Les Garibaldiens/19

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, Libraires-Éditeurs (p. 281-303).


XIX

liborio romano


En rade de Naples, 2 septembre.

Laissez-moi faire un retour sur ce qui s’est passé à Naples depuis mon arrivée.

Il s’agit de vous initier à des choses secrètes, lesquelles ne pouvaient, à cause des noms propres qui s’y trouvent mêlés, être rendues publiques qu’au moment où nous sommes parvenus, c’est-à-dire au point culminant et suprême des événements. Il est maintenant impossible que Naples soit trois jours sans faire sa révolution.

Ou le roi partira ce soir, cette nuit ou demain, ou, dans quarante-huit heures, on tirera des coups de fusil à Naples.

Écoutez donc.

Le jour même de mon arrivée en rade de Naples (23 août), un charmant garçon que j’avais connu en France, Muratori, est venu me trouver de la part de Liborio Romano, avec lequel j’avais été en relation épistolaire, à propos d’armes que j’avais fait saisir au comte de Trani.

En écrivant à Liborio Romano, je lui avais dit que je regardais comme impossible qu’un homme de son intelligence pût conserver l’espoir de sauver la dynastie des Bourbons de Naples, et je lui avais exposé les avantages qu’il aurait comme homme politique, l’honneur qu’il aurait comme patriote, s’il enlevait à François II l’appui de sa popularité, et si, se déclarant son ennemi, il devenait un des éléments de sa chute.

Liborio Romano me faisait dire qu’il m’attendait le même soir à sa maison particulière. Je fis répondre à Liborio Romano que mon signalement était donné à Naples, que je le compromettrais horriblement en me rendant chez lui ; que, d’ailleurs, dans nos situations respectives, c’était bien plutôt lui qui avait à parler à moi que moi à lui.

Muratori lui rapporta ma réponse.

Deux heures après, la nuit était venue, et, protégée par la nuit, une barque abordait ma goëlette ; dans cette barque étaient deux hommes et deux femmes ; un des deux hommes était enveloppé d’un manteau et portait un chapeau à grands bords rabattu sur ses yeux.

Cet homme était Liborio Romano.

La présentation fut courte ; nous nous tendîmes les bras et nous embrassâmes.

Puis je l’entraînai dans un coin à l’arrière de la goëlette, et nous entrâmes immédiatement en communication.

La situation de Liborio Romano était celle-ci :

Il était entré au ministère constitutionnel en faisant toutes ses réserves d’honnête homme et de bon citoyen. Tant qu’il verrait le roi François II marcher franchement dans la voie constitutionnelle, il serait à la fois l’homme du roi et de la nation ; quand le roi manquerait à son serment, il passerait du côté de la nation.

Le ministère de l’intérieur et de la police fut à lui offert et accepté par lui à ces conditions.

Vous connaissez les événements qui amenèrent l’état de siége ; les deux principaux furent la réaction du prince Louis et la tentative faite sur la frégate de Castellamare.

Un commandant de la place fut nommé ; ce commandant fut le maréchal Viglia.

Mais jamais état de siége, grâce à Liborio Romano, ne fut plus curieux : toutes les libertés garanties par la Constitution furent conservées ; la garde nationale se partagea la police de la ville avec la troupe ; la liberté de la presse eut son cours avec une tolérance qui n’avait d’égale que la tolérance anglaise ; les journaux continuèrent de paraître sans répression ; les comités s’organisèrent ; un de ces comités prit le titre de comité de l’ordre, l’autre de comité de l’action.

Enfin un journal parut sous le titre du Garibaldi.

En outre, la police déclara n’avoir plus besoin ni de sbires, ni d’espions, mais seulement d’employés ; les sbires et les espions furent, en conséquence, supprimés ; tous les hommes qui avaient souffert sous le gouvernement de Ferdinand II et qui voulurent entrer dans la police y furent casés selon leur capacité.

