Les Grotesques/Cyrano de Bergerac

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Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (p. 181-210).


VI.

CYRANO DE BERGERAC.


Certains physiologistes prétendent que la longueur du nez est le diagnostic de l’esprit, de la valeur et de toutes les belles qualités, et qu’on ne peut-être un grand homme si l’on n’a un grand nez. — Beaucoup de physiologistes femelles tirent aussi de la dimension de cette honnête partie du visage un augure on ne peut pas plus avantageux. — Quoi qu’il en soit, Socrate était camus : aussi Socrate avouait-il qu’il était né avec les dispositions les plus vicieuses, et qu’il ne tenait peut-être qu’à un peu de paresse qu’il ne fût un grand scélérat ; César, Napoléon ont un bec d’aigle au milieu de la figure ; le vieux Pierre Corneille a le promontoire nasal très-développé. Voyez les médailles, voyez les portraits ; vous trouverez que les héros ont le nez proportionné à la grandeur de leur gloire et qu’il n’y en a point de punais. Ce qui fait que les nègres sont en général stupides, ce n’est pas qu’ils aient le crâne écrasé, le crâne n’y fait rien ; c’est qu’ils sont aussi camards que la mort elle-même. Les éléphants, qui ont de l’intelligence à faire rougir bien des poètes, ne doivent cet esprit qu’on leur voit qu’à la prodigieuse extension de leur nez ; — car leur trompe est un véritable nez de cinq ou six pieds de long. — Excusez du peu !

Cette nasologie pourra fort bien ne pas paraître très à sa place au commencement d’un article de critique littéraire ; — mais en ouvrant le premier volume de Bergerac, où se voit son portrait en taille douce, la dimension gigantesque et la forme singulière de son nez m’ont tellement sauté aux yeux que je m’y suis arrêté plus longtemps que la chose ne valait, et que je me suis laissé aller à ces profondes réflexions que l’on vient de lire et à beaucoup d’autres dont je fais grâce au lecteur.

Ce nez invraisemblable se prélasse dans une figure de trois-quarts dont il couvre entièrement le petit côté ; il forme, sur le milieu, une montagne qui me paraît devoir être, après l’Hymalaya, la plus haute montagne du monde ; puis il se précipite vers la bouche, qu’il obombre largement, comme une trompe de tapir ou un rostre d’oiseau de proie ; tout à fait à l’extrémité, il est séparé en deux portions par un filet assez semblable, quoique plus prononcé, au sillon qui coupe la lèvre de cerise d’Anne d’Autriche, la Manche reine aux longues mains d’ivoire. Cela fait comme deux nez distincts dans une même face, ce qui est trop pour la coutume. Quelques chiens de chasse offrent aussi cette conformation ; elle est le signe d’une grande bienveillance ; les portraits de saint Vincent de Paule ou du diacre Paris vous montreront les types le mieux caractérisés de cette espèce de structure ; seulement le nez du Cyrano est moins pâteux, moins charnu dans le contour ; il a plus d’os et de cartilages, plus de méplats et de luisants, il est plus héroïque. Quant au reste de la figure, autant que ce nez triomphal permet de l’apercevoir, il m’a semblé gracieux et régulier : les yeux sont coupés en amande et fort noirs, ce qui leur donne un feu et une douceur surprenante ; les sourcils sont minces, quoique très-apparents ; la moustache, un peu fine et maigre, se perd avec l’ombre des commissures des lèvres ; les cheveux à la mode des raffinés, tombent avec grâce de chaque côté de la face. N’était le nez, ce serait réellement un joli garçon. Ce nez malencontreux fut du reste, pour Cyrano de Bergerac, une occasion de déployer sa valeur dans des duels qui se renouvelaient presque tous les jours. — Si quelqu’un avait le malheur de le regarder et montrait quelque étonnement de voir un nez pareil, vite il lui fallait aller sur le pré. — Et comme les duels de ce temps-là ne finissaient pas par des déjeuners et que Cyrano était un habile spadassin, on courait risque de recevoir quelque bon coup d’épée au ventre et de remporter son pourpoint percé de plus de boutonnières qu’il n’en avait auparavant, ce qui fit qu’au bout de peu de temps tout le monde trouva la forme du nez de Cyrano excessivement convenable et que tout au plus quelque provincial non encore usagé s’avisait d’y trouver le mot à rire. Il n’est pas besoin d’ajouter que quelque bonne botte poussée à fond apprenait bientôt à vivre au plaisant si elle ne le tuait pas. Jusqu’ici il n’y a rien à dire, tout homme doit faire respecter son nez, rien de mieux ; mais Cyrano, non content de tuer ou de blesser grièvement ceux qui ne paraissaient pas satisfaits de son appareil olfactif, voulut établir comme principe que tout le monde devrait avoir un grand nez, et que les camus étaient d’informes avortons, des créatures à peine ébauchées et dont la nature rougissait ; c’est dans le Voyage à la lune qu’il avance ce singulier paradoxe : aux états de la lune s’il naît un enfant camard, de peur qu’étant devenu grand il ne perpétue cette abominable difformité, on a soin de lui assurer une voix de soprano pour toute sa vie, et on le met en état d’entrer sans danger au sérail du grand seigneur. Le mérite se mesure à la longueur du nez ; — l’on est ou plus haut ou plus bas placé selon que l’on en a plus ou moins. Sans nez, selon Cyrano, point de valeur, point d’esprit, point de finesse, point de passion, rien de ce qui fait l’homme ; le nez est le siège de l’âme, c’est ce qui distingue l’homme de la brute, car aucun animal n’a le nez fait comme l’homme… Ah ! monsieur Savinien Cyrano de Bergerac ! il me semble que vous retournez un peu trop visiblement pour votre usage la fable du renard sans queue.

Je ne sais si la valeur de l’esprit et la passion dépendent de la configuration du nez : toujours est-il que Cyrano était vaillant, spirituel et passionné, et c’est la meilleure preuve qu’il put apporter de son système ; après cela reste à savoir s’il était vaillant, spirituel et passionné parce qu’il avait le nez grand, ou s’il avait le nez grand, parce qu’il était vaillant, spirituel et passionné : la poule naît-elle de l’œuf ou l’œuf de la poule ? — that is question — de plus savants que moi décideront.

