Les Frères de la Bonne Trogne (De Coster)/08

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Imprimerie de F. Parent (p. 8-10).
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VIII.


Au lendemain, se réunirent derechef les commères et burent comme la veille, force eau claire.

Et s’en vinrent armées de bâtons au lieu où se tenaient les joyeux buveurs. Advenues que furent devant la porte, s’arrêtèrent et là fut conseil tenu, vieilles prétendant entrer avec les bâtons et jeunes n’en voulant mie.

Pieter Gans, lequel avait oreilles de lièvre, oyant en la rue certain clapotement de paroles tempêtueuses, gagna peur et s’écria : Las, las, qu’est-ce ceci ? Diables pour sûr, mon doux Jésus !

— J’y vais voir, vilain peureux, répondit Blaeskaek. Et ouvrant la porte il s’éclaffa de rire, disant : « Bonnes Trognes, ce sont nos femmes.

Ce qu’oyant se levèrent tous les buveurs et vinrent à la porte ; aucuns portaient lanterne pour bien considérer le spectacle.

Et Blaeskaek dit : Ça, donzelles, qui vous mène céans avec tout ce bois vert ?

À ce propos, les jeunes laissèrent choir à terre leurs bâtons — car elles étaient honteuses d’être surprises en cet équipage.

Mais une vieille, brandissant le sien en l’air, répondit pour les autres : Nous vous venons, ivrongnes, conter nouvelles de bâtons et châtier comme il convient.

— Las ! las ! ploura Pieter Gans, je reconnais bien la voix de ma mère-grand.

— Tu l’as dit, pendard, s’exclama la vieille.

Cependant que les Bonnes Trognes, oyant ce, secouaient allègrement leurs joyeuses bedaines, à force de rire ; Blaeskaek disait : « Adoncques entrez, entrez adoncques, commères, que nous voyions la façon dont vous nous dauberez. Avez-vous bons bâtons de bois vert ? — Oui. — J’en suis aise. — Nous, nous tenons ici pour vous bonnes verges, bien ointes de vinaigre, desquelles nous fouettons les garçonnets mal obéissants. Ce vous sera plaisir céleste d’être ainsi caressées en souvenir de jeunesse. En voulez-vous tâter ? Nous vous en baillerons pour plus de cinq cents deniers. »

Mais les vieilles, oyant ces menus propos, gagnèrent peur et s’enfuirent le grand pas, — notamment la dame Syske — et ullèrent toutes si effroyablement paroles menaçantes, qu’il semblait aux joyeux frères que ce fût croassement de vieux corbeaux sonnant par les rues bien silencieuses.

Les jeunes étaient demourées devant la porte et c’était grand’pitié de les voir en posture tant humble, douce et soumise, attendre avec grande patience quelque amicale parole de leurs maris ou fiancés.

— Çà, dit Blaeskaek, vous plairait-il entrer céans ?

— Oui, dirent-elles toutes.

— Ne les fais point entrer, dit Pieter Gans en l’oreille de Blaeskaek, ne le fais, elles iront caqueter du diable joufflu à l’ecclésiastique et nous feront brûler, mon ami bon.

— Je suis sourd, dit Blaeskaek ; venez mignonnes.

Doncques entrèrent les gentes commères et se placèrent toutes, aucunes près de leurs maris, aucunes près de leurs fiancés et les fillettes en ligne sus un banc modestement.

— Femmes, demandèrent les buveurs, vous voulez donc trinquer ?

— Oui, dirent-elles.

— Et boire d’autant ?

— Oui, dirent-elles.

— Et vous n’êtes point ici venues pour nous chanter chansons d’abstinence ?

— Nenni, dirent-elles, nous sommes venues sans autre désir que de joindre nos bons maris et fiancés et rire avecques, si faire se peut, à la garde de Dieu.

— Voici beaux proupos assurément, dit un vieil buveur, mais je vois dessous poindre ruse de femme.

Nul pourtant ne l’entendait ; car les femmes s’étaient sises et tout autour de la table, chacun disait : « Bois ça, mie sucrée, c’est boisson céleste. — Verse, sommelier, verse averse, de cette tant douce liqueur — Qui vaut plus que moi. Je suis le duc : j’ai bonne bouteille et bonne femme. Or çà sus, boute ici du vin ; car il faut au jour d’huy liqueur dominicale pour bien fêter ces gentes commères. — Courage, j’en ai de trop pour boire : je veux aller conquêter la lune, — mais tantôt seulement. — Pour l’heure, je demoure auprès de ma tant bonne femme. Baise-moi, mignonne. »

— Ce n’est point l’instant ici, devant tant de gens, répondaient les commères.

Et chacune avec force caresse et gentes manières disait à chacun : Viens-t’en au logis.

Ils l’eussent bien voulu, les buveurs, mais ne l’osaient, étant honteux l’un devant l’autre.

Ce que devinant, les commères parlèrent de s’en retourner.

— Là, là, dit le vieil homme, ne l’avais-je point prédit ? Elle nous veulent avoir hors.

« — Nenni, monsieur, répondit Wantje bien doucement ; mais considérez que nous ne sommes point assez accoutumées à boire si fortes boissons, voire même seulement à leur odeur. Doncques, monsieur, s’il nous faut issir hors à l’air frais ; c’est bien sans vous vouloir fâcher ne contrister aucunement. Que Dieu vous tienne en joie, trèstous. »

Et ainsi s’en furent les bonnes femmes, ce nonobstant qu’ils les voulaient de force retenir.