Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre II/Chapitre 4

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Livre II

Chapitre II

LES CROYANCES PROPREMENT TOTÉMIQUES
(Fin)

IV. — Le totem individuel et le totem sexuel

Dans ce qui précède, nous n’avons étudié le totémisme que comme une institution publique : les seuls totems dont il ait été jusqu’à présent question étaient la chose commune d’un clan, d’une phratrie ou, en un sens, de la tribu[1] ; l’individu n’y avait part que comme membre du groupe. Mais nous savons qu’il n’y a pas de religion qui n’ait un aspect individuel. Cette observation générale s’applique au totémisme. À côté des totems impersonnels et collectifs qui sont au premier plan, il en est d’autres qui sont propres à chaque individu, qui expriment sa personnalité et dont il célèbre le culte en son particulier.

I

Dans quelques tribus australiennes et dans la plupart des sociétés indiennes de l’Amérique du Nord[2], chaque individu soutient personnellement avec une chose déterminée un rapport comparable à celui que chaque clan soutient avec son totem. Cette chose est parfois un être inanimé ou un objet artificiel ; mais c’est très généralement un animal. Dans certains cas, une portion restreinte de l’organisme, comme la tête, les pieds, le foie, remplit le même office[3].

Le nom de la chose sert aussi de nom à l’individu. C’est son nom personnel, son prénom qui s’ajoute au totem collectif, comme le prœnomen des Romains au nomen gentilicium. Le fait, il est vrai, ne nous est affirmé que d’un certain nombre de sociétés[4] ; mais il est probablement général. Nous montrerons, en effet, tout à l’heure, qu’il y a identité de nature entre la chose et l’individu ; or, l’identité de nature implique celle du nom. Conféré au cours de cérémonies religieuses tout particulièrement importantes, ce prénom possède un caractère sacré. On ne le prononce pas dans les circonstances ordinaires de la vie profane. Il arrive même que le mot de la langue usuelle qui sert à désigner la chose est plus ou moins modifié pour pouvoir servir à cet emploi particulier[5]. C’est que les termes de la langue usuelle sont exclus de la vie religieuse.

Au moins dans les tribus américaines, ce nom est doublé d’un emblème qui appartient à chaque individu et qui, sous des formes diverses, représente la chose que ce nom désigne. Chaque Mandan, par exemple, porte la peau de l’animal dont il est l’homonyme[6]. Si c’est un oiseau, on se pare de ses plumes[7]. Les Hurons, les Algonkins s’en tatouaient l’image sur le corps[8]. On le représente sur les armes[9]. Dans les tribus du Nord-Ouest, l’emblème individuel est gravé ou sculpté, tout comme l’emblème collectif du clan, sur les ustensiles, sur les maisons[10], etc. ; le premier sert de marque de propriété personnelle[11]. Souvent, les deux blasons sont combinés ensemble ; c’est ce qui explique, en partie, la grande diversité d’aspects que présentent, chez ces peuples, les écussons totémiques[12].

Entre l’individu et son animal éponyme existent les liens les plus étroits. L’homme participe de la nature de l’animal ; il en a les qualités, comme, d’ailleurs, les défauts. Par exemple, quelqu’un qui a l’aigle pour blason individuel est censé posséder le don de voir dans l’avenir ; s’il porte le nom de l’ours, on dit qu’il est exposé à être blessé dans les combats, parce que l’ours est lent et lourd et qu’il se laisse facilement attraper[13] ; si l’animal est méprisé, l’homme est l’objet du même mépris[14]. La parenté des deux êtres est même telle que, dans certaines circonstances, notamment en cas de danger, l’homme, croit-on, peut prendre la forme de l’animal[15]. Inversement, l’animal est considéré comme un double de l’homme, comme son alter ego[16]. L’association entre eux est si étroite que leurs destinées sont souvent considérées comme solidaires : rien ne peut atteindre l’un sans que l’autre n’en ressente le contrecoup[17]. Si l’animal meurt, la vie de l’homme est menacée. Aussi est-ce une règle très générale que l’on ne doit pas tuer l’animal ni surtout en manger la chair. L’interdiction qui, quand il s’agit du totem de clan, comporte toute sorte d’atténuations et de tempéraments, est ici beaucoup plus formelle et absolue[18].