Savinien Cyrano de Bergerac, possesseur de ce nez prodigieux, naquit, en 1620, au château de Bergerac, en Périgord. Son père le mit, pour faire ses études, chez un pauvre curé de campagne qui prenait des pensionnaires et faisait tant bien que mal des éducations de petits hobereaux. Cyrano n’y fit pas grands progrès, car il n’avait pas la moindre confiance en la doctrine du bonhomme, qu’il trouvait pédant au possible et un vrai âne aristotélique ; il suffit qu’il dît blanc pour qu’il crût noir et fît précisément le contraire : c’est sans doute là qu’il prit cette horreur des pédants et de tout ce qui sentait son régent de collège qu’il garda toute sa vie et qui lui inspira tant de piquantes épigrammes contre les Sidias de toute robe et de toute couleur qui cherchent, comme celui de Théopile, si odor in pomo est forma aut accidens. Il ne tarit pas sur leur gourmandise, sur leur ivrognerie, leur couardise, leur saleté, leur avarice, leur ignorance crasse, leur sot orgueil, leur entêtement, tous leurs petits vices honteux, vices à la fois d’enfants et de vieillards, il blasonne avec une verve admirable leurs ongles noirs, leurs mains qui n’ont pas été lavées depuis l’averse du déluge, leurs cheveux gras et peuplés, leur nez roupieux toujours bistré de petun, leur ton superlatif et leurs façons outrecuidantes et plates tout ensemble. Un croquis de frère ignorantin par Charlet n’est pas plus fin et plus naïf. Croyez que les Métaphraste et les Pancrace du Poquelin sont très-proches parents des Sidias de Théophile et des pédants de Cyrano ; assurément ils ont régenté la même classe dans quelque collège de province, c’est la même férule qu’ils ont à la main, c’est le même jargon qu’ils ont dans la bouche ; ils jurent tous par Aristote et sa docte cabale : la question de savoir si l’on doit dire la forme ou la figure d’un chapeau vaut bien le si odor in pomo.

Cyrano se plaignit à son père tant et si souvent de l’ineptie de son maître que celui-ci, bon gentilhomme de campagne, se souciant plus de ses chiens que de ses enfants, le retira de chez le prêtre, et, sans s’inquiéter d’autre chose que de faire bonne chère, l’envoya tout seul à Paris, à l’âge où les passions qui s’éveillent sont le plus à craindre, surtout dans les natures excessives comme celle du jeune Savinien.

Ce qui devait arriver arriva : Bergerac se laissa aller à l’entrain de toute cette jeunesse folle et turbulente d’alors ; il se livra à la débauche avec l’ardeur d’un jeune homme de dix-huit ans qui voit Paris pour la première fois, et qui sort d’un petit presbytère de province, d’une maison tranquille et discrète, sobre et froide, rangée et silencieuse, presque toujours à moitié endormie à l’ombre de ses pâles noyers entré l’église et le cimetière, gouvernée par un vieux prêtre radoteur et quelque Toinon chassieuse et refrognée. Le vin et les femmes, ces deux charmantes choses qui sourient si gracieusement à nos jeunes fantaisies, faillirent à l’empiéter complètement au sortir de cette vie de discipline et de retenue. C’était alors le temps de ces belles aventurières espagnoles et italiennes, voluptueuses et fières créatures, aimant d’un égal amour l’or, le sang et les parfums, pâles comme l’ambre, souples comme le saule, fortes comme l’acier, le nez légèrement arqué, la lèvre dédaigneusement retroussée à ses coins et ayant l’air de faire fi, l’œil nageant et scintillant, les cheveux drus et crêpelés, les mains pleines de fossettes et presque royales, les doigts effilés plus blancs, que l’ivoire de l’éventail ; — le beau temps des belles courtisanes poétiques ! c’était le temps des balcons escaladés, des échelles de soie, des ballets et des mascarades ; de cette galanterie espagnole grave et folle à la fois, dévouée jusqu’à la niaiserie, ardente jusqu’à la férocité ; des sonnets et des petits vers, et des grands coups d’épée, et des grands rasades et du jeu effréné ; on jetait sa vie par la fenêtre, on semait son âme à tous les vents, comme si l’on n’eût su qu’en faire ; on se joue sur un coup de dé à toutes les minutes, on se bat pour soi, on sert de second aux autres plutôt que de rester les bras croisés ; quelqu’un vous regarde, vite un duel ; quelqu’un ne vous regarde pas, encore un duel ; l’un vous insulte, l’autre vous méprise : et tout cela sans forfanterie, avec un laisser-aller et une nonchalance admirable, comme s’il ne s’agissait d’autre chose que de boire un verre d’hypocras. Quel courage dépensé à rien ! — la monnaie de cent mille héros éparpillée aux coins des carrefours, le soir, sous quelque lanterne ! Cyrano trouva moyen de se faire nommer l’Intrépide par une société ainsi faite, lui, tout jeune homme, arrivé hier du Périgord, de chez un pauvre curé de campagne. — Magnifique début !

Il était déjà à la mode et du bel air d’afficher de l’impiété et de faire l’esprit fort. Je n’affirmerai pas que Cyrano donna dans ce travers ; cependant il en fut accusé, comme presque tous les beaux esprits du temps ; ce qui servit à motiver cette imputation, ce sont quelques passages de sa tragédie d’Agrippine, où sont ouvertement et énergiquement exprimées des maximes d’athéisme comme celles-ci :


TERENTIUS.

Tu connois cependant que Rome est monarchique,
Qu’elle ne peut durer dans l’aristocratique,
Et que l’aigle romaine aura peine à monter
Quand elle aura sur soi plus d’un homme à porter :
Respecte et crains des dieux l’effroyable tonnerre.

SEJANUS.

Il ne tombe jamais en hiver sur la terre ;
J’ai six mois, pour le moins, à me moquer des dieux,
Ensuite je ferai ma paix avec les cieux.

TERENTIUS.

Ces dieux renverseront tout ce que tu proposes.

