Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/VII/04

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 371-375).

IV

Les noces de Cana

Il était déjà très tard pour le monastère, lorsque Aliocha arriva à l’ermitage ; le frère portier l’introduisit par une entrée particulière. Neuf heures avaient sonné, l’heure du repos après une journée aussi agitée. Aliocha ouvrit timidement la porte et pénétra dans la cellule du starets, où se trouvait maintenant son cercueil. Il n’y avait personne, sauf le Père Païsius, lisant l’Évangile devant le mort, et le jeune novice Porphyre, épuisé par l’entretien de la dernière nuit et les émotions de la journée ; il dormait du profond sommeil de la jeunesse, couché par terre dans la pièce voisine. Le Père Païsius, qui avait entendu Aliocha entrer, ne tourna même pas la tête. Aliocha s’agenouilla dans un coin et se mit à prier. Son âme débordait, mais ses sensations demeuraient confuses, l’une chassant l’autre dans une sorte de mouvement giratoire uniforme. Chose étrange, il éprouvait un sentiment de bien-être et ne s’en étonnait pas. Il contemplait de nouveau ce mort qui lui était si cher, mais la pitié éplorée et douloureuse du matin avait disparu. En entrant, il était tombé à genoux devant le cercueil comme devant un sanctuaire ; pourtant la joie rayonnait dans son âme. Un air frais entrait par la fenêtre ouverte. « Il faut donc que l’odeur ait augmenté pour qu’on se soit décidé à ouvrir une fenêtre », pensa Aliocha. Mais il n’était plus angoissé, ni indigné par cette idée de la corruption. Il se mit à prier doucement ; bientôt il s’aperçut que c’était presque machinal. Des fragments d’idées surgissaient, tels que des feux follets ; en revanche, régnaient dans son âme une certitude, un apaisement dont il avait conscience. Il se mettait à prier avec ferveur, plein de reconnaissance et d’amour… Bientôt il passait à autre chose, se prenait à réfléchir, oubliant finalement la prière et les divagations qui l’avaient interrompue. Il prêta l’oreille à la lecture du Père Païsius, mais finit par somnoler, épuisé…

Trois jours après, il se fit des noces à Cana, en Galilée, et la mère de Jésus y était.

Et Jésus fut aussi convié aux noces, avec ses disciples[1].

« Les noces ?… Cette idée tourbillonnait dans l’esprit d’Aliocha. — Elle aussi est heureuse… elle est allée à un festin… Non, certes, elle n’a pas pris de couteau… C’était seulement une parole « fâcheuse… ». Il faut toujours pardonner les paroles fâcheuses. Elles consolent l’âme… Sans elles la douleur serait insupportable. Rakitine a pris la ruelle. Tant qu’il songera à ses griefs, il prendra toujours la ruelle… Mais la route, la grande route droite, claire, cristalline, avec le soleil resplendissant, au bout… Que lit-on ?

…Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit : Ils n’ont point de vin…

— Ah ! oui, j’ai manqué le commencement, c’est dommage, j’aime ce passage : les noces de Cana, le premier miracle… Quel beau miracle ! Il fut consacré à la joie et non au deuil… « Qui aime les hommes aime aussi leur joie… » Le défunt le répétait à chaque instant, c’était une de ses principales idées… « On ne peut pas vivre sans joie », affirme Mitia… Tout ce qui est vrai et beau respire toujours le pardon ; il le disait aussi.

…Jésus lui dit : Femme, qu’y a-t-il entre vous et moi ? Mon heure n’est pas encore venue.

Sa mère dit à ceux qui servaient : Faites tout ce qu’il vous dira…

— Faites… Procurez la joie à de très pauvres gens… Fort pauvres, assurément, puisque même à leurs noces le vin manqua… Les historiens racontent qu’autour du lac de Génézareth et dans la région était alors disséminée la population la plus pauvre qu’on puisse imaginer… Et sa mère au grand cœur savait qu’il n’était pas venu seulement accomplir sa mission sublime, mais qu’il partageait la joie naïve des gens simples et ignorants qui l’invitaient cordialement à leurs humbles noces. « Mon heure n’est pas encore venue. » Il parle avec un doux sourire (oui, il a dû lui sourire tendrement). En réalité, se peut-il qu’il soit venu sur terre pour multiplier le vin à de pauvres noces ? Mais il a fait ce qu’elle lui demandait…

…Jésus leur dit : Remplissez d’eau ces urnes. Et ils les remplirent jusqu’au bord.

Alors Jésus leur dit : Puisez maintenant et portez-en au maître d’hôtel. Et ils lui en portèrent.

Dès que le maître d’hôtel eut goûté l’eau changée en vin, ne sachant d’où venait ce vin, quoique les serviteurs qui avaient puisé l’eau le sussent bien, il appela l’époux.

Et lui dit : Tout homme sert d’abord le bon vin ; puis, après qu’on en a beaucoup bu, il en sert de moins bon ; mais toi tu as réservé le bon vin jusqu’à maintenant.