De son côté, l’animal protège l’homme et lui sert, en quelque sorte, de patron. Il l’avertit des dangers possibles et des moyens d’y échapper[19] ; on dit qu’il est son ami[20]. Même, comme il passe souvent pour posséder des pouvoirs merveilleux, il les communique à son associé humain. Celui-ci se croit à l’épreuve des balles, des flèches, des coups de toute sorte[21]. La confiance qu’a l’individu dans l’efficacité de son protecteur est même telle qu’il brave les plus grands dangers et accomplit des prouesses déconcertantes avec une sereine intrépidité : la foi lui donne le courage et la force nécessaires[22]. Toutefois, les relations de l’homme avec son patron ne sont pas de pure et simple dépendance. L’individu, de son côté, peut agir sur l’aimal. Il lui donne des ordres ; il a prise sur lui. Un Kurnai qui a le requin pour ami et allié croit pouvoir, au moyen d’une incantation, disperser les requins qui menacent un bateau[23]. Dans d’autres cas, le lien ainsi contracté passe pour conférer à l’homme une aptitude particulière à chasser l’animal avec succès[24].

La nature même de ces relations paraît bien impliquer que l’être auquel chaque individu se trouve ainsi associé ne peut être lui-même qu’un individu, et non une classe. On n’a pas une espèce pour alter ego. En fait, il est des cas où c’est bien certainement tel arbre, tel rocher, telle pierre déterminée qui joue ce rôle[25]. Il en est forcément ainsi toutes les fois où c’est un animal et où l’existence de cet animal et celle de l’homme sont considérées comme solidaires. On ne saurait être uni par une solidarité de ce genre à une espèce tout entière, car il n’y a pas de jour ni, pour ainsi dire, d’instant où cette espèce ne perde quelqu’un d’entre ses membres. Toutefois, il y a chez le primitif une certaine incapacité à penser l’individu séparément de l’espèce ; le lien qui l’unit à l’un s’étend tout naturellement à l’autre ; il les confond dans le même sentiment. C’est ainsi que l’espèce tout entière lui est sacrée[26]. Cet être protecteur est naturellement appelé de noms différents suivant les sociétés : nagual, chez les Indiens du Mexique[27], manitou chez les Algonkins, et okki chez les Hurons[28], snam chez certains Salish[29], sulia chez d’autres[30], budjan, chez les Yuin[31], yunbeai, chez les Euahlayi[32], etc. À cause de l’importance qu’ont ces croyances et ces pratiques chez les Indiens de l’Amérique du Nord, on a proposé de créer le mot de naturalisme ou manitouisme pour les désigner[33]. Mais en leur donnant un nom spécial et distinctif, on s’expose à méconnaître leur rapport avec le totémisme. Ce sont, en effet, les mêmes principes qui sont appliqués ici au clan, là à l’individu. De part et d’autres, c’est la même croyance qu’il existe des liens vitaux entre les choses et les hommes et que les premières sont douées de pouvoirs spéciaux dont profitent leurs alliés humains. C’est aussi le même usage de donner à l’homme le nom de la chose à laquelle il est associé et d’ajouter à ce nom un emblème. Le totem est le patron du clan, comme le patron de l’individu sert à ce dernier de totem personnel. Il y a donc intérêt à ce que la terminologie rende sensible cette parenté des deux systèmes ; c’est pourquoi, avec Frazer, nous appellerons totémisme individuel le culte que chaque individu rend à son patron. Cette expression est d’autant plus justifiée que, dans certains cas, le primitif lui-même se sert du même mot pour désigner le totem du clan et l’animal protecteur de l’individu[34]. Si Tylor et Powell ont repoussé cette dénomination et réclamé des termes différents pour ces deux sortes d’institutions religieuses, c’est que, suivant eux, le totem collectif n’est qu’un nom, une étiquette commune, sans caractères religieux[35]. Mais nous savons, au contraire, qu’il est une chose sacrée, et même à un plus haut degré que l’animal protecteur. La suite de cette étude montrera, d’ailleurs, combien ces deux sortes de totémisme sont inséparables l’une de l’autre[36].