SEJANUS.

Un peu d’encens bruslé rajuste bien des choses.

TERENTIUS.

Qui les craint…

SEJANUS.

Qui les craint… Ne craint rien. — Ces enfants de l’effroi,
Ces beaux riens qu’on adore et sans savoir pourquoi,
Ces altérés du sang des bêtes qu’on assomme,
Ces dieux que l’homme a faits et qui n’ont point fait l’homme,
Des plus fermes états ce burlesque soutien,
Va, va, Terentius, qui les craint ne craint rien.

TERENTIUS.

Mais, s’ils n’en étoient pas, cette machine ronde…

SEJANUS.

Oui, mais s’il en étoit, serois-je encore au monde ?


Et cet autre passage où l’immortalité de l’âme est niée :


AGRIPPINE.

D’un si triste spectacle es-tu donc à l’épreuve ?

SEJANUS.

Cela n’est que la mort, et n’a rien qui m’émeuve.

AGRIPPINE.

Et cette incertitude où mène le trépas ?…

SEJANUS.

Étois-je malheureux lorsque je n’étois pas ?
Une heure après la mort, notre âme évanouie
Sera ce qu’elle étoit une heure avant la vie.


Mais cela ne prouve rien ; ce n’est pas le poète qui dit cela, c’est le personnage qu’il met en scène : distinction bien facile à faire, et qu’on ne veut jamais faire, je ne sais pourquoi. On a ainsi accusé d’irréligion et d’athéisme de parfaitement zélés chrétiens qui venaient de faire leurs pâques et s’abstenaient expressément de la chair les vendredis et samedis ; la malignité y trouve son compte. On cite quelques vers perfidement isolés, et voici un honnête homme de cœur et de génie proclamé athée et libertin par des cuistres obscurs qui devaient porter l’alphabet à l’épaule, et qui, de la fange où ils sont, ne cessent d’envoyer leurs croassements à toute renommée, et remplissent en littérature la charge des insulteurs-jurés des triomphes romains. Ces maximes sont dans la bouche de Séjan, un scélérat pourri de vices, un de ces monstrueux colosses d’infamie qui effrayaient le monde au temps de la décadence ; il est tout simple qu’il parle ainsi, l’athéisme n’est qu’une gentillesse pour un pareil personnage ; il est païen d’ailleurs, et les dieux qu’il insulte ne sont que des démons, au dire de tous les pères de l’Église ; soutenir qu’ils ne sont pas des dieux est tout à fait orthodoxe, et je trouve assez singulier qu’un poète chrétien soit accusé d’athéisme pour avoir fait nier par un païen la divinité de Jupiter. C’est une anomalie de plus à classer dans le répertoire immense des bigarrures de l’esprit humain. D’ailleurs cela a toujours été ainsi : Byron prend pour héros de ses poèmes des corsaires et des meurtriers, on veut à toute force qu’il soit un meurtrier et un vampire. Bien des gens ne sont pas encore bien certains que l’auteur de Han d’Islande et du Dernier jour d’un condamné n’ait mangé de la chair humaine et n’ait été guillotiné. Avec cette méthode d’attribuer au poète ce qu’il fait dire à ses créatures, les poètes tragiques devraient tous être pendus haut et court ; ils ont commis plus de meurtres, d’empoisonnements, de viols et d’adultères, ils ont fait plus de choses cruelles, impies et scélérates que les plus affreux brigands du monde ; et en ceci, les classiques, malgré cette pastorale horreur du sang qu’ils nous font voir à chaque pièce nouvelle n’ont pas la moindre chose à reprocher aux romantiques. — Pour donner une idée de l’intelligence de la cabale ameutée contre Cyrano, il nous suffira de rapporter ce trait, qui est digne d’une cabale moderne.

De braves bourgeois — des épiciers de ce temps-là — allèrent à une représentation de l’Agrippine, bien convaincus que, s’ils ne la faisaient tomber, l’édifice social croulait infailliblement sur la tête ; ils laissèrent passer tous les endroits scabreux sans y rien comprendre, et se regardaient entre eux avec leurs gros yeux de grenouille, et tournaient leur feutre dans leurs doigts d’un air assez décontenancé, attendant le signal des sifflets ; mais quand Séjan, décidé d’assassiner Tibère, vint à s’écrier :


Allons, frappons l’hostie !


tous mes croquants de s’écrier, de se mettre à siffler comme des aspics, et de dire tout haut : Ah le poétaste ! ah le goinfre ! ah le méchant ! ah l’athée ! ah le huguenot ! comme il parle du saint-sacrement ! Ça, vilement, qu’on le brûle !

Malgré ces pieuses insinuations, on ne brûla point Bergerac ; on n’était plus au temps d’Etienne Dolet, il était trop tard ; mais beaucoup périrent sur le bûcher pour d’aussi bonnes raisons : — sur des motifs aussi légers, Théophile, comme vous avez pu le voir, fut exécuté en effigie, et passa de longues années en prison.

Ô homme, seul animal qui regardes le ciel, je ne sais pas vraiment en quoi tu as mérité de ne pas marcher à quatre pattes !

