Les Grandes Espérances/II/3

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 2p. 24-32).


CHAPITRE III.


Un des jours suivants, tandis que j’étais occupé avec mes livres et M. Pocket, je reçus par la poste une lettre, dont la seule enveloppe me jeta dans un grand émoi, car bien que je n’eusse jamais vu l’écriture de l’adresse, je devinai sur-le-champ de qui elle venait. Elle ne commençait pas par « Cher monsieur Pip, » ni par « Cher Pip, » ni par « Cher monsieur, » ni par Cher n’importe qui, mais ainsi :

« Je dois venir à Londres après-demain, par la voiture de midi ; je crois qu’il a été convenu que vous deviez venir à ma rencontre. C’est dans tous les cas le désir de miss Havisham, et je vous écris pour m’y conformer. Elle vous envoie ses souvenirs.

« Toute à vous,

« Estelle. »

Si j’en avais eu le temps, j’aurais probablement commandé plusieurs habillements complets pour cette occasion ; mais comme je ne l’avais pas, je dus me contenter de ceux que j’avais. Mon appétit me quitta instantanément, et je ne goûtai ni paix ni repos que le jour indiqué ne fût arrivé ; non cependant que sa venue m’apportât l’un ou l’autre, car alors ce fut pire que jamais. Je commençai par rôder autour du bureau des voitures, bien avant que la voiture eût seulement quitté le Cochon bleu de notre ville. Je le savais parfaitement, et pourtant il me semblait qu’il n’y avait pas de sécurité à quitter de vue le bureau pendant plus de cinq minutes de suite. J’avais déjà passé la première demi-heure d’une garde de quatre ou cinq heures dans cet état d’excitation, quand M. Wemmick se heurta contre moi.

« Holà ! eh ! monsieur Pip ! dit-il, comment ça va-t-il ? Je ne pensais pas que ce fût ici que vous dussiez faire votre faction. »

Je lui expliquai que je venais attendre quelqu’un qui devait arriver par la voiture, et je lui demandai des nouvelles de son père et du château.

« Tous les deux sont florissants. Merci ! dit-il, le vieux surtout, c’est un fameux père, il aura quatre-vingt-deux ans à son prochain anniversaire ; j’ai envie de tirer quatre-vingt-deux coups de canon, si toutefois les voisins ne se plaignent pas, et si mon canon peut supporter un pareil service. Mais on ne parle pas de cela à Londres. Où pensez-vous que j’aille ?

— À l’étude, dis-je, car il était tourné dans cette direction.

— Tout près, répondit Wemmick, car je vais à Newgate. Nous sommes en ce moment dans l’affaire d’un banquier qui a été volé. Je suis allé jusque sur la route, pour avoir une idée de la scène où l’action s’est passée, et là-dessus je dois avoir un mot ou deux d’entretien avec notre client.

— Est-ce que votre client a commis le vol ? demandai-je.

— Que Dieu ait pitié de votre âme et de votre corps, non ! répondit Wemmick sèchement ; mais il en est accusé comme vous ou moi pourrions l’être. L’un de nous, vous le savez, pourrait aussi bien en être accusé.

— Seulement nous ne le sommes ni l’un ni l’autre, répondis-je.

— En vérité, dit Wemmick en me touchant la poitrine du bout du doigt, vous êtes un profond gaillard, monsieur Pip. Vous serait-il agréable de jeter un coup d’œil sur Newgate ?… Avez-vous le temps ? »

J’avais tant de temps à perdre que la proposition m’agréa comme un soulagement malgré ce qu’elle avait d’inconciliable avec mon ardent désir de ne pas perdre de vue le bureau des voitures. Je murmurais donc que j’allais m’informer si j’avais le temps d’aller avec lui. J’entrai dans le bureau et demandai au commis, avec la plus stricte précision, le moment le plus rapproché auquel on attendait la voiture, ce que je savais d’avance tout aussi bien que lui. Je rejoignis alors M. Wemmick, et, faisant semblant de consulter ma montre, et d’être surpris du renseignement que j’avais reçu, j’acceptai son offre.

En quelques minutes, nous arrivâmes à Newgate et nous traversâmes la loge où quelques fers étaient suspendus aux murailles nues, à côté des règlements de l’intérieur de la prison. À cette époque, les prisons étaient fort négligées, et la période de réaction exagérée, suite inévitable de toutes les erreurs publiques qui en est toujours la punition la plus lourde et la plus longue, était encore loin. Alors les criminels n’étaient pas mieux logés et mieux nourris que les soldats (pour ne point parler des pauvres), et ils mettaient rarement le feu à leur prison, dans le but excusable d’ajouter à la saveur de leur soupe. Quand Wemmick me fit entrer, c’était l’heure des visites. Un cabaretier circulait avec de la bière, et les prisonniers, derrière les barreaux des grilles, en achetaient et causaient à des amis : c’était, à vrai dire, une scène repoussante, laide, sale et affligeante.

