Les Grotesques/Théophile de Viau

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (p. 63-124).


III

THÉOPHILE DE VIAU.


Cette fois, c’est d’un véritable grand poëte que nous allons parler. — Il est mort jeune ; il a été persécuté toute sa vie et méconnu après sa mort. On voit que sa destinée de malheur a été complète : aussi dit-il lui-même qu’il fallait qu’il fût né sous une étoile enragée.

Il serait complètement oublié sans les deux ridicules vers de Nicolas Boileau dans l’Art poétique :


À Malherbe, à Racan préférer Théophile,
Et le clinquant du Tasse à tout l’or de Virgile,


et sans une mauvaise pointe tirée de sa tragédie de Pyrame et Thisbé :


Le voilà, ce poignard qui, du sang de son maître,
S’est souillé lâchement ; — il en rougit, le traître,


que l’on cite dans tous les traités de rhétorique comme un monstrueux exemple de faux goût, ce qui ne l’empêche pas d’être un poëte dans le sens le plus étendu du mot, et d’avoir fait un des vers les plus vantés de l’abbé Delille :


Il n’yot que le silence, il ne voit rien que l’ombre,


et beaucoup d’autres dont de plus heureux ont profité, entre autres le même Nicolas Boileau qui parle de lui d’un ton si dédaigneux. — Il est vrai qu’il le met en compagnie du Tasse, et que c’est un affront que l’on pourrait envier.

Avant d’avoir lu un seul de ses vers je lui portais déjà un tendre intérêt à cause de son nom de Théophile, qui est le mien, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas. — C’est peut-être une puérilité, mais je vous avoue que tout le mal que l’on disait de Théophile de Viau me semblait adressé à moi Théophile Gautier. — J’aurais volontiers battu le régent Boileau pour le vers coriace où il outrage mon pauvre homonyme, et jeté au feu les traités de rhétorique pour leur impertinente citation. — Jamais critiques faites à moi personnellement contre mes propres vers ne m’ont été plus sensibles, pardonnez-moi cette folle bouffée d’orgueil, mais il ne me paraissait pas croyable qu’un homme portant mon nom fût un aussi mauvais poëte qu’on prétendait que Théophile de Viau l’avait été. Théophile est un nom comme un autre, et je suis peut-être une preuve qu’on peut très-bien le porter et faire mal les vers ; — mais ce nom obscur, je l’ai entendu dire si doucement, par des voix si douces, que je l’aime dans moi et dans les autres, et que je ne le changerais pas contre ton prénom de Williams, ô vieux Shakspeare ! ni contre ton prénom de Noël, ô beau Gordon Byron !

Il était nécessaire, pour mon repos, de me confirmer dans la supposition tout à fait gratuite que j’avais faite, que Théophile de Viau était effectivement aussi bon poëte que moi, Théophile Gautier. Une lecture rapide suffit pour m’en convaincre et au delà, et je pense que cet article et quelques citations prises au hasard et çà et là, vous rangeront tout à fait de mon avis, si récalcitrants et si admirateurs de Boileau que vous soyez.

C’est pour moi une affaire de cœur et presque de famille, et je ne vous laisserai aucun repos que vous n’ayez ployé le genou devant mon idole. — Je suis très-tolérant pour toute religion quelconque, mais je suis très-fanatique et très-intolérant à l’endroit du Théophile, et si vous n’y croyez pas comme moi je ne vois point de salut pour vous.

Voyez comme la marraine de Théophile a eu une idée triomphante de l’appeler ainsi et pas autrement ! Car il est certain que, si elle lui eût donné pour nom Christophe ou Barthélémy, je ne m’en serais pas occupé le moins du monde, ce qui eût été un grand malheur pour lui d’abord, — pour vous et pour moi ensuite. — Sur le titre de ses œuvres, Théophile, je ne sais pourquoi, n’est désigné que par son prénom. — Son nom de famille était de Viau, et non pas Viaud, comme on l’orthographie communément. Un passage de son apologie écrite par lui-même en fait foi, et le père Garasse, son ennemi juré, joue sur ce nom avec son aménité ordinaire, et, par une équivoque digne d’un savant et d’un théologien du xvie siècle, il l’appelle Veau.

Théophile de Viau naquit, en 1590, à Boussère-Sainte-Radegonde, petit village de l’Agenois, sur la rive gauche du Lot, un peu au-dessus d’Aiguillon, et à une demi-lieue du port Sainte-Marie, ainsi qu’on peut le voir par plusieurs passages de ses œuvres et par une pièce louangeuse, probablement composée par Scudéry, qu’on a imprimée en tête du volume. C’est par erreur que des biographes et des annotateurs le font naître à Clérac.

On a prétendu qu’il était fils d’un cabaretier. — Telle était l’animosité endiablée que l’on avait contre lui, car sa famille était connue, et rien au monde n’était plus facile à démontrer que l’absurdité d’une pareille assertion ; mais le père Garasse n’y regardait pas de si près. — Son aïeul avait été secrétaire de la reine de Navarre. Henri IV avait nommé son oncle gouverneur de Tournon, en récompense de ses bons et loyaux services. Son père, après avoir exercé la profession d’avocat à Bordeaux, s’était retiré à Boussère, à cause des guerres civiles, et de peur d’être inquiété en sa qualité de huguenot.


Là se voit un petit chasteau
Joignant le pied d’un grand costeau.


Une tourelle bâtie par les ancêtres du poëte fait apercevoir le manoir d’assez loin et dépasse de toute la tête les maisons plus humbles et plus bourgeoises groupées tout à l’entour. — L’aspect du paysage est des plus romantiques, — Sur la colline, le terroir est assez maigre et coupé de roches, mais il produit d’excellent claret, et l’on peut vivre là très-confortablement ; en bas, les prairies sont fraîches et plantureuses, les bois feuillus et pleins d’ombrage. C’est un véritable petit paradis terrestre que Boussère, si l’on ajoute textuellement foi aux poétiques descriptions qu’en fait le pauvre Théophile au fond de son cachot ; car bien des mois, bien des années de cette vie si courte et si remplie se sont passées en prison, et c’est un merveilleux cadre pour un paysage que la fenêtre d’une prison. Tout apparaît bien plus charmant lorsqu’on est séparé de tout, et les choses vues à la chambre noire du souvenir prennent un relief singulier.

Dans une pièce que nous nous réservons de citer, il parle de son patrimoine héréditaire, et nous apprend qu’il avait un intendant nommé Bellegarde.

Il n’y a rien là-dedans qui sente son cabaret. Une maison assez considérable pour qu’il y ait un intendant ne sert pas habituellement d’hôtellerie. D’ailleurs Théophile, dans son apologie latine, car il écrivait pour le moins aussi élégamment en latin qu’en français, s’explique formellement là-dessus :


« Eam domum quam tu cauponam vocas, aulici plures, atque ii qui melioris notæ dignitatis sunt, invisêre etpro tenui nostro proventu aliquot dies frugaliter excepti, saltem immunes abiêre. »


« Cette maison que toi tu appelles une taverne, plusieurs courtisans, et de la meilleure noblesse, n’ont pas dédaigné de la visiter, et traités frugalement, selon notre modeste revenu, pendant quelques jours, ils s’en sont au moins allés sans rien payer.