Vous comprenez qu’un roi comme François II, lequel avait juré, au lit de mort de son père, de ne pas s’écarter du système gouvernemental qui avait mérité au père le surnom de roi Bomba et au fils le surnom de roi Bombetta, ne pouvait s’accommoder d’un pareil état de siége, plus libéral qu’aucun des gouvernements de l’Europe.

Aussi, au lieu de marcher franchement dans la voie populaire, se jetait-il de plus en plus dans la réaction.

Les chefs de cette réaction, et en même temps les conseillers secrets du roi, étaient la reine mère, déjà éloignée de la cour par l’influence de Liborio Romano et reléguée à Gaëte, les frères et les oncles du roi, le comte de Trani, le comte d’Aquila et les princes Charles et Louis.

Le comte de Syracuse, qui, par sa première lettre, avait pris position parmi les libéraux, resta dans la position qu’il avait prise.

Toutes ces aspirations libérales de Liborio Romano exaspéraient le roi ; mais, comme le roi sentait qu’il n’avait d’autre appui que Liborio Romano, qu’avec Liborio Romano il perdrait à la fois la garde nationale, la bourgeoisie et le peuple, dont Liborio Romano était l’homme, il continuait de lui faire les blanches dents.

Sur ces entrefaites, on apprit le débarquement de Garibaldi en Calabre.

Jusque-là, le roi avait conservé quelque espoir ; il avait cru en être quitte pour la cession de son territoire insulaire au Piémont ; il était convaincu que les souverains, et particulièrement l’empereur des Français, lui garantiraient l’intégralité de son territoire continental.

Il tendit les bras vers eux et cria d’une voix désespérée : « À moi, mes frères ! » Les rois se détournèrent ; ils hésitaient à se reconnaître les frères de l’homme qui avait brûlé huit cents maisons et égorgé douze cents personnes à Palerme.

Il comprit donc bientôt qu’il n’avait aucun secours à attendre d’une autre Sainte-Alliance, en même temps que la victoire de Reggio lui apprenait que l’Indomptable continuait de s’avancer.

Dès lors, il jeta le masque, ou à peu près ; il entra en lutte avec le ministère, ou plutôt avec Liborno Romano, seul élément véritablement constitutionnel du ministère.

Liborio Romano accepta le combat ; comme Garibaldi, il eut la première victoire continentale ; Garibaldi avait pris Reggio, Liborio Romano fit exiler la reine mère.

Le roi se sentit atteint au cœur ; il fit partir sur une frégate autrichienne son argenterie, ses diamants, son trésor, dix millions de ducats (cent quarante millions de France).

Puis il continua de se mettre en opposition ouverte, presque menaçante avec Liborio Romano, qui n’avait pour lui que l’alliance douteuse du ministre de la guerre.

C’est dans ces circonstances que Liborio Romano, me sachant l’ami intime de Garibaldi, venait s’ouvrir à moi.

Et, en effet, personne à Naples n’avait aucun pouvoir direct de Garibaldi. Carbonelli et Mignona, ses deux envoyés, étaient partis pour faire la révolution de la Basilicate, l’un d’eux, Carbonelli, armé par moi d’un revolver que je tenais de madame Ristori ; le père Jean, chapelain de Garibaldi, était parti de son côté pour le Vallo, avec deux cents francs que je lui avais donnés et le revolver offert par Émile de Girardin à Alexandre Dumas premier.

Je me trouvais donc seul ayant, non pas des pouvoirs directs de Garibaldi, mais deux lettres qui m’accréditaient auprès des patriotes[1].

Voilà pourquoi Liborio Romano venait à moi, et voici ce qu’il voulait me dire :

— Je lutterai pour la cause constitutionnelle tant que je pourrai. Quand je sentirai que la lutte de ma part est devenue impossible, je donnerai ma démission, je me retirerai à votre bord, et, selon la situation de Naples, ou j’irai me réunir à Garibaldi, ou je déclarerai le roi traître à la Constitution et j’en appellerai à la garde nationale et au peuple de Naples.

— Ferez-vous cela ? lui demandai-je.

