Les Francs-tireurs/07

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Amyot (p. 92-108).


VII

UN ANCIEN AMI.


Tranquille était un trop vieux et trop rusé coureur des bois, pour se laisser surprendre. Les yeux opiniâtrement fixé vers l’endroit où s’était produit le bruit qui lui avait donné l’éveil, il cherchait à percer les ténèbres et à distinguer un mouvement quelconque dans les broussailles qui lui permît de former des conjectures probables sur les visiteurs qui lui arrivaient.

Pendant un assez long espace de temps, le bruit qu’il avait entendu ne se renouvela pas, le désert était retombé dans le silence.

Mais le Canadien ne se rebuta pas. Au fait de toutes les ruses indiennes, connaissant la patience sans bornes des Peaux-Rouges, il continua à se tenir sur ses gardes ; seulement, comme il soupçonnait que dans l’ombre des regards investigateurs étaient fixés sur lui, et épiaient ses moindres mouvements, Tranquille bâilla à deux ou trois reprises, comme s’il eût été accablé de sommeil, ramena sur ses genoux la main posée sur le canon du rifle, et feignant de ne pouvoir résister à la fatigue, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine par un mouvement naturel.

Rien ne bougea.

Une heure s’écoula sans que le moindre bruit troublât le silence de la forêt.

Tranquille cependant était persuadé de ne s’être pas trompé.

Le ciel s’éclaircissait peu à peu, la dernière étoile avait disparu, l’horizon prenait ces teintes rouges d’incendie qui précèdent immédiatement l’apparition du soleil ; le Canadien, lassé de cette longue attente et ne sachant à quoi attribuer cette inaction des Peaux-Rouges, résolut de savoir enfin à quoi s’en tenir et d’avoir le mot de cette énigme.

En conséquence, il se redressa brusquement, saisit son rifle et se leva.

Au moment où il se préparait à aller en découverte, un bruit de pas assez rapproché, mêlé à un froissement de feuillages et à un bris de branches sèches, vint frapper son oreille.

— Ah ! ah ! murmura le Canadien, il paraît qu’ils se décident enfin ; voyons donc quels sont ces voisins incommodes.

Au même instant une fraîche voix de femme s’éleva harmonieuse et sonore dans le silence.

Tranquille s’arrêta avec un geste de surprise.

Cette voix chantait une mélodie indienne, dont voici les premiers vers :

Nubim nitcha, umadea taneschtupa, evarenrinatro, quin ha besarimatschacua, cana numamune, tapitschaco maneschtupa, edaïre menadii cana…[1].

— Oh ! murmura le chasseur avec un tressaillement nerveux, je connais cette chanson, c’est le chant des fiancés des Pawnées-Serpents ! Comment se fait-il que si loin de leurs territoires de chasse, ces paroles viennent frapper mon oreille ? Un détachement Pawnée rôderait-il donc aux environs ? Oh ! cela est impossible ! Voyons quel est ce chanteur qui s’est éveillé avec le soleil !

Sans plus hésiter, le chasseur s’avança alors à grands pas vers le fourré du milieu duquel la mélodie s’était fait entendre.

Mais au moment où il allait s’engager dans les broussailles, elles s’écartèrent brusquement, rejetées à droite et à gauche par deux mains vigoureuses, et deux Peaux-Rouges apparurent aux regards étonnés du Canadien, et entrèrent dans la clairière.

Arrivés à dix pas du chasseur, les Peaux-Rouges s’arrêtèrent, étendirent les bras en avant, les mains ouvertes et les doigts écartés, en signe de paix ; croisant ensuite leurs bras sur la poitrine, ils attendirent.

À cette manifestation des sentiments pacifiques des nouveaux venus, le Canadien laissa reposer à terre la crosse de son rifle, et d’un coup d’œil rapide, il examina les Indiens.

Le premier était un homme de haute taille, ses traits étaient intelligents, sa physionomie ouverte ; autant qu’il est possible de reconnaître l’âge d’un Indien, celui-ci paraissait avoir passé le milieu de la vie. Il était revêtu de son grand costume de guerre, et la plume de condor, fichée au-dessus de son oreille droite, indiquait qu’il avait le rang de sachem dans sa tribu.