« Rem novam, ô Garasse, filius cauponis in celeberrimâ Galliarum regis aulâ annos ultrà tredecem nutritus, tot nobilium familiaritate notus ! »

« Ce serait une chose nouvelle, à Garasse ! qu’un fils de cabaretier nourri pendant plus de treize ans à la cour d’un roi de France, et honoré publiquement de la familiarité de tant de grands personnages ! »


Le père de Théophile, dans cette retraite de Boussère, se livra tout entier à l’étude des belles-lettres, et ce fut probablement lui qui donna les premières leçons à son fils ; — car il paraît, par une lettre de celui-ci à Balzac, qu’il n’avait pas reçu une éducation dans les formes. « Je n’ai eu pour régens que des écoliers écossais, et vous des docteurs jésuites. » Ce qui ne l’a pas empêché d’être très-instruit et très-excellent poëte. — Un passage de la Doctrine curieuse montre qu’il fit sa philosophie à Saumur. Théophile vint à Paris en 1610 ; il avait alors vingt ans. — S’il faut s’en rapporter à un portrait qui illustre la dernière édition de ses œuvres, il n’était rien moins que beau garçon. — Il est représenté avec un pallium antique sur l’épaule, une couronne de laurier sur le chef, ce qui produit un singulier contraste avec ses moustaches troussées en l’air et sa barbe taillée à la manière des raffinés ; c’est une figure osseuse et sèche, profondément labourée en tous les sens, les protubérances frontales fortement accusées ; l’œil mal fendu, mais plein de feu ; le nez assez gros, quoique de forme aquiline ; la lèvre inférieure bouffie et dédaigneusement saillante ; la figure de quelqu’un qui a aimé et souffert, qui a pensé et qui a agi, qui a manqué de tout et abusé de tout ; la figure d’un poëte qui a vécu enfin, chose malheureusement trop rare parmi les poëtes. — Le portrait, du reste, est confirmé par cette ligne de Théophile. « La nature et la fortune ne m’ont pas donné beaucoup de parties à plaire. » Mais les agréments de son esprit, qu’il avait subtil et prompt, compensaient, et au delà, le manque d’agréments naturels, et il n’en était pas moins bien venu dans les meilleures sociétés et recherché par les jeunes seigneurs qui se piquaient de poésie. — En effet, il est difficile d’avoir un plus heureux tempérament poétique que Théophile. — Il a de la passion non-seulement pour les hommes de vertu, pour les belles femmes, mais aussi pour toutes les belles choses ; il aime un beau jour, des fontaines claires, l’aspect des montagnes, l’étendue d’une grande plaine, de belles forêts, l’océan, ses vagues, son calme, ses rivages ; il aime encore tout ce qui touche plus particulièrement les sens, la musique, les fleurs, les beaux habits, la chasse, les beaux chevaux, les bonnes odeurs, la bonne chère ; c’est une âme facile et pleine de sympathies, prête à se passionner à propos de tout et de rien, un vrai cristal à mille facettes, réfléchissant dans chacune de ses nuances un tableau différent, avivé et nuancé de tous les feux de l’Iris, et je ne sais vraiment pourquoi son nom est si totalement oublié, tandis que celui de Malherbe, l’éplucheur juré de diphtongues, est partout cité avec honneur. Mais, comme je l’ai dit, Théophile était né sous une étoile enragée, et de tout temps les hommes de prudence l’ont emporté sur les hommes d’audace : c’est ce qui explique comment le grammairien Malherbe a éclipsé Théophile le poëte.

À peu près vers ce temps, Théophile se lia d’amitié avec Balzac l’épistolier, — assez étroitement pour donner lieu à de sottes médisances, ressource ordinaire de la méchanceté qui n’a rien à dire. Ils firent ensemble un voyage en Hollande, au retour duquel ils se brouillèrent ; on ne sait pas positivement la cause de leur rupture. — Un auteur contemporain, le père Goulu, général des Feuillants, dans ses Lettres de Phillarque, dit seulement que Balzac joua un mauvais tour à Théophile ; celui-ci accuse obscurément Balzac de plusieurs actions peu louables. — Il lui reproche d’être envieux, orgueilleux, servile, plagiaire, quinteux et d’humeur bizarre. « Votre visage, dit-il, et votre mauvais naturel retiennent quelque chose de leur première pauvreté et du vice qui lui est ordinaire. — Je ne parle point du pillage des auteurs ; le gendre du docteur Baudius vous accuse d’une autre sorte de larcin. — En cet endroit, j’aime mieux paroître peu clair que vindicatif ; s’il se fût trouvé quelque chose de semblable dans mon procès, j’en fusse mort, et vous n’eussiez jamais eu la peur que vous cause ma délivrance. J’attendois en ma captivité quelque ressentiment de l’obligation que vous m’aviez depuis ce voyage ; mais je trouve que vous m’avez voulu nuire, d’autant que vous me deviez servir, et que vous me haïssez à cause que vous m’avez offensé. Si vous eussiez été assez honnête pour vous excuser, j’étois assez généreux pour vous pardonner ; je suis bon et obligeant, vous êtes lâche et malin, et je crois que vous suivrez toujours vos inclinations et non les miennes. Je ne me repens pas d’avoir pris autrefois l’épée pour vous venger du bâton ; il ne tint pas à moi que votre affront ne fût effacé : c’est peut-être alors que vous ne me crûtes pas assez bon poëte, parce que vous me vîtes trop bon soldat. Je n’allègue point ceci par aucune gloire militaire ni pour aucun reproche de votre poltronerie, mais pour vous montrer que vous devriez vous taire de mes défauts, puisque j’avois toujours caché les vôtres. Je ne suis poëte ni orateur… Je suis sans art, je parle simplement et ne sais rien que bien vivre ; ce qui m’acquiert des amis et des envieux, ce n’est que la facilité de mes mœurs, une fidélité incorruptible, et une profession ouverte que je fais d’aimer parfaitement ceux qui sont sans fraude et sans lâcheté : c’est par où nous avons été incompatibles vous et moi. M’ayant promis autrefois une amitié que j’avois si bien méritée, il faut que votre tempérament soit bien altéré, de me venir quereller dans un cachot, et vous jouer à l’envi de mes ennemis à qui mieux braveroit mon affliction. »

À la fin de la lettre il répond à Balzac, qui lui reprochait une maladie honteuse, suite des faveurs de quelque Chloris malsaine, qu’il n’avait, lui Balzac, évité ce mal-là que pour en gagner un pire, et qu’il conçoit très-bien pourquoi il est si médisant contre les dames. — Au xvie siècle deux savants et deux théologiens ne se peuvent disputer sans s’accuser réciproquement de sodomie et d’athéisme, tant il y avait de douceur et de politesse dans les relations littéraires de ce temps-là. — Théophile termine ainsi : « Vous savez que, depuis quatorze ans de notre connoissance, je n’ai point eu d’autre maladie que l’horreur des vôtres, mes déportemens ne laissent point en mon corps quelque marque d’indisposition honteuse, non plus que vos outrages en ma réputation, et, après une très-exacte recherche de ma vie, il se trouvera que mon adventure la plus ignominieuse est la fréquentation de Balzac. »

Balzac ne répondit rien à ces récriminations foudroyantes, et son silence prouve qu’il devait avoir beaucoup de torts, puisqu’il se laissait traiter aussi cruellement après avoir été l’agresseur, — et ressuscité une vieille querelle éteinte depuis longtemps. L’attaque de Balzac, au reste, est vague et déclamatoire, et sa conduite est inexcusable, car il ne faut pas oublier qu’en ce moment Théophile était sous le coup d’une accusation capitale, et en prison à la Conciergerie, dans le même cachot où avait été enfermé le régicide Ravaillac.

À son retour de Hollande il composa, pour les fêtes de la cour, des ballets, cartels, devises et mascarades qui lui firent beaucoup d’honneur, tels qu’Apollon Champion, les Princes de Cypre, les Nautonniers, et autres allégories dans le goût de l’époque. Ces pièces sont pleines de concetti, à la manière italienne, et se font remarquer par l’excessive recherche des idées ; elles sont, au reste, bien écrites, et aussi ingénieuses que tout ce que Benserade et Boisrobert ont fait de mieux en ce genre.

Dans l’Apollon Champion on lit ces beaux vers :


C’est moi dont la chaleur donne la vie aux roses,
Et fait ressusciter les fruits ensevelis.

