrisson. Mais l’inquiétude se répandait de plus en plus dans le public, qui se demandait comment la Trésorerie ferait pour maintenir sa réserve d’or au chiffre minimum et rembourser en même temps ses billets en ce métal. Les faillites, avant-coureurs des crises, se multipliaient : celles du chemin de fer Philadelphia-Reading, de la Compagnie nationale de cordages, jetaient la panique sur les marchés ; une prime sur l’or se déclara, qui fit du reste arriver d’Europe, dans le seul mois d’août 1893, 41 millions de dollars. Le monde avait les yeux fixés sur Washington et attendait avec anxiété ce qui allait sortir des délibérations du Congrès. Sur la proposition du président Cleveland, la Chambre des représentans vota le rappel de la loi Sherman ; deux mois plus tard, après des débats passionnés, le Sénat ratifia cette mesure : les achats d’argent pour compte du Trésor cessèrent aussitôt, et n’ont pas été repris depuis lors. La panique était arrêtée, mais le mal avait été grand : les faillites aux États-Unis furent trois fois plus nombreuses en 1893 qu’elles ne l’avaient été lors de la dernière grande crise, celle de 1873.

La situation de la Trésorerie apparaissait sous un jour particulier : on ne lui présentait pour ainsi dire pas de billets à l’échange, ces billets étant réclamés par la circulation. Elle aurait donc dû, non seulement conserver son stock de métal jaune, mais le voir s’augmenter, puisqu’une grande partie des impôts, notamment les droits de douane, lui étaient payés en or. Mais, l’ensemble de ses revenus restant bien inférieur aux dépenses, elle se voyait contrainte d’employer son encaisse à parfaire le déficit ; aussi, le 19 octobre 1893, la réserve tomba-t-elle à 81 millions de dollars, chiffre le plus bas connu jusque-là, mais qui devait encore se réduire au mois de janvier 1894 à 67 millions, et, au mois d’août de la même année, à 52 millions. Pour parer au danger de voir la réserve s’épuiser, l’administration mit aux enchères 50 millions d’obligations o pour 100 radie tables après dix ans : aucune soumission ne serait reçue au-dessous de 117, 223 pour 100, cours équivalant à un 3 pour 100 au pair. Une opposition bruyante essaya de protester contre cette émission, mais la cour fédérale du district, devant qui l’affaire fut portée, la déclara légale. Toutefois elle ne fit rentrer que très passagèrement l’or dans les caisses du Trésor : dès le mois d’août suivant, la réserve tombait au-dessous du chiffre de janvier. Nombre de capitalistes européens, dont les placemens en valeurs américaines étaient alors estimés à 2 milliards et demi de dollars, vendaient leurs titres, sous l’influence des craintes que leur faisaient concevoir la mauvaise situation du Trésor, les grèves inquiétantes qui semblèrent mettre Chicago un moment aux mains des anarchistes, la faillite d’un grand nombre de compagnies de chemins de fer. D’autre part, l’énorme récolte de blé de 1894 se vendit à des prix très bas : le boisseau de 36 litres tomba à 49 cents, environ 2 fr. 35 ; For sortait de la Trésorerie au point qu’en février 1895 la réserve était descendue à 41 millions de dollars.

Le monde financier doutait encore une fois que les paiemens en or pussent être maintenus, lorsque le Président intervint et, par un traité conclu avec un syndicat de banquiers, sauva la situation : ce syndicat s’engageait à acheter, à 104 et demi, 62 millions d’obligations fédérales 4 pour 100 à trente ans d’échéance ; dans le cas où le Congrès autoriserait le paiement des intérêts et du capital en or, le syndicat se déclarait prêt à prendre la même somme en titres 3 pour 100 au pair. Il promettait de tirer d’Europe au moins la moitié du numéraire destiné à payer les titres, et de protéger la Trésorerie fédérale contre toute tentative de retraits d’or durant six mois. Le Congrès ayant refusé la clause « d’or », les banquiers reçurent les titres 4 pour 100 remboursables en métal (coin) ; l’opération réussit : le 8 juillet, la réserve d’or s’était relevée à 107 millions. Mais les derniers mois de l’année la virent diminuer de nouveau. Le 6 janvier 1896, il fallut recourir à un emprunt de 100 millions en 4 pour 100, grâce auquel la réserve, en avril, s’était relevée à 128 millions. Depuis lors elle n’est plus retombée au-dessous de la limite légale de 100 millions : elle est aujourd’hui de 170 millions. L’année 1896, où Mac Kinley fut élu président, a marqué le commencement d’une période prospère, que la guerre contre l’Espagne ne semble pas encore avoir arrêtée.

La conclusion qui se dégage de l’histoire des finances fédérales est aussi simple qu’instructive. Les États-Unis, au cours du dernier tiers de ce siècle, n’ont guère eu à lutter avec la difficulté chronique du déficit, qui ailleurs inquiète les peuples et cause le souci permanent des gouvernemens. Si ce déficit est apparu depuis quelques années, il suffirait d’un si léger effort de la part du Congrès pour l’écarter que personne, ni en Amérique ni au dehors, ne s’en préoccupe. Mais ce qui a été une cause de trouble incessant, ce qui, à des intervalles rapprochés, a provoqué des secousses fâcheuses dans la marche économique du pays, c’est la question monétaire et fiduciaire, c’est l’intervention du Trésor public dans un domaine où il devrait s’interdire à lui-même d’opérer : celui de la banque et de l’émission des billets. Il est déjà mauvais que la signature de l’État circule sur des centaines de millions d’engagemens à vue ; mais, lorsque la question se complique de celle de l’étalon, lorsque des accumulations de l’un des métaux précieux, dont il essaie de soutenir artificiellement le cours, font dépenser au Trésor en pure perte des sommes considérables, la confusion est à son comble, et un crédit aussi puissant que celui des États-Unis finit lui-même par en souffrir.