L’autre Peau-Rouge n’était pas un homme, mais une femme d’une vingtaine d’années au plus : sa taille était frêle, souple et élégante, son costume orné avec toute la coquetterie indienne ; cependant, ses traits flétris, où n’apparaissaient que comme une lueur fugitive les traces d’une beauté évanouie avant l’âge, montraient que, de même que toutes les femmes indiennes, elle avait été impitoyablement soumise aux rudes travaux du ménage dont les hommes leur laissent tout le poids, regardant comme au-dessous de leur dignité de s’en occuper.

À la vue de ces deux personnages, le chasseur éprouva malgré lui une émotion dont il ne put se rendre compte ; plus il considérait le guerrier arrêté devant lui, plus il lui semblait retrouver dans cette physionomie martiale le souvenir lointain des traits d’un homme que jadis il avait connu, sans cependant qu’il lui fût possible de se rappeler ni où ni quand cette liaison avait existé ; mais, refoulant au dedans de lui-même les sentiments qui l’agitaient, et comprenant ce que son silence prolongé devait avoir d’extraordinaire pour les étrangers qui depuis longtemps déjà attendaient qu’il leur adressât les compliments de bienvenue qu’exige l’étiquette de la coutume indienne, il se décida enfin à prendre la parole :

— Que le sachem s’approche sans crainte et prenne place au foyer d’un ami, dit-il.

— La voix du chasseur pâle a réjoui le cœur du chef, répondit le guerrier, son invitation lui plaît ; il fumera avec lui le calumet de l’amitié.

Le Canadien s’inclina poliment, le sachem fit signe à sa compagne de le suivre, et il alla s’accroupir sur ses talons devant le brasier, à une légère distance du Cœur-Loyal et de Lanzi toujours endormis.

Tranquille et le guerrier commencèrent alors à fumer silencieusement, tandis que la jeune Indienne s’occupait activement à vaquer à tous les soins du ménage, c’est-à-dire à préparer le repas du matin.

Les deux hommes la laissaient faire, sans paraître s’apercevoir de la peine qu’elle se donnait.

Il y eut un assez long silence. Le chasseur réfléchissait ; l’Indien semblait être complètement absorbé par l’occupation à laquelle il se livrait.

Enfin, il secoua la cendre de son calumet en repassa le tuyau à sa ceinture, et se tournant vers son hôte :

— Le valkon[2] et le mawkavis[3] font toujours entendre le même chant, dit-il ; celui qui les a écoutés pendant les lunes du printemps les reconnaît encore aux lunes d’hiver. Il n’en est pas de même de l’homme ; il oublie vite, son cœur ne tressaille pas au souvenir d’un ami, et s’il le retrouve après beaucoup de lunes, ses yeux ne le voient pas.

— Que veut dire le chef ? demanda le Canadien étonné de ces paroles qui semblaient impliquer un reproche.

— Le Wacondah est puissant, reprit l’Indien, c’est lui qui dicte les paroles que souffle ma poitrine : le chêne robuste oublie qu’il a été un frêle arbrisseau.

— Expliquez-vous, chef, reprit avec agitation le chasseur, le son de votre voix me cause une émotion singulière, vos traits ne me sont pas inconnus ; parlez, qui êtes-vous ?

Hou-Ohpec[4], dit l’Indien en s’adressant à la jeune femme, vous êtes la cihuatl[5] d’un sachem ; demandez au grand chasseur pâle pourquoi il a oublié son ami, celui qui, dans un temps plus heureux, fut son frère.

— J’obéirai, répondit-elle d’une voix mélodieuse, mais le chef se trompe, le grand chasseur pâle n’a pas oublié le wah-rush-a-menec des Pawnées-Serpents.

— Oh ! s’écria Tranquille avec effusion, seriez-vous en effet le Cerf-Noir, mon frère ? Mon cœur m’avertissait secrètement de votre présence, et quoique vos traits fussent presque sortis de ma mémoire, cependant je m’attendais à retrouver un ami.

— Ooah ! le chasseur pâle dit-il vrai, fit le chef avec une émotion qu’il ne parvint pas à dissimuler ; a-t-il réellement gardé le souvenir de son frère le Cerf-Noir ?

— Ah ! chef, reprit tristement le chasseur, en douter plus longtemps serait me faire injure ; comment pouvais-je supposer jamais vous rencontrer ici, à une si considérable distance des calli (huttes) de votre nation ?

