Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre I/Chapitre 4

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Chapitre IV

LE TOTÉMISME COMME RELIGION ÉLÉMENTAIRE
Historique de la question. — Méthode pour la traiter

Si opposés, à ce qu’il semble, dans leurs conclusions, les deux systèmes que nous venons d’étudier concordent cependant sur un point essentiel : ils se posent le problème dans des termes identiques. Tous deux, en effet, entreprennent de construire la notion du divin avec les sensations qu’éveillent en nous certains phénomènes naturels, soit physiques soit biologiques. Pour les animistes, c’est le rêve, pour les naturistes, ce sont certaines manifestations cosmiques qui auraient été le point de départ de l’évolution religieuse. Mais pour les uns et pour les autres, c’est dans la nature, soit de l’homme soit de l’univers, qu’il faudrait aller chercher le germe de la grande opposition qui sépare le profane du sacré.

Mais une telle entreprise est impossible : elle suppose une véritable création ex nihilo. Un fait de l’expérience commune ne peut nous donner l’idée d’une chose qui a pour caractéristique d’être en dehors du monde de l’expérience commune. L’homme, tel qu’il s’apparaît à lui-même dans ses songes, n’est pourtant qu’un homme. Les forces naturelles, telles que les perçoivent nos sens, ne sont que des forces naturelles, quelle que puisse être leur intensité. De là vient la commune critique que nous adressions à l’une et à l’autre doctrine. Pour expliquer comment ces prétendues données de la pensée religieuse ont pu prendre un caractère sacré que rien ne fonde objectivement, il fallait admettre que tout un mode de représentations hallucinatoires est venu s’y superposer, les dénaturer au point de les rendre méconnaissables et substituer à la réalité une pure fantasmagorie. Ici, ce sont les illusions du rêve qui auraient opéré cette transfiguration ; là, c’est le brillant et vain cortège d’images évoquées par le mot. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il fallait en venir à voir dans la religion le produit d’une interprétation délirante.

Une conclusion positive se dégage donc de cet examen critique. Puisque ni l’homme ni la nature n’ont, par eux-mêmes, de caractère sacré, c’est qu’ils le tiennent d’une autre source. En dehors de l’individu humain et du monde physique, il doit donc y avoir quelque autre réalité par rapport à laquelle cette espèce de délire qu’est bien, en un sens, toute religion, prend une signification et une valeur objective. En d’autres termes, par-delà ce qu’on a appelé le naturisme et l’animisme, il doit y avoir un autre culte, plus fondamental et plus primitif, dont les premiers ne sont vraisemblablement que des formes dérivées ou des aspects particuliers.

Ce culte existe, en effet ; c’est celui auquel les ethnographes ont donné le nom de totémisme.

I


C’est seulement à la fin du xviiie siècle que le mot de totem apparaît dans la littérature ethnographique. On le rencontre, pour la première fois, dans le livre d’un interprète indien, J. Long, qui fut publié à Londres en 1791[1]. Pendant près d’un demi-siècle, le totémisme ne fut connu que comme une institution exclusivement américaine[2]. C’est seulement en 1841 que Grey, dans un passage resté célèbre[3], signala l’existence de pratiques tout à fait similaires en Australie. On commença dès lors à se rendre compte qu’on se trouvait en présence d’un système d’une certaine généralité.

Mais on n’y voyait guère qu’une institution essentiellement archaïque, une curiosité ethnographique sans grand intérêt pour l’historien. Mac Lennan fut le premier qui ait entrepris de rattacher le totémisme à l’histoire générale de l’humanité. Dans une série d’articles, parus dans la Fortnightly Review[4], il s’efforça de montrer, non seulement que le totémisme était une religion, mais que de cette religion étaient dérivées une multitude de croyances et de pratiques que l’on retrouve dans des systèmes religieux beaucoup plus avancés. Il alla même jusqu’à en faire la source de tous les cultes idolâtriques et phytolâtriques que l’on peut observer chez les peuples anciens. Assurément, cette extension du totémisme était abusive. Le culte des animaux et des plantes dépend de causes multiples que l’on ne peut sans simplisme, réduire à l’unité. Mais ce simplisme, par ses exagérations mêmes, avait, du moins, l’avantage de mettre en évidence l’importance historique du totémisme.

