Les Frères Zemganno/58

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G. Charpentier, éditeur (p. 278-283).

LVIII

La contrariété colère amenée sur la figure de la Tompkins par les pieds de nez acrobatiques de Nello, avait amusé le jeune clown, et comme il était resté un peu enfant et taquin à la manière des enfants, — de cette petite pause laissée à la femme et au cheval pour souffler, et remplie par la contemplation plaisamment amoureuse de l’écuyère par le clown, — Nello en avait fait, dans la représentation de chaque soir, un long intermède presque cruel. Et à l’adresse de la Tompkins allaient des admirations qui se témoignaient par des cassements de cou drôlatiques, des extases agenouillées d’un hébétement grotesque, des désirs amoureux parlant avec des trémolo de jambes impossibles, des mains posées sur le cœur dans des contournements inouïs, puis encore des adorations et des implorations qui rendaient ridicules tous les muscles de son corps, et d’où l’amère bouffonnerie plastique jaillissait de chacun de ses nerfs. Sur une de ses jambes retournées, il mimait à la belle, comme sur une guitare, les plus charmantes blagues des romances d’amour. Et variant tous les jours son programme, et le faisant durer un peu plus, et parfois s’attachant à la queue du cheval partant, pour prolonger la colère de l’Américaine, il avait des gestes qui faisaient l’effet de lazzis, et des ironies de l’échine inénarrables. C’était comme une pantomime exécutée par un jeune, et joli, et distingué, et fantastique Deburau, où il n’y avait rien de canaille, même de grossier, mais où tout était rapide, délicat, esquissé dans l’air et crayonné avec la silhouette farce d’un corps satirique, — et senti par le public des premières galeries, qui commençait à venir au Cirque uniquement pour cette pochade gymnastique. On croyait vraiment voir une gaie scène de comédie muette, où le jeune clown avec son dos, ses jambes, ses bras, ses mains, et pour ainsi dire, avec l’esprit de l’adresse physique, opposait en riant à la flamme d’une femme, — et quelques habitués connaissaient la femme, — la plus moqueuse indifférence, les plus raillards mépris, les plus burlesques dédains.

Nello ne s’arrêtait pas là. Un peu grisé par le succès de sa petite méchanceté, un peu encouragé par les excitations de ses camarades blessés par les hauteurs de l’écuyère, il égratignait l’amoureuse aux endroits sensibles de son sexe et dans les fiertés qu’elle avait du charme de ses formes. Le souple et élastique corps de la Tompkins n’avait pas l’ondulation serpentante d’un corps de Parisienne. Elle avait cette colonne vertébrale britannique un peu toute d’une pièce, et qui même brisée et rompue qu’elle était par le métier, ne se prêtait pas aux flexibilités de la grâce. Un sculpteur qui a vécu longtemps en Angleterre et en Amérique, disait n’avoir jamais trouvé, parmi tous les sveltes et élégants bustes féminins de ces deux pays, un torse de modèle qui pût lui donner le penchement d’une Hébé tendant la coupe à Jupiter, d’une Cypris allongée, les rênes à la main, sur son attelage de colombes. Cette raideur de la grâce, Nello en faisait l’imitation en charge, la caricature, dans le rire de tous, outrant les inflexions rêches et les amabilités ankylosées du jeune et beau corps de l’Américaine en train de remercier les applaudissements du public.

Et plus il sentait l’écuyère irritée, plus le taquinant clown prenait plaisir à la tourmenter. Il ne se contentait plus maintenant des représentations, il la poursuivait de sa gouaillerie persistante et entêtée, aux répétitions et partout, ne la laissant pas un moment en repos. L’Américaine se préparait-elle dans l’entrée du corridor de droite, à son exercice équestre, par des élévations de terre qui retombent en entrechats battus, la Tompkins voyait aussitôt, dans l’entrée du corridor de gauche, Nello surgir juché sur un de ces grands tabourets blancs à filets rouges, servant au saut des banderoles, Nello qui de là-haut, au milieu d’un cercle d’ouvreuses en joie, lui adressait mille singeries cocasses.

Deux ou trois fois, Nello, dans une de ces turlupinades, où il était assez rapproché de l’écuyère, l’avait vu serrer d’une main, prête à frapper, la pomme de sa cravache à tête d’hippocampe en crystal de roche, et il attendait comme un gamin tenté par un coup qui le menace, mais à l’instant, l’autre main de l’écuyère, empoignant la cravache au milieu, et la faisant lentement couler entre ses doigts serrés, l’abaissait au-dessus de sa tête ainsi qu’une branche qu’on ploie, et après un petit et singulier « aoh ! »… la femme reprenait son apparence impassible et la fixité de son regard.

Car la Tompkins continuait à regarder Nello tout le temps qu’elle se trouvait dans l’arène en même temps que lui, mais maintenant, avec, dans son regard, un ressentiment presque inquiétant.

« Laisse-la donc tranquille, — disait un soir à Nello le clown Tiffany, — vois-tu, moi, à ta place, j’aurais peur de l’œil de cette femme ! »