Cyrano retrouva à Paris un sien compagnon qui avait fait ses études avec lui chez le bon curé de campagne et qui depuis devint son plus particulier ami ; cet ami se nommait M. Le Bret ; il servait au régiment des gardes, dans la compagnie de M. de Carbon-Castel-Jaloux. Il força, ce sont ses propres termes, à y entrer, en qualité de cadet, notre jeune débauché, qui s’y fit bientôt remarquer par son audace et son adresse à l’escrime : les duels étaient en ce temps-là regardés comme le moyen le plus prompt et même le seul moyen qu’il y eût de faire montre de sa valeur ; il attira tellement l’attention sur lui, et en si peu de jours, par le nombre des rencontres qu’il eut et la manière dont il en sortit, qu’on ne l’appela plus dans ce régiment, presque entièrement composé de Gascons, que le Démon de la bravoure ; et, malgré le peu de foi que l’on ajoute communément aux hyperboles des enfants de la Garonne, ces Irlandais de la France, personne ne trouva cette fois qu’il y eût exagération dans le sobriquet, et il lui resta toute sa vie. Il comptait littéralement ses jours par ses combats, et même il comptait plus de combats que de jours, vidant quelquefois deux ou trois affaires dans une seule et même matinée. Ce n’est pas seulement dans les duels qu’il se fit cette réputation d’intrépide, mais dans des affaires plus générales dont nous allons raconter une qui paraît presque fabuleuse et qui lui fit infiniment d’honneur et le mit sur un très-bon pied à la cour et à la ville. On croirait lire un de ces vieux romans de chevalerie pleins de ces grands coups d’épée qui fendent les géants jusqu’à la ceinture : c’est sur le fossé de la porte de Nesle qu’eut lieu cette bataille de Cid Campéador. Cyrano était avec un de ses amis ; cent hommes attroupés, cent hommes ne veut pas dire ici beaucoup d’hommes, mais cent hommes se mirent à lui crier haro ! et à lui insulter ; il dégaina sans être effrayé de leur nombre le moindrement du monde, fondit sur eux, en jeta deux sur le carreau, fit à sept autres de si grandes blessures qu’ils n’en purent revenir, et chassa tout le reste devant lui comme un troupeau. Cette rencontre lui rapporta d’autant plus de gloire que c’était son ami et non pas lui qui avait été insulté, et il faut dire à l’honneur de Cyrano, qui était ardent et chaud à servir ceux qu’il aimait, qu’il eut assez peu de querelles de son chef et que c’était plutôt comme second qu’il se battait que pour son propre compte. M. de Bourgogne, mestre de camp du régiment d’infanterie de Monseigneur le prince de Conti, et plusieurs autres seigneurs non moins recommandables et aussi experts connaisseurs en matière de bravoure, virent ce combat surhumain et en rendirent par le monde le témoignage le plus favorable ; l’illustre Cavois, Brissailles, enseigne des gendarmes de son altesse royale, M. de Zedde, M. Duret de Montchenin, un brave de la plus haute classe, qui le servirent et furent servis par lui dans quelques occasions souffertes en ce temps-là aux gens de leur métier, égalaient son courage à celui des plus vaillants. Nous avons beaucoup insisté sur cette audace et cette témérité de Cyrano, d’abord parce que, depuis Horace et même à dater de bien plus haut, les poètes se sont fait une réputation de couardise on ne peut plus méritée, et que nous sommes bien aise d’en trouver un qui ait du courage et soit homme quoique poëte ; ensuite, parce que cette audace et cette témérité n’abandonnaient pas Cyrano lorsqu’il quittait l’épée pour la plume ; le même caractère de hardiesse extravagante et spirituelle se retrouve dans tous ses ouvrages ; chaque phrase est un duel avec la raison ; la raison a beau se mettre en garde et se ramasser sous la coquille de sa rapière, la folle du logis a toujours en réserve quelque botte secrète qu’elle lui pousse au ventre et qui la jette sur le pré ; comme le capitan Chasteaufort, en moins d’une minute elle a gagné et rompu la mesure, surpris le fort, coupé sous le bras, marqué tous les battements, tiré la flanconade, porté le coup de dessous ; elle s’est allongée de tierce sous les armes, elle a quarté du pied gauche, marqué feinte à la pointe et dedans et dehors, estramaçonné, ébranlé, empiété, engagé, volté, paré, riposté, carté, passé et tué, non pas plus de trente hommes, mais plus de trente belles idées vraiment neuves et philosophiques ; les bottes dont elle se sert le plus communément sont les métaphores outrées, les comparaisons alambiquées, les jeux de mots, les équivoques, les rébus, les concetti, les pointes, les turlupinades, les recherches précieuses, les sentiments quintessentiés, tout ce que le mauvais goût espagnol a de démesuré, le mauvais goût italien d’ingénieux et de chatoyant, le mauvais goût français de froid et de maniéré. Vous concevez que cette pauvre raison ne peut pas avoir bien souvent le dessus avec un tel adversaire ; cependant elle sort quelquefois victorieuse de ce duel inégal, et fait regretter qu’elle ne remporte pas plus d’avantages sur sa fantasque ennemie.

Au reste, Cyrano, sous tous les rapports, est bien de son temps : cette folle audace qu’on lui voit dans la pensée et dans l’action n’était pas rare dans ce siècle ; le matamore, type charmant effacé de nos comédies, comme vont l’être ou le sont déjà à l’heure où je parle les types des Scapins et des Lisettes, n’était réellement qu’un portrait légèrement chargé.

Il ne manquait pas de ces fendeurs de naseaux, la moustache en croc, bien cambrés, bien guédés, le manteau sur le coin de l’épaule, le feutre sur les yeux, fendus comme des compas, armés d’une rapière aussi longue qu’un jour sans pain, qui se battaient avec ceux qui marchaient dans leur ombre, renversaient les escadrons au vent de leur tueuse, et envoyaient défendre au genre humain d’être vivant dans trois jours, sous peine d’avoir affaire à eux.

Écoutez le matamore du théâtre :

— Qui sont les canailles qui font du bruit là-bas ? — Si je descends je lâcherai la bride aux Parques… Eh ? ne savez-vous qu’à ces heures muettes j’ordonne à toute chose de se taire, hormis à ma renommée ? Ne savez-vous que mon épée est faite d’une branche des ciseaux d’Atropos ? — Ne savez-vous pas que si j’entre, c’est par la brèche ; si je sors, c’est du combat ; si je monte, c’est dans un trône ; si je descends, c’est sur le pré ; si je couche, c’est un homme par terre ; si j’avance, ce sont mes conquêtes ; si je recule, c’est pour mieux sauter ; si je joue, c’est au roi dépouillé ; si je gagne, c’est une bataille ; si je perds, ce sont mes ennemis ; si j’écris, c’est un cartel ; si je lis, c’est un arrêt de mort ; enfin, si je parle, c’est par la bouche d’un canon ?