II


La préparation du budget n’a pas lieu aux États-Unis comme en Angleterre, où la Couronne seule, par l’organe du ministère, a le droit de demander des crédits. Le secrétaire de la Trésorerie soumet tous les ans au Congrès un rapport sur les recettes et les dépenses nationales, et la situation de la dette publique ; il y joint ses observations sur le système d’impôts et suggère les réformes qu’il croit devoir recommander à l’examen du Parlement. Dans ce qu’on nomme sa lettre annuelle, il indique les prévisions, dressées par les divers départemens, des besoins de l’année suivante. Son rôle s’arrête là. C’est désormais le Congrès qui est saisi ; c’est le comité permanent des voies et moyens, composé de onze membres, qui a seul qualité pour procurer les fonds. Son président est toujours un membre important de la majorité : c’est lui, en réalité, qui est le ministre des finances parlementaire, bien plus que le secrétaire de la Trésorerie. Le comité prépare et soumet à la Chambre les lois (bills) nécessaires pour établir de nouveaux droits ou continuer la perception des anciens : en ce faisant, il ne se préoccupe pas des dépenses à couvrir, par la raison qu’il ne les connaît point ; les estimations du secrétaire de la Trésorerie ne servent pas de base aux comités chargés d’ordonner les dépenses. D’ailleurs, l’objet des droits de douane, élément principal des recettes, a toujours été de protéger l’industrie américaine beaucoup plus que d’alimenter le budget.

L’ordonnancement des dépenses appartenait, avant 1883, au comité des appropriations ; depuis lors, une part importante de cette besogne est dévolue au comité des rivières et ports ; en 1886, une autre partie a été attribuée à divers comités permanens. Les bills, une fois votés, sont envoyés au Sénat, où le comité des finances s’occupe des recettes, et celui des appropriations, des crédits à accorder. Si le Sénat introduit des amendemens, les bills amendés retournent à la Chambre qui, en général, les rejette. Une commission, composée de trois sénateurs et de trois députés, se réunit alors et parvient le plus souvent à se mettre d’accord sur un compromis.

Les communications entre le pouvoir exécutif et le Parlement sont nulles dans ce système, qui, par une conséquence naturelle, aboutit à des écarts énormes entre les recettes et les dépenses. L’expérience d’un fonctionnaire chargé de percevoir les impôts ou d’assurer la marche des divers services ne peut être mise à profit par les députés que s’ils le font directement comparaître devant eux. Le Parlement n’entend pas un ministre compétent développer devant lui la série d’informations, considérée ailleurs comme nécessaire à l’établissement du budget. Des députés soumis tous les deux ans à la réélection, fréquemment changés, emploient à l’élaboration de plans budgétaires le temps qui devrait être consacré à la discussion de ces plans préparés au préalable, si bien qu’un budget de plus de 400 millions de dollars se vote parfois en dix jours.

Si, en dépit de cette organisation défectueuse, les États-Unis ont eu pendant vingt-huit ans des excédens budgétaires, dont le plus faible a été de 2 millions et le plus fort de 145 millions de dollars (1882), c’est à la prodigieuse vitalité du pays qu’il faut l’attribuer. C’est grâce à elle qu’en 1890, le revenu des douanes a dépassé de 48 millions celui de 1885 ; que le « surplus » en 1892 a été de 10 millions, en dépit d’une diminution des recettes douanières et d’une augmentation des pensions. Les habitudes dépensières de la population ont maintenu à un chiffre élevé, le produit des taxes de consommation, supportées d’autant plus volontiers par elle qu’elle ne paie guère d’impôts directs et qu’elle ignore les charges militaires. Il n’en est pas moins certain que le système budgétaire des États-Unis leur a coûté et leur coûte des sommes considérables, qu’une organisation plus rationnelle leur permettrait d’épargner. Mais, comme le dit M. .lames Bryce dans son bel ouvrage, The American Commonwealth, cette nation a le brillant apanage de la jeunesse, celui de pouvoir commettre des fautes sans souffrir de leurs conséquences.

Il est à remarquer que les recettes du budget sont exclusivement fournies par les taxes indirectes : douanes et accises ; ces dernières variant beaucoup moins que les premières, qui forment le sujet le plus fréquent des débats au Congrès et l’objet principal des dissensions financières entre les divers partis politiques. Des impôts directs ont bien été perçus pendant la guerre civile, mais le produit en a été partiellement restitué aux États particuliers. Une tentative d’établissement d’impôt sur le revenu au profit de la Confédération a été déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême.

Afin de donner à nos lecteurs une idée du budget fédéral, nous leur soumettrons le tableau des recettes et des dépenses du dernier exercice, clos le 30 juin 1897, d’après les chiffres que fournit, dans son rapport au président de la Chambre (Speaker of the House of Representatives, le secrétaire de la Trésorerie :


RECETTES


En millions de dollars.
Douanes 177
Revenu intérieur 147
Bénéfices sur monnayage, dépôts de lingots, essais. 7
Taxe sur les banques nationales 2
District de Colombie 3
Service des postes 82
Divers 12
Total 430


DÉPENSES


En millions de dollars.
Service civil, y compris les Affaires étrangères, bâtimens publics, frais de perception, primes sur le sucre, divers. 79
Service militaire, y compris les ports et rivières, forts, arsenaux, défense du littoral 49
Service de la marine, comprenant les constructions navales et l’amélioration des chantiers 35
Affaires indiennes. 13
Pensions 141
Intérêts de la Dette publique 38
Insuffisance des revenus postaux 11
Service des postes 82
448

L’exercice s’est donc soldé pur un déficit de 18 millions de dollars. Le secrétaire du Trésor en attendait un de 28 millions pour l’année en cours et de 21 millions pour l’exercice 1898-1899. La guerre déclarée au mois d’avril dernier va modifier l’aspect des budgets, de sorte qu’il est inutile de nous arrêter au détail des recettes et dépenses prévues par le secrétaire de la Trésorerie du président Mac Kinley, M. Lyman Gage, et qui comportaient 67 millions de travaux aux chapitres de la guerre et de la marine. Bornons-nous à évaluer la charge que ce budget faisait peser sur les contribuables.