D’un autre côté les américanistes s’étaient aperçus depuis longtemps que le totémisme était solidaire d’une organisation sociale déterminée : c’est celle qui a pour base la division de la société en clans[5]. En 1877, dans son Ancient Society[6], Lewis H. Morgan entreprit d’en faire l’étude, d’en déterminer les caractères distinctifs, en même temps que d’en faire voir la généralité dans les tribus indiennes de l’Amérique septentrionale et centrale. Presque au même moment, et d’ailleurs sous la suggestion directe de Morgan, Fison et Howitt[7] constataient l’existence du même système social en Australie ainsi que ses rapports avec le totémisme.

Sous l’influence de ces idées directrices, les observations purent se poursuivre avec plus de méthode. Les recherches que suscita le Bureau américain d’ethnologie contribuèrent, pour une part importante, au progrès de ces études[8]. En 1887, les documents étaient assez nombreux et assez significatifs pour que Frazer ait jugé opportun de les réunir et de nous les présenter dans un tableau systématique. Tel est l’objet de son petit livre intitulé Totemism[9] où le totémisme est étudié à la fois comme religion et comme institution juridique. Mais cette étude était purement descriptive ; aucun effort n’y était fait soit pour expliquer le totémisme[10] soit pour en approfondir les notions fondamentales.

Robertson Smith est le premier qui ait entrepris ce travail d’élaboration. Il sentait plus vivement qu’aucun de ses devanciers combien cette religion grossière et confuse était riche en germes d’avenir. Sans doute, Mc Lennan avait déjà rapproché le totémisme des grandes religions de l’antiquité ; mais c’était uniquement parce qu’il croyait retrouver, ici et là, un culte des animaux et des plantes. Or, réduire le totémisme à n’être qu’une sorte de zoolâtrie ou de phytolâtrie, c’était n’apercevoir que ce qu’il a de plus superficiel ; c’était même en méconnaître la nature véritable. Smith, par-delà la lettre des croyances totémiques, s’efforça d’atteindre les principes profonds dont elles dépendent. Déjà, dans son livre sur La parenté et le mariage dans l’Arabie primitive[11], il avait fait voir que le totémisme suppose une consubstantialité, naturelle ou acquise, de l’homme et de l’animal (ou de la plante). Dans sa Religion des Sémites[12], il fit de cette même idée l’origine première de tout le système sacrificiel : c’est au totémisme que l’humanité devrait le principe de la communion alimentaire. Et sans doute, on peut trouver que la théorie de Smith était unilatérale ; elle n’est plus adéquate aux faits actuellement connus ; mais elle ne laissait pas de contenir une vue géniale et elle a exercé, sur la science des religions, la plus féconde influence. C’est de ces mêmes conceptions que s’inspire le Golden Bough[13] de Frazer ou le totémisme que Mc Lennan avait rattaché aux religions de l’antiquité classique et Smith à celles des sociétés sémitiques, se trouve relié au folklore européen. L’école de Mc Lennan et celle de Morgan venaient ainsi rejoindre celle de Mannhardt[14].

Pendant ce temps, la tradition américaine continuait à se développer avec une indépendance qu’elle a, d’ailleurs, conservée jusqu’à des temps tout récents. Trois groupes de sociétés furent particulièrement l’objet de recherches qui intéressent le totémisme. Ce sont, d’abord, les tribus du Nord-Ouest, les Tlinkit, les Haida, les Kwaliutl, les Salish, les Tsimshian ; c’est ensuite la grande nation des Sioux ; enfin, au centre de l’Amérique, les Indiens des Pueblo. Les premiers furent principalement étudiés par Dall, Krause, Boas, Swanton, Hill-Tout ; les seconds par Dorsey ; les derniers par Mindeleff, Mrs. Stevenson, Cushing[15]. Mais, si riche que fût la moisson de faits que l’on recueillait ainsi de toutes parts, les documents dont on disposait restaient fragmentaires. Si les religions américaines contiennent de nombreuses traces de totémisrne, elles ont pourtant dépassé la phase proprement totémique. D’autre part, en Australie, les observations n’avaient guère porté que sur des croyances éparses et des rites isolés, rites d’initiation et interdits relatifs au totem. Aussi est-ce avec des faits pris de tous les côtés que Frazer avait tenté de tracer un tableau d’ensemble du totémisme. Or, quel que soit l’incontestable mérite de cette reconstitution, entreprise dans ces conditions, elle ne pouvait pas ne pas être incomplète et hypothétique. En définitive, on n’avait pas encore vu une religion totémique fonctionner dans son intégralité.