Je donne la durée et la couleur aux choses,
Et fais vivre l’éclat de la blancheur des lis.
Sitôt que je m’absente, un manteau de ténèbres
Tient d’une froide horreur ciel et terre couverts :

Les vergers les plus beaux sont des objets funèbres,
Et quand mon œil est clos tout meurt dans l’univers.


Théophile avait une excessive facilité dont il abusait, car il est dans la nature de l’homme d’abuser de tout, même de ses qualités, et l’on a conservé plusieurs de ses impromptus, car il en faisait et de charmants.

Un jour qu’on lui montrait une petite statue équestre d’Henri IV, il se prit à sourire, et, passant sa main sur la croupe de bronze du cheval, il récita le quatrain suivant :


Petit, gentil, joli cheval,
Doux au montoir, doux au descendre,
Sans être un autre Bucéphal,
Tu portes plus grand qu’Alexandre.


C’est très-certainement un des plus heureux impromptus que l’on connaisse.

Une autre fois, ayant trouvé sous son couvert une épigramme assez maligne, il se tourna vers un des assistants qu’il soupçonnait en être l’auteur et lui répliqua par cette boutade :


Cette épigramme est magnifique,
Mais défectueuse en cela
Que, pour la bien mettre en musique,
Il faut dire un sol, la, mi, la.


À peu près vers ce temps il fit sa tragédie de Pasiphaé, qui n’a pas été jouée que je sache, et qui n’est pas imprimée dans le recueil de ses œuvres ; mais elle l’a été séparément en 1631, quelques années après sa mort. — Voici ce que l’on trouve dans l’avant-propos de cette pièce, devenue extrêmement rare : « Plusieurs estiment que ce poème est du style de feu Théophile ; un de ses plus particuliers amis me l’a asseuré, et qu’il le fit au commencement qu’il s’introduisit en cour ; j’ai, sur son affirmation, cru que cela estoit ainsi. Le jugement que plusieurs braves hommes en ont porté m’a fait résoudre à le divulguer pour tel, afin qu’il survesquit à son autheur. » Cette pièce, avec Pyrame et Thisbé, compose tout le bagage dramatique de Théophile, qui, à vrai dire, avait peu de dispositions pour le théâtre, à cause de la tournure fantasque et irrégulière de son esprit : il ne se fait pas illusion là-dessus, et en explique les motifs avec une singulière sagacité :


Autrefois, quand mes vers ont animé la scène,
L’ordre où j’étois contraint m’a bien fait de la peine ;
Ce travail importun m’a longtemps martyré ;
Mais enfin, grâce aux dieux, je m’en suis retiré.
Peu sans faire naufrage et sans perdre leur Ourse
Se sont aventurez à cette longue course :
Il y faut par miracle estre fol sagement,
Confondre la mémoire avec le jugement,
Imaginer beaucoup, et d’une source pleine
Puiser toujours des vers dans une mesme veine.
....................
Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints,
Promener mon esprit par de petits desseins,
Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,
Méditer à loisir, resver tout à mon aise,
Emploïer toute une heure à me mirer dans l’eau,
Ouïr comme en songeant la course d’un ruisseau,
Escrire dans les bois, m’interrompre, me taire,

Composer un quatrain sans songer à le faire.
....................


Ces vers sont aussi poétiques que justes. — Le théâtre exclut absolument la fantaisie. — Les idées bizarres y sont trop en relief, et les quinquets jettent un jour trop vif sur les frêles créatures de l’imagination. Les pages d’un livre sont plus complaisantes ; le fantôme impalpable de l’idée se dresse silencieusement devant le lecteur, qui ne le voit que des yeux de l’âme. Au théâtre, l’idée est matérielle, on la touche au doigt dans la personne de l’acteur ; l’idée met du plâtre et du rouge, elle porte une perruque, elle se passe un bouchon brûlé sur les sourcils pour se les rendre plus noirs, elle est là sur ses talons, près du trou du souffleur, tendant l’oreille et faisant la grosse voix. — Cela est si ridicule à voir, que je m’étonne beaucoup que l’on n’éclate pas de rire dès la première scène de toute tragédie quelconque : il faut y avoir été habitué de longue main pour supporter un pareil spectacle. Aussi, tout ce qui s’écarte le moins du monde d’un certain nombre de situations et de paroles convenues vous paraît-il étrangement monstrueux ; c’est ce qui fait que l’innovation au théâtre est la plus difficile et la plus dangereuse de toutes ; presque toujours la scène neuve fait tomber une pièce, il n’y a d’exemple qu’une situation banale ait compromis un succès. — Dans toute rénovation littéraire, le théâtre est toujours l’arrière-garde : l’ode ouvre la marche, donnant la main au poème, son frère cadet ; le roman vient ensuite ; le théâtre se traîne à pas inégaux, non passibus æquis, à quelque distance de celui-ci, qui se retourne quelquefois pour voir s’il le suit, et qui s’arrête pour l’attendre s’il est trop loin. — L’ode est le commencement de tout, c’est l’idée ; le théâtre est la fin de tout, c’est l’action ; l’un est l’esprit, l’autre est la matière ; l’ode, c’est la musique sans libretto, le poème est la musique avec libretto, le roman c’est le libretto seul, le théâtre est la matérialisation du libretto, au moyen de toiles peintes, d’oripeaux et de quinquets. — Ce n’est que dans leur vieillesse que les sociétés ont un théâtre ; dans leur décrépitude, quand elles ne peuvent plus supporter le peu d’idéalité que le théâtre contient, elles ont la ressource du Cirque. Après les comédiens, les gladiateurs. — Après les éclats de Melpomène, les rugissements des bêtes fauves, car l’effet de toute civilisation extrême est de substituer la matière à l’esprit et la chose à l’idée. Aux premiers temps du théâtre, Théramène s’en venait piteusement faire le récit de la mort d’Hippolyte ; aujourd’hui Hippolyte mourrait sur la scène. Dans quelque temps une véritable bête dévorera réellement le héros malheureux, pour plus de vérité, et à la grande satisfaction du public.

Comme toutes les natures extrêmes, Théophile se porta au plaisir avec une ardeur excusable sans doute, mais qui lui causa bien des chagrins par la suite. Ce n’est pas que j’ajoute foi à tout ce qu’on a dit sur son compte ; je crois qu’il y a eu dans son affaire autant d’imprudence que d’autre chose, et que, somme toute, il ne valait ni plus ni moins, du côté de la morale, que les jeunes courtisans qu’il fréquentait, et a mené la vie que menaient tous les poètes de ce temps-là, commensaux de grands seigneurs. Quant à ses vers, du moins ceux qu’il avouait et qui sont signés de son nom, ils sont certainement aussi chastes, s’ils ne le sont pas plus, que les plus chastes vers du plus chaste poète de ce temps. — Il aimait la bonne chère, il en convient lui-même ; mais ce n’est pas une raison pour bannir un homme du royaume, et encore moins pour le brûler vif. — Il s’en explique ainsi avec la plus noble franchise : « Je me tiens plus asprement à l’étude et à la bonne chère qu’à tout le reste. Les livres m’ont lassé quelquefois, mais ils ne m’ont jamais étourdi, et le vin m’a souvent resjouy, mais jamais enyvré. La desbauche des femmes et du vin faillit à m’empiéter au sortir des escholes, car mon esprit un peu précipité avait franchy la subjection des précepteurs, lorsque mes mœurs avoient encore besoin de discipline ; mes compagnons avoient plus d’âge que moi, mais non pas tant de liberté. Ce fut un pas bien dangereux à mon âme que cette licence qu’elle trouva après les contraintes de l’étude : là je m’allois plonger dans le vice qui s’ouvroit assez favorablement à mes jeunes fantaisies, mais les empêchements de ma fortune destournèrent mon inclination, et les traverses de ma vie ne donnèrent pas loisir à la volupté de me perdre. Depuis, insensiblement, mes désirs les plus libertins se sont attiédis avecques le sang, et leur violence, s’évanouissant tous les jours avec l’âge, me promet doresnavant une tranquillité bien assurée : je n’aime plus tant ni les festins ni les ballets, et me porte aux voluptés les plus secrettes avec beaucoup de médiocrité… (Fragment, chap. ii.)

