Les Fouilles de Carthage

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Les Fouilles de Carthage
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 658-676).
LES FOUILLES DE CARTHAGE

Depuis quelque temps, Carthage, qui semblait avoir été si bien détruite par les Romains que ses ruines mêmes avaient disparu, attire de nouveau l’attention publique. Il n’est guère de semaine où les Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions ne nous apportent le récit de nouvelles découvertes faites dans ses nécropoles par le zèle infatigable du Père Delattre.

L’intérêt provoqué par cette résurrection du passé a franchi le cercle du monde savant ; les touristes s’empressent d’aller assister à l’ouverture de ces tombes, dans l’espérance de voir reparaître à la lumière quelques débris contemporains des Magon, des Hamilcar et des Hannibal. L’administration supérieure, elle aussi, a compris l’importance de ces découvertes pour l’histoire de la Tunisie. Sous le patronage éclairé de notre résident général, et grâce aux subventions du ministre de l’Instruction publique et de l’Académie des Inscriptions, M. Paul Gauckler, directeur du Service des Antiquités et des Arts en Tunisie, a ouvert un chantier à côté de celui du Père Delattre, et, dans la prolongation même des fouilles qui lui avaient donné de si heureux résultats, du premier coup de pioche, il est tombé sur une mine plus riche que toutes celles que l’on avait exploitées jusqu’alors.

Sous une première couche byzantine, il a découvert un petit sanctuaire souterrain d’époque romaine, soigneusement muré, où l’on avait entassé, sans doute en attendant des temps meilleurs et pour les préserver contre le zèle de la nouvelle religion, les listes des prêtres, des ex-voto, groupes mithriaques, tête de taureau portant entre les cornes une inscription votive à des dieux demi-barbares, enfin des statues de marbre, dont plusieurs sont dignes de figurer à côté des œuvres de la grande époque de la Grèce classique. Puis, sous cette couche romaine, il a rencontré la couche des tombes puniques, déjà étudiée par le Père Delattre, avec la même architecture et le même mobilier funéraire, mais des tombes singulièrement riches, renfermant des bagues, des bracelets, des colliers en or, de vrais trésors qui auraient fait tressaillir le cœur de Dureau de La Malle et de Beulé.

Chaque jour amène ainsi à la lumière des antiquités qui surpassent en richesse et en intérêt artistique celles que l’on connaissait auparavant ; et, si Carthage ne nous a encore livré que des tombes, ces tombes fournissent à celui qui sait les interroger des lumières inattendues sur ce que furent la civilisation et l’art puniques, avant que la reine des mers n’eût été renversée par les Romains.


I

Peu de spectacles donnent au même degré que les ruines de Carthage l’impression de l’oubli qui recouvre les grandeurs du passé. Nulle part le Delenda Carthago ne vous saisit comme une aussi poignante réalité. Les Romains se sont acquittés en conscience de leur œuvre, et la civilisation a achevé ce que le fer des vainqueurs avait épargné. Les pierres de Carthage, après avoir été réemployées dans la ville romaine, ont servi et servent encore tous les jours à édifier les maisons de Tunis ; les marbres de ses colonnes ornent les cathédrales de l’Italie et celles du midi de la France.

Du promontoire d’où l’on découvre au loin la baie de Tunis et la belle ligne des montagnes qui la ferment du côté du sud, le regard se promène sur des mouvemens de terrain dans lesquels un œil exercé peut seul reconnaître l’emplacement de l’ancienne Carthage. Pas même de ruines. Assez loin, du côté de Tunis, brillent au soleil deux flaques d’eau que l’on appelle les ports de Carthage et qui en formaient sans doute l’arrière-port. Les trous des grandes citernes, le cirque et l’amphithéâtre, tous deux d’époque romaine, et le long alignement des aqueducs qui fuient dans la direction de Zaghouan, voilà tout ce qui reste de Carthage. Non loin de la mer, se dresse sur la colline que l’on croit avoir été Byrsa, au milieu d’un terrain acheté par la France, la basilique de Saint-Louis, où ont été recueillies successivement les antiquités trouvées à Carthage, et qui en a été le premier musée et le seul, jusqu’au moment où René de La Blanchère eut aménagé le palais de la Manouba pour y réunir les résultats des fouilles de la direction des Antiquités en Tunisie.

Il faut le dire hautement : c’est au cardinal Lavigerie que revient en grande partie le mérite de ces découvertes. Depuis l’époque où Dureau de La Malle refaisait, sans y avoir jamais été, la topographie de Carthage, et cherchait à fonder une société pour l’exploration de ses ruines, et celle plus récente où Beulé y promenait le regard investigateur de son œil d’artiste et d’archéologue, il est le premier qui ait compris la nécessité de faire des fouilles suivies à Carthage et d’y entretenir une mission permanente.

Auparavant déjà, l’Académie, préoccupée de réunir les matériaux du Corpus inscriptionum semiticarum, avait chargé M. de Sainte-Marie, drogman du Consulat de France à Tunis, d’une mission à cet effet. En peu de temps, il eut recueilli plus de deux mille stèles votives, d’une monotonie fastidieuse, mais prouvant que le sol de Carthage cachait encore des antiquités puniques. M. de Sainte-Marie avait aussi trouvé un assez grand nombre de morceaux d’architecture, de statues ou de fragmens de statues, tous d’époque romaine. Il vient de mourir au moment où s’achevait la publication des textes qu’il a donnés à la science. Après son départ de Tunis, les fouilles furent reprises par MM. Reinach et Babelon, et l’on peut dire que les recherches provoquées par la publication du Corpus inscriptionum semiticarum ont donné la première impulsion au mouvement que nous voyons se développer aujourd’hui sous nos yeux.