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Je l’accepte ; mais maintenant, repris-je, comme, d’après ce qui m’a été dit à bord de la frégate amirale de M. Le Barbier de Tinan, mon pavillon n’est pas sûr d’être protégé, laissez-moi faire une démarche auprès de l’amiral anglais, afin que vous trouviez sur sa frégate le refuge que vous ne trouveriez pas sur ma barque, comme l’appelle M. de Missiessi.

— Allez ; mais, ce soir, les événements seront tels, qu’il peut arriver que demain je quitte le ministère.

— Vous parti, j’irai. Maintenant, par quel intermédiaire communiquerons-nous ?

— Par celui de madame ***, une des deux dames qui sont venues avec moi, et auxquelles je vais vous présenter, ou par celui de Cozzolongo, mon secrétaire. D’ailleurs, Muratori, mon ami intime, sera toujours, soit près de moi de votre part, soit près de vous de la mienne.

Nous n’avions pas autre chose à nous dire. Liborio Romano me présenta à madame *** et quitta la goëlette.

À l’instant même, je me rendis à bord de l’Annibal et demandai l’amiral Parkings.

L’amiral était à terre, mais allait rentrer ; en son absence, le commandant me reçut.

Au bout de dix minutes, l’amiral rentra en effet.

Je lui exposai la situation ; je lui dis comment, par suite de la discussion que j’avais eue avec deux officiers de la marine française, ma goëlette n’offrant plus un sûr abri au ministre démissionnaire, je venais lui demander, le cas échéant, un asile sur l’Annibal pour Liborio Romano.

L’amiral, à l’instant même, avec cette courtoisie particulière à la marine anglaise, fit venir le commandant.

— Commandant, lui dit-il, à partir de ce soir, tenez votre chambre prête pour le cas où don Liborio Romano jugerait à propos de se retirer sur l’Annibal.

Le commandant salua et sortit.

Je remerciai l’amiral et me fis reconduire à bord de l’Emma.

Le lendemain, madame *** m’apporta un portrait avec ces deux lignes de Liborio Romano :

« Écrivez au-dessous de ce portrait : Portrait d’un lâche, si je ne tiens pas les promesses que je vous ai faites hier au soir. »


Laissez-moi interrompre un instant mon récit pour vous dire quel homme est Liborio Romano.


Don Liborio Romano, c’est-à-dire l’homme qui, en ce moment, occupe la place principale du ministère constitutionnel de Naples, n’est pas une de ces apparitions momentanées qui bien souvent, à l’époque des révolutions, se montrent à l’horizon politique d’un peuple, soutenues dans leur mouvement d’ascension par l’audace individuelle ou par un caprice du souffle populaire ; l’étude persévérante et profonde des sciences morales, une vieille et constante pratique des affaires ; des principes libéraux et généreux éprouvés par l’exil et la prison, ont fait, au contraire, de Liborio Romano un homme instruit, un citoyen intègre, une des lumières du barreau napolitain, enfin l’homme recommandable dans lequel aujourd’hui le pays a placé toute sa confiance.

En lui et chez lui, le passé est le garant de l’avenir.

Né dans un village de la terre d’Otrante en 1798, c’est-à-dire dans la glorieuse et fatale année qui vit naître la révolution de Naples et proclamer la république parthénopéenne, ses premiers vagissements se mêlèrent aux derniers soupirs des Carracciolo, des Hector Carafa, des Pagnano, des Cirillo et des Mentone ; il fit ses études littéraires et philosophiques sous Francesco-Berardino Cercala, littérateur de grande réputation, et dont le nom est signalé par Signorelli dans son histoire de la Cultura napolitana. Cet éminent professeur était un véritable cœur de poëte d’où débordaient les deux sentiments sacrés de l’humanité et de la patrie, joints à un degré d’élévation ineffable ; et, sans doute pour seconder la mission qu’il semblait avoir sur la terre, l’homme privilégié avait reçu de la nature cette mystérieuse séduction victorieuse des âmes et des intelligences. Romano lui emprunta ces sentiments purs et sacrés ; ils s’infiltrèrent dans la pureté primitive de l’éducation et dans les études sereines de l’âge juvénile. Dans la science du droit, Liborio Romano eut pour maîtres Sarno, Girardi et Giunti ; en 1819, après avoir passé ses examens de lauréat, il se mit en relation avec Felice Parilli, qui, émerveillé de son jeune génie, le prit sous sa protection, comme recteur de l’université de Naples, et resta jusqu’à la fin de sa vie non-seulement son protecteur, mais encore son ami ; poussé par lui, le jeune Romano obtint la survivance de Parilli à la chaire iuris civilis et commerciarum, ce qui était un honneur inouï pour un homme de vingt-sept ans.