— C’est vrai, répondit l’Indien, d’un air pensif, que mon frère me pardonne.

— Eh quoi ! s’écria Tranquille, l’Oiseau-qui-chante, cette frêle enfant que si souvent j’ai fait sauter sur mes genoux, est la charmante femme que je vois ici ?

— Hou-Ohpec est la femme d’un chef, répondit l’Indien, flatté du compliment ; il y aura quarante-cinq lunes à la prochaine chute des feuilles que le Cerf-Noir l’a achetée à son père pour deux mustangs et un carquois en peau de panthère.

L’Oiseau-qui-chante sourit gracieusement au chasseur, et se remit à vaquer à ses occupations.

— Le chef me permettra-t-il de lui adresser une question ? reprit Tranquille.

— Mon frère peut parler, les oreilles d’un ami sont ouvertes.

— Comment le sachem a-t-il su qu’il me trouverait ici ?

— Le Cerf-Noir l’ignorait, ce n’est pas le grand chasseur pâle qu’il cherchait ; le Wacondah a permis qu’il retrouvât un ami, il l’en remercie.

Tranquille le regarda d’un air étonné.

Le guerrier sourit.

— Le Cerf-Noir n’a pas de secret pour son frère, dit-il doucement ; que le chasseur pâle attende ; bientôt il saura tout.

— Mon frère est libre de parler ou de se taire ; j’attendrai.

La conversation s’arrêta là.

Le sachem s’était enveloppé dans sa robe de bison et semblait ne vouloir pas, quant à présent, s’expliquer plus clairement.

Tranquille, retenu par les devoirs de l’hospitalité qui, au désert, défend d’interroger ceux que l’on fait asseoir à son foyer, imita la réserve de son hôte ; mais à peine le silence durait-il depuis quelques minutes, que le chasseur sentit une main légère s’appuyer sur son épaule, tandis qu’une voix douce et affectueuse murmurait à son oreille :

— Bonjour, père.

Et un frais baiser compléta cette parole.

— Bonjour, fillette, répondit le chasseur en souriant, as-tu bien dormi ?

— Délicieusement, père.

— Es-tu reposée ?

— Je ne sens plus aucune fatigue.

— Bon, voilà comme j’aime à te voir, mon enfant chérie.

— Père, reprit la curieuse jeune fille en jetant un regard autour d’elle, il vous est donc venu des visiteurs ?

— Tu le vois.

— Des étrangers ?

— Non, d’anciens amis qui, je l’espère, seront bientôt les tiens.

— Des Peaux-Rouges ? fit-elle avec un geste instinctif d’effroi.

— Tous ne sont pas méchants, répondit-il avec un sourire, ceux-ci sont bons. Se tournant alors vers l’Indienne qui fixait avec une admiration naïve ses grands yeux de velours noir sur Carméla : — Hou-Ohpec ? dit-il.

La jeune femme accourut en bondissant comme une jeune biche.

Que désire mon père, dit-elle en s’inclinant timidement.

— Hou-Ohpec, reprit le chasseur, cette jeune femme est ma fille Carméla. Et prenant dans sa large main les mignonnes mains des deux femmes, il les réunit en ajoutant avec émotion : Aimez-vous comme deux sœurs.

— L’Oiseau-qui-chante serait bien heureuse d’être aimée par le lys blanc, répondit l’Indienne, car son cœur a déjà volé vers elle.

Carméla, charmée du nom qu’avec sa poésie naïve lui avait donné la jeune femme, se pencha affectueusement vers elle et la baisant au front :

— Je vous aime déjà, ma sœur, lui dit-elle.

Et se tenant par la main, elles s’éloignèrent en babillant comme deux rossignols.

Tranquille les suivit d’un regard attendri.

Le Cerf Noir avait assisté à cette petite scène, avec ce flegme indien qui ne se dément presque jamais ; cependant lorsqu’il se retrouva seul avec le chasseur, il s’inclina vers lui, en lui disant d’une voix légèrement émue :

— Och ! mon frère n’a pas changé ; les lunes d’hiver ont semé de neige sa chevelure, mais son cœur est toujours demeuré bon comme lorsqu’il était jeune.

En ce moment, les dormeurs s’éveillèrent.

— Eh ! eh ! fit gaiement le Cœur-Loyal en jetant un regard vers le soleil, j’ai dormi bien tard.