Toutefois, si grande que soit la parenté de ces deux institutions, il y a entre elles des différences importantes. Alors que le clan se considère comme issu de l’animal ou de la plante qui lui sert de totem, l’individu ne croit soutenir aucun rapport de descendance avec son totem personnel. C’est un ami, un associé, un protecteur ; ce n’est pas un parent. On profite des vertus qu’il est censé posséder ; mais on n’est pas du même sang. En second lieu, les membres d’un clan permettent aux clans voisins de manger de l’animal dont ils portent collectivement le nom, sous la seule condition que les formalités nécessaires soient observées. Au contraire, non seulement l’individu respecte l’espèce à laquelle appartient son totem personnel, mais encore il s’efforce de la protéger contre les étrangers, partout du moins où la destinée de l’homme et celle de l’animal passent pour être connexes.

Mais ces deux sortes de totems diffèrent surtout par la manière dont ils sont acquis.

Le totem collectif fait partie du statut légal de chaque individu : il est généralement héréditaire ; en tout cas, c’est la naissance qui le désigne sans que la volonté des hommes y soit pour rien. Tantôt l’enfant a le totem de sa mère (Kamilaroi, Dieri, Urabunna, etc.) ; tantôt celui de son père (Narrinyeri, Warramunga, etc.) ; tantôt enfin celui qui prédomine à l’endroit où sa mère a conçu (Arunta, Loritja). Au contraire, le totem individuel est acquis par un acte délibéré[37] : toute une série d’opérations rituelles est nécessaire pour le déterminer. La méthode la plus généralement employée chez les Indiens d’Amérique est la suivante. Vers l’époque de la puberté, quand approche le moment de l’initiation, le jeune homme se retire dans un endroit écarté, par exemple dans une forêt. Là, pendant une période de temps qui varie de quelques jours à plusieurs années, il se soumet à toute sorte d’exercices épuisants et contre nature. Il jeûne, il se mortifie, il s’inflige diverses mutilations. Tantôt il erre en poussant des cris violents, de véritables hurlements ; tantôt il reste étendu sur le sol, immobile et se lamentant. Parfois il danse, il prie, il invoque ses divinités ordinaires. Il finit ainsi par se mettre dans un état d’intense surexcitation tout proche du délire. Quand il est parvenu à ce paroxysme, ses représentations prennent facilement un caractère hallucinatoire. « Quand, dit Heckewelder, un garçon est à la veille d’être initié, il est soumis à un régime alternatif de jeûne et de traitement médical ; il s’abstient de toute nourriture, il avale les drogues les plus énergiques et les plus répugnantes : à l’occasion, il boit des décoctions intoxicantes jusqu’à ce que son esprit soit dans un véritable état d’égarement. À ce moment, il a ou croit avoir des visions, des rêves extraordinaires auxquels tout cet entraînement l’a naturellement prédisposé. Il s’imagine voler à travers les airs, cheminer sous le sol, sauter d’un sommet à l’autre par-dessus les vallées, combattre et dompter des géants et des monstres[38]. » Dans ces conditions, qu’il voie ou, ce qui revient au même, qu’il croie voir, en rêve ou à l’état de veille, un animal se présenter à lui dans une attitude qui lui paraît démonstrative d’intentions amicales, il s’imaginera avoir découvert le patron qu’il attendait[39].