En 1820, le jeune professeur faisait ses cours en habit de garde national, recouvrant les dignités de la science des insignes du civisme et de la liberté. C’était un de ces crimes que ne pardonnait pas la réaction, lâche et féroce à la fois, de 1821 ; Liborio Romano et Parilli furent destitués par la même ordonnance ; le premier fut emprisonné, resta un an enfermé à Sainte-Marie-Apparente ; puis, enfin, sur les instances et les démarches de son ami Parilli, il fut remis en liberté.

Aucun jugement n’avait été rendu ; mais il n’en fut pas moins interné à Naples.

Ce fut alors qu’il se jeta, avec toute la fougue de son tempérament, dans les luttes du barreau, où sa profonde connaissance du droit, la lucidité de son esprit, la vigueur de ses arguments, sa science de la parole et sa physionomie expressive, fidèle traductrice des sentiments de son cœur, ne tardèrent point à lui conquérir une des places les plus élevées.

Dans cette carrière, il a réuni, de son début à l’époque où nous sommes arrivés, trente-sept gros volumes de harangues et de plaidoyers.

En 1837, un drame qui rappelle celui d’Étéocle et Polynice s’accomplissait dans les régions ténébreuses de la politique du temps ; Orazio Marsa, d’abord sous-intendant, ensuite intendant et définitivement directeur de la police, dénonçait son propre frère, Jérémie Marsa, noble cœur, jeune homme de grande espérance, un des auditeurs les plus assidus de Romano, qui, soupçonné de complicité avec lui, eut à souffrir énormément de cette souterraine accusation, surtout lorsque Marsa fut contraint de s’exiler en France et en Allemagne ; ce qui n’empêcha point Romano de se charger de l’administration de ses biens, et, malgré tous les empêchements que lui suscita le gouvernement, de lui en faire exactement passer les rentes.

En 1848, Romano n’avait point oublié ces principes constitutionnels modérés, qui furent, qui sont et qui seront toujours la règle de sa conduite ; il fit alors un cours de droit constitutionnel napolitain, et, n’ayant rien demandé, n’occupa aucun emploi ; mais la police inquiète de Pecchenida ne pouvait permettre plus longtemps à l’honnête et indépendant professeur le libre exercice de ses fonctions d’avocat.

Il fut arrêté en 1849, resta deux années dans cette même prison où il avait été conduit vingt-six ans auparavant, et où il trouva pour compagnons de captivité et d’études économiques Scialoïa et Vacca ; là, il écrivit un opuscule sur la mission des quatre poëtes classiques de l’Italie. Au bout de deux ans, les portes de son cachot s’ouvrirent, mais sur la route de l’exil. Il partit alors pour la France, et, dans cette grande patrie de la civilisation, il acheva d’enrichir son esprit et de se mettre au niveau de la science universelle, étudiant à Montpellier les sciences naturelles, et, cette étude achevée, revenant à Paris reprendre le cours de ses chères études économiques et sociales.

Ce fut là qu’il se lia avec toutes les notabilités de la France : les Guizot, les Lamennais, les Augustin Thierry devinrent ses amis, et ont gardé de lui un bon et grand souvenir.

Ce fut en 1855 seulement qu’il revint à Naples, où il reprit, avec l’ardeur et l’amour d’un jeune homme, les études de son ancienne profession et les relations d’amitié que l’absence et l’exil semblaient avoir, contre l’habitude, non pas relâchées, mais rendues plus solides.