— Le fait est, observa Lanzi, que je ne suis guère matinal non plus ; mais bah ! je rattraperai cela. Je vais faire boire les chevaux : les pauvres bêtes doivent avoir soif.

— C’est cela, dit Tranquille, pendant ce temps-là le déjeuner finira de cuire.

Lanzi se leva, monta sur son cheval, prit en main les autres par le lazo et s’éloigna dans la direction de la rivière, sans faire de question au sujet des étrangers.

Dans la prairie il en est ainsi, un hôte est un envoyé de Dieu dont la présence ne doit éveiller aucune curiosité.

Cependant le Cœur-Loyal s’était levé, lui aussi ; tout à coup son regard tomba sur le chef indien, dont l’œil froid était fixé sur lui ; le jeune homme devint subitement pâle comme un cadavre, et s’approchant précipitamment du chef :

— Ma mère ? s’écria-t-il d’une voix entrecoupée par l’émotion, ma mère ?

Il ne put en dire davantage ; le Pawnée le salua gracieusement.

— La mère de mon frère est toujours l’enfant chérie du Wacondah, répondit-il d’une voix douce, son cœur ne souffre que de l’absence de son fils.

— Merci, chef, dit le jeune homme avec un soupir de soulagement, pardonnez-moi ce mouvement d’effroi que je n’ai pu dominer, mais en vous apercevant, j’ai redouté qu’il ne fût arrivé un malheur.

— Un fils doit aimer sa mère, le sentiment de mon frère est naturel, il vient du Wacondah ; lorsque j’ai quitté Xochimilco[6], la vieille tête grise, le compagnon de la mère de mon frère, voulait partir avec moi.

— Pauvre ño Eusebio, murmura le jeune homme, il m’est si dévoué !

— Les sachems n’y ont pas consenti, la tête grise est nécessaire à la mère de mon frère.

— Ils ont eu raison, chef ; je les remercie de l’avoir retenu. Vous avez suivi ma piste depuis le village ?

— Je l’ai suivie.

— Pourquoi ne m’avoir pas éveillé à votre arrivée ?

— Le Cœur-Loyal dormait, le Cerf-Noir n’a pas voulu troubler son sommeil, il a attendu.

— Bon ! mon frère est un chef, il a agi selon qu’il a jugé convenable.

— Le Cerf-Noir est chargé d’un message des sachems auprès du Cœur-Loyal ; il voudrait fumer avec lui le calumet en conseil.

— Les raisons qui ont amené mon frère sont-elles urgentes ?

— Elles le sont.

— Bon ! que mon frère parle, je l’écoute.

Tranquille se leva et jeta son rifle sur l’épaule.

— Où va le chasseur pâle ? demanda l’Indien.

— Pendant que vous rendrez compte de votre mission au Cœur-Loyal, je vais faire une pointe dans la forêt.

— Que le chasseur pâle demeure, le cœur du Cerf-Noir est sans détours pour lui. La sagesse de mon frère est grande ; il a été élevé par les Peaux-Rouges ; sa place est marquée au feu du conseil.

— Mais peut-être avez-vous à dire au Cœur-Loyal des choses qui ne regardent que vous.

— Je n’ai rien à dire que mon frère ne puisse entendre, mon frère me désobligera en s’éloignant.

— Je demeurerai donc, chef, puisqu’il en est ainsi.

En disant ces paroles le chasseur reprit sa place.

— Parlez, chef, reprit-il, je vous écoute.

Le méthodique Indien saisit son calumet, et pour montrer l’importance qu’il attachait à la mission dont il était chargé, au lieu de le bourrer avec du tabac ordinaire, il le remplit avec du morhichée ou tabac sacré, qu’il sortit d’un petit sac en parchemin renfermé dans la gibecière que tous les Indiens portent en voyage, et qui renferme leur sac à la médecine et les quelques ustensiles indispensables pour une longue route ; puis lorsque le calumet fut bourré, il l’alluma avec un tison qu’il prit dans le feu au moyen d’une baguette-médecine ornée de plumes et de grelots.

Ces préparatifs extraordinaires firent supposer aux chasseurs qu’en effet le Cerf-Noir était porteur de nouvelles sérieuses, et ils se préparèrent à l’écouter avec toute la gravité convenable.