« Quant à cette licence de ma vie, que vous pensez rendre coupable de la corruption de la jeunesse, je vous jure que, depuis que je suis à la cour et que j’ai vescu à Paris, je n’ay point connu de jeunes gens qui ne fussent plus corrompus que moi, et qu’ayant descouvert leur vice, ils n’ont pas été longtemps de ma conversation ; je ne suis obligé à les instruire que par mon exemple, ceux qui les ont en charge doivent répondre de leurs débauches, et non pas moy, qui ne suis ny gouverneur ny régent de personne. »

Sa liberté et sa franchise lui attirèrent des ennemis nombreux et puissants ; en outre, il était calviniste, et ne parlait pas des jésuites avec tout le respect nécessaire. À la cour d’un roi bigot comme l’était Louis XIII, c’était un motif de disgrâce : aussi obtint-on du roi un ordre qui obligeait Théophile à sortir du royaume le plus promptement possible, et qui lui fut signifié, au mois de mai 1619, par le chevalier du guet. Avant de s’embarquer il fit cette pièce de vers (une effroyable tempête empêchait de lever l’ancre) :


Parmi ces promenoirs sauvages,
J’oy bruire les vents et les flots,
Attendant que les matelots
M’emportent hors de ces rivages.
Icy les rochers blanchissans,
Du choc des vagues gémissans,
Hérissent leurs masses cornues
Contre la cholère des airs,
Et présentent leurs testes nues
À la menace des éclairs.

J’oy sans peur l’orage qui gronde,
Et, fut-ce l’heure de ma mort,
Je suis prest à quitter le port

En dépit du ciel et de l’onde.
Je meurs d’ennui dans ce loisir,
Car un impatient désir
De revoir les pompes du Louvre
Travaille tant mon souvenir,
Que je brusle d’aller à Douvre,
Tant j’ay haste d’en revenir.

Dieu de l’onde, un peu de silence,
Un dieu fait mal de s’émouvoir.
Fais-moi paroistre ton pouvoir
À corriger ta violence !
Mais à quoi sert de te parler,
Esclave du vent et de l’air,
Monstre confus qui de nature,
Vuide de rage et de pitié,
Ne monstre que par adventure
Ta hayne ni ton amitié ?

Nochers qui par un long usage
Voyez les vagues sans effroi,
Et qui connoissez mieux que moi
Leur bon et leur mauvais visage,
Dites-moi, ce ciel foudroyant,
Ce flot de tempête aboyant,
Les flancs de ces montagnes grosses,
Sont-ils mortels à nos vaisseaux ?
Et sans applanir tant de bosses
Pourrai-je bien courir les eaux ?
 
Allons, pilote, où la fortune
Pousse mon généreux dessein ;
Je porte un dieu dedans mon sein
Mille fois plus grand que Neptune.
............
............
Desjà ces montagnes s’abaissent,
Tous les sentiers sont aplanis,
Et sur ces flots si bien unis
Je vois des alcyons qui naissent.
............

L’ancre est levée, et le zéphire,
Avec un mouvement léger,
Enfle la voile et fait nager
Le lourd fardeau de la navire.
Mais quoy, le temps n’est plus si beau,
La tourmente revient dans l’eau.
Dieu ! que la mer est infidèle !
Chère Chloris, si ton amour
N’avoit plus de constance qu’elle,
Je mourrois avant le retour.


Théophile vint à Londres, et tâcha d’obtenir l’honneur d’être présenté au roi Jacques Ier ; il paraît que celui-ci, prévenu contre le poète, ne voulut pas en entendre parler. Théophile, pour s’en consoler, rima cette boutade :


Si Jacques, le roi du bon sçavoir,
N’a pas jugé bon de me voir,
En voici la cause infaillible :
C’est que, ravi de mon écrit,
Il a cru que j’étois un esprit,
Et par conséquent invisible.


L’ode qu’il adressa au roi Louis XIII, pendant son exil, est pleine de mouvement et d’un goût irréprochable ; elle commence ainsi :


Celui qui lance le tonnerre,
Qui gouverne les éléments,
Et meut avec des tremblements
La grande masse de la terre.
Dieu, qui vous mit le sceptre en main,
Qui vous le peut oster demain,
Lui qui vous preste sa lumière,
Et qui, malgré vos fleurs de lis,
Un jour fera de la poussière
De vos membres ensevelis,


Ce grand Dieu, qui fit les abysmes
Dans le centre de l’univers,
Et qui les tient toujours ouverts
À la punition des crimes,
Veut aussi que les innocents,
À l’ombre de ses bras puissants,
Trouvent un assuré refuge,
Et ne sera point irrité
Que vous tarissiez le déluge
Des maux où vous m’avez jeté.
 
Esloigné des bords de la Seine
Et du doux climat de la cour,
Il me semble que l’œil du jour
Ne me luit plus qu’avecque peine.
Sur le faîte affreux d’un rocher,
D’où les ours n’osent approcher,
Je consulte avec des furies
Qui ne font que solliciter
Mes importunes resveries
À me faire précipiter.

Aujourd’hui parmi des sauvages,
Où je ne trouve à qui parler,
Ma triste voix se perd dans l’air
Et dedans l’écho des rivages.
Au lieu des pompes de Paris,
Où le peuple avecque des cris
Bénit le roi parmi les rues,
Ici les accents des corbeaux
Et les foudres dedans les nues
Ne me parlent que de tombeaux.


Ne dirait-on pas d’Ovide exilé en Scythie ? La contrée décrite par le poète a plus l’air d’être le Kamtschatka ou le Groenland que la bonne vieille Angleterre, où le porter est double et le bœuf plus saignant qu’ailleurs : et John Bull même, en 1619, ne devait pas avoir, à beaucoup près, la mine aussi rébarbative. — Mais, à cette époque, il n’y avait au monde qu’un pays pour les Français, et c’était la France, — et encore il n’y avait que Paris qui fût la véritable France, — Paris, et surtout la cour. L’expression employée par Théophile est plus caractéristique qu’on ne pense ; il dit : le doux climat de la cour ; et, en effet, pour toute cette noblesse, la cour était un pays particulier, un climat spécial et fait pour elle, une atmosphère hors de laquelle elle ne pouvait plus vivre, non plus que les poissons hors de l’eau. La vue du roi lui est plus nécessaire que la vue du soleil ; toute sa vie se passe à guetter un coup d’œil du roi, un mot du roi la rend folle. Que dit le roi ? que fait le roi ? où est le roi ? le roi a-t-il bon ou mauvais visage ? — C’est que déjà le temps approche où Louis XIV pourra dire : « L’État, c’est moi ! » Tous ces gentilshommes si affairés, si empressés, si bourdonnants autour du dais royal, ces courtisans qui meurent de désespoir pour une rebuffade, qui perdent la tête de joie pour un sourire, pressentent déjà confusément, et comme à leur insu, cette importante vérité. Richelieu, qui va venir, portera de ses mains sanglantes le dernier coup de hache au grand arbre de la féodalité. En fauchant la haute aristocratie, le cardinal-ministre fait la place nette à 93 ; à dater de lui, il n’y a plus de grands seigneurs, de hauts barons féodaux luttant contre le roi, et presque rois dans leurs terres :


Il a, de ses mains aguerries,
Dans leurs nids crénelés, tué les seigneuries.


Il a achevé l’œuvre commencée par Louis XI, celui de tous les rois qui, après lui, cardinal-roi (car Louis XIII n’était qu’un prête-nom), a fait le plus de mal à la monarchie, tout en ayant l’air de la consolider.

