Les Grandes Espérances/II/2

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 2p. 15-23).


CHAPITRE II[1].


À notre arrivée en Danemark[2], nous trouvâmes le roi et la reine de ce pays dans deux fauteuils élevés sur une table de cuisine, et tenant leur cour. Toute la noblesse danoise était là ; elle se composait d’un jeune gentilhomme enfoui dans des bottes en peau de chamois, qu’il avait probablement héritées d’un ancêtre géant ; d’un vénérable pair à figure sale, qui paraissait n’être sorti des rangs du peuple que dans un âge très-avancé ; et d’une personne avec un peigne dans les cheveux, les deux jambes recouvertes de soie blanche, et présentant une apparence toute féminine. Mon éminent compatriote, M. Wopsle, chargé du rôle d’Hamlet, se tenait sournoisement à part, les bras croisés, et j’aurais pu désirer que ses boucles de cheveux et son front eussent été plus vraisemblables.

Plusieurs petites circonstances curieuses transpiraient à mesure que l’action se déroulait. Le défunt roi paraissait non-seulement avoir été atteint d’un rhume au moment de sa mort, mais l’avoir emporté avec lui dans la tombe, et l’avoir rapporté en sortant. Le royal fantôme portait aussi un fantôme de manuscrit autour de son bâton de commandement, qu’il avait l’air de consulter de temps en temps, et cela avec une tendance évidente à perdre l’endroit où il en était resté, ce qui résultait sans doute de son état de mortalité. C’est ce qui, je pense, amena la galerie à conseiller à l’ombre de tourner la page, recommandation qu’elle prit extrêmement mal. Il faut aussi faire remarquer que cet esprit majestueux, qui avait l’air, en faisant son apparition, d’avoir marché longtemps et d’avoir parcouru une distance énorme, sortait d’un mur, immédiatement contigu. Cela fut cause que les terreurs qu’il inspirait furent reçues avec dérision. La reine de Danemark, dame très-gaillarde, fut considérée par le public comme ayant trop de cuivre sur sa personne. Son menton se réunissait à son diadème par une large bande de ce métal, comme si elle eût eu un mal de dents formidable. Sa taille était ceinte d’une autre bande, et chacun de ses bras également, de sorte qu’on lui donnait tout haut le nom de grosse caisse. Le jeune gentilhomme, dans les bottes de son ancêtre, était très-insuffisant pour représenter tout d’une baleine et à lui seul, un marin habile, un acteur ambulant, un fossoyeur, un prêtre et un personnage de la plus haute importance, assistant à l’assaut d’armes devant la cour, et qui par son œil habile et son jugement sain, était appelé à juger les plus beaux coups. Cela amena graduellement le public à manquer graduellement d’indulgence pour lui, et lorsque enfin on le reconnut dans les saints ordres, se refusant à célébrer le service funèbre, l’indignation générale ne connut plus de bornes et le poursuivit sous la forme de coquilles de noix. En dernier lieu, Ophélia fut en proie à une folie si lente et si musicale, que, lorsque au moment voulu, elle eut ôté son écharpe de mousseline blanche, qu’elle l’eut pliée et entourée, un mauvais plaisant du parterre, qui depuis longtemps rafraîchissait son nez impatient contre une barre de fer du premier rang, s’écria :

« Maintenant que le moutard est couché, qu’on nous donne à souper. »

Ce qui, pour ne pas dire davantage, était tout à fait hors de propos.

Tous ces incidents s’accumulaient d’une manière folâtre sur mon infortuné compatriote. Toutes les fois que le prince indécis avait à faire une question ou à éclairer un doute, le public l’y aidait. Comme par exemple, à la question : s’il était plus noble à l’esprit de souffrir, quelques-uns crièrent :

« Oui ! »

Quelques-uns :

« Non. »

Et d’autres, penchant pour les deux opinions, dirent :

« Voyons, à pile ou face ! »

C’était tout à fait une conférence d’avocats. Quand il demanda pourquoi un être comme lui ramperait entre le ciel et la terre, il fut encouragé par les cris :

« Écoutez ! Écoutez ! »

Lorsqu’il parut avec son bas en désordre (ce désordre exprimé, selon l’usage, par un pli très-propre à la partie supérieure, pli que l’on obtient, je crois, à l’aide d’un fer à repasser), une discussion s’éleva dans la galerie, à propos de la pâleur de sa jambe, et le public demanda si elle était occasionnée par la peur que lui avait faite le fantôme. Lorsqu’il saisit le flageolet qui ressemblait énormément à une petite flûte dont on avait joué dans l’orchestre, et qu’on venait de mettre dehors, on lui demanda, à l’unanimité, le Rule Britannia. Quand il recommanda à l’accompagnateur de ne pas massacrer l’air, le mauvais plaisant dit :

« Et vous non plus, vous êtes bien plus mauvais que lui. »

Et j’éprouve de la peine à ajouter que des éclats de rire accueillirent M. Wopsle dans chacune de ces occasions.