C’est seulement dans ces dernières années que cette grave lacune a été comblée. Deux observateurs d’une remarquable sagacité, MM. Baldwin Spencer et F.-J. Gillen, ont, en partie[16], découvert, dans l’intérieur du continent australien, un nombre assez considérable de tribus où ils ont vu pratiquer un système religieux complet dont les croyances totémiques forment la base et font l’unité. Les résultats de leur enquête ont été consignés dans deux ouvrages qui ont renouvelé l’étude du totémisme. Le premier, The Native Tribes of Central Australia[17], traite des plus centrales d’entre ces tribus, les Arunta, les Luritcha et, un peu plus au sud, sur le bord occidental du lac Eyre, les Urabunna. Le second, intitulé The Northern Tribes of Central Australia[18], se rapporte aux sociétés qui sont au nord des Urabunna ; elles occupent le territoire qui va des Macdonnell Ranges jusqu’au golfe de Carpentarie. Ce sont, pour ne citer que les principales, les Unmatjera, les Kaitish, les Warramunga, les Worgaia, les Tjingilli, les Binbinga, les Walpari, les Gnanji et enfin, sur les bords mêmes du golfe, les Mara et les Anula[19].

Plus récemment, un missionnaire allemand, Carl Strehlow, qui a passé lui aussi de longues années dans ces mêmes sociétés du centre australien[20], a commencé à publier ses propres observations sur deux de ces tribus, celles des Aranda et des Loritja (Arunda et Luritcha de Spencer et Gillen)[21]. Très maître de la langue parlée par ces peuples[22], Strehlow a pu nous rapporter un grand nombre de mythes totémiques et de chants religieux qui nous sont donnés, pour la plupart, dans leur texte original. Malgré des divergences de détails qui s’expliquent sans peine et dont l’importance a été grandement exagérée[23], nous verrons que les observations faites par Strehlow, tout en complétant, précisant, parfois même rectifiant celles de Spencer et Gillen, les confirment en somme dans tout ce qu’elles ont d’essentiel.

Ces découvertes suscitèrent une abondante littérature sur laquelle nous aurons à revenir. Les travaux de Spencer et Gillen surtout exercèrent une influence considérable, non seulement parce qu’ils étaient les plus anciens, mais parce que les faits y étaient, présentés sous une forme systématique qui était de nature, à la fois, à orienter les observations ultérieures[24], et à stimuler la spéculation. Les résultats en furent commentés, discutés, interprétés de toutes les manières. Au même moment, Howitt, dont les études fragmentaires étaient dispersées dans une multitude de publications différentes[25], entreprit de faire, pour les tribus du sud, ce que Spencer et Gillen avaient fait pour celles du centre. Dans ses Native Tribes of South-East Australia[26], il nous donne un tableau d’ensemble de l’organisation sociale des peuples qui occupent l’Australie méridionale, la Nouvelle-Galles du Sud et une bonne partie du Queensland. Les progrès ainsi réalisés suggérèrent à Frazer l’idée de compléter son Totemism par une sorte de compendium[27] où l’on trouverait réunis tous les documents importants qui se rapportent soit à la religion totémique soit à l’organisation familiale et matrimoniale dont, à tort ou à raison, cette religion passe pour être solidaire. Le but de cet ouvrage n’est pas de nous donner une vue générale et systématique du totémisme, mais plutôt de mettre à la disposition des travailleurs les matériaux nécessaires pour une construction de ce genre[28]. Les faits y sont disposés dans un ordre strictement ethnographique et géographique : chaque continent et, à l’intérieur de chaque continent, chaque tribu ou groupe ethnique sont étudiés séparément. Sans doute, une étude aussi étendue, et où tant de peuples divers sont successivement passés en revue, ne pouvait être également approfondie dans toutes ses parties ; elle n’en constitue pas moins un bréviaire utile à consulter

et qui peut servir à faciliter les recherches.
II


De ce bref historique il résulte que l’Australie est le terrain le plus favorable à l’étude du totémisme. Nous en ferons, pour cette raison, l’aire principale de notre observation.