Il n’y a plus de grands seigneurs, il n’y a plus que des courtisans. Le roi est placé tout seul, debout sur un haut piédestal, il paraît grand au premier coup d’œil, mais cette élévation et cet isolement le rendent le point de mire de toutes les attaques. Il est trop haut ; il y a un abîme entre le peuple et lui : il n’existe plus de classe assez royale pour être vraiment royaliste. Les intérêts du roi ne sont les intérêts de personne, et personne ne le défendra contre son peuple, pas même les courtisans, qui ne voient en lui qu’un dispensateur de pensions, et non un homme avec qui ils puissent faire cause commune.

Les œuvres de Théophile fourmillent de plaintes sur le malheur de n’être plus à la cour, de ne pouvoir être admis au coucher du roi ; et, Dieu me pardonne ! il s’inquiète plus de cela que d’être brûlé vif. Ce n’est pas que notre poëte soit un servile ; sa liberté de langue a failli lui coûter cher, mais il subissait l’influence de son temps, influence dont les meilleurs esprits ne peuvent se défendre qu’imparfaitement. Nous avons insisté là-dessus, parce que ce besoin de patronage et de courtisanerie a été un des caractères distinctifs des littérateurs et des poètes, jusqu’à une époque encore bien rapprochée de la nôtre, mais qui en semble séparée par un gouffre de deux mille ans, tant elle est différente. Les patrons furent d’abord des rois et des princesses, puis des grands seigneurs et des précieuses, puis des fermiers-généraux et des filles d’Opéra ; l’on en vint à avoir son poëte, comme une guenon ou comme un magot de la Chine, tant il est vrai que l’esprit humain est essentiellement progressif.

Théophile, ayant été rappelé, ne se possédait pas de joie, et, dans son enivrement, il rima cette petite pièce de vers assez innocente, selon nous, mais qui semble une monstruosité au révérend Père Garassus :


Mon frère, je me porte bien,
Ma muse n’a souci de rien ;
J’ay perdu cette humeur profane,
On me souffre au coucher du roi,
Et Phœbus tous les jours chez moi
A des manteaux doubles de pane.

Mon âme incague les destins,
Je fais tous les jours des festins ;
On va me tapisser ma chambre ;
Tous mes jours sont des mardy-gras,
Et je ne bois point d’hypocras
S’il n’est fait avec de l’ambre.


Il trouve dans cette expression incague les destins, et dans une strophe de l’ode au roi Louis XIII, où Théophile se compare à Job, une preuve irrécusable d’athéisme, et vomit contre lui, à ce propos, un torrent d’injures qui seraient très-plaisantes, surtout dans la bouche d’un théologien, si l’on ne songeait qu’elles ont manqué être cause de la mort du pauvre poète. — Le frère auquel il s’adresse se nommait Paul ; il le remercie dans plusieurs endroits, de sa bonne amitié et de tous les secours qu’il lui a fait passer pendant sa prison.

Nous avons dit que Théophile était huguenot, et même que c’était là un des motifs pourquoi on le persécutait. — Non que ce fût un huguenot fougueux et intolérant, car il se conduisit avec beaucoup de sagesse et de retenue dans une occasion où un des compagnons moins raisonnable que lui s’attira une mauvaise affaire sur les bras. — Voici comment il raconte cette aventure :

« Comme nous allions vers la porte du quai, nous rencontrâmes, au détour d’une petite rue, le Saint-Sacrement, que le prestre portoit à un malade ; nous fusmes assez surpris à cette cérémonie, car nous étions huguenots, et Clitiphon et moi ; mais lui surtout, avec une opiniâtreté invincible, ce qu’il tesmoigna très-mal à propos en cette rencontre, car tout le monde se mettant à genoux en l’honneur de ce sacré mystère, je me rangeai contre une maison, nu-teste et un peu incliné, par une révérence que je croyois devoir à la coutume reçue et à la religion du prince (Dieu ne m’avoit pas encore fait la grâce de me recevoir au giron de son Église). Clitiphon voulut insolemment passer par la rue où tout le monde étoit prosterné, sans s’humilier d’aucune apparence de salut. Un homme du peuple, comme souvent ces gens-là, par un aveuglement de zèle, se laissent plus émouvoir qu’à la cholère qu’à la pitié, saute à la teste de Clitiphon, lui jette son chapeau par terre et ensuite se prend à crier : Ô calviniste ! »

Un huguenot si modéré n’était pas éloigné de devenir catholique ; aussi fit-il abjuration : peut-être fut-ce par conviction, mais on pourrait conjecturer qu’il espérait par-là se mettre à couvert de la malignité de ses ennemis ; mais il se trompa, les persécutions continuèrent aussi furieuses que jamais. — Il s’était instruit à la foi romaine par les conférences du Père Athanase, du Père Arnoux et du Père Seguerand ; un athée, comme on l’accusait d’être, n’eût pas été assez soucieux de son salut pour changer de religion ; une haine de moine tient comme une tache d’huile ; pour la faire disparaître il faut emporter la pièce, et les criailleries du Père Garassus débordaient en un gros in-quarto.

« Voicy, dit Théophile, encore un flot d’injures où il escume avec plus de fureur ; il m’appelle athéiste, corrupteur de jeunesses et adonné à tous les vices imaginables. Pour athéiste, je lui réponds que je n’ai pas publié, comme luy et Lucilio Vanino (professeur de théologie, qui fut brûlé vif), les maximes des impies, qui ont été autant de leçons d’athéisme (car ils les ont réfutées aussi bien l’un que l’autre, et laissent au bout de leurs discours un esprit foible, fort mal édifié en sa religion) ; que, sans faire le savant en théologie, je me contente, avec l’apôtre, de ne sçavoir que Jésus-Christ et iceluy crucifié, et où mon sens se trouve à court à ce mystère, j’ay recours à l’autorité de l’Église, et croy absolument tout ce qu’elle croit ; pour l’intérieur de mon âme, je me tiens si content des grâces de Dieu que mon esprit se témoigne partout incapable de méconnaître son Créateur ; je l’adore et je l’aime de toutes les forces de mon entendement, et me ressens vivement des obligations que je lui ai ; que pour ce qui paroît au dehors en la règle de mes mœurs, je fay profession particulière et publique de chrétien catholique romain, je vay à la messe, je communie, je me confesse ; le Père Seguerand, le Père Athanase et le Père Aubigny en feront foy ; je jeûne aux jours maigres, et le dernier caresme, pressé d’une maladie où les médecins m’alloient abandonner pour l’opiniâtreté que j’avois de ne point manger de viande, je fus contraint de recourir à la dispense, de peur d’être coupable de ma mort ; messieurs de Rogueneau, curé de ma paroisse, et de Lorme, médecin, qui ont signé l’attestation, sont témoins irréprochables de cette vérité. Je n’allègue point cecy par une vanité d’hypocrite, mais par la nécessité d’un pauvre accusé qui ne publie sa dévotion que pour déclarer son innocence. »

Certainement beaucoup de dévots d’aujourd’hui ne remplissent pas leur devoir de religion avec l’exactitude d’un athée de ce temps-là.

Le Parnasse satyrique, recueil de vers licencieux, qui venait de paraître sous le nom de Théophile, et qui n’était effectivement qu’un choix de ces pièces que les ronsardisants appelaient gayetés, par différents poètes, tels que Colletet, de Frenide, Motin, Ogier et d’autres, servait de prétexte à ces attaques furibondes, quoiqu’il l’eût désavoué, et qu’il eût même fait saisir l’ouvrage et poursuivi les imprimeurs, qui, confrontés avec lui pendant son procès, affirmèrent ne pas le connaître et n’avoir eu aucun rapport ensemble. — Le Parnasse satyrique porte la date de 1622.