Le cardinal ne recula devant aucun sacrifice, payant les fouilles de ses deniers, et plaidant la cause de son musée avec cette ardeur persuasive qu’il portait en toutes choses. Il a eu le bonheur d’avoir pour bras droit en cette affaire le Père Delattre, dont la physionomie énergique et ouverte, la longue barbe blonde et la robe blanche sont populaires parmi tous ceux qui ont visité la Tunisie. Installé depuis longtemps au cœur de la place, connaissant les lieux et les gens, le Père Delattre était mieux placé que personne pour recueillir des renseignemens de la bouche des indigènes et pour savoir aussi de quels côtés devaient porter ses recherches.

Ses fouilles, d’abord très restreintes et faites un peu au hasard, prirent une autre tournure à la suite d’un voyage du marquis de Vogué, qui mit gracieusement à sa disposition une somme devant lui permettre d’aller de l’avant. Dès lors, sa résolution fut prise et il conçut le plan d’explorer la nécropole creusée dans les flancs de la colline Saint-Louis. Presque en même temps, un ingénieur français dont il faut rappeler le souvenir, M. Vernaz, en reconnaissant le canal souterrain qui part des grandes citernes pour aboutir à la mer, rencontrait sur son passage les premières tombes de la nécropole punique de Bordj Djedid, traversée par l’aqueduc romain.

L’Académie, tenue en quelque sorte jour par jour au courant des découvertes du Père Delattre par M. Héron de Villefosse, qui avait assisté à ses premières fouilles et s’est fait auprès d’elle son avocat, ne lui a ménagé ni ses subsides ni ses encouragemens, et c’est ainsi que peu à peu, en passant d’une tombe à l’autre et d’une nécropole à une autre, il est arrivé à déterminer l’emplacement de trois grandes nécropoles puniques.

Ces nécropoles s’étendent le long des collines qui vont de la chapelle Saint-Louis à la mer, formant un demi-cercle qui entoure le cœur de la cité comme dans les cornes d’un croissant. La vieille ville était-elle tout entière comprise dans cette enceinte ? Elle aurait été de fort petites dimensions ; mais la Rome primitive était, elle aussi, bien peu étendue, et les sept collines sont noyées aujourd’hui dans la masse des rues et des édifices qui forment le centre de la ville moderne. Peut-être aussi s’est-il passé là ce qui se passe pour nos cimetières de Paris, qui, d’abord établis en dehors de la ville, ont fini par y être englobés, sans qu’on cessât pour cela de les utiliser.

Toutes, en tous cas, n’ont pas la même antiquité. La plus ancienne, celle de Douimès, ainsi appelée du nom du terrain qui la recouvre, occupe le point le plus éloigné de la mer, non loin des citernes de la Malga. Elle remonte certainement au vie et même au VIIe siècle avant notre ère. On peut en juger par la présence de ces beaux vases corinthiens, que l’on peut dater à un siècle près, ainsi que par la forme de certaines poteries, en particulier des lampes, encore tout à fait primitives, qui ressemblent à des soucoupes dont on aurait pincé les deux bords de façon à former un conduit pour la mèche. La découverte d’un pendant de collier en or, de la grandeur d’une pièce de dix francs à peine, mais qui porte une légende admirablement gravée en caractères phéniciens du type le plus archaïque, confirme bien cette manière de voir.

À mesure qu’on s’éloigne du centre, les nécropoles deviennent plus récentes. Celle qui forme l’extrémité de la demi-lune, à l’endroit où les collines qui marquaient l’enceinte de la ville du côté du Nord viennent aboutir à la mer, près du fort turc de Bordj Djedid, est beaucoup moins ancienne, mais encore antérieure à la fin des guerres puniques, intéressante surtout par la richesse de son mobilier funéraire, où prédomine l’influence de l’art grec, et par les restes de ces hommes, contemporains de la lutte suprême de Carthage.

Les tombes sont formées le plus souvent d’une ou plusieurs chambres funéraires, reliées par un puits vertical. Elles étaient enfouies profondément dans le sol, dans le flanc même de la colline, sous une épaisseur de huit, dix, et jusqu’à quatorze mètres de terre. Pour y parvenir, il a fallu déblayer des puits comblés, au milieu des éboulemens, faire des conduits souterrains afin d’accéder d’une tombe à l’autre, contourner les obstacles, déplacer souvent ou faire sauter de larges dalles de pierre pour pénétrer dans les chambres funéraires, au prix de mille dangers et de difficultés dont pouvait seule triompher une énergie stimulée par l’espoir de la découverte.

L’une des plus belles tombes de la nécropole de Douimès est celle que le Père Delattre a appelée la tombe de Iadamelek, à cause de ce pendant de collier en or, trouvé auprès d’un des squelettes, et qui portait en caractères phéniciens microscopiques, mais d’une netteté parfaite et de la plus belle antiquité, une dédicace à Astarté-Pygmalion, suivie du nom de son propriétaire.

Le Père Delattre a décrit le spectacle qui s’offrit à ses yeux, quand, après avoir fait un trou dans la dalle de pierre, longue de trois mètres sur cinquante centimètres d’épaisseur, qui recouvrait la sépulture, il pénétra, sous neuf mètres de terre, dans cette chambre encore intacte : « Les parois et même le dallage inférieur avaient été enduits de stuc. Ce stuc, excessivement fin et dur, avait la blancheur et l’aspect cristallin de la neige. La flamme de nos bougies le faisait étinceler en mille points lumineux. Une partie de cet enduit s’était détachée et était tombée en larges plaques sur les squelettes ; une autre partie, ayant conservé toute sa hauteur, demeurait inclinée, semblable à une grande feuille de carton bristol. La densité de ce stuc était telle que, sous les moindres coups, il rendait un son métallique. »

L’enduit n’atteignait pas le sommet de la chambre. Il restait, entre la partie qui était revêtue de stuc et les grandes pierres qui recouvraient le caveau, un espace libre de 19 centimètres, occupé jadis par une corniche de bois et par un plafond de même matière qui avaient disparu. L’empreinte encore visible de leurs fibres et même des lambeaux de bois demeurés attachés à la pierre ne peuvent laisser aucun doute à ce sujet. Un filet rouge, tracé au cordeau, à o centimètres de l’arête des pierres et qui a dû servir à placer de niveau les pièces de la corniche et du plafond, prouve avec quel soin ce tombeau avait été exécuté jusque dans les moindres détails. Et, dans le silence de cette chambre funéraire, au milieu du mobilier ordinaire de ces sépultures, les squelettes de deux Carthaginois, le mari et la femme, gardant encore des restes des bijoux dont ils avaient été revêtus.