Écoutez maintenant le matamore de la ville :

« Enfin, gros homme, je vous ai vu, mes prunelles ont achevé sur vous de grands voyages ; mais comme je ne suis pas tout seul les yeux de tout le monde, permettez que je donne votre portrait à la postérité, qui sera un jour bien aise de savoir comme vous étiez fait. On saura donc, en premier lieu, que la nature, qui vous ficha une tête sur la poitrine, ne voulut pas expressément y mettre le col, afin de le dérober aux malignités de votre horoscope ; que votre âme est si grosse qu’elle serviroit bien de corps à une personne un peu déliée ; que vous avez ce qu’aux hommes l’on appelle la face si fort au-dessous des épaules, que vous semblez un saint Denis portant son chef entre ses mains. Mais, bons dieux ! qu’est-ce que je vois ? vous me paroissez encore plus gonflé qu’à l’ordinaire ; déjà vos jambes et votre tête se sont tellement unies par leur extension à la circonférence de votre globe que vous n’êtes plus qu’un ballon… Vous vous figurez peut-être que je me moque : vous avez deviné. — Je vous puis même assurer que si les coups de bâtons s’entrevoyoient par écrit vous liriez ma lettre des épaules ; et ne vous étonnez pas de mon procédé, car la vaste étendue de votre rondeur me fait croire si fortement que vous êtes une terre que, de bon cœur, je planterois du bois sur vous pour voir comment il s’y porteroit. Pensez-vous, à cause qu’un homme ne sauroit vous battre tout entier en vingt-quatre heures et qu’il ne sauroit en un jour échiner qu’une de vos omoplates, que je me veuille reposer de votre mort sur le bourreau ? Non, non, je serai moi-même votre parque, et ce seroit déjà fait de vous si j’étois délivré d’un mal de rate, pour la guérison duquel les médecins m’ont ordonné encore quatre ou cinq prises de vos impertinences, mais sitôt que j’aurai fait banqueroute aux divertissements et que je serai las de rire, tenez-vous pour assuré que je vous enverrai défendre de vous compter entre les choses qui vivent. »

L’homme qui parle ainsi n’est autre que notre héros Savinien Cyrano de Bergerac, qui a tout le style et toutes les manières du capitaine Fracasse. L’homme à qui il parle ainsi est le comédien Montfleury, de l’hôtel de Bourgogne.

Molière, dans l’Impromptu de Versailles, à la scène où il contrefait les comédiens de la troupe rivale, fait aussi allusion à la grosseur hippopotamique de Montfleury.

« Et qui fait les rois parmi vous ? — Voilà un acteur qui s’en démêle parfois. — Qui, ce jeune bien fait ? Vous moquez-vous ? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre ; un roi, morbleu ! qui soit entripaillé comme il faut, un roi d’une vaste circonférence et qui puisse remplir un trône de la belle manière. La belle chose qu’un roi de taille galante ! ».

Qu’on ne croie pas que ce soit là une plaisanterie. Le comédien ainsi admonesté ayant osé paraître sur la scène Cyrano lui cria, du milieu du parterre, qu’il eût à se retirer, sinon qu’il pouvait faire son testament et se regader comme mort. Montfleury, qui savait bien qu’il était homme à faire comme il disait, obéit sur-le-champ, et ce ne fut qu’un mois après que notre spadassin lui permit de remonter sur les planches et de continuer à beugler de sa voix de taureau des rôles de rois et de tyrans.

Cette incartade avait probablement pour motif quelque démêlé survenu entre le poète et le comédien pendant les répétitions ou les représentations d’Agrippine, ou peut-être était-ce un pur caprice.

Cyrano s’étant trouvé au siège de Mousson y reçut un coup de mousquet au travers du corps, et plus tard, au siège d’Arras, en 1640, un coup d’épée en la gorge ; il avait alors vingt ans ; c’est commencer de bonne heure et bien des braves militaires servent toute leur vie sans avoir cette bonne fortune d’être aussi honorablement blessé. Toutefois l’incommodité que lui causaient ces deux grandes plaies, la fréquence des duels que lui attirait sa réputation, les privations qu’il avait eues à souffrir pendant ces deux campagnes, son amour pour l’étude, son esprit d’indépendance et le peu d’espoir qu’il avait de parvenir, n’ayant point de patron, tout contribuait à le dégoûter du service ; il renonça entièrement à ce métier de la guerre, qui veut un homme tout entier et ne lui laisse point sa liberté d’esprit et d’action. Le maréchal Gassion, qui aimait les gens de cœur et d’esprit, avait bien cherché à l’attacher à sa personne sur le bruit qu’avait fait son engagement de la porte de Nesle ; mais Cyrano, malgré les sollicitations de ses amis, n’avait pas donné dans cette ouverture, tellement il avait peur de compromettre sa liberté par sa reconnaissance. Il avait l’esprit naturellement très-désintéressé, et se souciait d’ailleurs aussi peu que possible des personnes du temps, et ne trouvait pas que la sujétion qu’occasionnent la familiarité et le patronage des grands fût assez compensée par les services et l’avancement qu’on pouvait en tirer. Cette dispositiou d’humeur lui fit négliger de très-belles et très-utiles connaissances que voulait lui procurer et lui faire cultiver la révérende mère Marguerite, qui professait pour lui une estime toute particulière. Cependant, par complaisance pour ses amis, il consentit à se faire un patron à la cour, et se mit auprès de M. le duc d’Arpajon, à qui il dédia ses œuvres : cette protection ne lui servit pas à grand’chose ; l’on voit même que Cyrano se plaint d’avoir été abandonné par lui pendant sa maladie, et n’eut pas à s’en louer sous aucun rapport. Il y resta cependant jusqu’au soir où, en rentrant à l’hôtel d’Arpajon, il reçut sur la tête une pièce de bois jetée par inadvertance : il mourut des suites de cette blessure à la campagne, chez M. de Cyrano, son cousin, dont il aimait beaucoup la conversation, et chez qui, par une affectation de changer d’air qui précède la mort et qui en est comme un symptôme presque certain chez la plupart des malades, il se fit porter cinq jours seulement avant de rendre l’âme. Cette mort arriva en 1655 ; Cyrano avait alors trente-cinq ans. Il mourut dans des sentiments chrétiens, ayant depuis longtemps renoncé au vin et aux femmes et ne se nourrissant que d’aliments excessivement simples.