C’est un singulier monument littéraire, dans son genre, que le Parnasse satyrique : quelle différence avec les petits vers orduriers de Ferrand, de Dorat, de Voisenon, et autres coureurs de ruelle, mousquetaires ou abbés ! — c’est comme une tête du Caravage, toute noire de bitume, à côté d’un pastel de Latour, enluminé de carmin ; comme un bas-relief de vase antique à côté d’une lithographie de Maurin. Sans doute de pareilles productions sont indignes de l’art ; mais cependant il y reste encore assez d’art pour qu’on les voie brûler avec un sentiment de regret, et qu’on en retire avec le bout des doigts quelques feuillets échappés au feu de paille du bourreau : c’est comme ce musée érotique de Naples et ces belles statues qu’on n’a pas le courage de briser, mais sur qui la morale est obligée de tirer à tout jamais son rideau.

Admirable seizième siècle ! — Car Théophile et la société qui l’entoure, tiennent plutôt au seizième siècle qu’au dix-septième, quoiqu’ils aient déjà fait quelques pas dans celui-ci. — Siècle fécond, touffu, plantureux, où la vie et le mouvement surabondent ! — Admirable jusque dans ses turpitudes ! — Que nous sommes petits à côté de ces grands-là ! — Ils savent le grec, ils savent l’hébreu. — Les cuisinières parlent très-bien latin. — Théologie, archéologie, astrologie, sciences occultes, ils ont tout approfondi ; ils connaissent tout ce qui est, et même ce qui n’est pas ; ils mordent en plein dans les fruits de l’arbre de science ; ils desserrent in-folio sur in-folio ; un in-quarto leur coûte moins qu’à nous un in-trente-deux ; les peintres et les sculpteurs couvrent des arpents de toile de chefs-d’œuvre et pétrissent des armées de statues ; on se bat avec des épées que nous soulevons à peine, avec des armures qui nous feraient tomber sur nos genoux. — Querelles de théologie, émeutes, duels, enlèvements, aventures périlleuses, repues franches dans les cabarets. — Sonnets à l’italienne, madrigaux en grec sur une puce, savantes scholies sur un passage obscur, débauches effrénées avec les grandes dames ou les petites bourgeoises : quel mélange inouï, quel inconcevable chaos ! — Le sang et le vin coulent à flots, on s’engueule en excellent latin, on se fait brûler vif. — On embrasse toutes les filles, on mange de tous les plats, et quels plats ! de véritables montagnes de viande ; on vide son verre d’un seul coup, et quels verres ! des verres qui tiennent trois de nos bouteilles, et qui sont à nos petits gobelets ce que leurs in-folio sont à nos in-octavo. De quelles côtes ces gaillards-là avaient-ils le cœur cerclé pour résister à un pareil travail, à un pareil amour, à une pareille débauche ? de quoi leurs mères les avaient-elles faits ? les nuits pendant lesquelles ils avaient été forgés étaient-elles de quarante-huit heures, comme la nuit fut conçu Hercule ! Ah ! misérables que nous sommes ! pauvres buveurs ! pauvres débauchés ! pauvres amoureux ! pauvres littérateurs ! pauvres duellistes ! nous qui roulons sous la table à la quatrième bouteille de vin, qui blêmissons pour trois ou quatre nuits mal dormies, qui devenons poitrinaires pour avoir deux ou trois maîtresses, qui nous reposons quinze jours après avoir fait cent vers, et qui ne nous battons que lorsque l’on couche avec notre femme ! Oh ! comme depuis Homérus, le rhapsode, les hommes s’en vont dégénérant !

— Les Pères Voisin, Garasse, Guérin et Renaud se portèrent accusateurs contre Théophile ; le père Voisin, qui avait du crédit auprès du cardinal de Larochefoucauld, suborna des témoins, et, par l’entremise du Père Caussin, jésuite, confesseur du roi, obtint un décret de prise de corps.

Théophile, se voyant sur les bras tant d’ennemis puissants, se mit à fuir, avec lenteur cependant, pour voir la tournure que prendrait cette affaire : le Parlement instruisit son procès, et le condamna, comme coupable de lèse-majesté divine, à faire amende honorable au Parvis-Notre-Dame, pour ensuite être brûlé vif en place de Grève. — Cette sentence fut rendue le 19 août 1623 ; l’exécution eut lieu en effigie. Théophile, errant de retraite en retraite, fut arrêté le 28 septembre suivant, et transporté à la Conciergerie, dans la tour dite de Montgommery, où il eut à endurer toutes les souffrances imaginables. — Laissons Théophile lui-même en faire le récit :


Après cinq ou six mois d’erreurs,
Incertain en quel lieu du monde
Je pourrois rasseoir les terreurs
De ma misère vagabonde,
Une incroyable trahison
Me fit rencontrer la prison
Où j’avois cherché mon azile.
Mon protecteur fut mon sergent.
Mon Dieu ! comme il est difficile
De courre avecque de l’argent !
 
Le billet d’un religieux,
Respecté comme des patentes,
Fit espier en tant de lieux
Le porteur des muses errantes,
Qu’à la fin deux méchants prevost,
Fort grands voleurs et très-devosts,
Priant Dieu comme des apostres,
Mirent la main sur mon collet,
Et tout disant leurs patenostres
Pillèrent jusqu’à mon valet.

À l’esclat du premier appas,
Esblouis un peu de la proie,

Ils doutaient si je n’estois pas
Un faiseur de fausse monnoye ;
Ils m’interrogeoient sur le prix
Des quadruples qu’on m’avoit pris
Qui n’estoit pas du coin de France.
Lors il me prit un tremblement,
En craignant que leur ignorance
Me jugeast prévostablement.

Ils ne pouvaient s’imaginer,
Sans soupçon de beaucoup de crimes,
Qu’on trouvât tant à butiner
Sur un simple faiseur de rimes.
Et quoique l’or fust bon et beau,
Aussi bien au jour qu’au flambeau,
Ils croyoient, me voyant sans peine.
Quelque fonds qu’on me dérobast,
Que c’estoient des feuilles de chesne
Avec la marque du Sabbat.

Sans cordons, jartières ni gands,
Au milieu de dix hallebardes,
Je flattois des gueux arrogants
Qu’on m’avoit ordonné pour gardes ;
Et nonobstant, chargé de fers,
On m’enfonce dans les enfers
D’une profonde et noire cave
Où l’on a qu’un peu d’air puant,
Des vapeurs, de la froide bave
D’un vieux mur humide et gluant.

Dedans ce commun lieu de pleurs,
Où je me vis si misérable,
Les assassins et les voleurs
Avoient un trou plus favorable.
Tout le monde disait de moy
Que je n’avois ni foy ni loy
Qu’on cognoissoit point de vice
Où mon âme ne s’adonnât,
Et quelque trait que j’écrivisse,
C’étoit pis qu’un assassinat.


Qu’un saint homme de grand esprit
Enfant du bienheureux Ignace,
Disoit, en chaire et par écrit,
Que j’étois mort par contumace ;
Que je ne m’estois absenté
Que de peur d’estre exécuté,
Aussi bien que mon effigie :
Que je n’estois qu’un suborneur,
Et que j’enseignois la magie
Dedans les cabarets d’honneur ;

Qu’on avoit bandé les ressorts
De la noire et forte machine
Dont le souple et vaste corps
Estend ses bras jusqu’à la Chine ;
Qu’en France et parmi l’estranger
Ils avoient de quoy se venger,
Et de quoy forger une foudre
Dont le coup me seroit fatal,
En deust-il couster plus de poudre
Qu’ils n’en perdirent à Vital.

............
............
............
............
À Paris soudain que j’y fus,
J’entendois, par le bruit confus,
Que tout estoit prest pour me cuire
Et je doutois avec raison
Si ce peuple m’alloit conduire
À la Grève ou dans la prison.

Icy donc comme en un tombeau,
Troublé du péril où je resve,
Sans compagnie et sans flambeau,
Toujours dans le discours de Grève ;
À l’ombre d’un petit faux jour
Qui perce un peu l’obscure tour,
Où les bourreaux vont à la guette,
Grand roy, l’honneur de l’univers,

Je vous présente la requeste
De ce pauvre faiseur de vers.