Cependant, cette procédure est rarement employée en Australie[40]. Sur ce continent, le totem personnel paraît plutôt être imposé par un tiers soit à la naissance[41], soit au moment de l’initiation[42]. C’est généralement un parent qui joue ce rôle, ou un personnage investi de pouvoirs spéciaux, tel qu’un vieillard ou un magicien. On se sert parfois, dans ce but, de procédés divinatoires. Par exemple, à la baie Charlotte, au cap Bedford, sur la rivière Proserpine, la grand-mère ou d’autres vieilles femmes prennent une petite portion du cordon ombilical à laquelle le placenta est attaché et font tourner le tout assez violemment. Pendant ce temps, d’autres vieilles femmes, assises en cercle, proposent successivement différents noms. On adopte celui qui est prononcé juste au moment où le cordon se brise[43]. Chez les Yarraikanna du cap York, après que la dent a été arrachée au jeune initié, on lui donne un peu d’eau pour se rincer la bouche et on l’invite à cracher dans un baquet rempli d’eau. Les vieillards examinent avec soin l’espèce de caillot formé de sang et de salive qui est ainsi rejeté, et l’objet naturel dont il rappelle la forme devient le totem personnel du jeune homme[44]. Dans d’autres cas, le totem est directement transmis d’un individu à un autre, par exemple du père au fils, de l’oncle au neveu[45]. Ce procédé est également employé en Amérique. Dans un exemple que rapporte Hill Tout, l’opérateur était un shamane[46] qui voulait transmettre son totem à son neveu. « L’oncle prit l’emblème symbolique de son snam (totem personnel) ; c’était, en l’espèce, la peau desséchée d’un oiseau. Il invita son neveu à souffler dessus, puis il en fit autant lui-même et prononça des paroles mystérieuses. Il sembla alors à Paul (c’était le nom du neveu) que la peau devenait un oiseau vivant qui se mit à voltiger autour d’eux pendant quelques moments pour disparaître ensuite. Paul reçut pour instructions de se procurer, ce jour même, la peau d’un oiseau de même espèce et de la porter sur lui ; ce qu’il fit. La nuit suivante, il eut un rêve où le snam lui apparut sous la forme d’un être humain qui lui révéla le nom mystérieux qu’on doit prononcer quand on veut l’invoquer, et qui lui promit sa protection »[47].

Non seulement le totem individuel est acquis ; et non donné, mais l’acquisition n’en est généralement pas obligatoire. Tout d’abord, il y a, en Australie, une multitude de tribus où cet usage semble entièrement inconnu[48]. De plus, là même où il existe, il est souvent facultatif. Ainsi, chez les Euahlayi, si tous les magiciens ont un totem individuel de qui ils tiennent leurs pouvoirs, il y a un grand nombre de laïcs qui en sont dépourvus. C’est une faveur dont le magicien est le dispensateur, mais qu’il réserve surtout à ses amis, à ses favoris, à ceux qui aspirent à devenir ses confrères[49]. De même, chez certains Salish, les individus qui veulent exceller particulièrement soit à la guerre soit à la chasse ou les aspirants à la fonction de shamane sont les seuls à se munir d’un protecteur de ce genre[50]. Le totem individuel paraît donc être considéré, au moins par certains peuples, comme un avantage et une commodité, plutôt que comme une nécessité. Il est bon de s’en procurer ; mais on n’y est pas tenu. Inversement, on n’est pas obligé de se contenter d’un seul totem ; si l’on veut être mieux protégé, rien ne s’oppose à ce que l’on cherche à en acquérir plusieurs[51] et, inversement, si celui que l’un a s’acquitte mal de son rôle, on peut en changer[52].

Mais en même temps qu’il a quelque chose de plus facultatif et de plus libre, le totémisme individuel a une force de résistance à laquelle le totémisme de clan, est loin d’atteindre. Un des principaux informateurs de Hill Tout était un Salish baptisé ; et cependant, bien qu’il eût sincèrement abandonné toutes les croyances de ses ancêtres, bien qu’il fût devenu un catéchiste modèle, sa foi dans l’efficacité des totems personnels restait inébranlable[53]. De même, alors qu’il ne reste plus de traces visibles du totémisme collectif dans les pays civilisés, l’idée qu’il existe une solidarité entre chaque individu et un animal, une plante ou un objet extérieur quelconque est à la base d’usages qui sont encore observables dans plusieurs pays d’Europe[54].

II

Entre le totémisme collectif et le totémisme individuel, il existe une forme intermédiaire qui tient de l’un et de l’autre : c’est le totémisme sexuel. On ne le rencontre qu’en Australie et dans un petit nombre de tribus. On le signale surtout dans Victoria et dans la Nouvelle-Galles du Sud[55]. Mathews, il est vrai, déclare l’avoir observé dans toutes les parties de l’Australie qu’il a visitées, mais sans rapporter de faits précis à l’appui de son affirmation[56].