Et cependant il ne cessait, au milieu de ses longues veilles nocturnes, de relever la tête et de chercher au ciel l’étoile si longtemps voilée de sa chère patrie.

Un souffle de Garibaldi chassa le nuage et la fit luire plus brillante que jamais. François II crut conjurer l’orage en donnant une tardive constitution ; il se tourna, pâle et tremblant, du côté de ces hommes que son père, à son lit d’agonie, poursuivait encore.

La préfecture de police fut offerte à Liborio Romano.

C’était un poste difficile à occuper ; la fétide et sanglante administration de ses prédécesseurs avait fait du cabinet du préfet la salle de la torture et l’antichambre de la guillotine. Un moins pur y eût laissé son honneur et sa popularité ; Romano traversa les jours difficiles avec la calme fermeté de l’homme de bien qui ne suppose pas même qu’on le puisse soupçonner, et jeta hors des étables d’Augias la fange qu’elles contenaient, sans qu’une seule tache en rejaillît sur ses mains ni sur son visage.

Naples, au milieu de la plus terrible agitation, resta pure des massacres de 1799 ; pas une goutte de sang ne fut versée ; les lazzaroni brûlèrent les bureaux de police, déchirèrent les archives des Aïossa, des Campana, des Maddoloni et des Marbilla, mais ne détournèrent pas une obole de l’argent qui servait à payer leurs espions, leurs sbires et leurs bourreaux.

À peine Romano était-il depuis quelques jours à la préfecture, qu’il fut, par la force même de sa loyauté, nommé au ministère de l’intérieur.

C’est dans ce poste élevé, mais devenu dangereux par les progrès de la réaction et la haine de la camarilla, que je le rencontrai.


Reprenons le récit des événements.

C’était dans la soirée du 23 août que Liborio Romano était venu me faire la visite dont j’ai raconté les détails.

Naples, à travers cette insouciance épidermatique, si l’on peut dire cela, était agité dans les couches les plus profondes de la bourgeoisie et de la noblesse. Naples est, comme son Vésuve, couvert de fleurs, jusqu’au moment où, sur ces fleurs, le géant ignivome épanche la lave ardente de son cratère.

Naples comptait déjà deux réactions qui, découvertes par Liborio Romano, n’avaient pas eu le temps de s’élever à la hauteur de coups d’État ; la première avait éclaté le 5 août, jour où les soldats de la garde royale, armés de leur sabre, s’étaient jetés dans les principales rues de Naples, contraignant les passants à crier : « Vive le roi ! » et avaient blessé une douzaine de personnes ; la seconde était celle du prince Louis d’Aquila, qui voulait renverser le ministère, assassiner Liborio Romano et Muratori, son ami particulier, et ramener entre ses mains le pouvoir despotique échappé aux mains du roi.

Une troisième tremblait sourdement sous les pavés de la ville.

Et, pendant ce temps, ajoutant à l’inquiétude générale, arrivaient coup sur coup des nouvelles de la Calabre dans le genre de celle-ci :

« Le dictateur Garibaldi s’avance à travers les Calabres à la tête de quatorze mille héros ; les troupes royales ou se réunissent à lui ou fuient à l’éclair de son épée. La révolution éclate dans la Basilicale, trouve un écho dans le cœur de tous les vrais patriotes et, avec la rapidité de la pensée, se répand de province en province ; de l’extrême pointe de la Calabre à Salerne, les chaînes de l’exécré Bourbon sont brisées pour toujours.

» Frères ! descendons de nos montagnes natales, où ne s’est jamais éteint l’amour de la patrie et de la liberté, et, dans notre élan, renversons les ennemis de l’Italie !

» Combattre pour l’unité et la liberté de la patrie est le plus ancien et le plus constant devoir de notre âme. Accourons ; le moment est suprême et la victoire immanquable, puisque notre cause est sainte et que la Providence combat avec nous.

» Vive l’unité de l’Italie ! vive Victor-Emmanuel ! vive le dictateur Garibaldi !