Je remarquai que Wemmick marchait au milieu des prisonniers comme un jardinier marcherait au milieu de ses plantes. Cette idée me vint quand je le vis aborder un grand gaillard qui était arrivé la nuit, et qu’il lui dit :

« Eh bien ! capitaine Tom, nous voilà donc ici ? Ah ! vraiment !… Eh ! n’est-ce pas Black Bill qui est là-bas derrière la fontaine ?… Mais je ne vous ai pas vu depuis deux mois. Comment vous trouvez-vous ici ? »

S’arrêtant devant les barreaux, il écoutait les paroles inquiètes et précipitées des prisonniers, mais ne parlait jamais à plus d’un à la fois. Wemmick, avec sa bouche en forme de boite aux lettres, dans une parfaite immobilité, les regardait pendant qu’ils parlaient comme s’il voulait prendre tout particulièrement note des pas qu’ils avaient fait depuis sa dernière visite vers l’avenir qui les attendait après leur jugement.

Il était très-populaire, et je vis qu’il jouait le rôle familier et bon enfant dans les affaires de M. Jaggers ; bien qu’il y eût dans toute sa personne un peu de la dignité de M. Jaggers, qui empêchait qu’on l’approchât au delà de certaines limites. En reconnaissant successivement chaque client, il leur faisait un signe de tête, arrangeait son chapeau de ses deux mains sur sa tête, pinçait davantage sa bouche, et finissait par remettre ses mains dans ses poches. Une ou deux fois il eut des difficultés à propos des à-comptes sur les honoraires. Alors, s’éloignant le plus possible de l’argent offert en quantité insuffisante, il disait :

« C’est inutile, mon garçon, je ne suis qu’un subordonné ; je ne puis prendre cela. N’agissez pas ainsi avec un subordonné. Si vous ne pouvez pas fournir le montant, mon garçon, vous feriez mieux de vous adresser à un autre patron. Ils sont nombreux dans la profession, vous savez, et ce qui ne vaut pas la peine pour l’un est suffisant pour l’autre. C’est ce que je vous recommande en ma qualité de subordonné. Ne prenez pas une peine inutile, à quoi bon ? À qui le tour ? »

C’est ainsi que nous nous promenâmes dans la serre de Wemmick jusqu’à ce qu’il se tournât vers moi, et me dit :

« Faites attention à l’homme auquel je vais donner une poignée de main. »

Je n’aurais pas manqué de le faire sans y être engagé, car il n’avait encore donné de poignée de main à personne.

Presque aussitôt qu’il eut fini de parler, un gros homme roide, que je vois encore en écrivant, dans un habit olive à la mode, avec une certaine pâleur s’étendant sur son teint naturellement rouge, et des yeux qui allaient et venaient de tous côtés quand il essayait de les fixer, arriva à un des coins de la grille, et porta la main à son chapeau, qui avait une surface graisseuse et épaisse comme celle d’un bouillon froid, en faisant un salut militaire demi-sérieux, demi-plaisant.

« Bien à vous, colonel ! dit Wemmick. Comment allez-vous, colonel ?

— Très-bien, monsieur Wemmick.

— On a fait tout ce qu’il était possible de faire, mais les preuves étaient trop fortes contre nous, colonel.

— Oui, elles étaient trop fortes, monsieur, mais ça m’est égal.

— Non, non, dit Wemmick froidement, ça ne vous est pas égal. Puis se tournant vers moi : Il a servi Sa Majesté, cet homme, il a été soldat dans la ligne, il s’est fait remplacer.

— En vérité ? » dis-je.

Et les yeux de l’homme me regardèrent, puis ils regardèrent par-dessus ma tête, puis tout autour de moi, et enfin il passa ses mains sur ses lèvres et se mit à rire.

« Je crois que je sortirai d’ici lundi, monsieur, dit-il à Wemmick.

— Peut-être ! répondit mon ami, mais on ne sait pas.

— Je suis aise d’avoir eu la chance de vous dire adieu, monsieur Wemmick, dit l’homme en passant sa main entre les barreaux.

— Merci ! dit Wemmick en lui donnant une poignée de main, moi de même colonel.

— Si ce que j’avais sur moi quand j’ai été pris avait été du vrai, monsieur Wemmick, dit l’homme sans vouloir retirer sa main, je vous aurais demandé la faveur de porter une autre bague en reconnaissance de vos attentions.

— Je prends votre bonne volonté pour le fait, dit Wemmick. À propos, vous étiez un grand amateur de pigeons ? »

L’homme leva les yeux en l’air.

« On m’a dit que vous aviez une race remarquable de culbutants, ajouta Wemmick, pourriez-vous dire à un de vos amis de m’en apporter une paire si vous n’en avez plus besoin ?

— Ce sera fait, monsieur.

