Les Gaietés du Conservatoire/1

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Libr. Ch. Delagrave (p. 11-14).

Les Gaietés du Conservatoire


Celui qui jette les yeux sur la liste des membres du corps enseignant du Conservatoire en l’année de sa fondation (1795) n’est pas peu surpris de voir figurer dans leur nombre 19 professeurs de Clarinette et 12 professeurs de Basson !… Pour comprendre ce qui nous fait à présent l’effet d’une cocasserie, et qui n’en était pas une, il faut se reporter à l’époque, et savoir comment est né le Conservatoire ; c’est ce que je vais d’abord essayer de vous raconter, d’une façon très abrégée, pensant qu’il ne peut être indifférent pour aucun de vous de connaître un peu l’histoire de son école.

Dès le début de la Révolution, en 1789, un capitaine d’État-major de la Garde Nationale, Bernard Sarrette, qui n’était pas artiste lui-même, mais grand amateur de musique, avait pris à sa charge personnelle quarante-cinq musiciens des ci-devant Gardes Françaises, tant en ce qui concerne la solde et l’équipement que l’entretien des instruments, et avec ces quarante-cinq musiciens il avait formé le noyau de la musique de la Garde Nationale.

Ses frais lui furent remboursés environ un an plus tard, et, en 1792, il fut nommé directeur de l’École gratuite de Musique de la Garde Nationale, dans laquelle il faut voir l’embryon de notre Conservatoire actuel. Les élèves, au nombre de 120, de dix à vingt ans, devaient se pourvoir d’un uniforme (de Garde National, sans doute), d’un instrument et de papier à musique ; ils étaient astreints au service de la Garde Nationale et des fêtes publiques.

Si vous voulez vous faire une idée du degré de liberté dont on jouissait à cette époque, je vous raconterai qu’en 1793 un élève s’étant permis de jouer sur le cor l’air de Richard Cœur de Lion : « Ô Richard, ô mon Roi », le pauvre Sarrette fut conduit en prison. Autorisé à en sortir lorsqu’on eut besoin de lui pour organiser la partie musicale de la fête de l’Être Suprême, il ne pouvait faire un pas sans être escorté de gendarmes, dont l’un couchait dans sa chambre. (Tout ceci est rigoureusement historique.)

Le 20 Prairial an II (1794) on dut exécuter au Champ de Mars un hymne spécialement composé pour la circonstance. Cet hymne fut commandé à Sarrette le 15, par le Comité de Salut Public, et composé immédiatement par Gossec ; dans les quatre jours qui suivirent, par ordre de Robespierre, qui rendait Sarrette responsable de la bonne exécution, il fallut apprendre ce chant au peuple : Gossec se chargea du quartier des Halles, Lesueur des boulevards, et Méhul s’installa devant la porte de l’établissement, qui devait être alors rue Saint-Joseph.

Voyez-vous un peu les professeurs de composition de nos jours, Lenepveu, Widor, Fauré, ou il y a quelques années Massenet, Guiraud et Dubois, faisant ce métier d’apprendre à la populace des chants patriotiques dans les carrefours ! Mais en ce doux temps il n’y avait à choisir qu’entre l’obéissance ou la guillotine.

L’hymne fut donc appris et exécuté au jour dit, à la satisfaction du Comité de Salut Public, par une grande masse d’exécutants, tout le peuple chantant, avec accompagnement de 200 tambours, dont 100 fournis par les élèves de l’École de musique de la Garde Nationale, et 100 tambours ordinaires.

Enfin, le 3 août 1795 (16 thermidor an III) parurent simultanément deux lois, l’une supprimant la musique de la Garde Nationale, ainsi qu’une École de Chant et de Déclamation sur laquelle on manque de documents précis, mais qui remonte au moins à 1786, l’autre qui organise le Conservatoire de Musique, l’installe dans le local des Menus-Plaisirs, dit qu’il devra enseigner la musique à 600 élèves des deux sexes, choisis proportionnellement dans les départements, et lui impose de fournir chaque jour un corps de musiciens pour le service de la Garde Nationale au Corps législatif. D’où l’utilité de la profusion de clarinettistes et de bassonistes dont nous parlions au début.


Le 10 du même mois Sarrette était nommé Directeur du Conservatoire, lequel est né, comme on voit, de la fusion entre l’Institut de musique de la Garde Nationale et de l’École de Chant et de Déclamation.

Sur la personne même de notre vénérable fondateur je ne vous dirai rien, ne possédant aucun document positif sur son caractère ou sa vie privée. Il est hors de doute que c’était un homme doué d’initiative et de volonté persévérante, un puissant organisateur, auquel nous devons le groupement et la création de l’École Nationale Française.

Jusque-là la France avait certes produit des compositeurs de talent et de génie, mais il lui manquait cette cohésion qui seule constitue, à proprement parler, une École.

Il dirigea le Conservatoire pendant vingt ans, de 1795 à 1816.

Il eut pour successeur direct Perne, qui fut directeur seulement cinq ans, de 1817 à 1822.

Ensuite vinrent Cherubini, de 1823 à 1841 (dix-huit ans) ; Auber, de 1842 à 1871 (vingt-neuf ans) ; Ambroise Thomas, de 1872 à 1896 (vingt-quatre ans) ; puis enfin Théodore Dubois, le Directeur actuel depuis 1896.

Si je ne vois rien à vous raconter sur Perne, dont la courte direction a laissé peu de traces, il en est tout autrement de Cherubini, l’un des plus grands maîtres dont puisse s’honorer l’École française, et qu’on a le grand tort de trop négliger aujourd’hui, de presque méconnaître.