Dans son Totemism, Frazer s’était surtout attaché à relever toutes les traces de totémisme que l’on peut découvrir dans l’histoire et dans l’ethnographie. Il fut ainsi amené à comprendre dans son étude les sociétés les plus différentes par la nature et le degré de culture : l’ancienne Égypte[29], l’Arabie, la Grèce[30], les Slaves du Sud[31] y figurent à côté des tribus de l’Australie et de l’Amérique. Cette manière de procéder n’avait rien qui pût surprendre chez un disciple de l’école anthropologique. Cette école, en effet, ne cherche pas à situer les religions dans les milieux sociaux dont elles font partie[32] et à les différencier en raison des milieux différents auxquels elles sont ainsi rapportées. Tout au contraire, comme l’indique le nom même qu’elle s’est donné, son but est d’atteindre, par-delà les différences nationales et historiques, les bases universelles et vraiment humaines de la vie religieuse. On suppose que l’homme possède de lui-même, en vertu de sa constitution propre et indépendamment de toutes conditions sociales, une nature religieuse et on se propose de la terminer[33]. Pour une recherche de ce genre, tous les peuples peuvent être mis à contribution. Sans doute, on interrogera de préférence les plus primitifs parce que cette nature initiale a plus de chances de s’y montrer à nu ; mais puisqu’on peut également la retrouver chez les plus civilisés, il est naturel qu’ils soient également appelés en témoignage. À plus forte raison, tous ceux qui passent pour n’être pas trop éloignés des origines, tous ceux que l’on réunit confusément sous la rubrique imprécise de sauvages, seront-ils mis sur le même plan et consultés indifféremment. D’autre part, comme, de ce point de vue, les faits n’ont d’intérêt que proportionnellement à leur degré de généralité, on se considère comme obligé de les accumuler en aussi grand nombre que possible ; on ne croit pas pouvoir trop étendre le cercle des comparaisons.

Telle ne saurait être notre méthode, et cela pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, pour le sociologue comme pour l’historien, les faits sociaux sont fonction du système social dont ils font partie ; on ne peut donc les comprendre quand on les en détache. C’est pourquoi deux faits, qui ressortissent à deux sociétés différentes, ne peuvent pas être comparés avec fruit par cela seul qu’ils paraissent se ressembler ; mais il faut de plus que ces sociétés elles-mêmes se ressemblent, c’est-à-dire ne soient que des variétés d’une même espèce. La méthode comparative serait impossible s’il n’existait pas de types sociaux, et elle ne peut être utilement appliquée qu’à l’intérieur d’un même type. Que d’erreurs n’a-t-on pas commises pour avoir méconnu ce précepte ! C’est ainsi qu’on a indûment rapproché des faits qui, en dépit de ressemblances extérieures, n’avaient ni le même sens ni la même portée ; la démocratie primitive et celle d’aujourd’hui, le collectivisme des sociétés inférieures et les tendances socialistes actuelles, la monogamie qui est fréquente dans les tribus australiennes et celle que sanctionnant nos codes, etc. Dans le livre même de Frazer on trouve des confusions de ce genre. Il lui est arrivé souvent d’assimiler aux pratiques proprement totémiques de simples rites thériolâtriques, alors que la distance, parfois énorme, qui sépare les milieux sociaux correspondants, exclut toute idée d’assimilation. Si donc nous ne voulons pas tomber dans les mêmes erreurs, il nous faudra, au lieu de disperser notre recherche sur toutes les sociétés possibles, la concentrer sur un type nettement déterminé.