Le mobilier funéraire varie beaucoup d’une tombe à l’autre ; mais toutes, à peu de chose près, offrent certains menus objets qui devaient en former la partie obligatoire et rituelle : près de la tête ou dans une petite niche creusée dans la paroi, deux petites fioles, toujours les mêmes ; une lampe encore noircie de fumée, qui a dû brûler auprès du mort après la fermeture du tombeau ; puis souvent, à ses côtés, une cassolette qu’il devait tenir à la main et qui a roulé à terre dans l’écroulement des os.

Le mort lui-même n’est pas déposé dans une niche latérale, comme dans certaines autres nécropoles, mais sur le sol même de la tombe, au milieu de tous les objets dont la piété des siens l’avait entouré. Pas de cercueil. Il était descendu dans le puits au moyen de cordes, sur une planche qui lui servait de lit funèbre. Des anneaux rivés en queue d’aronde et de grands clous de cuivre attestent encore la façon dont ces pièces de bois étaient ajustées.

Parfois il paraît avoir été recouvert de deux planches qui formaient toit au-dessus du corps. Dans les sépultures plus récentes, de grandes amphores pointues et des coffrets en pierre contiennent des os calcinés ou des cendres ; souvent même, squelettes et urnes cinéraires se rencontrent dans la même tombe : c’est l’incinération qui peu à peu se substitue à l’usage plus ancien de l’inhumation.

À côté de la partie fixe du mobilier funéraire, on trouve, appuyés contre la paroi ou déposés sur le sol, des vases de formes et de dimensions très différentes : tantôt unis, tantôt décorés de torsades et de lignes circulaires rouges ou noires ; vases de terre noire de Rhodes couverts de frises d’animaux ou de scènes empruntées à la mythologie, vases en forme de biberon appelés bazzoula par les indigènes, grandes amphores en poterie grossière, œnochoés aux courbes élégantes, alabastres, gobelets, fioles dans lesquelles s’est donné carrière la fantaisie des potiers phéniciens ; les unes en forme d’animaux, d’autres représentant une femme accroupie ou un cynocéphale qui tient entre ses genoux un autre vase à tête de grenouille. Les œufs d’autruche, peints en rouge et en jaune, tiennent une grande place dans ces sépultures ; souvent on en trouve plusieurs dans la même tombe ; dans celle de Iadamelek, on en a trouvé un encore intact, qui bouchait un vase plus grand et avait servi lui-même de récipient ; d’autres fois, ce ne sont que de simples rondelles, sur lesquelles on a peint grossièrement les traits d’un visage humain. Puis ce sont des figurines égyptiennes, des statuettes, des masques de terre cuite, des objets ayant une signification symbolique ou religieuse, à côté de représentations d’objets usuels, de petites chaises, de petites tables qu’on dirait être des jouets d’enfans ; puis des objets en os ou en ivoire artistement travaillés ; puis toute la série des armes et des ustensiles de métal ; enfin, épars autour du mort, les restes des ornemens dont il était paré ; d’innombrables grains de colliers en pâte de verre, en pierres fines ou en or, auxquels se mêlent des amulettes, des boucles d’oreilles, des pierres gravées, des bagues, des bracelets, toute la vie et comme la marque d’identité du défunt transportées dans la tombe.

De tout cet ensemble se dégage comme une pensée, et cette continuation de la vie dans la tombe nous permet de reconstituer, dans une certaine mesure, ce qu’elle pouvait être sur terre ; car la tombe est le seul endroit qui garde les secrets de la vie, quand la dernière trace et jusqu’au souvenir en ont été abolis sur la terre des vivans.


II

Il eût été bien difficile, jusqu’à ces dernières années, de se faire une idée quelque peu précise de la vie et de la civilisation carthaginoises. Un seul homme a tenté de le faire et a pu le tenter, parce qu’il était romancier, c’est Gustave Flaubert. Non qu’il faille prendre au pied de la lettre le tableau qu’il en trace ; mais Flaubert était un chercheur d’une conscience extrême, et à cette qualité il joignait le don de sentir vivement et juste ; aussi, à travers les exagérations inséparables du roman, et dont la faute est parfois imputable aux auteurs auprès desquels il s’est renseigné, Salammbô donne la sensation d’un réalisme sensuel et puissant, ployant sous l’accumulation des détails et sous le poids des ornemens précieux, qui n’est pas en contradiction avec ce que les monumens nous laissent entrevoir. Flaubert devait avoir l’âme quelque peu carthaginoise.

Ce qu’il n’a pu mettre en relief, c’est le caractère composite de cette civilisation et l’aspect égyptien que devaient offrir aux regards le costume des prêtresses de Tanit et les ornemens qui, suivant l’expression de Montesquieu, fatiguaient leurs têtes superbes.