» Le citoyen Giuseppe di Marco. »

Ces nouvelles à double tranchant, menaçantes dans le fond, provocatrices dans la forme, étaient accompagnées de ces proclamations affichées par des mains inconnues et que Naples, en se réveillant, lisait sur ses murs :

« Napolitains !

» Il est temps d’en finir avec la descendance de Charles III. Vous connaissez maintenant le droit divin et n’avez plus rien à démêler avec lui.

» L’homme qui règne sur vous ne s’appelle pas François II, il s’appelle la Lâcheté ; son père s’appelait la Haine ; son grand-père, la Trahison ; son aïeul, le Mensonge. Nous ne parlons pas de sa grand’mère et de son aïeule, de Messaline et de Sapho, pour ne pas faire rougir nos femmes et nos filles.

» Napolitains ! il y a assez longtemps que l’on crie dans vos rues : Werda ? et que vous répondez : Esclaves !

» Il est temps que l’on crie : « Qui vive ? » et que vous répondiez : « Citoyens ! »

» Napolitains ! de tous côtés la fusillade éclate ; de tous côtés le cri de « Vive l’Italie ! » se fait entendre ; vous seuls semblez muets et sourds.

» Reggio, Potenza, Bari, Poggia sont en pleine révolution ; vous seuls regardez l’incendie national d’un œil si calme, qu’il semble indifférent.

» Napolitains ! craignez d’arriver trop tard, et que, quand vous arriverez, une grande voix sortie de la Lombardie, de la Sicile, de la Calabre et de la Basilicate, ne vous crie :

» — Arrière, bâtards de l’Italie ! vous n’êtes plus nos frères, vous n’êtes plus de la famille sainte !

» Napolitains, aux armes !

» Napolitains ! maintenant que vous pouvez lire les pages sanglantes de votre histoire, vous savez ce qu’ont été les Cirillo, les Pagano, les Hector Caraffa, les Mentone, les Eleonora Pimentele ?

» Napolitains ! aujourd’hui, il ne s’agit plus même de mourir comme eux ; la liberté compte assez de martyrs parmi les pères pour qu’elle ne prélève pas sa dîme sur les enfants ; il s’agit seulement de recueillir leur héritage.

» Or, leur héritage, sublime dépôt, est entre les mains du dernier Bourbon et du dernier des Bourbons.

« Leur héritage, c’est la liberté de Naples et l’unité de l’Italie.

» Napolitains ! comparez les noms des Bosco, des Scotti, des Letizia à celui de Garibaldi ; comparez la fourberie de François II à la loyauté de Victor-Emmanuel.

» Et choisissez ! »

Au milieu de ces fusées incendiaires éclata tout à coup la seconde lettre du comte de Syracuse ; cette lettre était terrible ; elle devait produire et produisit un grand effet à Naples ; toute la camarilla sentit le coup, et, ne pouvant plus le parer, voulut du moins avoir la chance de la riposte.

Une troisième réaction s’organisa ; à la tête de celle-ci se mit le roi en personne, Cutrofiano fut nommé commandant de la place et Ischitella commandant de la garde nationale. Ainsi l’on neutralisait le pouvoir de Romano, ministre de l’intérieur et de la justice, et de Pianelli, ministre de la guerre.

De cette conspiration faisaient partie le nonce apostolique, ayant sous lui, comme lieutenants généraux, l’évêque de Gaëte et l’évêque de Nola.

Le manifeste suivant fut lancé dans le public :

Le peuple napolitain à son roi François II.
« Sire,

» Quand la patrie est en danger, le peuple a droit de demander à son roi de le défendre. Puisque les rois sont faits pour les peuples et non les peuples pour les rois, nous devons leur obéir ; mais ils doivent savoir nous défendre, et c’est pour cela que Dieu leur a donné non-seulement un sceptre, mais encore une épée.