— Mais qu’arrive-t-il ? Pourquoi la chambre oscille-t-elle ? Ah ! oui… ce sont les noces, le mariage… bien sûr. Voici les invités, les jeunes époux, la foule joyeuse et… où est donc le sage maître d’hôtel ? Qui est-ce ? La chambre oscille de nouveau… Qui se lève à la grande table ? Comment… lui aussi est ici ? Mais il était dans son cercueil… Il s’est levé, il m’a vu, il vient ici… Seigneur !… »

En effet, il s’est approché, le petit vieillard sec, au visage sillonné de rides, riant doucement. Le cercueil a disparu ; il est habillé comme hier, en leur compagnie, quand ses visiteurs se réunirent ; il a le visage découvert, les yeux brillants. Est-ce possible, lui aussi prend part au festin, lui aussi est invité aux noces de Cana ?

« Tu es aussi invité, mon cher, dans toutes les règles, dit sa voix paisible. Pourquoi te cacher ici ?… on ne te voit pas… Viens vers nous. »

C’est sa voix, la voix du starets Zosime… Comment ne serait-ce pas lui, puisqu’il l’appelle ? Le starets prit la main d’Aliocha, qui se releva.

« Réjouissons-nous, poursuivit le vieillard, buvons le vin nouveau, le vin de la grande joie ; vois-tu tous ces invités ? Voici le fiancé et la fiancée ; voici le sage maître d’hôtel, il goûte le vin nouveau. Pourquoi es-tu surpris de me voir ? J’ai donné un oignon, et me voici. Beaucoup parmi eux n’ont donné qu’un oignon, un tout petit oignon… Que sont nos œuvres, mon bien cher ! Vois-tu notre Soleil. L’aperçois-tu ? aujourd’hui donner un oignon à une affamée. Commence ton œuvre, mon bien cher ! Vois-tu notre Soleil, L’aperçois-tu ?

— J’ai peur… je n’ose pas regarder… balbutia Aliocha.

— N’aie pas peur de Lui. Sa majesté est terrible, sa grandeur nous écrase, mais sa miséricorde est sans bornes ; par amour il s’est fait semblable à nous et se réjouit avec nous ; il change l’eau en vin, pour ne pas interrompre la joie des invités ; il en attend d’autres ; il les appelle continuellement et aux siècles des siècles. Et voilà qu’on apporte le vin nouveau ; tu vois les vaisseaux… »

Une flamme brûlait dans le cœur d’Aliocha ; il le sentait plein à déborder ; des larmes de joie lui échappèrent… Il étendit les bras, poussa un cri, s’éveilla…

De nouveau le cercueil, la fenêtre ouverte et la lecture calme, grave, rythmée de l’Évangile. Mais Aliocha n’écoutait plus. Chose étrange, il s’était endormi à genoux et se trouvait maintenant debout. Soudain, comme soulevé de sa place, il s’approcha en trois pas du cercueil, il heurta même de l’épaule le Père Païsius sans le remarquer. Celui-ci leva les yeux, mais reprit aussitôt sa lecture, se rendant compte que le jeune homme n’était pas dans son état normal. Aliocha contempla un instant le cercueil, le mort qui y était allongé, le visage recouvert, l’icône sur la poitrine, le capuce surmonté de la croix à huit branches. Il venait d’entendre sa voix, elle retentissait à ses oreilles. Il écouta encore, attendit… Soudain il se tourna brusquement et quitta la cellule.

Il descendit le perron sans s’arrêter. Son âme exaltée avait soif de liberté, d’espace. Au-dessus de sa tête, la voûte céleste s’étendait à l’infini, les calmes étoiles scintillaient. Du zénith à l’horizon apparaissait, indistincte, la voie lactée. La nuit sereine enveloppait la terre. Les tours blanches et les coupoles dorées se détachaient sur le ciel de saphir. Autour de la maison les opulentes fleurs d’automne s’étaient endormies jusqu’au matin. Le calme de la terre paraissait se confondre avec celui des cieux : le mystère terrestre confinait à celui des étoiles. Aliocha, immobile, regardait ; soudain, comme fauché, il se prosterna.

Il ignorait pourquoi il étreignait la terre, il ne comprenait pas pourquoi il aurait voulu, irrésistiblement, l’embrasser tout entière ; mais il l’embrassait en sanglotant, en l’inondant de ses larmes, et il se promettait avec exaltation de l’aimer, de l’aimer toujours. « Arrose la terre de larmes de joie et aime-les… » Ces paroles retentissaient dans son âme. Sur quoi pleurait-il ? Oh ! dans son extase, il pleurait même sur ces étoiles qui scintillaient dans l’infini, et « n’avait pas honte de cette exaltation ». On aurait dit que les fils de ces mondes innombrables convergeaient dans son âme et que celle-ci frémissait toute, « en contact avec les autres mondes ». Il aurait voulu pardonner, à tous et pour tout, et demander pardon, non pour lui, mais pour les autres et pour tout ; « les autres le demanderont pour moi », ces mots aussi lui revenaient en mémoire. De plus en plus, il sentait d’une façon claire et quasi tangible qu’un sentiment ferme et inébranlable pénétrait dans son âme, qu’une idée s’emparait à jamais de son esprit. Il s’était prosterné faible adolescent et se releva lutteur solide pour le reste de ses jours, il en eut conscience à ce moment de sa crise. Et plus jamais, par la suite, Aliocha ne put oublier cet instant. « Mon âme a été visitée à cette heure », disait-il plus tard, en croyant fermement à la vérité de ses paroles.

Trois jours après, il quitta le monastère, conformément à la volonté de son starets, qui lui avait ordonné de « séjourner dans le monde ».

  1. Jean, II, 1-10.