Les Forçats du mariage/11

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Librairie internationale (p. 108-113).

xI


Robert montra une grande impatience pour le départ.

À midi, il entrait chez Étienne Moriceau

Ils se rendirent ensemble au Luxembourg, où Juliette et Mme de Brignon les attendaient.

Si Étienne eût vu Juliette un mois auparavant dans toute la splendeur de sa beauté, il eût été peut-être moins disposé à l’aimer qu’en cet instant. Il eût trouvé, lui qui voulait un être à protéger, un peu trop d’énergie dans son regard passionné et dans le ton violent des lèvres ; mais son beau visage, pâli et adouci par la souffrance, le toucha vivement.

Cette première entrevue ressembla d’ailleurs à toutes les entrevues du même genre : on échangea des banalités, on fut embarrassé et l’on s’observa à la dérobée.

Robert voulut reconduire ces dames jusqu’à la rue Jean-Bart. Il offrit son bras à Juliette qui réprima un mouvement de répulsion.

Étienne offrit le sien à Mme de Brignon.

— Eh bien ! dit Robert ému, car il sentait trembler le bras de Juliette, M. Moriceau pourra-t-il se présenter demain chez vous ?

— Oui, répondit-elle, les dents serrées par la contrainte qu’elle s’imposait.

— Ainsi, il vous plaît ?

— Oui.

— Je puis le lui dire.

— Si vous le jugez à propos.

— Comment vous trouvez vous ?

— Je voudrais être morte.

— Pourquoi, Juliette ?

— Parce que vous êtes vivant, et que je ne puis vivre avec la pensée…

Elle s’arrêta.

— Vous me haïssez donc bien ?

— De toutes mes forces.

— Vous êtes injuste.

— On en condamne de moins coupables que vous. Vous m’avez fait endurer des tortures auprès desquelles la mort est un bienfait.

— Les circonstances seules sont coupables.

— Que me font, à moi, les circonstances ?

— Vous épouser, Juliette, c’eût été vouloir votre malheur.

— Me croyez-vous heureuse aujourd’hui ?

— Vous le serez, j’en suis sûr.

— Taisez-vous. Vous savez bien que c’est impossible.

— Mais alors pourquoi vous marier ?

— Ah ! oui, pourquoi ?… Cela ne vous regarde pas.

— Je suis et serai toujours votre ami.

— L’amitié entre nous ? je ne comprends pas ce sentiment-là.

— Vous vous mariez par colère peut-être ? Eh bien ! il vaudrait mieux attendre que la colère fût passée.

— Non, ce n’est ni le dépit, ni la colère, ni la haine qui me décident, c’est…

Elle hésita, comme si cet aveu lui coûtait un violent effort.

— C’est ?…

— Je veux voir votre femme, je veux qu’elle assiste à mon mariage, seulement à l’église. Peut-être, quand je l’aurai vue, serai-je plus tranquille. Entendez-vous, je le veux.

— Vous serez obéie.

On était arrivé rue Jean-Bart.

— Madame, dit Robert à la grand’mère de Juliette, comme je vais retourner à la campagne, je sollicite pour mon ami la permission de venir demain prendre des nouvelles de Mlle Delormel. Il me les transmettra.

— Tous les jours, à deux heures, nous sommes visibles, répondit Mme de Brignon.

— Eh bien ! comment la trouvez-vous ? demanda Robert à Étienne.

— Ah ! mon ami, merci ! s’écria Étienne avec effusion, je vous devrai le bonheur de ma vie. Tout ce que mon imagination avait rêvé est encore surpassé. Si jeune, si belle, et tant de malheur déjà ! Elle n’a jamais été aimée, dites-vous ? Tant mieux, car je saurai l’aimer de tous les amours à la fois. C’était pour elle que je faisais des épargnes de tendresse. Je sens que je l’aimerai éperdument, toute ma vie, quoi qu’en pense votre scepticisme. Ainsi je ne lui ai pas déplu ?

— Non, au contraire.

— Qu’a-t-elle dit ? soyez sincère.

— Vous savez, répondit Robert un peu hésitant, qu’une jeune fille ne s’ouvre pas facilement sur une matière aussi délicate ; mais puisqu’elle vous autorise à revenir, c’est évidemment qu’elle se sent disposée à vous aimer.

— Je l’adorerai tant, qu’il faudra bien qu’elle m’aime un peu.


Quand Robert quitta Étienne, une lutte s’établit entre sa conscience et son cœur.

Abuser ce brave garçon si confiant, lui parut une mauvaise action. D’un autre côté, puisque Juliette l’exigeait, ne devait-il pas lui montrer le dévouement le plus absolu, lui sacrifier tous ses scrupules ?

— Bah ! se dit-il, il n’aura après tout que le sort de tous les maris, et la possession de Juliette vaut bien quelques tracas domestiques.

La possession de Juliette !

À cette pensée, il sentit battre ses tempes et comme un fer rouge lui passer entre les épaules.

Quelle émotion nouvelle venait de l’envahir ? Serait-il jaloux ? Allons donc ! lui, jaloux ! Il en rit aux éclats.

Toutefois, en se rendant rue Montaigne où sa femme devait l’attendre, ce ne fut point Marcelle qui l’occupa, ce fut Juliette.

Il cherchait à se rappeler chacune des étranges paroles qu’ils avaient rapidement échangées. L’aveu de cette haine, de cette jalousie ardente, le nouvel obstacle que ce mariage allait mettre entre eux, attisaient son amour, excitaient son imagination passionnée pour la lutte.