Cyrano était d’un caractère fort aimable, très-enjoué, et très-abondant en spirituelles saillies : aussi eut-il beaucoup de liaisons et d’amitiés étroites, et ce bonheur d’être chéri de tous jusqu’à sa mort et au delà de quelques-uns ; outre son ami d’enfance M. Le Bret, il avait de charmants commerces avec beaucoup d’autres, tous gens de courage, d’esprit ou de naissance : tels que M. de Prade, en qui la belle science égale un grand cœur et beaucoup de science ; M. de Chavagne, qui court toujours au devant de ceux qu’il veut obliger avec une si agréable impétuosité ; cet illustre conseiller, M. de Longueville-Gontier, qui a toutes les qualités d’un homme achevé ; M. de Saint-Gilles, en qui l’effet suit toujours l’envie de rendre service ; M. de Lignière, dont les productions sont les effets d’un parfaitement beau feu ; M. de Châteaufort, en qui la mémoire et le jugement sont si admirables, et l’application si heureuse d’une infinité de belles choses qu’il sait ; M. des Billettes, qui n’ignore rien à vingt-trois ans de ce que les autres se font gloire de savoir à cinquante ; M. de La Morlière, dont les mœurs sont si belles et la façon d’obliger si charmante ; M. le comte de Brienne, de qui le bel esprit répondit si bien à la grande naissance ; et ce tout savant et infatigable à produire tant de bonnes et si utiles choses, M. l’abbé de Villeloin. Il ne faut pas oublier dans cette nomenclature le célèbre mathématicien Rohaut, qui avait pour lui beaucoup d’amitié et d’estime ; ni Molière, qui faisait assez de cas de son talent pour lui voler une de ses meilleures scènes ; ni Gassendi, qui voulut bien l’admettre à ses leçons, dont il profita on ne peut mieux. — Gassendi, qui était précepteur de Chapelle, eut aussi Molière et Bernier pour élèves. — Heureux maître !

On a beaucoup parlé récemment du droit qu’avaient les grands génies de reprendre leur bien où ils le trouvaient ; on a fait beaucoup de folles phrases à ce sujet ; on a dit que ce n’était pas voler, mais conquérir ; on a cité le fumier d’Ennius, dont les perles appartenaient de droit à tout Virgile, qui les voulait prendre ; on a prétendu que c’était bien de l’honneur au pauvre Ennius qu’un Virgile daignât prendre la peine de polir, d’enchâsser et de faire briller aux yeux du monde les joyaux bruts enfouis dans sa mine ; que copier ainsi c’était plus que créer ; seulement on y a mis cette condition, qu’il fallait assassiner ceux qu’on volait : jolie morale littéraire ! Tout cela est très-charmant et commode pour les cervelles bréhaignes, et je ne m’étonne pas qu’un pareil paradoxe trouve des souteneurs ; mais quoi qu’en disent tous les phrasiers, je suis complètement de l’avis de Cyrano, qu’on devrait établir des peines plus rigoureuses pour les plagiaires que celles dont on punit les voleurs de grand chemin, à cause que la gloire étant quelque chose de plus précieux qu’un habit et qu’un cheval, et même que de l’or, ceux qui s’en acquièrent par des livres qu’ils composent de ce qu’ils dérobent chez les autres étaient comme ces tire-laines qui se parent aux dépens de ceux qu’ils dévalisent, et que si chacun eût travaillé à ne dire que ce qui n’eût point été dit, les bibliothèques eussent été moins grosses, moins embarrassantes et plus utiles ; et la vie de l’homme, quoique très-courte, eût presque suffi pour lire et savoir toutes les bonnes choses ; au lieu que, pour en trouver une qui soit passable, il en faut lire cent mille qui ne valent rien, ou qu’on a lues ailleurs une infinité de fois, et qui font consumer le temps inutilement et désagréablement.

Nous n’entendons pas cependant qu’on ne puisse s’inspirer de l’œuvre des maîtres en général ou de celui dont la nature a le plus d’affinités secrètes avec la vôtre ; ce serait à peu près comme si l’on voulait que tout homme qui professe un art ou une science en eût deviné graduellement les principes de lui-même et par sa propre intuition, ce qui est déraisonnable : tout le monde a le droit de profiter de l’expérience d’un maître et de partir du point où il est arrivé, de se servir de ses procédés et de ses manières de rendre, mais on doit s’en tenir là ; prendre une figure, un mot, une phrase, une page, est voler comme si on volait un mouchoir dans une poche, et il faut être arrivé à un état de civilisation bien avancé pour appeler cela autrement. — Vous avez sans doute entendu dire que la scène de la galère, dans les Fourberies de Scapin, était imitée de Cyrano de Bergerac ; mais il est probable que vous l’ayez été déterrer où elle est, dans le Pédant joué ; lisez ceci, et, malgré tout le respect que l’on doit au grand Molière, dites si ce n’est pas le plus effronté plagiat qu’il se puisse voir ; ce plagiat, d’ailleurs, n’est pas le seul que Molière ait à se reprocher : si l’on consultait les anciens canevas et les nouvellistes italiens, tels que, par exemple, les Nuits facétieuses du seigneur Straparole, il resterait au maître de la scène française bien peu de chose du côté de l’invention ; il n’en resterait pas davantage à Shakespeare. Une chose très-singulière et qui devient plus notoire de jour en jour par les investigations de la science, c’est que les hommes que l’on est convenu d’appeler des génies n’ont rien inventé à proprement parler, et que toutes leurs imaginations et leurs données se trouvent le plus souvent dans des auteurs ou médiocres, ou obscurs, ou détestables. — Qui en fait donc la différence ! Le style et le caractère, qui, au bout du compte, sont les seules choses qui constituent le grand artiste, tout le monde pouvant trouver un incident ou une idée poétique, mais bien peu étant en état de la réaliser et de la rendre de façon à se faire comprendre des autres. — Voici la scène du Pédant joué :


Corbinelli (Scapin).

Hélas ! Tout est perdu ; votre fils est mort.

Granger (Géronte).