Le Carthaginois, comme tous les Phéniciens, faisait peu de place à l’idéal ; le réalisme de son art et de sa religion en est un indice. Il n’était pas doué d’un génie créateur puissant ; il n’a pas, comme la Grèce, créé de ces types qui se sont imposés à l’admiration du monde et ont enrichi l’humanité de formes nouvelles. Comme tous les réalistes, il excellait dans l’art d’imiter ce qui frappait ses yeux. Il imitait les formes que la nature lui livrait, il imitait aussi celles que lui fournissait l’art des peuples avec lesquels il se trouvait en contact. Jamais les Phéniciens n’ont eu assez d’indépendance pour en tirer une conception nouvelle de l’art, se distinguant par certains caractères constans. Ils ont été successivement tributaires de tous leurs voisins. Chaldéen au contact de la Chaldée, leur art s’est fait égyptien au voisinage de l’Egypte ; il est devenu grec à l’époque hellénique. Les Grecs eux aussi avaient emprunté à l’Orient les modèles de leurs chefs-d’œuvre, mais ils les avaient transformés par une idée nouvelle ; le Phénicien ne s’est écarté de ses modèles que par la manière de les interpréter ; il les a façonnés à son image. Par là il leur a donné quelque chose de personnel ; aussi ont-ils été de grands animaliers ; la figure humaine elle-même reçoit entre leurs mains une expression singulièrement vivante. Sous ce rapport, on peut dire qu’il y a eu un art phénicien.

Les fouilles de Carthage ont mis en évidence l’influence profonde de l’Egypte sur cette ancienne civilisation punique. À voir les objets qui sortent de ces tombes, on se croirait par momens transporté sur les bords du Nil. Les statuettes funéraires ont la coiffure, le costume et la pose des momies. Les bagues, les scarabées portent des scènes et souvent des légendes égyptiennes ; les amulettes qui alternent avec les rangées de perles sur ces colliers en pâte de verre qu’on trouve en si grand nombre, reproduisent les sujets familiers à l’Egypte : l’oudja, l’œil sacré d’Osiris, la figure grotesque et trapue du dieu Phtah, des croix ansées, de petites tables à libation ; les uraeus entourant le disque solaire sont un des motifs favoris des pendans de collier comme des boucles d’oreilles ; ils entrent dans la coiffure des déesses, auxquelles ils forment par leur juxtaposition une sorte de haute couronne rappelant la couronne tourelée de Cérès.

Les articles de fabrication égyptienne tiennent sans doute une grande place parmi ces amulettes, ces intailles, tous ces bibelots qui se colportent avec une extrême facilité et ne sont arrêtés que par la tombe ; mais on ne saurait expliquer par l’importation étrangère les terres cuites, les bijoux d’argent et d’or, dans lesquels on reconnaît l’imitation de l’Egypte jointe à certains caractères propres qui les désignent à nous comme étant de fabrication indigène.

On retrouve ces caractères même sur certaines figurines absolument égyptiennes par la posture du corps, par l’agencement et les détails du costume. Aux formes sveltes et gracieuses de la femme égyptienne, si pures de lignes qu’elles semblent à peine humaines, on a substitué des corps plus massifs et plus charnels. La tête surtout n’est pas égyptienne : des yeux à fleur de tête singulièrement expressifs, la racine du nez puissante, les lèvres sensuelles, le menton proéminent. On sent que l’artiste a eu sous les yeux un modèle carthaginois.

Nulle part ce mélange d’imitation et d’une interprétation réaliste et personnelle n’apparaît mieux que dans ces masques de terre cuite, que l’on trouve fréquemment dans les tombes puniques, et qui sont certainement une des formes de l’art où s’est le plus librement donné carrière l’originalité du génie carthaginois. Chose curieuse, ces masques sont percés, au sommet de la tête et parfois sur les côtés, de trous de suspension, et pourtant ils n’étaient pas suspendus dans la tombe, mais déposés à côté du mort. Ils n’étaient pas non plus destinés à recouvrir sa figure, ils sont trop petits pour cela.

Quoi qu’il en soit, leur ressemblance avec les masques funéraires égyptiens est frappante. À voir certains de ces masques de femme, on croirait des masques de momies. La coiffure, relevée sur le devant par un bandeau, retombe des deux côtés de la tête en deux masses de tresses fines qui passent derrière les oreilles, démesurément allongées par l’usage des boucles d’oreilles, et viennent s’étaler sur la poitrine. Mais le regard, les traits, la forme du visage dénotent une autre inspiration, qui serait plutôt grecque, et toute la physionomie a une finesse et une douceur d’expression qui en font des œuvres d’art d’un caractère vraiment personnel. Les hommes qui achetaient ces beaux vases corinthiens et les enfermaient avec eux dans leurs tombes, devaient ressentir le contre-coup de cet art ; mais c’était l’art grec primitif, l’art encore à moitié oriental des temps homériques.

Tous les masques d’ailleurs ne sont pas faits sur le même moule ; on peut y suivre une sorte de dégradation et comme un éloignement progressif de l’imitation égyptienne. Sur certains d’entre eux, les tresses sont remplacées par de petites boucles, serrées les unes contre les autres, qui recouvrent toute la tête et les épaules de leur flot ondoyant ; et, sous cette abondante chevelure qui couvre le front, deux yeux en amande, avec la prunelle saillante, profondément enfoncés sous une longue arcade sourcilière, les pommettes creuses, les lèvres serrées, peintes de rouge vif, comme les oreilles ; le cou et la poitrine couverts d’un pointillé rouge et bleu, quelque chose qui rappelle de loin la belle tête du Cerro de los Santos récemment entrée au musée du Louvre.

La nécropole de Tharros en Sardaigne nous avait déjà révélé le même mélange d’art égyptien et d’art indigène. L’identité est telle entre le produit des fouilles de Tharros et de celles de Carthage, que la plupart des objets qui proviennent des nécropoles de Sardaigne pourraient indifféremment être rapportés à celles de Carthage ; mais ce qui pouvait être considéré alors comme une exception nous apparaît aujourd’hui comme la règle. Il y a là un fait qui domine toute la civilisation punique de cette période dans le bassin occidental de la Méditerranée.