Afin de nous en rendre compte, commençons par déduire les 82 millions de dépenses et de recettes postales, qu’on ne peut assimiler à un impôt. Ceci ramène les recettes budgétaires à 348 millions et les dépenses à 366 millions. La population étant de 73 millions d’habitans, les dépenses représentent y dollars par tête (soit 26 francs) ; la presque totalité des recettes est fournie par les douanes et le revenu intérieur. Nous ne pouvons ici nous étendre sur la politique douanière des États-Unis, qui a varié plusieurs fois, même dans la période la plus récente de leur histoire, et qui, pour ne parler que des dix dernières années, a trouvé successivement son expression dans les tarifs Mac Kinley, Wilson et Dingley ; le premier marquait un pas considérable fait vers le protectionnisme ; le second, plus libéral, fut établi sous l’influence du parti démocrate, tandis que le dernier a été l’œuvre des républicains, redevenus maîtres de la situation et ayant réussi à porter à la présidence de la République l’auteur même du bill protectionniste de 1890. Les frais de perception des douanes s’élèvent à 4 pour 100 et ceux du revenu intérieur à 2 46 pour 100. Ce dernier s’obtient au moyen des droits sur les


Millions de dollars
Spiritueux (distilled spirits) 82
Tabacs manufacturés 31
Liqueurs fermentées 32
Oléomargarine I 1
Divers 1
Total 147

La dette à intérêt des États-Unis s’élevait, au 1er juillet 1897, à 847 millions :


Millions de dollars
Emprunt 4 0/0 remboursable le 1er juillet 1907 560
Emprunt 2 0/0 perpétuel 25
Emprunt 5 0/0 remboursable en 1904 100
Emprunt 4 0/0 remboursable en 1925 162
Total 847

Le service d’intérêts exigeait en conséquence : du chef du 4 pour cent 1907, environ 22 millions ; du 2 pour cent, 1/2 million ; du 5 pour cent 1904, 5 millions ; du 4 pour cent 1925, 6 millions 1/2, au total, environ 34 millions, somme qui est en effet indiquée aux prévisions du prochain budget (1898-99). Un quart environ de ces titres est la propriété des banques nationales, qui les ont déposés à Washington en garantie de leur circulation fiduciaire. Ces banques sont des institutions particulières, qui ont le droit d’émettre des billets remboursables à vue, à condition de se conformer à la législation fédérale. Leurs billets, gagés par des obligations des États-Unis, circulaient l’année dernière pour une somme d’à peu près 200 millions, répartis entre 3 600 établissemens environ. Ils peuvent être à tout moment présentés au bureau fédéral de la circulation (Currency bureau), qui les rachète à guichet ouvert.

La dette sans intérêt des États-Unis comprend :


Millions de dollars
Les billets émis en 1862 et 1863 (greenbacks), et dont le solde non racheté s’élève à 346
Les certificats d’argent émis, en vertu de la loi de 1878, en représentation de dollars d’argent 375
Les billets de 1890 émis en représentation du métal argent, acheté de 1890 à 1893 114
835

En regard de cette dette sans intérêt, le Trésor inscrit à son actif son encaisse or et son encaisse argent. La première est variable, puisque c’est avec elle qu’il rachète ses diverses catégories de billets. L’encaisse argent se compose des dollars frappés pour un chiffre égal à celui des certificats qui circulent et de lingots ayant coûté le même nombre de dollars que celui qui constitue l’émission des billets de 1890. Le Sénat avait, au printemps de 1898, voté le monnayage de ces lingots, mais la Chambre des représentans n’a pas ratifié cette décision : un compromis est intervenu : on ne monnayera qu’un million et demi de dollars par mois.

Le rapport du secrétaire du Trésor est intéressant par les renseignemens qu’il fournit sur les mouvemens des impôts et des dépenses ; il l’est aussi par sa partie monétaire. Le Trésor fédéral ne se borne pas en effet, comme le nôtre ou l’Echiquier anglais, à percevoir les revenus publics et à les appliquer aux dépenses votées par le Congrès. Il est la première banque d’émission des États-Unis. Par suite de nombreux actes législatifs, il a, depuis la guerre de Sécession, émis, à des reprises diverses, des billets, qui constituent les quatre cinquièmes de la circulation fiduciaire du pays. Le fonctionnaire placé à sa tête doit donc se préoccuper de tout ce qui touche cette partie si délicate du vaste organisme qu’il dirige ; il en rend compte d’une façon détaillée dans son rapport annuel.

Voici à quels chiffres étaient évalués, au 1er novembre 1897. les ressources monétaires du pays, métal et papier en circulation, abstraction faite des quantités déposées à la Trésorerie fédérale :


Millions de dollars
Monnaies d’or 539
Dollars d’argent 60
Monnaie divisionnaire 63
Certificats d’or 37
— d’argent 373
Billets du Trésor de 1890 102
— des États-Unis (greenbacks) 259
Certificats de monnaie (currency certificates) 48
Billets des banques nationales 225
1706

Les certificats d’or et de monnaie mentionnés dans le tableau qui précède sont de simples récépissés de dépôts que le Trésor fournit en échange de métal ou de ses billets à cours légal, qu’il conserve à la disposition des porteurs de ces certificats.