Chez ces différents peuples tous les hommes de la tribu, d’une part, toutes les femmes, de l’autre, à quelque clan particulier que les uns et les autres appartiennent, forment comme deux sociétés distinctes et même antagonistes. Or, chacune de ces deux corporations sexuelles se croit unie par des liens mystiques à un animal déterminé. Chez les Kurnai, tous les hommes se considèrent comme les frères de l’émou-roitelet (Yeerùng), toutes les femmes comme les sœurs de la superbe fauvette (Djeetgùn) ; tous les hommes sont Yeerùng et toutes les femmes Djeetgùn. Chez les Wotjobaluk, les Wurunjerri, c’est la chauve-souris et le nightjar (sorte de chouette) qui jouent respectivement ce rôle. Dans d’autres tribus, le pic est substitué au nightjar. Chaque sexe voit dans l’animal auquel il est ainsi apparenté un protecteur qu’il convient de traiter avec les plus grands égards : aussi est-il interdit de le tuer et de le manger[57].

Ainsi, cet animal protecteur joue, par rapport à chaque société sexuelle, le même rôle que le totem du clan par rapport à ce dernier groupe. L’expression de totémisme sexuel, que nous empruntons à Frazer[58], est donc justifiée. Ce totem d’un nouveau genre ressemble même particulièrement à celui du clan en ce sens qu’il est, lui aussi, collectif ; il appartient indistinctement à tous les individus d’un même sexe. Il y ressemble également en ce qu’il implique entre l’animal-patron et le sexe correspondant un rapport de descendance et de consanguinité : chez les Kurnai, tous les hommes sont censés être descendus de Yeerùng et toutes les femmes de Djeetgùn[59]. Le premier observateur qui ait, dès 1834, signalé cette curieuse institution la décrivait dans les termes suivants : « Tilmun, un petit oiseau de la grandeur d’une grive (c’est une sorte de pic), est considéré par les femmes comme ayant été le premier à faire des femmes. Ces oiseaux sont tenus en vénération par les femmes seulement »[60]. C’était donc un grand ancêtre. Mais par un autre côté, ce même totem se rapproche du totem individuel. On croit, en effet, que chaque membre du groupe sexuel est lié personnellement à un individu déterminé de l’espèce animale correspondante. Les deux vies sont si étroitement associées que la mort de l’animal entraîne celle de l’homme. « La vie d’une chauve-souris, disent les Wotjobaluk, c’est la vie d’un homme »[61]. C’est pourquoi non seulement chaque sexe respecte son totem, mais il oblige les membres de l’autre sexe à le respecter également. Toute violation de cet interdit donne lieu, entre hommes et femmes[62] à de véritables et sanglantes batailles.

En définitive, ce qu’ont de vraiment original ces totems, c’est qu’ils sont, en un sens, des sortes de totems tribaux. En effet, ils viennent de ce qu’on se représente la tribu comme issue tout entière d’un couple d’êtres mythiques. Un telle croyance semble bien impliquer que le sentiment tribal a pris assez de force pour prévaloir, dans une certaine mesure, contre le particularisme des clans. Quant au fait qu’une origine distincte est assignée aux hommes et aux femmes, il faut, sans doute, en chercher la raison dans l’état de séparation où vivent les sexes[63].

Il serait intéressant de savoir comment, dans la pensée de l’Australien, les totems sexuels se rattachent aux totems de clans, quels rapports il y a entre les deux ancêtres qui sont ainsi placés à l’origine de la tribu et ceux dont chaque clan en particulier est censé descendu. Mais les données ethnographiques dont nous disposons présentement ne permettent pas de résoudre la question. D’ailleurs, si naturelle et même si nécessaire qu’elle nous paraisse, il est très possible que les indigènes ne se la soient jamais posée. Ils n’éprouvent pas, en effet, au même degré que nous, le besoin de coordonner et de systématiser leurs croyances[64].