Mon fils est mort !… Es-tu hors de sens ?

Corbinelli.

Non, je parle sérieusement : votre fils, à la vérité, n’est pas mort ; mais il est entre les mains des Turcs.

Granger.

Entre les mains des Turcs ?… Soutiens-moi ; je suis mort !

Corbinelli.

À peine nous étions entrés en bateau pour passer de la porte de Nesle au quai de l’École…

Granger.

Et qu’allois-tu faire à l’École, baudet ?

Corbinelli.

Mon maître s’étant souvenu du commandement que vous lui avez fait d’acheter quelque bagatelle qui fût rare à Venise et de peu de valeur à Paris, pour en régaler son oncle, s’étoit imaginé qu’une douzaine de coterets n’étant pas chers et ne s’en trouvant point par toute l’Europe de mignons comme en cette ville, il devoit en porter là : c’est pourquoi nous passions vers l’École pour en acheter ; mais à peine avons-nous éloigné la côte que nous avons été pris par une galère turque.

Granger.

Eh ! de par le cornet retors de Triton, dieu marin, qui jamais ouït parler que la mer fût à Saint-Cloud, qu’il y eût là des galères, des pirates, ni des écueils ?

Corbinelli.

C’est en cela que la chose est plus merveilleuse ; et quoiqu’on ne les ait point vus en France que là, que sait-on s’ils ne sont point venus de Constantinople jusques ici entre deux eaux ?

Paquier.

En effet, monsieur, les Topinambous, qui demeurent quatre ou cinq cents lieues au-delà du monde, vinrent bien autrefois à Paris ; et l’autre jour, encore, les Polonais enlevèrent la princesse Marie, en plein jour, à l’hôtel de Nevers, sans que personne osât branler.

Corbinelli.

Mais ils ne sont pas contents de ceci ; ils ont voulu poignarder votre fils.

Paquier.

Quoi ! sans confession ?

Corbinelli.

S’il ne se rachetoit par de l’argent.

Granger.

Ah ! les misérables ! c’étoit pour inoculer la peur dans cette jeune poitrine.

Paquier.

En effet, les Turcs n’ont garde de toucher a l’argent des chrétiens, à cause qu’il a une croix.

Corbinelli.

Mon maître n’a jamais pu dire autre chose, sinon : Va-t’en trouver mon père, et lui dis… Ses larmes aussitôt, suffoquant la parole, m’ont bien mieux expliqué qu’il n’eût su faire la tendresse qu’il a pour vous.

Granger.

Que diable aller faire aussi dans la galère d’un Turc ! d’un Turc ! — Perge !

Corbinelli.

Ces écumeurs impitoyables ne vouloient pas accorder la liberté de vous venir trouver, si je ne me fusse jeté aux genoux du plus apparent d’entre eux. Eh ! monsieur le Turc, lui ai-je dit, permettez-moi d’aller avertir son père, qui vous enverra tout à l’heure sa rançon.

Granger.

Tu ne devois pas parler de rançon ; ils se seront moqués de toi.

Corbinelli.

Au contraire, à ce mot, il a un peu rasséréné sa face. Va, m’a-t-il dit ; mais, si tu n’es de retour dans un moment, j’irai prendre ton maître dans son collège, et je vous étranglerai tous trois aux antennes de notre navire !… J’avois si peur d’entendre encore quelque chose de plus fâcheux, ou que le diable me vînt emporter étant en la compagnie de ces excommuniés, que je me suis promptement jeté dans un esquif pour vous avertir des funestes particularités de cette rencontre.

Granger.

Que diable aller faire dans la galère d’un Turc !

Paquier.

Qui n’a peut-être pas été à confesse depuis dix ans.

Granger.

Mais penses-tu qu’il soit bien résolu d’aller à Venise ?

Corbinelli.

Il ne respire autre chose.

Granger.

Le mal n’est donc pas sans remède ? Paquier, donne-moi le réceptacle des instruments de l’immoralité. Scriptorium scilicet.

Corbinelli.

Qu’en désirez-vous faire ?

Granger.

Écrire une lettre à ce Turc.

Corbinelli.

Touchant quoi ?

Granger.

Qu’ils me renvoient mon fils, parce que j’en ai affaire ; qu’au reste ils doivent excuser la jeunesse, qui est sujette à beaucoup de fautes, et que, s’il lui arrive une autrefois de se laisser prendre, je lui promets, foi de docteur, ne leur en plus obtunder la faculté auditive.

Corbinelli.

Ils se moqueront, par ma foi, de vous.

Granger.

Va-t’en donc leur dire de ma part que je suis tout prêt de leur répondre, par-devant notaire, que le premier des leurs qui me tombera entre les mains je le leur renvoyerai pour rien. — Ah ! que diable, que diable aller faire en cette galère ! — Ou dis-leur qu’autrement je vais m’en plaindre à la justice. Sitôt qu’ils l’auront remis en liberté, ne vous amusez ni l’un ni l’autre, car j’ai affaire de vous.

Corbinelli.

Tout cela s’appelle dormir les yeux ouverts.

Granger.

Mon Dieu ! faut-il être ruiné à l’âge où je suis ! Va-t’en avec Paquier, prends le reste du teston que je lui donnai pour la dépense il n’y a que huit jours (aller sans dessein dans une galère !) ; prends tout le reliquat de celle pièce. — Ah ! malheureuse géniture tu me coûtes plus d’or que tu n’es pesant ! — Paye la rançon, et ce qui restera emploie-le en œuvres pies. — Dans la galère d’un Turc ! — Bien, va-t’en. — Mais, misérable ! dis-moi, que diable allois-tu faire dans cette galère ? Va prendre dans mes armoires ce pourpoint découpé que quitta feu mon père l’année du grand hiver.

Corbinelli.

À quoi bon toutes ces fariboles ? vous n’y êtes pas ; il faut tout au moins cent pistoles pour sa rançon.

Granger.

Cent pistoles ! Ah !… mon fils, ne tient-il qu’à ma vie pour conserver la tienne ! mais cent pistoles !… Corbinelli, va-t’en lui dire qu’il se laisse prendre sans dire mot ; cependant qu’il ne s’afflige pas, car je les en ferai bien repentir.