En novembre 1897, le gouvernement des États-Unis a été remboursé par un syndicat d’une somme de 58 millions de dollars qui lui était due par le chemin de fer de l’Union Pacific, une dos rares compagnies américaines auxquelles la Confédération avait accordé des subventions en espèces. Ce montant se composait de l’avance d’un capital de 27 millions, qui avait été fourni par l’émission d’obligations 6 pour 100 fédérales, et des intérêts sur ce capital, déduction faite des sommes dues par le gouvernement pour transports. Cette ressource passagère est venue en aide à la Trésorerie au cours de l’exercice actuel : elle ne la dispense pas de se préoccuper de l’avenir. Bien que son dernier rapport soit daté de décembre 1S97, c’est-à-dire d’une époque où la guerre avec l’Espagne n’avait pas encore éclaté, M. Lyman Gage insistait avec une prudence prophétique sur les inconvéniens de l’état de choses actuel :

« Ces inconvéniens sont difficiles à chiffrer, disait-il ; mais il n’est pas déraisonnable de dire qu’ils ont amené des pertes supérieures au total même des billets du gouvernement qui sont en circulation. Si l’on nous répond que la situation présente de la Trésorerie est satisfaisant ; que l’or, loin de s’en échapper, y afflue ; et que notre position financière inspire une grande confiance, nous reconnaissons que cela est vrai. On peut même ajouter qu’il est vraisemblable qu’il en sera ainsi pour une période indéfinie. Avec des revenus suffisans pour faire face à nos dépenses, avec des excédens qui s’accumulent, avec des relations commerciales normales, avec d’abondantes moissons, sans guerre ni bruits de guerre fondés, nous pouvons marcher et sentir notre confiance s’accroître. Malheureusement on ne saurait nous garantir la permanence de cette situation... Aussi longtemps que le gouvernement contribuera pour une forte part à alimenter la circulation par l’émission directe de billets et y maintiendra une aussi grande quantité d’argent dont il garantit la parité avec l’or, notre commerce et notre industrie dépendront de la sagesse financière, de la prévoyance et du courage du Congrès... Nous dépensons des millions pour la marine, la défense des côtes. C’est une inconséquence d’agir ainsi lorsqu’on a une Trésorerie engagée en temps de paix au point que la panique éclaterait chez nous avant même que l’ennemi ait tiré le premier coup de canon. »

Si l’événement n’a pas justifié les craintes de M. Gage et si, grâce à une merveilleuse prospérité industrielle et agricole, les États-Unis n’ont pas éprouvé encore cette panique dont il les menaçait, le danger signalé n’en existe pas moins. Parmi les innombrables remèdes qui ont été proposés, ceux que M. Gage recommande se divisent en deux classes : ceux qui tendent à renforcer d’une façon permanente la réserve d’or ; ceux qui réduiraient notablement les engagemens à vue du gouvernement. Le secrétaire de la Trésorerie ne cache pas sa préférence, bien justifiée selon nous, pour les secondes.

Il voudrait arriver peu à peu au retrait de la plus grande partie des billets d’État, à leur remplacement par ceux des banques nationales, et, en fin de compte, à la suppression même de la garantie fédérale pour ces derniers, garantie qui serait remplacée par un ensemble de prescriptions législatives capables d’assurer la parfaite solidité de ces instrumens de crédit. La circulation fiduciaire du pays n’est pas excessive, mais elle est mal réglée, mal conçue et mal assise. Le Gouvernement est inquiet des désordres que la circulation de centaines de millions de ses billets peut engendrer atout moment. Il se préoccupe de la réduire, de la supprimer si cela est possible, et de fournir en même temps aux banques particulières les moyens d’élargir la leur. Il se rend compte que cette question de trésorerie est en même temps une question budgétaire, à cause de l’incertitude qu’elle jette sur la nature des ressources dont la disponibilité est nécessaire à l’administration du pays.


III

L’étude du budget fédéral ne nous donnerait pas une idée complète de la vie financière des Américains, si nous ne rappelions que chaque État particulier a, lui aussi, son budget, sans compter celui des comtés et des communes, ce dernier de beaucoup le plus important des trois. Les principales dépenses des États consistent en traitemens des fonctionnaires des ordres administratif et judiciaire ; milice volontaire ; établissemens de bienfaisance et d’instruction ; subsides aux écoles ; prisons, mais en petit nombre, la plupart dépendant des comtés ; édifices et travaux publics ; dette. En 1882, sept États seulement avaient un budget dépassant 2 millions de dollars.

Alors que la Confédération tire ses revenus des taxes indirectes, ceux (les États sont fournis par les impôts directs : la constitution interdit d’établir ancien droit à l’entrée ou à la sortie d’un État sans le consentement du Congrès, et, dans ce cas, le produit en est attribué à la Confédération. L’impôt habituel est un impôt sur la propriété, établi d’après la valeur des biens réels et personnels. L’inconvénient en est que la propriété mobilière se dissimule plus aisément que la propriété foncière, et celle-ci se plaint alors de supporter une part trop forte de l’impôt. En outre, les États établissent souvent des taxes sur certaines professions, font payer des patentes, prélèvent un droit sur les successions en ligne collatérale, frappent les compagnies de chemins de fer, les banques, les sociétés. Cinq États seulement ont mis un impôt sur le revenu. Quelques-uns imposent les sociétés étrangères, c’est-à-dire qui n’ont pas été incorporées chez eux. Ils ne peuvent taxer aucune obligation fédérale. Cette disposition constitutionnelle a donné lieu parfois à de singulières difficultés, certains contribuables ne déclarant qu’un actif composé de titres intangibles. Les impôts pour compte de l’État, du comté et de la commune sont en général perçus par un seul collecteur, qui en fait ensuite la répartition entre les ayans droit. Beaucoup de constitutions d’État fixent le maximum de l’imposition qu’il est permis d’établir ; ainsi au Texas, c’est 0,35 pour 100 de la valeur des propriétés imposables ; au Dakota septentrional, 0,4 pour 100 ; au Montana, 0,3 pour 100 ; souvent elles défendent de voter des sommes à payer à des particuliers ou des corporations. Ces diverses dispositions ont pour but de mettre un frein aux gaspillages que les législatures ne sont que trop disposées à commettre.

Rien ne montre mieux les dangers que ces Parlemens locaux font courir aux finances qu’un coup d’œil jeté en arrière. Il y a soixante ans, lorsque les États du Centre s’ouvrirent à la civilisation, et vingt ans plus tard, lorsque les chemins de fer y pénétrèrent, ils se lancèrent dans une foule d’affaires dont ils attendaient de grands résultats, mais qu’ils étaient incapables d’administrer : compagnies commerciales, banques, entreprises de transports. Beaucoup d’entre elles échouèrent, laissant à la charge du public des sommes considérables : le total des dettes d’États s’est élevé, de 12 millions en 1825, à 353 millions de dollars en 1870. Si ce chiffre redescendit à 290 millions en 1880, puis à 223 en 1890, c’est que plusieurs États répudièrent leur dette.