— Très-bien ! dit Wemmick, on aura soin d’eux. Bonjour, colonel ; adieu. »

Ils se serrèrent de nouveau les mains, et, en nous éloignant, Wemmick me dit :

« C’est un faux monnayeur, excellent ouvrier. Le rapport du recorder sera fait aujourd’hui. Il est sûr d’être exécuté lundi… Une paire de pigeons a bien son prix. »

Là-dessus, il tourna la tête, et fit signe à cette plante morte, puis il promena les yeux autour de lui en sortant de la cour comme s’il eût considéré quelle autre plante il pourrait bien mettre à sa place.

En sortant de la prison par la loge, je vis que l’importance de mon tuteur n’était pas moins bien appréciée par les porte-clefs que par ceux qu’ils gardaient.

« Eh bien ! monsieur Wemmick, dit l’un d’eux qui nous retenait entre deux portes garnies de pointes de fer et de clous, en ayant soin de fermer l’une avant d’ouvrir l’autre, qu’est-ce que va faire M. Jaggers de cet assassin de l’autre côté de l’eau ? Va-t-il en faire un meurtrier sans préméditation ou autre chose ?… Que va-t-il faire de lui ?

— Pourquoi ne le lui demandez-vous pas ? répondit Wemmick.

— Oh ! oui, n’est-ce pas ? dit le porte-clefs.

— Vous voyez, monsieur Pip, voilà la manière d’en user avec ces gens-là, observa Wemmick. Ils ne se gênent pas pour me faire des questions à moi, le subordonné, mais vous ne les prendrez jamais à en faire à mon patron.

— Est-ce que ce jeune homme est un des apprentis ou un des membres de votre étude ? demanda le porte-clefs en riant de l’humeur de Wemmick.

— Tenez, le voilà encore ! s’écria Wemmick, je vous l’ai dit : il fait au subordonné une seconde question avant qu’on ait répondu à la première. Eh bien ! quand M. Pip serait l’un des deux ?

— Mais alors, dit le porte-clefs en riant de nouveau, il connaît M. Jaggers ?

— Ya ! cria Wemmick en regardant le porte-clefs d’une façon burlesque, vous êtes aussi muet qu’une de vos clefs quand vous avez affaire à mon patron, vous le savez bien. Faites-nous sortir, vieux renard, ou je vous fais intenter par lui une action pour emprisonnement illégal. »

Le porte-clefs se mit à rire et nous souhaita le bonsoir ; puis il continua de rire après nous, par-dessus les piques du guichet quand nous descendîmes dans la rue.

« Faites attention, monsieur Pip, me dit gravement Wemmick à l’oreille en prenant mon bras pour se montrer plus confidentiel ; je crois que ce qu’il y a de plus fort chez M. Jaggers c’est la manière dont il se tient. Il est toujours si fier que sa roideur constante fait partie de ses immenses capacités. Ce faux-monnayeur n’eût pas plus osé se passer de lui que ce porte-clefs n’eût osé lui demander ses intentions dans une de ses causes. Alors, entre sa roideur et eux il introduit ses subordonnés, voyez-vous ; et, de cette manière, il les tient corps et âme. »

J’admirai fort la subtilité de mon tuteur. Mais, à vrai dire, j’eusse désiré de tout mon cœur, et ce n’est pas la première fois, avoir un tuteur d’une capacité moindre.

M. Wemmick et moi nous nous séparâmes à l’étude de la Petite Bretagne, où les clients de M. Jaggers abondaient comme de coutume, et je retournai me mettre en faction dans la rue du bureau des voitures, ayant encore deux ou trois heures devant moi. Je passai tout ce temps à penser combien il était étrange pour moi de me voir poursuivi et entouré de toute cette infection de prison et de crimes : pendant mon enfance, dans nos marais isolés, par un soir d’hiver, je l’avais rencontrée d’abord ; elle avait ensuite déjà reparu à deux reprises différentes comme une tache à demi effacée mais non enlevée, et je ne pouvais l’empêcher de se mêler à ma fortune et à mes progrès dans le monde. Je pensais aussi à la belle Estelle, si fière et si distinguée qui venait à moi, et je songeais avec une extrême horreur au contraste qui existait entre elle et la prison. J’aurais donné beaucoup alors pour que Wemmick ne m’eût pas rencontré ou bien que je ne lui eusse pas cédé en allant avec lui. Je sentais que j’allais retrouver Newgate toujours et partout, imprégné jusque dans mes habits et dans l’air que je respirais. Je secouai la poussière de la prison restée à mes pieds ; je l’enlevai de mes habits et l’exhalai de mes poumons. J’étais si troublé au souvenir de la personne qui allait venir, je me trouvais tellement indigne d’elle que je n’eus plus conscience du temps. La voiture me parut donc arriver assez promptement après tout, et je n’étais pas encore débarrassé de la souillure de conscience que m’avait communiquée la serre de M. Wemmick, quand je vis Estelle passer sa tête à la portière et me faire signe en agitant la main.

Qu’était donc cette ombre sans nom qui passait encore dans cet instant ?


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