Ces grands marchands fabriquaient tout ce qui était d’une bonne vente et répondait au goût dominant de ceux avec lesquels ils faisaient commerce. À une époque où l’Egypte apparaissait comme le type de la perfection dans la civilisation et dans l’art, ils ont fait du faux égyptien, comme nous faisons du faux chinois et du faux japonais. Mais ils ne travaillaient pas seulement pour l’exportation et leur art indigène subissait les mêmes influences. Il est arrivé à Carthage ce que nous avons vu se produire en une faible mesure chez nous pour la Chine et le Japon. L’introduction de ces images japonaises, de ces vases, de ces objets aux formes étranges nous a initiés à tout un art qui a réagi sur notre céramique et sur notre peinture décorative. L’Egypte était loin d’être à une aussi grande distance de Carthage ; elle avait en outre le prestige que donne l’ancienneté et le raffinement d’une puissante civilisation ; aussi elle l’envahissait et la pénétrait de toutes parts ; on portait à Carthage des bagues, des bijoux, des colliers égyptiens ; les divinités de l’Egypte s’y introduisaient avec les amulettes que l’on vendait à la porte des temples et des cimetières, et, quand ils représentaient des femmes ou des déesses coiffées ou costumées à l’égyptienne, les Carthaginois ne faisaient sans doute que reproduire ce que la réalité leur faisait voir chaque jour autour d’eux.

Cette imitation un peu servile de la nature, assez rude, mais serrée de près, mordante et parfois satirique, nous apparaît de plus en plus comme le trait distinctif de l’art punique. Un masque d’homme, le seul de ce genre qu’on ait trouvé jusqu’à présent, nous en offre un exemple saisissant : la figure, ovale et osseuse, est encadrée de favoris ras, qui laissent la bouche et le menton à découvert ; le nez, très accentué, est traversé, de même que les oreilles, par un anneau d’or ; les yeux ont une expression singulièrement railleuse ; ils sont peints en blanc, la prunelle et les sourcils en noir ; les cheveux courts et crépus, s’arrêtent sur le front suivant une ligne droite qui va d’une oreille à l’autre ; toute la partie du visage où se montre la peau était fortement colorée en rouge. Les pierres gravées, d’un travail si fin, où l’on sent l’influence de l’art grec, nous offrent à plusieurs reprises le même type d’homme, aux cheveux crépus, rasés par devant, aux favoris courts. Certains des plus anciens monumens de la céramique grecque nous avaient déjà montré des guerriers grecs portant les favoris ; mais quelle chose curieuse que cet anneau de nez, ce nezem, que nous rencontrons pour la première fois porté par un homme, et quelle révélation ! C’est bien ainsi que l’on se représente ces vieux loups de mer carthaginois.

On trouve aussi dans ces tombes d’autres masques, qui ne sont plus des portraits, mais de vrais masques grimaçans. L’un, représente un vieillard à la face glabre et ridée ; le nez est crochu et le front dénudé fuit en arrière ; le rire qui contracte ses traits fait saillir les pommettes et forme autour de sa bouche en entonnoir un double cercle de plis ; les yeux sont figurés par des trous en forme de croissans renversés ; sur chacune des pommettes on a appliqué une petite pastille. Un autre, à la fois grotesque et sinistre, est encore d’une plus rare puissance d’expression. Le front, bas et étroit, est fortement bombé ; les pommettes saillantes et anguleuses ; le nez, renfoncé à sa base, suit le mouvement des joues ; les yeux obliques, formés de deux grands trous noirs, sont taillés dans l’épaisseur du masque, de même que la bouche, dont les lèvres forment un bourrelet rappelant le masque tragique grec ; enfin, entre les deux sourcils, il porte le disque enfermé dans le croissant renversé ; et toute cette figure aux traits de travers change d’expression suivant l’angle sous lequel on la regarde.

Les Carthaginois ont eu le sens de la caricature. Le réalisme, c’est-à-dire la reproduction de la nature sans idéal, amène à en mettre en relief les côtés grotesques et à en exagérer les traits. Cette préoccupation se trahit dans toutes les représentations figurées des Carthaginois, sur leurs pierres gravées comme sur leurs statuettes ; ils aiment à rendre l’homme dans des attitudes qui n’ont rien de la noblesse des figures grecques ; ils aiment aussi à représenter des singes.

Elle éclate jusque dans leurs divinités, ces nains obèses, aux formes trapues, d’une nudité parfois choquante, qui tirent la langue, ces têtes de diablotins cornus, ou ces monstrueux accouplemens d’êtres de natures et de sexes différens. Leur Hercule, qui est le prototype de l’Hercule grec, en a les muscles et les attributs, mais c’est un nain grotesque, qui lutte avec des grues plus grandes que lui et, tout en étant nain, il est déjà terrible. Ils ont senti les contrastes et la dérision des choses humaines et ils en ont les premiers rendu le caractère tragique et redoutable.

Peut-être est-ce là le côté le plus original de leur art, celui par où il s’est imposé aux peuples avec lesquels ils étaient en contact. Certains dieux de l’Egypte et non des moindres, le dieu Bès, le dieu Set, Phtah embyron, toutes ces divinités typhoniennes, à la fois grotesques et malfaisantes, qui se sont introduites de bonne heure dans le panthéon égyptien, si même elles ne sont pas d’origine directement phénicienne, paraissent appartenir à ce vieux fonds de civilisation d’où la Phénicie elle-même est sortie, et dont elle a gardé le type en quelque sorte classique.