Il importe même que cette concentration soit aussi étroite que possible. On ne peut comparer utilement que des faits que l’on connaît bien. Or, quand on entreprend d’embrasser toutes sortes de sociétés et de civilisations, on n’en peut connaître aucune avec la compétence qui serait nécessaire ; quand on assemble, pour les rapprocher, des faits de toute provenance, on est obligé de les prendre de toutes mains sans qu’on ait les moyens ni même le temps d’en faire la critique. Ce sont ces rapprochements tumultueux et sommaires qui ont discrédité la méthode comparative auprès d’un certain nombre de bons esprits. Elle ne peut donner de résultats sérieux que si elle s’applique à un nombre assez restreint de sociétés pour que chacune d’elles puisse être étudiée avec une suffisante précision. L’essentiel est de choisir celles où l’investigation a le plus de chances d’être fructueuse.

Aussi bien la valeur des faits importe-t-elle beaucoup plus que leur nombre. La question de savoir si le totémisme a été plus ou moins répandu est, à nos yeux, très secondaire[34]. S’il nous intéresse, c’est avant tout parce que, en l’étudiant, nous espérons découvrir des rapports de nature à mieux nous faire comprendre ce qu’est la religion. Or, pour établir des rapports, il est ni nécessaire ni toujours utile d’entasser les expériences les unes sur les autres ; il est bien plus important d’en avoir de bien faites et qui soient vraiment significatives. Un fait unique peut mettre une loi en lumière, alors qu’une multitude d’observations imprécises et vagues ne peut produire que confusion. Le savant, dans toute espèce de science, serait submergé par les faits qui s’offrent à lui s’il ne faisait pas un choix entre eux. Il faut qu’il discerne ceux qui promettent d’être le plus instructifs, qu’il porte sur eux son attention et se détourne provisoirement des autres.

Voilà pourquoi, sous la réserve qui sera ultérieurement indiquée, nous nous proposons de limiter notre recherche aux sociétés australiennes. Elles remplissent toutes les conditions qui viennent d’être énumérées. Elles sont parfaitement homogènes ; bien qu’on puisse discerner entre elles des variétés, elles ressortissent à un même type. L’homogénéité en est même si grande que les cadres de l’organisation sociale non seulement sont les mêmes, mais sont désignés par des noms ou identiques ou équivalents dans une multitude de tribus, parfois très distantes les unes des autres[35]. D’un autre côté, le totémisme australien est celui sur lequel nous avons les documents les plus complets. Enfin, ce que nous nous proposons avant tout d’étudier dans ce travail, c’est la religion la plus primitive et la plus simple qu’il soit possible d’atteindre. Il est donc naturel que, pour la découvrir, nous nous adressions à des sociétés aussi rapprochées que possible des origines de l’évolution ; c’est là évidemment que nous avons le plus de chances de la rencontrer et de la bien observer. Or, il n’est pas de sociétés qui présentent ce caractère à un plus haut degré que les tribus australiennes. Non seulement leur technique est très rudimentaire, — la maison et même la hutte y sont encore ignorées — mais leur organisation est la plus primitive et la plus simple qui soit connue ; c’est celle que nous avons appelée ailleurs[36] organisation à base de clans. Nous aurons, dès le prochain chapitre, l’occasion d’en rappeler les traits essentiels.


Cependant, tout en faisant de l’Australie l’objet principal de notre recherche, nous croyons utile de ne pas faire complètement abstraction des sociétés ou le totémisme a été découvert pour la première fois, c’est-à-dire des tribus indiennes de l’Amérique du Nord.

Cette extension du champ de la comparaison n’a rien qui ne soit légitime. Sans doute, ces peuples sont plus avancés que ceux d’Australie. La technique y est devenue beaucoup plus savante : les hommes y vivent dans des maisons ou sous des tentes ; il y a même des villages fortifiés. Le volume de la société est beaucoup plus considérable et la centralisation, qui fait complètement défaut en Australie, commence à y apparaître ; on y voit de vastes confédérations, comme celle des Iroquois, soumises à une autorité centrale. Parfois, on trouve un système compliqué de classes différenciées et hiérarchisées. Cependant, les lignes essentielles de la structure sociale y restent ce qu’elles sont en Australie ; c’est toujours l’organisation à base de clans. Nous sommes donc en présence, non de deux types différents, mais de deux variétés d’un même type, et qui sont même assez proches l’une de l’autre. Ce sont deux moments successifs d’une même évolution ; l’homogénéité est, par suite, assez grande pour permettre les rapprochements.