Mais ses plus rudes épreuves furent dans le cimetière, qui avait l’apparence d’une forêt vierge, avec une sorte de petit vestiaire d’un côté, et une porte à tourniquet de l’autre. Quand M. Wopsle, en manteau noir, fut aperçu passant au tourniquet, on avertit amicalement le fossoyeur, en criant :

« Attention ! voilà l’entrepreneur des pompes funèbres qui vient voir comment vous travaillez ! »

Je crois qu’il est bien connu, que dans un pays constitutionnel, M. Wopsle ne pouvait décemment pas rendre le crâne après avoir moralisé dessus, sans s’essuyer les doigts avec une serviette blanche, qu’il tira de son sein ; mais même cette action, innocente et indispensable, ne passa pas sans le commentaire :

« Garçon !… »

L’arrivée du corps pour l’enterrement, dans une grande boîte noire, vide, avec le couvercle ouvert et retombant en dehors, fut le signal d’une joie générale, qui s’accrut encore par la découverte, parmi les porteurs, d’un individu, sujet à l’identification. La joie suivit M. Wopsle, dans sa lutte avec Laërte sur le bord de la tombe de l’orchestre et ne se ralentit pas jusqu’au moment où il renversa le Roi de dessus la table de cuisine et qu’il fut mort à force de se tenir les pieds en l’air.

Nous avions fait au commencement quelques timides efforts pour applaudir M. Wopsle, mais avec trop d’insuccès pour persister. Nous étions donc restés tranquilles, tout en souffrant pour lui, mais riant tout bas, néanmoins, de l’un à l’autre. Je riais tout le temps, malgré moi, tant cela était comique, et pourtant j’avais une espèce d’impression qu’il y avait quelque chose de positivement beau dans l’élocution de M. Wopsle : non pas que j’en aie peur à cause de mes anciennes relations, mais parce qu’elle était très-lente, terrible, montante et descendante, et qu’elle ne ressemblait en aucune manière à la façon dont un homme, dans les circonstances naturelles de la vie ou de la mort, s’est jamais exprimé sur quoi que ce soit. Quand la tragédie fut finie, et qu’on eût rappelé et hué notre ami, je dis à Herbert :

« Partons sur-le-champ de peur de le rencontrer. »

Nous descendîmes en toute hâte, mais pas assez vite cependant. À la porte se trouvait une espèce de juif, avec des sourcils extrêmement épais et crasseux. Il m’aperçut comme nous avancions, et me dit quand nous passâmes à côté de lui :

« M. Pip et son ami ?

L’identité de M. Pip et de son ami ayant été avouée, il continua :

« M. Waldengarver, serait bien aise d’avoir l’honneur…

— Waldengarver ? » répétai-je.

Immédiatement Herbert me dit à l’oreille :

« C’est Wopsle, sans doute.

— Oh ! bien, dis-je, faut-il vous suivre ?

— Quelques pas, s’il vous plaît. »

Quand nous fûmes dans un couloir retiré, il se retourna pour me demander :

« Quel air lui avez-vous trouvé ? c’est moi qui l’ai habillé. »

Je ne savais pas de quoi il avait l’air, si ce n’est d’un conducteur d’enterrement avec l’addition d’un grand soleil ou d’une étoile danoise pendue à son cou, par un ruban bleu — ce qui lui avait donné l’air d’être assuré par quelque compagnie extraordinaire d’assurance contre l’incendie. Mais je répondis qu’il m’avait paru très-convenable.

« Quand il arrive à la tombe, il fait admirablement valoir son manteau ; mais, de la coulisse, il m’a semblé que quand il voit le fantôme dans l’appartement de la reine, il aurait pu tirer meilleur parti de ses bas. »

Je fis un signe d’assentiment, et nous tombâmes, en passant par une sale petite porte volante, dans une sorte de caisse d’emballage où il faisait très-chaud et où M. Wopsle se débarrassait de ses vêtements danois. Il y avait juste assez de place pour nous permettre de regarder par-dessus nos épaules, en tenant ouverte la porte ou le couvercle de la caisse.

« Messieurs, dit M. Wopsle, je suis fier de vous voir. J’espère, monsieur Pip, que vous m’excuserez de vous avoir fait prier de venir. J’ai eu le bonheur de vous connaître autrefois, et le drame a toujours eu des droits particuliers à l’estime des nobles et des riches. »

En même temps, M. Waldengarver, dans une effroyable transpiration, cherchait à se débarrasser de son deuil princier.

« Retournez les bas ! monsieur Waldengarver, dit le possesseur de cette partie du costume, ou vous les crèverez, vous les crèverez, et vous crèverez trente-cinq shillings. Shakespeare n’a jamais été interprété avec une plus belle paire de bas. Tenez-vous tranquille sur votre chaise, et laissez-moi faire. »

Sur ce, il se mit à genoux et commença à dépouiller sa victime qui, le premier bas ôté, serait infailliblement tombée à la renverse avec sa chaise, s’il y avait eu de la place pour tomber n’importe comment.