Le mal avait été si grand, les abus si crians, que la plupart des États insérèrent alors dans leur constitution des articles aux fins de restreindre le pouvoir d’emprunter, ordonnant, par exemple, que les lois d’emprunt soient votées par une majorité des deux tiers ; qu’aucun emprunt ne puisse être appliqué à des travaux d’amélioration ; qu’un fonds d’amortissement soit créé ; que le montant de la dette soit limité à un certain chiffre. Plusieurs constitutions récentes limitent également la faculté d’emprunt des comtés et des villes à une somme fixée en raison de la valeur imposable de la propriété renfermée dans les limites de ces communautés : ce maximum est de 5 pour 100 dans l’Illinois, 7 pour 100 en Pensylvanie, 10 pour 100 dans l’État de New York, 2 pour 100 dans le Wyoming, sauf pour les travaux d’eau et d’égout. Ailleurs c’est le maximum de la somme annuelle à prélever qui est fixé, par exemple à un demi pour 100 de l’évaluation cadastrale. Dans tous les États, à l’exception de sept, il est interdit aux villes, comtés, et autres corporations locales d’engager leur crédit en faveur d’aucune entreprise ou compagnie particulière. Parallèlement à la diminution des dettes d’États, on constate un accroissement des dettes de comtés et surtout de municipalités. Le total de ces dernières, pour les agglomérations supérieures à 4 000 habitans, s’élevait, en 1890, à 646 millions de dollars contre 623, en 1880 ; mais, si le total avait monté, la proportion par tête, grâce à l’augmentation de population, avait baissé.

Les répudiations de dette par les États avaient pris une telle importance à une certaine époque, que des livres ont été écrits sur le sujet[3], qui ont démontré combien les obligataires sont désarmés vis-à-vis de leurs débiteurs. La constitution primitive des États-Unis permettait aux particuliers de poursuivre, devant les cours fédérales, les États coupables d’avoir violé leurs engagemens : mais un amendement a fait disparaître ce droit. Aujourd’hui, ce n’est qu’indirectement et dans des circonstances spéciales que le gouvernement fédéral peut venir en aide aux créanciers d’un État dont la constitution ne donne aucune arme contre lui eu cas d’insolvabilité. Déjà avant 1850, le Mississipi ouvre la liste des États banqueroutiers en refusant de rembourser Ti millions d’obligations. La Floride agit de même pour 8 millions, l’Alabama pour une dette double, contractée à l’occasion de la création d’une banque et de chemins de fer. La Caroline du Nord répudia 13 millions de dollars, sans compter les intérêts ; celle du Sud réduisit sa dette. La Géorgie, dans sa nouvelle constitution, approuvée en 1877, refuse à l’Assemblée générale le pouvoir d’employer des fonds à payer tout ou partie du capital ou de l’intérêt des obligations, lesquelles sont déclarées nulles, illégales et non avenues. La Louisiane avait en 1805 une dette de 11 millions, qui avait doublé en 1870 ; l’année suivante, une série de lois nouvelles portèrent ce chiffre à 42 millions, qu’elle réduisit plus tard par voie de diminution d’intérêt. L’Arkansas, admis comme État dans la Confédération en 18353, voulut aussitôt émettre des obligations pour se procurer les fonds nécessaires à la souscription des actions de deux banques ; plus tard, il s’endetta encore, en vue de travaux de chemins de fer et de digues (levées),-pour plus de 7 millions. La Cour de circuit à Little Rock déclara les obligations de chemins de fer inconstitutionnelles et libéra ainsi l’État d’une partie de sa dette, n’en laissant que 4 millions à sa charge. L’histoire de la dette du Tennessee nous montre une série de faillites partielles ou totales, jusqu’à la loi de 1883 qui la réorganise en supprimant plus de la moitié du capital et une partie de l’intérêt. Le Minnesota, en 1881, réduisit de moitié le capital des obligations qu’il avait émises pour la construction de chemins de fer. Le Michigan, dont la première législature, en 1837, avait autorisé un emprunt de o millions destiné aux travaux publics, suspendit plus tard ses paiemens. La Virginie, à qui la guerre civile avait légué une dette de 45 millions, a depuis cette époque soutenu des luttes sans nombre avec ses obligataires, jusqu’à ce qu’en 1891, un arrangement intervînt, qui réduisit le capital et l’intérêt.

On voit quelle histoire peu édifiante est celle des finances d’un certain nombre d’États particuliers et quel contraste elles présentent avec celles de la Confédération ; même à l’époque de cette crise terrible qui fut la guerre de Sécession, le paiement des intérêts de la dette fédérale ne fut jamais suspendu ; depuis lors, à travers les crises monétaires, commerciales et industrielles, en dépit de lois imprudentes et d’expériences aventureuses, le crédit des États-Unis n’a fait que grandir : la guerre actuelle ne l’a même pas entamé. Leur emprunt de 200 millions en 3 p. 100 au pair vient d’être entièrement couvert par de petites souscriptions inférieures à 10 000 dollars.

Le retour de désordres semblables à ceux que nous venons de rappeler ne paraît pas d’ailleurs probable. Cinq États seulement, New Hampshire, Vermont, Massachusets, Connecticut, Delaware, ont laissé leur législature libre de contracter des dettes pour un chiffre quelconque. Les autres ont fixé un maximum, toujours contenu dans des limites modestes, puisqu’il varie de 50 000 dollars dans le Maryland, le Michigan et l’Orégon à 1 million pour les États de Pensylvanie, Kansas et New York. Il est évident que ce million est une véritable bagatelle pour des communautés dont la richesse et la population justifieraient des emprunts d’une tout autre envergure. Beaucoup d’Américains pensent que ce remède, qui équivaut en fait à une interdiction d’emprunter, est excessif, et qu’il faudrait au contraire encourager certaines dépenses d’utilité publique, comme les reboisemens, l’irrigation, l’organisation ou le développement des institutions d’enseignement supérieur, qui leur paraissent ressortir aux États. Ils regrettent de voir l’importance de ceux-ci décroître au profit du gouvernement fédéral d’une part, et des municipalités de l’autre. Ils jugent cet amoindrissement contraire au principe de la constitution fédérale.