D’autre part, ces rapprochements peuvent avoir leur utilité. Précisément parce que la technique des Indiens est bien plus avancée que celles des Australiens, certains côtés de l’organisation sociale qui leur est commune sont plus aisés à étudier chez les premiers que chez les seconds. Tant que les hommes en sont encore à faire leurs premiers pas dans l’art d’exprimer leur pensée, il n’est pas facile pour l’observateur d’apercevoir ce qui les meut ; car rien ne vient clairement traduire ce qui se passe dans ces consciences obscures qui n’ont d’elles-mêmes qu’un sentiment confus et fugace. Les symboles religieux, par exemple, ne consistent alors qu’en informes combinaisons de lignes et de couleurs dont le sens, nous le verrons, n’est pas aisé à deviner. Il y a bien les gestes, les mouvements par lesquels s’expriment les états intérieurs ; mais, essentiellement fugitifs, ils se dérobent vite à l’observation. Voilà pourquoi le totémisme a été constaté plus tôt en Amérique qu’en Australie ; c’est parce qu’il y était plus visible bien qu’il y tînt relativement moins de place dans l’ensemble de la vie religieuse. De plus, là ou les croyances et les institutions ne se prennent pas sous une forme matérielle un peu définie, elles sont plus exposées à changer sous l’influence des moindres circonstances ou à s’effacer totalement des mémoires. C’est ainsi que les dans australiens ont quelque chose de flottant et de protéimorphe alors que l’organisation correspondante a le plus souvent, en Amérique, une plus grande stabilité et des contours plus nettement arrêtés. Aussi, bien que le totémisme américain soit plus éloigné des origines que celui d’Australie, il y a des particularités importantes dont il nous a mieux conservé le souvenir.

En second lieu, pour bien comprendre une institution il est souvent bon de la suivre jusqu’à des phases avancées de son évolution[37] ; car c’est parfois quand elle est pleinement développée que sa signification véritable apparaît avec le plus de netteté. À ce titre encore, le totémisme américain, parce qu’il a derrière lui une plus longue histoire, pourra servir à éclairer certains aspects du totémisme australien[38]. En même temps, il nous mettra mieux en état d’apercevoir comment le totémisme se relie aux formes religieuses qui ont suivi et de marquer sa place dans l’ensemble du développement historique.

Nous ne nous interdirons donc pas d’utiliser, dans les analyses qui vont suivre, certains faits empruntés aux sociétés indiennes de l’Amérique du Nord. Ce n’est pas qu’il puisse être question d’étudier ici le totémisme américain[39] ; une telle étude demande à être faite directement, pour elle-même, et à n’être pas confondue avec celle que nous allons entreprendre : elle pose d’autres problèmes et implique tout un ensemble d’investigations spéciales. Nous ne recourrons aux faits américains qu’à titre complémentaire et seulement quand ils nous paraîtront propres à mieux faire comprendre les faits australiens. Ce sont ces derniers qui constituent l’objet véritable et immédiat de notre recherche[40].