Le sachem aspira deux ou trois bouffées de fumée, puis il passa le calumet à Tranquille qui l’imita et le passa à son tour au Cœur-Loyal.

Le calumet continua ainsi à circuler à la ronde tant que le tabac ne fut pas consumé.

Pendant cette cérémonie indispensable à tout conseil indien, les trois hommes gardèrent un religieux silence.

Lorsque le calumet fut éteint, le chef vida la cendre dans le brasier en murmurant quelques paroles inintelligibles, mais qui probablement étaient une invocation au Grand-Esprit ; il replaça le calumet à sa ceinture et après s’être recueilli pendant quelques instants, il se leva enfin et prit la parole :

— Cœur-Loyal, dit-il, vous avez quitté la ville des fleurs pour suivre le sentier de la chasse à l’endit-ha[7] du troisième soleil de l’inaqui-quisis[8], trente soleils se sont succédé depuis cette époque, nous sommes à peine au commencement du bina-hamo-quisis[9] ; eh bien ! pendant un laps de temps aussi court, bien des choses se sont succédé qui réclament votre présence immédiate dans la tribu dont vous êtes un des fils adoptifs. La hache de guerre si profondément enterrée depuis dix lunes, entre les Comanches des prairies et les Apaches-Bisons, a subitement été déterrée en grand conseil, et les Apaches se préparent à suivre le sentier de la guerre sous les ordres des chefs les plus sages et les plus expérimentés de la nation. Vous dirai-je les nouvelles insultes que les Apaches ont osé faire à vos pères comanches ? À quoi bon ! votre cœur est fort, vous obéirez aux ordres de vos pères et vous combattrez pour eux.

Le Cœur-Loyal inclina affirmativement la tête.

— Nul n’a douté de vous, continua le chef ; cependant, pour une guerre contre les Apaches, les sachems n’auraient pas réclamé votre appui : les Apaches sont de vieilles femmes bavardes que les enfants comanches suffisent pour chasser à coups de fouet ; mais la position s’est compliquée tout à coup, et c’est bien plus votre présence au grand conseil de la nation que l’appui de votre bras, bien que vous soyez un guerrier redoutable, que réclament vos pères. Les Longs Couteaux de l’Est[10] et les Yorris[11] ont, eux aussi, déterré la hache ; les uns et les autres ont offert de traiter avec les Comanches. Une alliance avec les Faces-Pâles ne sourit pas beaucoup aux Peaux-Rouges ; cependant leur anxiété est grande, ne sachant pas avec qui ils doivent se mettre et quel parti ils protégeront.

Le Cerf-Noir se tut.

— La situation est grave, en effet, répondit le Cœur-Loyal, elle est critique, même.

— Les chefs, divisés d’opinions entre eux et ne sachant quelle est la meilleure, reprit le Cerf-Noir, m’ont expédié en toute hâte, à la recherche de mon frère, dont ils connaissent la sagesse, promettant de s’en rapporter à l’avis de mon frère.

— Je suis bien jeune, répondit le Cœur-Loyal, pour me hasarder à donner mon avis en pareille matière et à trancher une question aussi ardue. La nation comanche est la reine des prairies, ses chefs sont tous des guerriers expérimentés ; mieux que moi ils sauront prendre une décision qui sauvegardera en même temps les intérêts et l’honneur de la nation.

— Mon frère est jeune, mais la sagesse parle par sa bouche. C’est le Wacondah qui souffle à sa poitrine les paroles que ses lèvres prononcent ; tous les chefs ont pour lui le respect qu’il mérite.

Le jeune homme secoua la tête comme s’il protestait contre une telle marque de déférence.

— Puisque vous l’exigez, dit-il, je parlerai ; je ne donnerai mon avis qu’après ce chasseur qui, mieux que moi, connaît le désert.

— Ooah ! fit le Cerf-Noir, le chasseur pâle est sage, ses avis doivent être bons, un chef l’écoute.

Mis ainsi en demeure de s’expliquer, Tranquille fut contraint, malgré lui, de prendre part à la discussion ; il ne se souciait point d’assumer sur lui la responsabilité du lourd fardeau dont le Cœur-Loyal cherchait à se décharger. Cependant il était trop l’homme du désert pour se refuser à émettre un avis dans un conseil, surtout sur une question aussi importante. Après avoir réfléchi quelques instants, il se décida à prendre enfin la parole.