  1. Les totems sont choses de la tribu en ce sens qu’elle est intéressée tout entière au culte que chaque clan doit à son totem.
  2. Frazer a fait un relevé très complet des textes relatifs au totémisme individuel dans l’Amérique du Nord (Totemism and Exogamy, III, p. 370-456).
  3. Par exemple, chez les Hurons, les Iroquois, les Algonkins (Charlevoix, Histoire de la Nouvelle France, VI, p. 67-70 ; Sagard, Le grand voyage au pays des Hurons, p. 160), chez les Indiens Thompson (Teit, The Thompson Indians of British Columbia, p. 355).
  4. C’est le cas des Yuln (Howitt, Nat. Tr., p. 133) ; des Kurnai (ibid., p. 135) ; de plusieurs tribus du Queensland (Roth, Superstition, Magic and Medicine, North Queensland Ethnography, Bulletin n° 5, p. 19 ; Haddon, Head-hunters, p. 193) ; chez les Delaware (Heckewelder, An Account of the History... of the Indian Nations, p. 238) ; chez les Indiens Thompson (Teit, op. cit., p. 355) ; chez les Salish Statlumh (Hill Tout, Rep. of the Ethnol. of the Statlumh, J.A.I., XXXV, p. 147 et suiv.).
  5. Hill Tout, loc. cit., p. 154.
  6. Catlin, Manners and Customs, etc., Londres, 1876, I, p. 36.
  7. Lettres édifiantes et curieuses, nouv. éd., VI, p. 172 et suiv.
  8. Charlevoix, op. cit., VI, p. 69.
  9. Dorsey, Siouan Cults, XIth Rep., p. 443.
  10. Boas, Kwakiutl, p. 323.
  11. Hill Tout, loc. cit., p. 154.
  12. Boas, Kwakiutl, p. 323.
  13. Miss Fletcher, The Import of the Totem, à Study from the Omaha Tribe (Smithsonian Rep. for 1897, p. 583). — On trouvera des faits similaires dans Teit, op. cit., p. 354, 356 ; Peter Jones, History of the Ojibway Indians, p. 87.
  14. C’est le cas, par exemple, du chien chez les Salish Statlumh à cause de l’état de servitude où il vit (Hill Tout, loc. cit., p. 153).
  15. S. Langloh Parker, Euahlayi, p. 21.
  16. « L’esprit d’un homme, dit Mrs Parker (ibid.), est dans son Yunbeai (totem individuel) et son Yunbeai est en lui. »
  17. Langloh Parker, op. cit., p. 20. Il en est de même chez certains Salish (Hill Tout, Ethn. Rep. on the Stseelis and Skeulits Tribes, J.A.I., XXXIV, p. 324). Le fait est général chez les Indiens de l’Amérique centrale (Brinton, Nagualism a Study in Native American Folklore and History, in Proceedings of the American Philosophical Society, xxxiii, p. 32).
  18. Parker, ibid. ; Howitt, Nat. Tr., p. 147 ; Dorsey, Siouan Cults, XIth Rep., p. 443. Frazer a fait, d’ailleurs, le relevé des cas américains et a établi la généralité de l’interdiction (Totemism a. Exogamy, III, p. 450). Nous avons vu, il est vrai, que, en Amérique, l’individu devait commencer par tuer l’animal dont la peau servait à faire ce que les ethnographes appellent un sac-médecine. Mais cet usage n’a été observé que dans cinq tribus ; c’est probablement une forme altérée et tardive de l’institution.
  19. Howitt, Nat. Tr., p. 135, 147, 387 ; Austral. Medicine Men, J.A.I., XVI, p. 34 ; Teit, The Shuswap, p. 607.
  20. {sc|Meyer}}, Manners and Customs of the Aborigines of the Encounter Bay Tribe, in Woods, p. 197.
  21. Boas, VIth Rep. on the North-West Tribes of Canada, p. 93 ; Teit, The Thompson Indiana, p. 336 ; Boas, Kwakiutl, p. 394.
  22. On trouvera des faits dans Hill Tout, Rep. of the Ethnol. of the Statlumh, J.A.I., XXXV, p. 144, 145. Cf. Lengloh O Parker, op. cit., p. 29.
  23. D’après un renseignement donne par Howitt dans une lettre personnelle à Frazer (Totemism and Exogamy, I, p. 495 et n. 2).
  24. Hill Tout, Ethnol. Rep. on the Stseelis and Skaulits Tribes, J. A. I., XXXIV, p. 324.
  25. Howitt, Australian Medicine Men, J. A. I., XVI, p. 34 ; Lafitau, Mœurs des Sauvages américains, I, p. 370 ; Charlevoix, Histoire de la Nouvelle France, VI, p. 68. Il en est de même de l’atai et du tamaniu, à Mota (Codrington, The Melanesians, p. 250-251).