Par là s’expliquent ces idoles grossières, ces fétiches, ces dieux de pierre qui étaient l’objet de l’adoration et de la terreur des Carthaginois. On a trouvé dans la nécropole de Douimès une sorte de gros galet rond aplati, d’une pierre dure et noirâtre, étrangère aux environs de Carthage, qui porte sur un de ses côtés, grossièrement tracés, de grands yeux ronds, un nez, des oreilles, une bouche démesurément grande, dont la ligne droite coupe le bas de la figure, une sorte de face de pleine lune grimaçante. Certainement cette pierre est un bétyle, c’est-à-dire une idole, une de ces pierres où la divinité résidait et qu’elle animait, ce que les Grecs ont appelé des pierres ayant une âme. Qu’on la mette en regard de ces belles terres cuites carthaginoises, représentant la tête d’une déesse, aux lignes pures, pleines de finesse et de dignité, la coiffure relevée par une couronne de serpens, le contraste est presque choquant. D’un côté c’est l’art grec dans ce qu’il a de plus noble appliqué à une donnée orientale ; de l’autre, c’est la grossièreté et la barbarie ; et pourtant, cette tête a une physionomie, et cette physionomie se retrouve sur une autre pierre analogue, qui porte au revers une inscription mystérieuse ; elle se retrouve sur ces œufs d’autruche, où l’on voit grossièrement peints, en bleu, en rouge, en noir, les traits d’une figure humaine. On comprend que ce dieu ait dévoré des enfans.

Les bijoux et les objets en métaux précieux viennent compléter le tableau de cette civilisation étrange, singulier mélange de raffinement et de barbarie, encore tout imprégnée d’élémens orientaux, dont les fouilles de Carthage nous découvrent chaque jour un coin nouveau. L’orfèvrerie ne réclame pas une haute conception de l’idéal ; les bijoux sont l’accessoire de la beauté et ils en sont le complément naturel ; ils s’y substituent souvent chez les peuples qui mettent la richesse et l’opulence des formes au-dessus de la beauté des traits et de la pureté des lignes. À en juger par leur variété, leur perfection et la place qu’ils tiennent dans ces sépultures, ils paraissent avoir été une des formes de l’art préférées des Carthaginois. Et pourtant, là encore nous rencontrons le même mélange d’un art d’emprunt et d’un art indigène, de scarabées, d’amulettes, d’élémens de colliers purement égyptiens, à côté de pièces d’orfèvrerie où l’on retrouve, à travers une inspiration venue du dehors, toute l’habileté des Carthaginois dans ce genre de travaux.

Les Phéniciens ont été de tout temps de merveilleux ouvriers sur métaux. Quand Salomon voulut décorer le temple de Jérusalem et son propre palais, il demanda au roi de Tyr un de ses artistes ; il est probable que les orfèvres sidoniens ont joué le même rôle en Grèce. M. Naville a montré récemment qu’ils avaient exercé leur art jusqu’en Égypte. En tous cas, les produits de leur industrie ont inondé les marchés du monde occidental. Ils y vendaient leurs colliers d’or et leurs bracelets qu’ils échangeaient contre de belles femmes, et surtout ces coupes en bronze ou en argent repoussé, qui offraient, en longs dessins circulaires, des scènes de chasse, de longs alignemens de bêtes fauves ou domestiques, des luttes entre des dieux et des animaux fantastiques, tout un résumé des conceptions religieuses qui ont donné naissance aux développemens de la mythologie grecque,

Carthage ne nous a pas encore livré de ces coupes, que l’on trouve en Grèce, comme dans l’île de Chypre et jusqu’en Italie. Le sol n’y a pas la sécheresse du sable d’Égypte, qui préserve de la destruction les reliques que l’homme lui confie ; il n’a pas été pénétré par la couche de cendres qui a recouvert de son linceul, à Pompéi, toute une civilisation en son plein épanouissement et l’a pétrifiée. Le bois de cèdre qui recouvrait les morts ou lambrissait les plafonds de leurs tombeaux est tombé en poussière et l’on ne trouve plus que les poignées qui avaient servi à les descendre sur leur couche funèbre.

L’argent et le bronze eux-mêmes ont été mangés par la rouille ; et pourtant ils devaient être largement représentés dans ces sépultures. On y retrouve quelques restes d’armes, de petites hachettes, des fers de lance, des coutelas, des hameçons, des pelles, des pincettes ; puis d’épaisses cymbales en cuivre, des sonnettes, des miroirs et surtout de belles œnochoés en bronze, qui, étant plus massives, ont mieux résisté. L’une d’elles, toute de bronze doré et d’une rare élégance de formes, est munie d’une anse qui s’élève au-dessus du col, décrivant une courbe gracieuse. La jonction de l’anse et du col est formée par une pièce carrée sur laquelle se détache en relief une tête de veau que surmonte le disque entre deux uraeus. Sur d’autres, l’anse, artistement travaillée, a comme points d’attache, en bas une tête barbue aux traits siléniques, en haut une tête imberbe.

L’or seul n’a pas été attaqué par le temps. Il a résisté même à l’usure des flots de la mer. La côte de Carthage offre, au niveau du promontoire de Bordj Djedid, un vrai sable aurifère, auquel se trouvent mêlés, soit de petits grains d’or, soit même des anneaux. des bagues et d’autres menus objets. Cet or vient, ainsi que l’a démontré M. Gauckler, de l’éboulement des caveaux de la nécropole creusée dans la falaise.