Si les totaux des budgets des États particuliers ne sont pas élevés, ils n’en sont pas moins intéressans à considérer, à cause des questions qu’ils évoquent et des discussions auxquelles ils donnent lieu. C’est en effet à leur occasion, beaucoup plus qu’à celle du budget fédéral, que les opinions diverses en matière d’impôt se font jour. Parmi les réformes demandées se trouve celle qui doit amener la séparation des impôts attribués à l’État et de ceux qui le sont à la commune, les premiers devant frapper surtout les sociétés et les successions, les seconds atteignant la propriété foncière et les autres élémens de la fortune personnelle. Les principaux États se préoccupent depuis longtemps de ce problème, qui a donné lieu à des travaux remarquables. Un premier rapport, écrit en 1871 et 1872 par David A. Wells pour l’État de New York, a traité de la taxation de la propriété personnelle en général et de la question des dettes. Ceux du Massachusets et de New Hampshire, en 1875 et 1876, suivirent. Plus tard, de nouveaux problèmes se posent, comme celui des rapports entre les revenus locaux et ceux de l’État, celui des impôts applicables dans plusieurs États (interstate taxation), celui des taxes sur les sociétés et droits de succession. Dans le rapport du Maryland et dans un rapport annexe publié sous sa signature, le professeur Ely propose d’exempter la propriété foncière de toute taxe au profit de l’État ; de donner comme ressources principales à ce dernier les droits sur les sociétés et un impôt sur le revenu ; à la commune, l’impôt foncier et une taxe locative. En 1890, les États de Maine et de Pensylvanie apportent leur contingent à cette enquête, qui a servi en quelque manière de préface à la législation actuelle.

Il ressort de ces études que la distinction des impôts à percevoir par la Confédération d’une part, par les autorités locales, États, comtés ou communes de l’autre, était jusqu’ici acceptée par les Américains. Le gouvernement central équilibrait son budget au moyen des droits de douane et d’accise, c’est-à-dire des impôts de consommation. Les États se réservent les impôts directs sous des formes diverses, et accordent à leur tour aux communes l’autorisation de percevoir des taxes déterminées en vertu de leurs chartes d’incorporation. Les impôts directs, étant susceptibles d’une grande variété et soulevant des questions de principe nombreuses, ont donné lieu à des systèmes multiples. Les taxes locales sont constituées le plus souvent par les assessed taxes qui frappent le capital et sont réparties, après que le produit total en a été fixé d’avance, par les assessors, sous réserve de la révision par des conseils d’égalisation (boards of equalization). Les taxes spéciales ou d’amélioration (betterment taxes) sont d’un usage de plus en plus fréquent ; elles consistent à demander aux propriétaires une contribution à des travaux d’édilité dans les villes ou de drainage et d’irrigation dans les campagnes, en raison même des avantages qu’ils en retirent.

Nous ne pouvons ici qu’indiquer les innombrables questions qui se posent à cet égard et qui occupent les sections économiques des universités américaines, où elles ont donné lieu à une foule de travaux. Ce que nous devons en retenir, c’est que celui qui veut pénétrer au cœur du problème des impôts aux États-Unis ne doit pas borner son examen au budget fédéral, mais chercher dans les constitutions des États particuliers et les chartes municipales les bases de l’organisation financière. Très simple jusqu’ici dans le premier, elle se complique chaque jour davantage dans les secondes.


IV

Le capital de la dette fédérale nette ne représente pas 17 dollars par tête d’habitant ; le budget fédéral demande une somme annuelle d’impôt de 5 dollars ; en admettant que les taxes locales représentent 9 dollars, cela ne fait que 14 dollars, soit 72 francs, alors que chaque Français paie environ 100 francs en contributions de tout genre. Ce n’est pas seulement la comparaison des impôts payés qui est tout en faveur des États-Unis : la valeur du produit annuel du travail de chaque habitant y étant beaucoup plus forte que dans les principaux pays européens, la proportion prélevée par les dépenses publiques sur ce revenu y est d’autant plus faible. Le tableau suivant, dressé par M. Atkinson, montre comment les charges publiques se répartissent par tête d’habitant, et met en regard les mêmes chiffres pour les principaux États européens :


États-Unis Angleterre France Allemagne, Belgique et Hollande
Armée 0,67 2,17 3,12 »
Marine 0,48 2,74 1,25 »
Services civils 1,42 2,94 4,98 »
Intérêt de la dette (y compris aux États-Unis les pensions) 2,45 3,04 6,23 »
Total par tête en dollars 5,02 10,86 15,58 10 (évaluation)
La valeur du produit du travail est estimée par tête à 200 150 120 100
de sorte que les impôts représentent par rapport à la production 2,5 0/0 7,2 0/0 13 0/0 10 0/0

D’autre part, le pays a de moins en moins besoin d’importer les objets de première nécessité. Sans parler des céréales, du coton, des métaux, dont il approvisionne l’univers, il a développé son industrie au point de suffire en grande partie à sa consommation intérieure d’objets fabriqués et de menacer les métallurgistes européens d’une concurrence jusque dans l’ancien monde. Aussi avons-nous vu, en dix mois, du 1er juillet 1897 au 30 avril 1898, les exportations américaines dépasser les importations de 514 millions de dollars. Les conséquences de cet étal de choses sont différentes pour le Trésor et pour la nation ; celle-ci y trouve un accroissement de richesse considérable ; les cultivateurs, aux prix élevés que le blé atteignit au printemps dernier, encaissent des revenus qu’ils ne connaissaient (dus ; les chemins de fer réalisent des recettes colossales. Le Trésor public au contraire, dont la ressource principale provient des droits de douane à l’entrée, souffre de moins-values, puisque l’importation de marchandises étrangères se ralentit.