» Aujourd’hui, sire, l’ennemi est à nos portes ; la patrie est en danger. Depuis quatre mois, un aventurier, à la tête de bandes racolées chez toutes les nations, a envahi le royaume et a fait couler le sang de nos frères. La trahison de quelques misérables l’a aidé ; une diplomatie plus misérable encore le seconde dans ses coupables entreprises. Dans quelques jours, cet aventurier nous imposera son joug odieux ; ses desseins, nous les connaissons tous, et vous aussi, vous les connaissez, sire. Cet homme, d’ailleurs, n’en fait aucun mystère ; sous prétexte de réunir ce qui n’a jamais été uni, il veut nous faire Piémontais pour mieux nous décatholiser, et, la religion détruite, établir sur ses ruines un gouvernement républicain sous la féroce dictature d’un Mazzini, dont il sera le bras et l’épée.

» Mais, sire, depuis des siècles, nous sommes Napolitains ; Charles III, votre immortel aïeul, nous arracha au joug étranger ; nous voulons rester, vivre et mourir Napolitains, avec cette belle et sage civilisation que ce grand roi nous a donnée. Eh quoi ! Le fils de Ferdinand II ne pourrait tenir d’une main ferme le sceptre qu’il a hérité de son père de glorieuse mémoire ! le fils de la vénérable Marie-Christine nous abandonnerait lâchement à son ennemi ! François II enfin, notre bien-aimé souverain, n’aurait pas le courage et la force du plus humble des rois ! Non, sire, non : cela ne peut pas être.

» Sire, sauvez donc votre peuple, nous vous le demandons au nom de la religion qui vous a sacré roi, au nom des lois héréditaires qui vous ont donné le sceptre de vos ancêtres, au nom du droit et de la justice, qui vous font un devoir de veiller continuellement à notre salut et, s’il est nécessaire, de mourir pour racheter votre peuple.

» Or, nous vous le disons, sire, la patrie est en danger, et à grands cris demande quatre choses

» 1o Votre ministère tout entier vous trahit ; ses actes en font foi, ses relations avec Judas et Pilate l’attestent ; cassez votre ministère, et que se place à la tête des affaires un ministère choisi parmi les hommes honnêtes et dévoués à votre couronne, à votre peuple et à la Constitution.

» 2o Beaucoup d’étrangers conspirent contre votre trône et contre notre nationalité ; que ces étrangers soient expulsés du royaume.

» 3o De nombreux dépôts d’armes existent dans votre capitale ; qu’un désarmement soit ordonné.

» 4o La police tout entière est dévouée à vos ennemis ; que la police soit remplacée par une police honorable et fidèle.

» Sire, voilà ce que vous demande votre peuple napolitain. Votre armée est dévouée autant que brave. Tirez l’épée et sauvez la patrie : quand on a pour soi le droit et la justice, on a pour soi Dieu.

» Vive notre roi François II ! vive la patrie ! vive la Constitution ! vive la brave armée napolitaine ! »

Cet appel au roi éclata comme une bombe sur la tête, nous ne dirons pas du ministère tout entier, mais sur celle de Romano, qu’elle était plus particulièrement destinée à anéantir.


Au moment où j’écris ceci, je reçois l’ordre de quitter la rade de Naples dans une demi-heure, sous peine d’y être forcé par le feu des forts.

Voici les détails que je reçois sur ce fait de Liborio Romano.

Aujourd’hui dimanche, 2 septembre, à midi, le roi a fait venir M. Brenier et lui a dit :

M. Dumas a empêché le général Scotti de porter du secours à mes soldats de la Basilicate ; M. Dumas a fait la révolution de Salerne ; M. Dumas est venu ensuite dans le port de Naples, d’où il lance des proclamations dans la ville, distribue des armes, donne des chemises rouges. Je demande que M. Dumas cesse d’être protégé par son pavillon et soit forcé de quitter la rade.

— Très-bien, sire, a répondu M. Brenier ; vos désirs sont des ordres pour moi.




À onze heures, nous levons l’ancre et allons au-devant de Garibaldi. Dans deux ou trois jours, je ferai à mon tour signifier à François II l’ordre, non plus de quitter la rade de Naples, mais Naples, mais le royaume.


  1. V. pages 40 et 180.