Les bijoux étrusques ou l’orfèvrerie romaine d’un Castellani peuvent seuls donner une idée de la manière dont les Carthaginois ont travaillé l’or pour arriver à produire ces bijoux dont la finesse nous charme encore aujourd’hui. Ces élémens de colliers, ces pendeloques, ces boucles d’oreilles sont formés de la juxtaposition de globules d’or presque imperceptibles qu’on a groupés en anneaux, en perles et en cubes. On ne saurait dire la délicatesse des effets obtenus par l’union de ce travail de grènetis et de l’or massif. Les boucles d’oreilles surtout sont de petits chefs-d’œuvre d’orfèvrerie ; tantôt elles se terminent par de longues perles d’or, tantôt elles affectent la forme de lanternes, du milieu desquelles s’élève une pyramide de grains d’or. Ces bijoux ne sont pas propres à la nécropole de Bordj Djedid, et les plus beaux sont ceux peut-être que nous livrent les plus anciennes tombes. C’est dans l’une d’entre elles que M. Gauckler a trouvé tout récemment le mort portant encore au doigt un anneau d’or avec quatre cynocéphales gravés sur le chaton ; à l’oreille gauche, un pendant d’oreille avec le symbole de Tanit ; au cou, un grand collier d’or massif formé de quarante élémens de formes variées, symétriquement disposés de part et d’autre d’une broche centrale, figurant un croissant en turquoise qui retombe sur un disque en hyacinthe. Un autre collier en argent complétait la parure.

Une curieuse statuette en terre cuite nous permet de nous rendre compte de la façon dont ces bijoux étaient agencés. Elle représente une déesse assise, dont le manteau s’arrondit autour du buste en forme de disque. Sur la tête elle porte une haute coiffe, décorée d’un triple rang de roses, de disques et de feuilles de laurier. De longues boucles d’oreilles en forme de coquillages pendent jusqu’au bas des joues. Sur sa poitrine s’étalent trois amples colliers qui couvrent le buste tout entier. Le premier, qui entoure le cou, est composé de perles ; le second, d’olives plus grandes et disposées en éventail ; le troisième de disques plus grands encore. Ce type devait répondre à une toilette en usage, car nous le voyons reparaître sur plusieurs statuettes presque identiques : sur l’une d’elles, trouvée à Tharros, la poitrine de la déesse est toute couverte du haut en bas de six rangées de bijoux dont chacune reproduit un motif différent.

Nous voyons ainsi peu à peu sortir de leur tombe tous ces témoins d’une civilisation qui a balancé la fortune de Rome, et qui a laissé un nom dans l’histoire par l’éclat de sa richesse et par l’âpreté de son énergie à poursuivre la conquête du marché du monde antique.


III

On est surpris du silence qui entoure les noms de ceux qui étaient enfermés dans ces tombes. En Égypte, les chambres des hypogées et des pyramides sont couvertes d’inscriptions qui s’alignent tout du long de leurs parois ; les Grecs et les Romains inscrivaient le nom et les titres du défunt sur des stèles qui gardaient son souvenir parmi les vivans. Ici, rien de semblable. Le plus souvent, la chambre sépulcrale et le sarcophage lui-même ne portent aucune mention de celui qui y est enseveli. Quelques rares plaques mortuaires avec une sèche légende : « Tombeau d’un tel, fils d’un tel, » et voilà tout. Encore pas une n’a-t-elle été trouvée en place. Les inscriptions ne se multiplient qu’avec l’incinération ; alors nous voyons les urnes funéraires se couvrir de légendes peintes à l’encre portant le plus souvent le nom de ceux dont elles conservaient les cendres.

Il semble pourtant que ce silence commence à se rompre et que les tombes mêmes se mettent à parler. On se rappelle ce petit médaillon en or, trouvé dans une des plus anciennes tombes de Carthage, et qui portait une dédicace à Astarté-Pygmalion, suivie du nom de son propriétaire : « À Astarté-Pygmalion, Iadamelek, fils de Paddaï. Pygmalion protège qui il protège. » N’est-il pas intéressant de retrouver dans cette antique sépulture, associé à Astarté, le nom de Pygmalion, le beau-frère de Didon, qui joue un si grand rôle dans l’histoire de la fondation de Carthage ?

Dans la nécropole de Bordj Djedid, le Père Delattre a fait, à la fin de l’année dernière, une découverte qui, pour se rapporter à une moins haute antiquité, n’est pas moins intéressante. En déblayant un puits qui s’enfonçait verticalement dans le sol à une profondeur de quatorze mètres, il est arrivé à une chambre mortuaire. Là, au milieu des débris qui l’encombraient, outre les auges qui contenaient des squelettes accompagnés du mobilier funéraire habituel, il a trouvé d’abord quatre petits sarcophages en pierre, de quarante à cinquante centimètres de long, ne renfermant que des os calcinés ; puis, dans l’angle de la cellule à gauche, sous le plafond, un autre sarcophage de mêmes dimensions, mais dont le couvercle portait l’image en pied du défunt, gravée au trait sur un bloc découpé en relief dans l’épaisseur du couvercle et reproduisant les contours du corps.

Le mort est étendu tout de son long, comme sur les pierres tombales du moyen âge. C’est un vieillard à longue barbe, les traits durs, le front dégarni, la lèvre supérieure fortement accentuée ; sa tête, coiffée d’un turban, repose sur deux coussins à glands. Sa main droite est relevée en signe d’adoration ; de la gauche, il tient une cassolette. Il porte sur sa poitrine un pectoral en forme de croix de Malte, dont les pointes remontent jusqu’aux épaules ; une bande, qui part de l’épaule droite et va en s’élargissant jusqu’en bas, broche sur la robe qui retombe sur les pieds en faisant de larges plis. Sur la face verticale du couvercle, derrière la tête, une inscription en beaux caractères puniques porte : Abdmelqart, le Rab.