— Les Comanches sont les guerriers les plus redoutables de la prairie, dit-il, nul ne doit essayer d’envahir leurs territoires de chasse ; qu’ils fassent la guerre aux Apaches, qui sont des voleurs vagabonds et sans courage, ils ont raison, c’est leur droit ; mais à quoi bon iraient-ils se mêler aux querelles des Faces-Pâles ? Grands-Couteaux ou Yorris, les blancs ont toujours, dans tous les temps et dans toutes les circonstances, été les ennemis acharnés des Peaux-Rouges, les tuant partout où ils les trouvent, sous le plus futile prétexte et la plupart du temps simplement parce qu’ils sont indiens. Est-ce que lorsque les coyotes se déchirent dans les prairies, les Indiens essayent de les séparer ? Non, ils disent : Laissons-les se battre ; plus il en tombera, moins il y aura de voleurs et de pillards au désert. Pour les Peaux-Rouges les Faces-Pâles sont des coyotes altérés de sang ; que les Comanches les laissent s’entre-dévorer : quel que soit le parti qui triomphe, ceux qui auront été tués seront autant d’ennemis de moins pour les Indiens. Cette guerre entre les Visages-Pâles dure depuis dix ans déjà, implacable, acharnée. Jusqu’à présent les Comanches sont demeurés neutres, pourquoi s’en mêleraient-ils aujourd’hui ? Quelque grands que soient les avantages qu’on leur offre, ils n’équivaudront pas pour eux à une neutralité qui les fera plus forts et plus redoutables aux yeux des blancs. J’ai dit.

— Oui, dit le Cœur-Loyal, vous avez bien parlé, Tranquille. L’avis que vous avez émis est le seul que doivent suivre les Comanches, une intervention serait de leur part un acte de folie déplorable que les sachems ne tarderaient pas à regretter d’avoir commis.

Le Cerf-Noir avait attentivement écouté les paroles du Canadien, elles semblaient avoir produit sur lui une certaine impression ; il écouta de même le Cœur-Loyal ; lorsque celui-ci eut fini de parler, le chef demeura un instant pensif, puis il répondit :

— Je suis heureux des paroles de mes frères, elles me prouvent que j’avais sainement envisagé la situation, car j’ai donné dans le conseil des chefs le même avis que mes frères ont à l’instant émis. Mes frères ont parlé comme des hommes sages, je les remercie.

— Je suis prêt à soutenir dans le conseil, reprit le Cœur-Loyal, les opinions que le chasseur blanc a exposées, car ce sont les seules qui doivent prévaloir.

— Je le pense aussi. Le Cœur-Loyal accompagnera-t-il le chef aux callis de sa nation.

— C’est mon intention de me mettre en route demain pour y retourner ; si mon frère peut m’attendre jusque-là nous partirons ensemble.

— J’attendrai.

— Bon, demain à l’endit-ha nous suivrons de compagnie le sentier du retour.

Le conseil était fini, cependant Tranquille cherchait vainement à s’expliquer comment il se faisait que le Cerf-Noir, qu’il avait laissé parmi les Pawnées-Serpents, se trouvait être maintenant un chef influent de la nation comanche ; la liaison du Cœur-Loyal et du chef ne l’intriguait pas moins. Toutes ces idées se heurtaient dans la tête du chasseur, et il se promit qu’à la première occasion il demanderait au Cerf-Noir l’histoire de sa vie depuis leur séparation.

Aussitôt que Lanzi fut de retour avec les chevaux, les chasseurs et Carméla se mirent en devoir de déjeuner, servis par l’Oiseau-qui-chante, qui s’acquitta de ses fonctions avec une grâce extrême.

  1. Voici la traduction littérale de ce chant en langue Pawnée :

    Je te confie mon cœur au nom du Tout-Puissant,
    Je suis malheureux et personne n’a pitié de moi !
    Cependant Dieu est grand pour moi !

    G. A. (Note de l’auteur.)
  2. Oiseau de paradis.
  3. Espèce d’alouette.
  4. L’oiseau qui chante.
  5. Cihuatl, femme, épouse.
  6. Ville des fleurs.
  7. Le lever du soleil.
  8. Lune au mois des feuilles tombantes (septembre).
  9. Lune du gibier qui passe (octobre).
  10. Américains du Nord.
  11. Les Mexicains.