  1. Voyages and Travels of an Indian Interpreter.
  2. L’idée était tellement répandue que M. Réville faisait encore de l’Amérique la terre classique du totémisme (Religions des peuples non civilisés, I, p. 242).
  3. Journals of two Expeditions in North-West and Western Australia, II, p. 228.
  4. The Warship of Animals and Plants. Totems and Totemism (1869, 1870).
  5. L’idée se trouve déjà exprimée très nettement dans une étude de Gallatin intitulée Synopsis of the Indian Tribes (Archaeologia Americana, II, p. 109 et suiv.), et dans une circulaire de Morgan, reproduite dans le Cambrian Journal, 1860, p. 149.
  6. Ce travail avait, d’ailleurs, été précédé et préparé par deux autres ouvrages du même auteur : The League of the Iroquois, 1851 et Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, 1871.
  7. Kamilaroi and Kurnai, 1880.
  8. Dès les premiers tomes de l’Annual Report of the Bureau of American Ethnology, on trouve l’étude de Powell, Wyandot Government (I, p. 59), celles de Cushing, Zuñi Fetisches (II, p. 9), de Smith, Myths of the Iroquois (ibid., p. 77), l’important travail de Dorsey, Omaha Sociology (III, p. 2l1), qui sont autant de contributions à l’étude du totémisme.
  9. Paru d’abord, sous forme abrégée, dans l’Encyclopaedia Britannica.
  10. Tylor avait déjà, dans sa Primitive Culture, tenté une explication du totémisme, sur laquelle nous revenons plus loin, mais que nous ne reproduisons pas ici ; car, ramenant le totémisme à n’être qu’un cas particulier du culte des ancêtres, elle en méconnaît totalement l’importance. Nous ne mentionnons dans ce chapitre que les observations ou les théories qui ont fait réaliser à l’étude du totémisme des progrès importants.
  11. Kinship and Marriage in Early Arabia, Cambridge, 1885.
  12. The Religion of the Semites, 1° éd., 1889. C’est la rédaction d’un cours professé à l’Université d’Aberdeen en 1888. Cf. l’article Sacrifice dans l’Encyclopaedia Britannica.
  13. Londres, 1890. Depuis, une seconde édition en trois volumes a paru (1900) et une troisième en cinq volumes est déjà en cours de publication.
  14. Dans la même direction, il convient de citer l’intéressant ouvrage de Sidney Hartland, The Legend of Perseus, 3 vol., 1894-1896.
  15. Nous nous bornons à donner ici les noms des auteurs ; les ouvrages seront indiqués plus tard quand nous les utiliserons.
  16. Si Spencer et Gillen ont été les premiers à étudier ces tribus d’une manière approfondie, ils ne furent cependant pas les premiers à en parler. Howitt avait signalé l’organisation sociale des Wuaramongo (Wariramunga de Spencer et Gillen), dès 1888 dans Further Notes on the Australian Classes in Journal of the Anthropological Institute (désormais J.A.I.), p. 44-45. Les Arunta avaient déjà été sommairement étudiés par Schulze (The Aborigines of the Upper and Middle Finke River, in Transactions of the Royal Society of South Australia, t. XIV, 2° fasc.) ; l’organisation des Chingalee (les Tjingilli de Spencer et Gillen), des Wombya, etc., par Mathews (Wombya Organization of the Australian Aborigines, in American Anthropologist, nouvelle série, II, p. 494 ; Divisions of Some West Australian Tribes, ibid., p. 185 ; Proceed. Amer. Philos. Soc., XXXVII, p. 151-152 et Journal Roy. Soc. of N. S. Wales, XXXII, p. 71 et XXXIII, p. 111). Les premiers résultats de l’enquête faite sur les Arunta avaient, d’ailleurs, été publiés déjà dans le Report on the Work of the Horn Scientific Expedition in Central Australia, Part. IV (1896). La première partie de ce Rapport est de Sterlin, la seconde est de Gillen ; la publication tout entière était placée sous la direction de Baldwin Spencer.
  17. Londres, 1899 ; désormais par abréviation, Native Tribes ou Nat. Tr.
  18. Londres, 1904 ; désormais Northern Tribes ou North. Tr.
  19. Nous écrivons les Arunta, les Anula, les Tjingilli, etc., sans ajouter à ces noms l’s caractéristique du pluriel. Il nous paraît peu logique d’incorporer, à des mots qui ne sont pas français, un signe grammatical qui n’a de sens que dans notre langue. Nous ne ferons d’exception à cette règle que quand le nom de tribu aura été manifestement francisé (les Hurons par exemple).
  20. Strehlow est en Australie depuis 1892 ; il vécut d’abord chez les Dieri ; de là, il passa chez les Arunta.