Tout au fond de la même fosse, une autre chambre funéraire contenait un second sarcophage anthropoïde de mêmes dimensions, d’un style moins archaïque peut-être, mais singulièrement vivant. La pose est la même, mais le corps, au lieu d’être gravé au trait, est sculpté en haut relief sur le couvercle, comme les chevaliers et les grandes dames sur leurs cercueils de pierre. L’expression est calme et recueillie ; la barbe soigneusement frisée de même que les cheveux. Toute la sculpture, qui est un peu molle et ne dénote pas une haute antiquité, est d’une extrême finesse qui permet de saisir tous les détails du costume. Une large bande, sorte d’épitoge rattachée à l’épaule par une agrafe, tombe jusqu’à mi-jambe. Comme sur l’autre sarcophage, la main droite est levée et la gauche tient une cassolette à la hauteur de la poitrine.

On se sent saisi au contact de ces grands morts qui ont peut-être joué un rôle dans les luttes de Carthage avec les Romains, et l’on est tenté de les interroger. Qui étaient-ils ? Etaient-ils tous deux revêtus de la même dignité ? À quelle fonction répondait ce titre de Rab, qui signifie un « prince » ou un « grand ? » Sans doute, il désignait les membres d’un des grands conseils de Carthage, l’un de ces principes qui sont mentionnés à la suite des suffètes sur les inscriptions. La dédicace du temple d’Astarté et Tanit, retrouvée presque en même temps au haut de la falaise qui domine la nécropole du Bordj Djedid, nous montre, sur la liste des magistrats éponymes, les mêmes personnages, cités au même rang, entre les suffètes et le grand prêtre. Et qui sait si quelque jour le sol de Carthage ne nous livrera pas une liste des Rab, ou bien une liste des suffètes, analogue pour l’histoire punique à ce qu’a été pour l’histoire romaine la découverte des Fastes consulaires ?

Chaque jour, en attendant, ajoute à nos connaissances ou plutôt diminue le chapitre de nos ignorances, et nous permet de pénétrer davantage dans cette vie d’outre-tombe qui était la continuation de la vie sur terre. Il y a quelques semaines à peine, M. Gauckler découvrait, près d’un puits funéraire, une de ces petites feuilles de plomb, roulées sur elles-mêmes, que l’on glissait dans les tombes, et qui portaient des imprécations destinées à lier certains esprits ou à se les concilier ; seulement, au lieu d’être écrite en caractère grecs ou latins, comme toutes celles que l’on connaissait jusqu’à présent, elle est en caractères puniques. Ainsi, les croyances que l’on considérait comme propres à l’Egypte ou à la Grèce se trouveraient aussi avoir été celles des Carthaginois.

Une dernière inscription, dont le Père Delattre vient de nous envoyer la photographie, fournira peut-être, quand elle sera entièrement déchiffrée, quelques lumières sur ce point. C’est une inscription funéraire, mais d’un rare intérêt, dont l’auteur fait remonter sa généalogie jusqu’à la septième ou à la huitième génération. Et cette généalogie, accompagnée de titres honorifiques que nous ne faisons encore qu’entrevoir, est suivie de tout un long développement dans lequel ce Carthaginois, après avoir rappelé le monument qu’il élève et peut-être aussi ses titres à la faveur des dieux, parait invoquer la bénédiction du dieu Soleil sur sa dépouille.

Nous avons là en tous cas, non plus une simple plaque d’identité, mais une inscription monumentale, destinée à être fixée sur un édifice qui s’élevait au-dessus du tombeau. Il semble ainsi que les nécropoles, dont nous recherchons la trace dans le sol, aient été recouvertes, suivant un usage fréquent chez les peuples orientaux, de monumens qui gardaient une place au mort parmi les vivans. Ces monumens ont été balayés par les bouleversemens qui sont la loi de l’histoire, mais une inscription en est restée comme un témoin. On en trouvera d’autres, et les découvertes qui se succèdent sans interruption depuis quelques années dans le domaine de l’antiquité punique, nous permettent d’espérer encore davantage.

Il ne faut pas se le dissimuler, nous assistons à un des faits archéologiques les plus intéressans qui se soient produits depuis longtemps ; c’est un commencement de résurrection de Carthage. Quand ce ne serait que pour cette raison, il faudrait s’applaudir de la conquête qui a mis entre nos mains la Tunisie, et a donné à ces recherches un puissant essor, en faisant de cette terre historique, pour la science, un champ d’exploration analogue, toutes proportions gardées, à ce qu’a été l’Egypte au commencement du siècle. Le ministère de l’Instruction publique l’a bien compris, quand il a institué la Commission de l’Afrique du nord, qui provoque les découvertes, les centralise, sert de lien entre la direction des Antiquités en Tunisie, les officiers de nos brigades topographiques et les savans auxquels il confie des missions, et qui crée entre tous ces efforts une collaboration dont nous commençons à voir les résultats.

Toute civilisation s’appuie sur celles qui l’ont précédée. Elle met à profit les leçons des choses. L’emplacement des villes et des ports, les routes et le régime des eaux, les mœurs de ceux qui ont, les premiers, cultivé une terre, les lois qui ont présidé à leur développement, sont autant d’indications précieuses pour les nouveaux occupans. La connaissance de la civilisation punique et celle des temps qui l’ont précédée est nécessaire pour comprendre les développemens de la colonisation romaine ; elle explique encore aujourd’hui certains traits fondamentaux que l’on retrouve dans ce mélange de peuples unifiés par l’islamisme. Dans cette étude, il n’est permis de rien négliger, car les choses les plus indifférentes en apparence prennent souvent tout à coup une importance qu’on ne leur soupçonnait pas. Je ne parle pas du plaisir qu’éprouve un esprit curieux des conquêtes de la science à interroger les temps anciens, à reconstituer ce qui n’est plus, à refaire la genèse des peuples, à retrouver des points de contact entre des civilisations fort éloignées en apparence, à expliquer le présent par le passé, et à saisir les liens des choses.


PHILIPPE BERGER.