  26. Aussi, n’y a-t-il pas, entre ces animaux protecteurs et les fétiches la ligne de démarcation que Frazer a cru pouvoir établir entre les uns et les autres. Suivant lui, le fétichisme commencerait quand l’être protecteur serait un objet individuel et non une classe (Totemism, p. 56) ; or, dès l’Australie, il arrive qu’un animal déterminé joue ce rôle (v. Howitt, Australian Medicine Men, J. A. I., XVI, p. 34). La vérité est que les notions de fétiche et de fétichisme ne correspondent à rien de défini.
  27. Brinton, Nagualism, Proceedings of the Amer. Philos. Society, XXXIII, p. 32.
  28. Charlevoix, VI, p. 67.
  29. Hill Tout, Rep. on the Ethnol. of the Statlumh of British Columbia, J.A.I., XXXV, p. 142.
  30. Hill Tout, Ethnol. Rep. on the Stseelis a. Skaulits Tribes, J.A.I., XXXIV, p. 311 et suiv.
  31. Howitt, Nat. Tr., p. 133.
  32. Langloh Parker, op. cit., p. 20.
  33. J. W. Powell, An American View of Totemism, in Man, 1902, n° 84 ; Tylor, ibid., n° 1. Andrew Lange exprime des idées analogues dans Social Origins, p. 133-135. Enfin, Frazer lui-même, revenant sur son opinion première, estime aujourd’hui que, jusqu’au jour où l’on connaîtra mieux le rapport qui existe entre les totems collectifs et les guardian spirits, il vaut mieux les désigner par des noms différents (Totemism and Exogamy, III, p. 456).
  34. C’est le cas en Australie chez les Yuin (Howitt, Nat. Tr., p. 8l), chez les Narrinyeri (Meyer, Manners a. Customs of the Aborigines of the Encounter Bay Tribe, in Woods, p. 197 et suiv.).
  35. « Le totem ne ressemble pas plus au patron de l’individu, dit Tylor, qu’un écusson à une image de saint » (loc. cit., p. 2). De même, si Frazer se rallie aujourd’hui à l’opinion de Tylor, c’est, qu’il refuse maintenant tout caractère religieux au totem de clan (Totemism and Exogamy, III, p. 452).
  36. V. plus bas, même livre, chap. IX.
  37. Cependant, d’après un passage de Mathews, chez les Wotjobaluk, le totem individuel serait héréditaire. « Chaque individu, dit-il, réclame un animal, une plante ou un objet inanimé comme son totem spécial et personnel, qu’il hérite de sa mère » (J. and Proc. of the R. Society of N. S. Wales, XXXVIII, p. 291). Mais il est évident que, si tous les enfants d’une même famille avaient pour totem personnel celui de leur mère, ni eux ni leur mère n’auraient, en réalité, de totems personnels. Mathews veut probablement dire que chaque individu choisit son totem individuel dans un cercle de choses affectées au clan de la mère. Nous verrons, en effet, que chaque clan a ses totems individuels qui sont sa propriété exclusive, les membres des autres clans ne peuvent en disposer. En ce sens, la naissance détermine dans une certaine mesure, mais dans cette mesure seulement, le totem personnel.
  38. Heckewelder, An Account of the History, Manners and Customs of the Indian Nations who once inhabited Pennsylvania, in Transactions of the Historical and Literary Committee of the American Philos. Society, I, p. 238.
  39. V. Dorsey, Siouan Cults, XIth Rep., p. 507 ; Catlin, op. cit., l, p. 37 ; Miss Fletcher, The Import of the Totem, in Smithsonian Rep. f., 1897, p. 580 ; Teit, The Thompson Indians, p. 317-320 ; Hill Tout, J.A.I., XXXV, p. 144.
  40. On en rencontre pourtant quelques exemples. C’est en rêve que les magiciens Kurnai voient leurs totems personnels se révéler à eux (Howitt, Nat. Tr., p. 387 ; On Australian Medicine Men, in J.A.I., XVI, p. 34). Les gens du cap Bedfort croient que, quand un vieillard rêve d’une chose au cours de la nuit, cette chose est le totem personnel de la première personne qu’il rencontrera le lendemain (W. E. Roth, Superstition, Magic a. Medicine, p. 19). Mais il est probable que l’on n’obtient par cette méthode que des totems personnels complémentaires et accessoires : car, dans cette même tribu, un autre procédé est employé au moment de l’initiation, comme nous le disons dans le texte.