Si j’estois du plus vil mestier
Qui s’exerce parmi les rues,
Si j’estois fils de savetier
Ou de vendeuse de morues,
On craindroit qu’un peuple irrité
Pour punir la témérité
De celuy qui me persécute,
Ne fist avec sédition
Ce que sa fureur exécute
Dans son aveugle émotion.

Dedans ces lieux voués au malheur,
Le soleil, contre sa nature,
A moins de jour et de chaleur
Que l’on n’en fait à sa peinture ;
On n’y voit le ciel que bien peu,
On n’y voit ni terre ni feu ;
On meurt de l’air qu’on y respire ;
Tous les objets y sont glacez ;
Si bien que c’est icy l’empire
Où les vivants sont trespassez.

Comme Alcide força la mort
Lorsqu’il lui fit lascher Thésée,
Vous ferez avec moins d’effort
Chose plus grande et plus aisée :
Signez mon eslargissement ;
Ainsi de trois doigts seulement
Vous abattrez vingt et deux portes
Et romprez les barres de fer
De trois grilles qui sont plus fortes
Que toutes celles de l’enfer.


Voici comme il s’exprime dans une apologie adressée au roi :

« Un homme qui fait profession de religieux et qui a fait le dernier vœu, s’advisa de corriger votre clémence, et, n’étant hardi que de ma timidité, s’adventura de me tendre les pièges dont il se trouve enveloppé. Il avait à sa dévotion un prévost de connétablie, nommé Leblanc, son confident particulier. Celui-là prit un tel soin de lui rendre cette complaisance, et se trouva si puissant dans cette commission, qu’une place qui peut soutenir des sièges royaux se trouva foible pour ma protection. Ce religieux, qui disposa si absolument de cet officier de justice, et qui trouva le gouverneur de votre citadelle si facile, c’est, sire, le Père Voisin, jésuite, qui, par une fantaisie déréglée et par un caprice très-scandaleux, s’est jeté dans la vengeance d’un tort qu’il n’a point reçeu, et s’est forgé des sujets d’offense pour avoir prétexte de me haïr… Cet homme-là est égaré de son sens et très-ignorant du mien ; il a fait glisser dans des âmes foibles une fausse opinion de mes mœurs et de ma conscience ; et, prostituant l’autorité de sa robe à l’extravagance de la passion, il a fait esclat de toutes ces infâmes accusations dont il fait aujourd’hui pénitence ; il a pénétré tous les lieux des cognoissances et des miennes, pour y répandre la mauvaise odeur qui avait rendu ma réputation si odieuse ; il a suborné le zèle d’un Père estourdy, qui a vomi tout un volume pour descharger la bile de son compaignon : c’est l’auteur de la Doctrine curieuse

« Voilà comme cestui-cy faisoit couler ses profanations à l’aide de l’ignorance publique… Voicy encore qu’un autre crioit en chaire, à gorge déployée : « Lisez le révérend Père Garassus ! je vous dis que vous le lisiez ; c’est un très-bon livre ! » Et dès que je fus conduit en cette ville, il orna un de ses sermons de cette équipée :

« Maudit sois-tu, Théophile ! maudit soit l’esprit qui t’a dicté tes pensées, maudite soit la main qui les a écrites, malheureux le libraire qui les a imprimées, malheureux ceux qui les ont lues, malheureux ceux qui t’ont jamais cognu ; et béni soit le premier président, et béni soit M. le procureur-général qui a purgé Paris de cette peste ! C’est toi qui es cause que la peste est dans Paris. — Je dirai, après le révérend Père Garassus, que tu es un bélître, que tu es un veau : que dis-je, un veau ? d’un veau la chair en est bonne bouillie, la chair en est bonne rostie ; de sa peau on en couvre les livres : mais la tienne, meschant, n’est bonne qu’à estre grillée ; aussi le seras-tu demain. Tu t’es mocqué des moynes, les moynes se mocqueront de toy. » — Ô beau torrent d’éloquence ! ô belle saillie de Jean Guérin !

Tout l’in-quarto du Père Garasse, car c’est un in-quarto, est écrit sur ce ton ; c’est un singulier livre ; il y injurie en même temps Théophile, Luther et un certain Lucilio Vanino. — Il les accuse de goinfrerie et d’athéisme. — Il appelle Théophile poétastre, vilain, pouacre, écorniffleur, ivrognet ; Luther gros buffle d’Allemand, gros tripier, gros piffre, qui ne sait rien que boire et manger, qui n’a l’âme qu’à la viande, et qui ne saurait jeûner un jour sans se croire mort ; Lucilio Vanino paillard, corrupteur de la jeunesse, naturaliste et athéiste. Il montre comme quoi les athées sont pareils aux griffons, qui sont toute gueule et tout ventre, et aux crocodiles, avec cette différence pourtant que les griffons mangent en une fois pour quarante jours, ce qui n’est jamais arrivé aux athées, qui mangent quarante fois pour un jour. — Comment ils vont dans les cabarets d’honneur dîner à deux pistoles par tête, avec les jeunes seigneurs, dont ils sont les ombres matérielles ; comment on peut les appeler chenilles à l’heure du dîner, en ce sens qu’ils ont mille pieds, comme les chenilles, pour arriver à la table, et ne laissent rien dans les plats, non plus qu’elles sur les arbres. — Comment ils ne sont bons qu’à produire les vers avant et après leur mort, et que les plus pestilents ne sont pas ceux qui grouillent dans leurs charognes. — Comment, s’ils ne rimaillaient quelques sonnets et sornettes pour les catins des beaux fils, ils courraient risque de crever de male-rage de faim, et en seraient réduits à manger leur bave, comme des colimaçons en cage ; et, dernièrement, comme ils sont à la fois des ânes, des loups, des chiens et des escharbots ; des ânes pour leur stupidité et les chansons bachiques qu’ils ont l’habitude de braire à la Pomme-du-Pin et à la taverne de l’Isle-aux-Bois ; des loups pour ce qu’ils sont voraces et qu’ils ont, comme les loups, l’échine toute d’une pièce, et ne savent pas plier quand passe la procession ; des chiens pour ce qu’ils sont sans vergogne, et portent leur plumet comme les chiens la queue, en trompette ; des escharbots pour ce qu’ils sont toujours à farfouiller et à barbotter dedans l’ordure, et portent, comme eux, une pelote de fiante, qui est la viande à moitié digérée, qui leur farcit leurs tripes damnées les jours de jeûne et le carême…

Quelle politesse ! quelles expressions ! — C’est pourtant là le ton général de la polémique entre savants au 16e siècle. Les réponses de Théophile, par une exception bien rare, sont des chefs-d’œuvre de convenance et de beau langage ; sa modération fait le plus singulier effet à côté de cette furie échevelée, et tout ce qui est honnête ne peut que se ranger de son côté. Quoiqu’il en soit, le Parlement fut deux ans entiers à revoir son procès. — Ces deux années, il les passa dans d’incroyables souffrances. — Son cachot était obscur et humide ; c’était un cachot qu’on avait jugé digne, quelques années auparavant, de recevoir le régicide Ravaillac. C’est tout dire.