Le déficit de l’exercice 1S94 a été de 69 millions ; celui de 1895, 43 millions ; celui de 1896, 23 millions ; celui de 1897, 18 millions ; soit au total 155 millions en quatre ans. L’augmentation des dépenses publiques en a été une des causes. De 1886 à 1897, elles se sont accrues de 50 pour 100 ; elles vont se trouver singulièrement grossies du chef de la guerre. Mais l’élasticité de ce budget américain est telle que les déficits de cinq exercices consécutifs n’ébranlent pas la confiance que les nationaux et les étrangers ont dans le crédit du pays. On sent qu’une direction médiocre imprimée par le Congrès aux affaires financières n’atteint pas les sources vives de la prospérité publique, et que celles-ci jaillissent, chaque jour plus puissantes, d’un sol fécond et de l’activité intense d’une population énergique. Il faudrait se garder de conclure, de cette situation favorable, à l’excellence des lois de banque et de monnaie qui régissent les États-Unis. L’exemple prouve seulement que l’état monétaire d’un pays dépend de sa situation économique plus encore que de sa législation. Il n’y a guère de plus mauvaise organisation fiduciaire que celle des États-Unis : le système des banques nationales, dont les billets sont gagés par des rentes fédérales, est condamné par une expérience maintes fois répétée ; mettre à la base du billet, non pas une encaisse métallique et un portefeuille commercial de lettres de change, mais des obligations du gouvernement, est une idée fausse : les conséquences périlleuses n’en éclatent pas de prime abord, lorsqu’il s’agit d’un pays à crédit puissant ; mais une crise qui ébranlerait ce crédit aurait l’effet le plus désastreux sur des instrumens de circulation ainsi constitués aussi bien que sur les billets d’État émis à diverses reprises par le Trésor.

La situation monétaire d’un pays dépend, il est vrai, de son agriculture, de son commerce et de son industrie plus encore que de la législation spéciale qui la régit. Une bonne ou mauvaise loi de frappe, une circulation bien organisée ou l’abus du papier sont des facteurs essentiels dans la constitution de la monnaie d’un pays ; mais une situation budgétaire embarrassée amène un gouvernement à céder à la tentation de se procurer des ressources apparentes et éphémères par le monnayage d’un métal déprécié ou la création de papier-monnaie ; un état languissant de l’agriculture nécessite des importations de céréales qu’il faut payer en or et diminue par conséquent le stock métallique du pays ; si ce commerce, au lieu de se faire sur des navires nationaux, s’opère par des armateurs étrangers, ce sont de nouvelles sommes qu’il faut exporter pour payer les frets. Au contraire, si l’industrie indigène alimente la consommation intérieure et va jusqu’à exporter des produits fabriqués, elle empoche le capital national de se dépenser au dehors ; dans le second cas, elle fera rentrer dans le pays du capital étranger, tandis que, si elle est insuffisante, un excédent d’importations deviendra nécessaire et devra être payé au moyen de monnaies qui émigreront.

De ces diverses hypothèses, celle qui vise une importation de céréales ne s’est jamais appliquée aux États-Unis, qui ont toujours exporté des quantités plus ou moins fortes de blé et de maïs : au contraire, les importations de produits fabriqués y ont pris à de certaines époques un grand développement. Ils ont aussi, pendant une période de leur histoire, importé beaucoup de capital étranger : les Européens, les Anglais surtout, ont contribué à fonder et à développer nombre d’entreprises industrielles américaines, au premier rang desquelles figurent les chemins de fer, et sont ainsi devenus créanciers permanens des États-Unis. Aujourd’hui, ceux-ci, grâce aux sommes énormes que leur fournissent leurs exportations, non seulement paient sans difficulté les intérêts de ces capitaux, mais les rachètent. Rien n’est plus instructif à cet égard que ce qui se passe depuis l’année dernière. La hausse du blé, qui s’est accentuée au début de 1898, a eu son contre-coup sur les cours de presque toutes les valeurs américaines, notamment les actions et obligations de chemins de fer, demandées d’une façon continue sur la place de Londres par les maisons de New-York.

Ce n’est pas sans raison que les observateurs attentifs des événemens financiers internationaux, ceux qui aiment à y constater les effets de causes connues et à y découvrir les symptômes des mouvemens à venir, ne perdent jamais de vue la cote du change entre New York et les places européennes. En effet, suivant le sens que ce baromètre si délicat et si exact indique du déplacement des capitaux, on peut juger de l’état relatif d’endettement (indebtedness) d’un continent vis-à-vis de l’autre et se rendre compte des opérations commerciales et financières qui se poursuivent entre eux. Il est heureux pour l’Europe qu’elle possède encore une grande quantité de titres américains, obligations du gouvernement, actions et obligations de chemins de fer, valeurs industrielles de diverse nature. Il sera heureux pour elle que les États-Unis aient besoin, dans un avenir qui ne saurait être éloigné, de capitaux qu’ils demanderont en partie à leurs cliens d’autrefois, à la France et à l’Angleterre. S’ils ne fournissaient pas ainsi à l’épargne européenne l’occasion de se constituer leur créancière, nous devrions entrevoir le moment où, pour payer les blés, le coton ou le cuivre que nous faisons venir du Nouveau Monde, nous aurions à lui fournir des sommes d’or plus considérables encore que celles que nous lui avons envoyées cette année, et qui atteignent déjà, depuis l’été dernier, 100 millions de dollars.

Par suite de ses relations commerciales si importantes avec le reste du monde, par suite aussi du fait que le capital étranger a pris une part active, depuis un demi-siècle, à son développement économique, l’Amérique ne peut être considérée isolément, même en ce qui concerne son budget. Nous avons dû, dans notre étude, donner une place prépondérante à cet élément qui ne jouerait pas le même rôle, au moins d’une façon visible, dans l’examen d’un budget européen. Cette influence du dehors a été encore plus sensible aux États-Unis, à cause des fonctions monétaires et fiduciaires que la Confédération a assumées, et qui ont eu pour conséquence de soumettre son régime financier à l’influence de son régime monétaire. Réciproquement, les événemens financiers intérieurs de l’Amérique exercent une action constante sur l’Europe : la place de Londres en ressent, la première, le contre-coup ; le fil électrique qui relie Throgmorton Street, dans la Cité, à Wall Street, de l’autre côté de l’Atlantique, sert à combiner chaque jour des opérations qui dépendent en partie des récoltes et de l’ensemble des phénomènes de la vie économique américaine.