Je n’avais pas osé dire jusqu’alors un seul mot sur la représentation ; mais en ce moment M. Waldengarver nous regarda avec satisfaction, et dit :

« Messieurs, comment vous a-t-il semblé que cela marchait, vu de face ? »

Herbert répondit derrière moi, me poussant en même temps :

« Supérieurement ! »

Je répétai :

« Supérieurement ! »

— Comment avez-vous trouvé que j’ai rendu le personnage, messieurs ? » dit M. Waldengarver, presque avec un ton de protection, si ce n’est tout à fait.

Herbert répondit de derrière, en me poussant de nouveau :

« Merveilleux ! complet ! »

Et je répétai hardiment, comme si je l’avais inventé et comme si je devais appuyer sur ces mots :

« Merveilleux ! complet ! »

— Je suis aise d’avoir votre approbation, messieurs, dit M. Waldengarver, avec un air de dignité, tout en se cognant en même temps contre la muraille et en se retenant au siège du fauteuil.

— Mais je vais vous dire une chose, monsieur Waldengarver, dit l’homme qui lui retirait ses bas, que vous ne comprenez pas, maintenant faites attention, je ne crains pas qu’on dise le contraire, je vous dis donc que vous vous trompez quand vous placez vos jambes de profil. Le dernier Hamlet que j’ai habillé faisait la même faute aux répétitions, jusqu’au jour où je lui fis mettre un grand pain à cacheter rouge sur chaque genou ; puis, à la dernière répétition, j’allai me mettre de face, monsieur, au fond du parterre, et toutes les fois que son rôle le plaçait de profil, je criais : « Je ne vois pas les pains à cacheter ! À la représentation, tout marcha le mieux du monde. »

M. Waldengarver me sourit, comme pour me dire :

« Un fidèle serviteur, je flatte sa manie. »

Puis il dit très-haut :

« Mes vues sont un peu classiques et abstraites pour eux ; mais ils progresseront, ils progresseront. »

Herbert et moi nous répétâmes ensemble :

« Oh ! sans doute ils progresseront.

— Avez-vous remarqué, messieurs, dit M. Waldengarver, qu’il y avait un homme à la galerie qui voulait jeter du ridicule sur le service… je veux dire la représentation ? »

Nous répondîmes lâchement que nous croyions avoir remarqué quelque chose de semblable, et j’ajoutai que, sans doute, cet homme était ivre.

« Oh ! non pas ! non pas, monsieur ! Il n’était pas ivre ; celui qui l’emploie veille à cela, monsieur : il ne lui permettrait pas de s’enivrer.

— Vous connaissez celui qui l’emploie » dis-je.

M. Wopsle ferma les yeux et les rouvrit, exécutant ces mouvements avec une grande lenteur.

« Vous avez dû remarquer, messieurs, dit-il, un âne ignorant et beuglant, à la gorge pelée, qui a une expression de basse malignité sur le visage ; il a essayé, je ne dirai pas joué, le rôle de Clodius, roi de Danemark. C’est celui qui l’emploie, messieurs, voilà sa profession ! »

Sans savoir exactement si j’aurais été plus fâché pour M. Wopsle, s’il eût été au désespoir, j’étais, quoi qu’il en soit, si fâché pour lui, et je compatissais tellement à son sort, que je profitai de l’instant où il se retournait pour faire mettre ses bretelles, ce qui nous forçait à rester en dehors de la porte, pour demander à Herbert ce qu’il pensait de l’avoir à souper. Herbert dit qu’il pensait qu’il serait bien de l’inviter. En conséquence je lui fis mon invitation et il vint avec nous à l’hôtel Barnard, enveloppé jusqu’aux yeux. Nous le traitâmes de notre mieux, et il resta jusqu’à deux heures du matin, en passant en revue son succès et en développant ses plans. J’ai oublié ce qu’ils étaient en détail, mais j’ai un souvenir général qu’il voulait commencer par ressusciter le théâtre pour finir par l’anéantir, d’autant plus que sa mort le laisserait dans un abandon complet, et sans aucune chance d’espoir.

Après tout cela, je gagnai mon lit dans un état piteux ; je pensai à Estelle, je rêvai que toutes mes espérances étaient évanouies, et que je devais donner ma main en légitime mariage à la Clara d’Herbert, ou jouer Hamlet avec le fantôme de miss Havisham, devant vingt mille personnes, sans en savoir les vingt premiers mots.


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  1. Ce chapitre est, comme on le verra, consacré au récit d’une représentation d’Hamlet sur un théâtre de trente-sixième ordre. Le chef-d’œuvre de Shakespeare est trop généralement connu en France pour que les excentricités de cette représentation aient besoin de commentaires. Nous dirons seulement que les représentations de Shakespeare sur des théâtres borgnes son en effet un des côtés caractéristiques de la liberté des théâtres en Angleterre, et ce sont justement elles qui donnent la mesure de l’immense popularité de cette grande illustration nationale.
  2. C’est-à-dire au théâtre, la scène se passant en Danemark.