  41. Dans certaines tribus dont parle Roth (ibid.) ; dans certaines tribus voisines de Maryborough (Howitt, Nat. Tr., p. 147).
  42. Chez les Wiradjuri (Howitt, Nat. Tr., p. 406 ; on Australian Medicine Men, in J.A.I., XVI, p. 50).
  43. Roth, loc. cit.
  44. Haddon, Head Hunters, p. 193 et suiv.
  45. Chez les Wiradjuri (mêmes références que plus haut, p. 231, n. 5).
  46. En général, il semble bien que ces transmissions de père à fils ne se produisent que quand le père est un shamane ou un magicien. C’est le ces également chez les Indiens Thompson (Teit, The Thompson Indians, p. 320) et chez les Wiradjuri dont il vient d’être question.
  47. Hill Tout (J.A.I., XXXV, p. 146-147). Le rite essentiel est celui qui consiste à souffler sur la peau : s’il n’était pas correctement exécuté, la transmission n’aurait pas lieu. C’est que, comme nous le verrons plus loin, le souffle, c’est l’âme. En soufflant tous deux sur la peau de l’animal, le magicien et le récipiendaire exhalent quelque chose de leurs âmes qui se pénètrent, en même temps qu’elles communient avec la nature de l’animal qui, lui aussi, prend part à la cérémonie sous la forme de son symbole.
  48. N. W. Thomas, Further Remarks on Mr. Hill Tout’s Views on Totemism, in Man, 1904, p. 85.
  49. Langloh Parker, op. cit., p. 20, 29.
  50. Hill Tout, in J.A.I., XXXV, p. 143 et 146 ; ibid., XXXIV, p. 324.
  51. Parker, op. cit., p. 30 ; Teit, The Thompson Indians, p. 320 ; Hill Tout, in J.A.I., XXXV, p. 144.
  52. Charlevoix, VI, p. 69.
  53. Hill Tout, ibid., p. 145.
  54. Ainsi, à la naissance d’un enfant, on plante un arbre que l’on entoure de soins pieux ; car on croit que son sort et celui de l’enfant sont solidaires. Frazer, dans son Golden Bough, a rapporté nombre d’usages ou de croyances qui traduisent différemment la même idée (cf. Hartland, Legend of Perseus, II, p. I-55),
  55. Howitt, Nat. Tr., p. 148 et suiv. ; Fison et Howitt, Kamilaroi and Kurnai, p. 194, 201 et suiv. ; Dawson, Australian Aborigines, p. 52. Petrie le signale aussi dans le Queensland (Tom Petries Reminiscences of Early Queensland, p. 62 et. 118).
  56. Journal a. Proced. of the R. Society of N. S. Wales, XXXVIII, p. 339. Faut-il voir une trace de totémisme sexuel dans l’usage suivant des Warramunga ? Avant d’ensevelir le mort, on garde un os du bras. Si c’est celui d’une femme, on ajoute à l’écorce dans laquelle il est enveloppé des plumes d’émou ; s’il s’agit d’un homme, des plumes de hibou (North. Tr., p. 169).
  57. On cite même un cas où chaque groupe sexuel aurait deux totems sexuels ; ainsi les Wurunjerri cumuleraient les totems sexuels des Kurnai (émou-roitelet et superbe fauvette] avec ceux des Wotjobaluk (chauve souris et hulotte nightjar). V. Howitt, Nat. Tr., p. 150.
  58. Totemism, p. 51.
  59. Kamilaroi and Kurnai, p. 215.
  60. Threlldke, cité par Mathews, loc. cit., p. 339.
  61. Howitt, Nat. Tr., p. 148, 151.
  62. Kamilaroi and Kurnai, p. 200-203 ; Howitt, Nat. Tr., p. 149 ; Petrie, op. cit., p. 62. Chez les Kurnai, ces luttes sanglantes se terminent souvent par des mariages dont elles sont comme le prodrome rituel. Parfois aussi, ces batailles deviennent de simples jeux (Petrie, loc. cit.).
  63. V. sur ce point notre étude sur : La prohibition de l’inceste et ses origines, in Année sociol., I, p. 44 et suiv.
  64. Nous verrons cependant plus bas (chap. IX) qu’il existe un rapport entre les totems sexuels et les grands dieux.