  21. Die Aranda- und Loritja-Stämme in Zentral-Australien. Quatre fascicules ont jusqu’à présent été publiés ; le dernier paraissait au moment où le présent livre venait d’être terminé. Nous n’avons pu en faire état. Les deux premiers traitent des mythes et des légendes, le troisième du culte. Au nom de Strehlow, il est juste d’ajouter celui de von Leonhardi qui a joué dans cette publication un rôle important. Non seulement il s’est chargé d’éditer les manuscrits de Strehlow, mais, sur plus d’un point, par ses questions judicieuses, il a provoqué ce dernier à préciser ses observations. On pourra, d’ailleurs, utilement consulter un article que Leonhardi a donné au Globus et où l’on trouvera de nombreux extraits de sa correspondance avec Strehlow (Ueber einige religieuse und totemistische Vorstellungen der Aranda und Loritja in Zentral-Australien, in Globus, XCI, p. 285). Cf. sur le même sujet un article de N.-W. Thomas paru dans Folk-lore, XVI, p. 428 et suiv.
  22. Spencer et Gillen ne l’ignorent pas, mais sont loin de la posséder comme Strehlow.
  23. Notamment par Klaatsch, Schlussbericht über meine Reise nach Australien, in Zeitschrift f. Ethnologie, 1907, p. 635 et suiv.
  24. Le livre de K. Langloh Parker, The Euahlayi Tribe, celui d’Eylmann, Die Eingeborenen der Kolonie Südaustralien, celui de John Mathew, Twe Représentative Tribes of Queensland, certains articles récents de Mathews témoignent de l’influence de Spencer et Gillen.
  25. On trouvera la liste de ces publications dans la préface de Nat. Tr., p. 8 et 9.
  26. Londres, 1904. Désormais, nous citerons ce livre avec l’abréviation Nat. Tr., mais en le faisant toujours précéder du nom de Howitt afin de le distinguer du premier livre de Spencer et Gillen dont nous abrégeons le titre de la même manière.
  27. Totemism and Exogamy, 4 vol., Londres, 1910. L’ouvrage commence par une réédition de l’opuscule Totemism, reproduit sans changements essentiels.
  28. À la fin et au commencement, il est vrai, on trouve des théories générales sur le totémisme qui seront exposées et discutées plus loin. Mais ces théories sont relativement indépendantes du recueil de faits qui les accompagne, car elles avaient déjà été publiées dans différents articles de revues, bien avant que l’ouvrage n’ait paru. Ces articles ont été reproduits dans le premier volume (p. 89-172).
  29. Totemism, p. 12.
  30. Ibid., p. 15.
  31. Ibid., p. 32.
  32. On doit noter que, sous ce rapport, l’ouvrage plus récent Totemism and Exogamy marque un progrès important dans la pensée et dans la méthode de Frazer. Il s’efforce, toutes les fois où il décrit les institutions religieuses ou domestiques d’une tribu, de déterminer les conditions géographiques et sociales dans lesquelles cette tribu se trouve placée. Si sommaires que soient ces analyses, elles n’en attestent pas moins une rupture avec les vieilles méthodes de l’école anthropologique.
  33. Sans doute, nous aussi nous considérons que l’objet principal de la science des religions est d’arriver à saisir ce qui constitue la nature religieuse de l’homme. Seulement, comme nous y voyons, non une donnée constitutionnelle, mais un produit de causes sociales, il ne saurait être question de la déterminer, abstraction faite de tout milieu social.
  34. L’importance que nous attribuons au totémisme est donc tout à fait indépendante de la question de savoir s’il a été universel, nous ne saurions trop le répéter.
  35. C’est le cas des phratries et des classes matrimoniales ; v. sur ce point, Spencer et Gillen, Northern Tribes, chap. III ; Howitt, Native Tribes of South Australia, p.109 et 137-142 ; Thomas, Kinship and Marriage in Australia, chap. VI et VII.
  36. Division du travail social, 3° éd., p. 150 (Paris, F. Alcan).
  37. Bien entendu, il n’en est pas toujours ainsi. Il arrive fréquemment, comme nous l’avons dit, que les formes les plus simples aident à mieux comprendre les plus complexes. Il n’y a pas, sur ce point, de règle de méthode qui s’applique automatiquement à tous les cas possibles.
  38. C’est ainsi que le totémisme individuel d’Amérique nous aidera à comprendre le rôle et l’importance de celui d’Australie. Comme ce dernier est très rudimentaire, il eût probablement passé inaperçu.
  39. Il n’y a pas, d’ailleurs, en Amérique, un type unique de totémisme, mais des espèces différentes qu’il serait nécessaire de distinguer.
  40. Nous ne sortirons de ce cercle de faits que très exceptionnellement et quand un rapprochement particulièrement instructif nous paraîtra s’imposer.