Il semble qu’une loi invisible vienne, à de certains intervalles, imposer, aux peuples trop prospères, des épreuves qui les rappellent à la sagesse. Après avoir souffert de la législation sur la frappe de l’argent et sur les pensions militaires, qui a doublé leur dette et leur budget, les États-Unis sont aujourd’hui en lutte avec l’Espagne. Sans vouloir ici discuter les origines ni la légitimité de cette guerre, mal comprise et mal jugée chez nous, sans rappeler les liens qui nous unissent à la nation américaine, fondée avec notre concours il y a plus d’un siècle et à laquelle nos traditions et nos sympathies nous attachent, nous devons réfléchir, dès aujourd’hui, aux conséquences de ce duel, à la situation nouvelle qui se prépare et qui se manifestera après la signature de la paix. On nous expliquait, il y a quelques semaines, comment un obscur instinct l’avait poussée vers une guerre, dont l’idée de patrie doit sortir plus vivante et plus forte. Les effets s’en feront également sentir sur le terrain économique ; le peuple américain prêtera une attention plus grande au budget fédéral, lorsqu’il aura compris qu’il est aussi nécessaire d’avoir des arsenaux financiers bien garnis que des vaisseaux et des canons en bon état et en nombre suffisant. Non pas qu’il éprouve encore la moindre difficulté ni souffrance matérielle : nous avons vu, au contraire, que jamais un concours de circonstances aussi favorables n’a plus vite enrichi l’Amérique. Mais les nouveaux impôts, votés en juin 1898, commencent à faire réfléchir le peuple : si les partisans de l’impérialisme, c’est-à-dire de la politique agressive et conquérante l’emportent, il lui faudra, comme de simples Européens, s’habituer à une série d’entraves fiscales. La loi de revenu de guerre (War Revenue bill) institue des impôts indirects nouveaux sur la bière, les tabacs et le thé ; elle soumet les banquiers, changeurs et courtiers à une sorte de patente, dont le taux paraît exorbitant pour les premiers ; elle établit diverses taxes sur les propriétaires de musées, théâtres, salles de concert, cirques, jeux de boules et de billard, sur les pharmaciens et parfumeurs, sur les sociétés qui raffinent le sucre et le pétrole ou qui transportent le pétrole ; elle institue une série de timbres nouveaux sur actions, obligations, reconnaissances de dette, quittances, chèques, traites, connaissemens, chartes-parties, télégrammes, messages téléphoniques, protêts, certificats de dépôt des produits agricoles, polices d’assurance, baux, hypothèques. Enfin, des droits successoraux sont organisés au profit de la Confédération, avec une échelle ascendante selon l’éloignement de la parenté et l’importance de l’héritage. Certes, presque tous ces impôts existent de ce côté-ci de l’Océan, et la plupart des contribuables européens seraient encore heureux d’échanger leur situation présente contre celle qui vient d’être faite aux Américains ; mais il n’en est pas moins vrai que le merveilleux essor des États-Unis a été dû en grande partie à l’absence de toutes les misères que la fiscalité fait peser sur nous.

Ce peuple qui aime à « faire grand » en tout, voudra peut-être se donner une organisation militaire qui exigera l’augmentation permanente de ses ressources ; notre étude a montré avec quelle facilité il le pourrait. Nous n’avons pas à rechercher si sa situation géographique n’est pas telle, que, n’ayant aucune attaque sérieuse à redouter du dehors, il pourrait continuer à vivre sans armée, comme il l’a fait jusqu’à ce jour, en se bornant à augmenter sa flotte militaire et surtout commerciale. Nous n’avons voulu qu’étudier ses finances, et nous ne pouvons, en manière de conclusion, que constater la force énorme des États-Unis de ce côté, force fondée beaucoup moins sur une bonne gestion des deniers publics que sur l’expansion prodigieuse de la fortune privée, la mise en valeur de riches territoires, le développement d’une population industrieuse et énergique. Les réserves auxquelles une administration, avide d’accroître les revenus publics, peut s’attaquer sont en apparence inépuisables : il ne faudrait pas cependant beaucoup de secousses comme celle de l’année 1898 pour modifier gravement la situation privilégiée dont les Américains du Nord jouissent aujourd’hui. Nous souhaitons à la grande. République de ne pas céder à la tentation d’abuser de sa puissance économique, source possible de toutes les autres, et de rester fidèle aux traditions de modération, de sagesse et de raison qui lui ont été léguées par ses illustres fondateurs.


RAPHAËL-GEORGES LÉVY.

  1. Tous les chiffres de cet article sont exprimés en dollars, unité monétaire américaine, qui équivaut à environ 5 fr. 20 de notre monnaie.
  2. Les États-Unis ne pratiquent guère l’émission de rentes perpétuelles. Avec une sagesse louable, ils assignent presque toujours à l’emprunt qu’ils contractent une durée très courte et s’engagent à le rembourser à jour fixe. Une combinaison, à laquelle ils ont eu fréquemment recours autrefois, est celle qui consiste à promettre au rentier de lui restituer son capital au plus tard une certaine année, on s’engageant à ne pas le faire avant une autre date. L’écart entre ces deux échéances était généralement de quinze ans, ce qui faisait désigner les titres de ces emprunts du nom de cinq-vingt (5/20), parce qu’ils pouvaient être remboursés au plus tôt cinq ans après l’émission et devaient l’être au plus tard vingt ans après. Le dernier emprunt de 200 millions en 3 p. 100 au pair émis, en juin 1898. a été stipulé remboursable à partir de 1908, à la volonté du Trésor fédéral, mais doit l’être au plus tard le 1er août 1918 ; c’est donc un 10/20.
  3. William A. Scott. The Repudiation of State Debts.