Les Frères Zemganno/45

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G. Charpentier, éditeur (p. 223-228).

XLV

Les deux frères s’étaient logés rue des Acacias, aux Ternes, dans cette extrémité pauvre de Paris qui se perd et se confond avec la campagne de la banlieue. Ils avaient repris le bail d’un menuisier prêt à faire faillite. Ce menuisier occupait un petit corps de logis, composé au rez-de-chaussée d’une cuisine et d’une pièce de débarras, au premier de deux chambres et d’un cabinet ; dans sa location était également compris un grand baraquement en planches qui lui servait d’atelier et dont les clowns avaient fait un gymnase. La cour, séparée de la rue par une haute palissade à claire-voie qui joignait les deux bâtiments, était commune aux deux frères et à un treillageur qui, la plupart du temps, travaillait en plein air, mais dont le magasin en même temps que le lit étaient dans le grenier du baraquement. Ce treillageur, un vieux bonhomme, aux yeux glauquement tristes d’un crapaud mélancolique, et qui n’était pour ainsi dire qu’un buste sans jambes, faisait dans son état œuvre d’artiste, retrouvant et refaçonnant les architectures aériennes du dix-huitième siècle. Et le vieil et le tors ouvrier des Ternes montrait aux passants de la rue, exposé au milieu de la cour comme un échantillon de son faire, un admirable petit temple vert, à la corniche, aux pilastres, aux chapiteaux à jour, une merveille de découpure qui portait sur son fronton.

Lamour, treillageur dans le genre ancien
Pavillon de musique exécuté d’après les modèles les plus célèbres et notamment d’après la Salle des Fraîcheurs du Petit-Trianon.
Très bel ouvrage de treillage propre à faire l’ornement d’un parc moderne : à céder au prix coûtant.

Le terrain, très irrégulier et très mouvementé, contenait encore, dans des maisonnettes enfouies dans des recoins, des industries baroques ; et tout au fond, et avec la délimitation presque effacée d’une petite haie fourragée, tout le jour, par des bandes d’oies, s’élevait une vacherie où, au-dessus de l’étable, sous une fenêtre à rideaux blancs, on lisait :

Chambre à louer pour malade.

Le treillageur, enchanté de n’avoir aucune difficulté avec les nouveaux locataires à propos de son temple qui prenait presque tout entière la petite cour commune, vivait en bon ménage avec les deux clowns, et l’été venu, leur donnait la permission de se faire dans son pavillon une espèce de rideau avec de la verdure pour y jouer du violon, à l’abri des regards de la rue. Lui-même allait chez un horticulteur du voisinage ramasser, dans le coin d’une fosse de rebut, une admirable collection de ces plantes vivaces aux riantes et grandes fleurs, de ces malheureuses roses trémières aujourd’hui méprisées, mais que l’on retrouve si joliment mariées aux treillages des jardins dans les gouaches du siècle dernier.

Là donc, l’été, l’automne, par les beaux jours bleus, dans ce pavillon, où au travers du toit et des murs passaient, avec des coups de soleil des vols de moineaux, et derrière la colonnade fleurie de mauve, de jaune, de rose, les deux frères jouaient du violon. Mais vraiment, ils causaient plutôt qu’ils ne jouaient avec leurs violons ; et c’était entre eux comme une conversation où deux âmes se parleraient. Toutes les impressions fugitives et diverses et multiples de l’heure et du moment, jetant dans l’intérieur d’une créature humaine ces successions de lumières et d’ombres que met dans des vagues, l’alternative de soleils rayonnants ou de nuages au ciel, ces impressions, les deux frères se les disaient avec des sons. Et il y avait dans cette causerie à bâtons rompus, et pendant que tour à tour se taisait l’un des violons, des rêveries de l’aîné sur des rhythmes mollement assoupis, et des ironies du plus jeune sur des rhythmes gouailleurs et strépitants. Et se succédaient, échappés à l’un et à l’autre, de vagues amertumes qui s’exprimaient par un jeu aux lenteurs plaintives, du rire qui sonnait dans une fusée de notes stridentes, des impatiences qui éclataient en fracas coléreux, de la tendresse qui était comme un murmure d’eau sur de la mousse, et du verbiage qui jasait en fioritures exubérantes. Puis, au bout d’une heure de ce dialogue musicant, les deux fils de Stépanida, tout à coup pris de la virtuosité bohémienne, se mettaient à jouer, tous les deux à la fois, avec une verve, un brio, un mordant, remplissant l’air de la cour d’une musique sonore et nerveuse qui faisait taire le marteau du treillageur, et sur laquelle se penchait, avec des larmes souriantes, le cave visage de la poitrinaire habitant la chambre au-dessus de l’étable.