Corbinelli.

Mademoiselle Genevotte n’étoit pas trop sotte, qui se refusoit tantôt de vous épouser, sur ce que l’on assuroit que vous seriez d’humeur, quand elle seroit esclave en Turquie, de l’y laisser.

Granger.

Je les ferai mentir. — S’en aller dans la galère d’un Turc ! Eh ! quoi faire, de par tous les diables, dans cette galère ?… galère ! galère ! tu mets bien ma bourse aux galères !

Paquier.

Voilà ce que c’est que d’aller aux galères ! Qui diable le pressoit ? Peut-être que, s’il eût eu la patience d’attendre encore huit jours, le roi l’y eût envoyé en si bonne compagnie que les Turcs ne l’eussent pas pris.

Corbinelli.

Notre domine ne songe pas que les Turcs me dévoreront.

Paquier.

Vous êtes à l’abri de ce côté-là : les mahométans ne mangent point de porc.

Granger.

Tiens, va-t’en ! emporte tout mon bien.


Ne trouvez-vous pas que c’est abuser bien étrangement du privilège des hommes de génie ? Cette scène n’est pas la seule que Molière ait prise à Cyrano : la scène si plaisante des Fourberies de Scapin, où la rieuse Zerbinette raconte à Géronte le stratagème employé pour lui soulever de l’argent, est toute entière dans le même Pédant joué ; elle est encore plus textuellement copiée que l’autre, et tout s’y retrouve, jusqu’à l’interminable ha ha ha, hi hi hi de l’égrillarde aventurière. Je ne sais pas ce qu’ont dû dire les Granier-Cassagnac du temps. Ce Pédant joué est, entre autres singularités, la première comédie écrite en prose et où un paysan parle son jargon. — Ce n’est pas le seul emprunt que des hommes d’une très-haute réputation aient fait à l’obscur Cyrano de Bergerac : son Voyage à la lune et son Histoire comique des états empires du soleil ont donné à Fontenelle l’idée de ses mondes, à Voltaire celle de Micromégas, à Swift celle de Gulliver, et peut-être à Montgolfier l’idée des ballons ; car, entres autres moyens pour aller dans la lune ou le soleil, Cyrano donne celui-ci ; savoir : « de remplir un globe creux et très-mince d’un air très-subtil ou d’une fumée d’un poids moindre que celui de l’atmosphère. » — Avec cette indication il ne reste pas grand’chose à faire, et le véritable inventeur du ballon est, à mon avis, Cyrano de Bergerac et non autre. Parmi les paradoxes ingénieux et les idées philosophiques de la plus haute portée, à travers le dévergondage de l’imagination la plus effrénée et la plus aventureuse, il est facile de voir que Cyrano possédait à fond les sciences exactes, qu’il savait parfaitement la physique et connaissait parfaitement le système de Descartes ; il avait aussi fait une Histoire de l’étincelle, où, en même style qu’il prouvait la lune habitable, il prouvait le sentiment des pierres, l’instinct des plantes et les raisonnements des brutes ; mais un voleur pilla son coffre dans sa maladie, et malheureusement on n’a pu la retrouver. S’il faut en croire son ami, M. Le Bret, cette pièce était bien au-dessus de tous ses autres ouvrages, et il en déplore la perte amèrement.

Les ouvrages de Cyrano sont un recueil de lettres sur différents sujets qui sont des espèces d’amplifications où la bizarrerie du style le dispute à la recherche des idées ; — c’est le genre pointu et précieux à sa plus haute expression, mais il y brille un feu surprenant et une fécondité d’invention prodigieuse ; ce sont ses juvenalia et les premiers jeux de sa plume ; le Pédant joué, comédie en cinq actes et en prose ; la Mort d’Agrippine, tragédie d’un goût beaucoup plus sévère que tout le reste de ses œuvres, versifiée avec une vigueur toute cornélienne, et où beaucoup de passages approchent de la sublime ironie de Nicomède ; le morceau suivant peut servir d’échantillon :


Tibère.

La femme de mon fils conspire contre moi !

Livilla.

Moi, femme de ton fils, moi fille de ton frère,
J’allois te poignarder, toi, mon oncle et mon père ;
Par cent crimes en un me donner le renom
De commettre un forfait qui n’eût point eu de nom ;
Moi, ta nièce, ta bru, ta cousine, ta fille,
Moi qu’attachent par tout les nœuds de ta famille,
Je menois en triomphe à ce coup inhumain
Chacun de tes parents t’égorger par ma main ;
Je voulois profaner du coup de ma vengeance
Tous les degrés du sang et ceux de l’alliance,
Violer dans ton sein la nature et la loi,
Moi seule révolter tout ton sang contre toi,
Et montrer qu’un tyran, dans sa propre famille,
Peut trouver un bourreau quoiqu’il n’ait qu’une fille !
J’ai tué mon époux, mais j’eusse encor fait pis,
Afin de n’être plus la femme de ton fils
Car j’avais dans ma couche à ton fils donné place
Pour être en mes enfants maîtresse de ta race
Et pouvoir à mon gré répandre tout ton sang
Lorsqu’il serait contraint de passer par mon flanc.


Enfin le Voyage à la lune, dont le début, où sont exprimées diverses conjectures sur ce que peut être le petit soleil nocturne, a de merveilleuses similitudes avec la célèbre ballade du Point de l’i et l’Histoire comique du soleil.

Quoique tout jeune et malgré son manque de goût, Cyrano, à force de feu, de hardiesse et d’esprit, avait presque trouvé grâce auprès de Boileau, qui dit de lui :


J’aime mieux Bergerac et sa burlesque audace
Que ces vers où Motin se morfond et se glace.


Ces deux vers l’ont plus fait connaître que tout ce qu’il a fait. Regardez comment vont les fortunes humaines et que vous sert d’être un homme de génie ! car si homme de génie veut dire inventeur, original dans le fond et la forme, personne au monde n’a autant de droits à ce titre que Cyrano de Bergerac, et cependant on ne le regarde que comme un fou ingénieux et amusant.