Sa peine fut commuée en un simple bannissement ; il se retira à Chantilly, chez le duc de Montmorency, qui avait toujours été son protecteur, et qui ne fut guère plus heureux que son protégé, car après avoir gagné des batailles il mourut sur un échafaud. — Ce fut dans cette retraite qu’il composa, en l’honneur de la duchesse, la pièce intitulée le Bosquet de Sylvie. — Le nom est resté au bocage qu’elle célèbre. — Théophile ne jouit pas de sa liberté longtemps : les privations, les inquiétudes, les excès de travail et de débauche, les souffrances de toutes sortes, avaient profondément altéré sa constitution, naturellement robuste ; il tomba malade et ne se releva plus. Quelques minutes avant sa mort il demanda avec instance un hareng-saur à son ami Mayret, qui le lui refusa, craignant qu’il ne se fît mal, et qui se reprocha toute sa vie de ne pas avoir satisfait cette dernière fantaisie d’un homme qu’il avait beaucoup aimé. — On était en 1626, et Théophile n’avait que trente-six ans ! Quand on voit tout ce qu’il a fait à travers une vie si agitée et si malheureuse, on n’ose penser jusqu’où il aurait été si le ciel lui avait souri et s’il avait vécu les années que semblait lui promettre son corps robuste et brisé à la fatigue. — Nous n’avons raconté ici que sa vie matérielle ; nous examinerons sa vie intellectuelle, son système poétique, son procédé de versification, la nature de ses défauts et de ses qualités ; nous le considérerons dans ses rapports avec les autres poètes du temps, et principalement avec Malherbe ; car, nous l’avons déjà dit, Théophile est un véritable grand poète, et son influence, bien que souterraine et inexpliquée, est très-sensible sur la littérature actuelle. — On sera bien surpris de retrouver dans Théophile des idées qui paraissaient, il y a dix ou douze ans, de la plus audacieuse nouveauté. — Car c’est lui, il faut le dire, qui a commencé le mouvement romantique.

Je vous ai dit que Théophile de Viau était un grand poète ; vous avez pu voir, par les fragments que j’ai cités plus haut, que c’était un non moins grand prosateur, que ses pieds valaient ses ailes, et qu’il marchait aussi bien qu’il volait : cela est un privilège de poète. Quand il quitte la langue des dieux pour celle des hommes, il parle celle-ci aussi bien que l’autre. Les prosateurs, au contraire, ne peuvent pas aligner quatre vers passables. Car les oiseaux peuvent bien descendre à terre et marcher comme les quadrupèdes ; mais les quadrupèdes, si rapide d’ailleurs que soit leur course, ne peuvent s’élever en l’air et voler comme les oiseaux. C’est une chose qu’on peut aisément justifier et qui donnerait lieu à de curieuses recherches, mais qui nous mènerait trop loin, et que nous traiterons peut-être une autre fois. Toujours est-il que la prose de Théophile est une des plus belles que nous connaissions ; elle est pleine de ces grandes manières de dire castillanes, de ces bonnes façons de gentilhomme qui donnent à la prose de ce temps-là une tournure si large et si magnifique ; c’est un style de vieille roche et qui sent son bon lieu. La phrase y tombe à grands plis, comme ces riches étoffes anciennes toutes brodées d’or et d’argent, mais sans raideur aucune. Jamais on ne voit un mot se prendre les pieds dans la queue de sa robe, comme une comtesse parvenue, et tomber sur le nez au beau milieu d’une période ; il règne dans tout cela une familiarité de bon goût, un ton de grand seigneur habitué à l’être, je ne sais quel parfum de haute aristocratie dont le charme est indéfinissable ; on peut lire en toute sûreté, il n’y a aucune expression qui ne soit bien en cour et vue du roi d’un bon œil. — On ne retrouvera le secret de ce style que lorsqu’on reprendra l’épée et les plumes au chapeau, non pas la petite épée de baleine dans un étui de velours des marquis de Crébillon, non pas le tricorne fourré de plumes blanches, mais la grande rapière de fer et le feutre pointu des raffinés, avec sa penne rouge. — Les manchettes de M. de Buffon sont peu de chose auprès des manches tailladées et des crevés des élégants de ce siècle-là.

Qu’y a-t-il de plus adorablement écrit, de plus spirituel et de plus charmant en tout point, que ce morceau que nous allons transcrire, et qui est doublement intéressant, en ce qu’il est en quelque sorte comme l’expresse profession de foi littéraire de notre poète ! L’élégance ordinaire de nos écrivains est à peu près selon ces termes :

« L’aurore toute d’or et d’azur, brodée de perles et de rubis, paroissoit aux portes de l’Orient ; les étoiles, éblouies d’une plus vive clarté, laissoient effacer leur blancheur et devenoient peu à peu de la couleur du ciel. Les bêtes de la queste revenoient aux bois, et les hommes à leur travail ; le silence faisoit place au bruit, et les ténèbres à la lumière. »

Et tout le reste, que la vanité des faiseurs de livres fait éclater à la faveur de l’ignorance publique.

Il faut que le discours soit ferme, que le sens y soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant ; les afféteries ne sont que mollesse et qu’artifice, qui ne se trouvent jamais sans effort et sans confusion. — « Ces larcins, qu’on appelle imitation des autheurs anciens, se doivent dire des ornements qui ne sont plus à notre mode. Il faut écrire à la moderne. Démosthène et Virgile n’ont point écrit en notre temps, nous ne saurions écrire en leur siècle. Leurs livres, quand ils les firent, étoient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux : l’invocation des Muses, à l’exemple de ces payens, est profane pour nous et ridicule. Ronsard, pour la vigueur de l’esprit et la nue imagination, a mille choses comparables à la magnificence des anciens Grecs et Latins, et a mieux réussi à leur ressembler qu’alors qu’il les a voulu traduire, et qu’il en a pris ce Cytherean, « Patarean par qui le trépied Tymbrean. » Il semble qu’il se veuille rendre incognu pour paroître docte, et qu’il affecte une fausse réputation de nouveau et hardy écrivain. Dans ces termes étrangers il n’est point intelligible pour les Français. Ces extravagances ne font que dégoûter les sçavants et étourdir les faibles. On appelle cette façon d’usurper les termes obscurs et impropres, les uns barbarie et rudesse d’esprit, les autres suffisance et pédanterie. Pour moy, je crois que c’est un respect et une passion que Ronsard avoit pour ces anciens, à trouver excellent tout ce qui venoit d’eux, et chercher de la gloire de les imiter partout ; je sçay qu’un prélat homme de bien est imitable à tout le monde : il faut être chaste, comme lui charitable et sçavant qui peut ; mais un courtisan, pour imiter sa vertu, n’a que faire de prendre ni le vivre ni les habillements à sa sorte ; il faut, comme Homère, faire bien une description, mais non point par ses termes et avec ses épithètes ; il faut écrire comme il a écrit, mais non pas ce qu’il a écrit. C’est une dévotion louable et digne d’une belle âme que d’invoquer au commencement d’une œuvre des puissances souveraines. Mais les chrétiens n’ont que faire d’Apollon ni des Muses, et nos vers d’aujourd’hui, qui ne se chantent pas sur la lyre, ne se doivent point nommer lyriques, non plus que les autres héroïques, puisque nous ne sommes plus au temps des héros, et toutes ces singeries ne sont ny du plaisir ny du profit d’un bon entendement. Il est vrai que le dégoût de ces superfluités nous a fait naître un autre vice ; car les esprits foibles que l’amorce du pillage avait jetés dans le mestier des poètes, de la discrétion qu’ils ont eu d’éviter les extrêmes redites, déjà rebattues par tant de siècles, se sont trouvés dans une grande stérilité, et n’estant pas d’eux-mêmes assez vigoureux ou assez adroits pour se servir des objets qui se présentent à l’imagination, n’ont cru qu’il n’y avoit rien dans la poésie que matière de prose, et se sont persuadé que les figures n’en étaient point, et qu’une métaphore étoit une extravagance. »

Ces lignes ont été écrites au commencement du 17e siècle, et, en vérité, on les croirait détachées de la préface de quelque livre romantique éclos d’hier ; elles montrent que la lutte des deux principes a existé de tous les temps, que la perruque n’est pas une invention moderne, et qu’elle subsiste depuis la confection du monde. Au 17e siècle comme au 16e, on retrouve toujours la routine qui veut régenter l’inspiration avec sa lourde férule, et qui donne la recette pour être pindarique, élégiaque ou héroïque, à volonté. C’est la grande querelle des modernes et des anciens, qui a commencé à Ronsard et qui n’est pas encore finie ; car Ronsard, dont les romantiques ont relevé la statue, tant honnie et tant conspuée, par une espèce de contradiction qui ne manque pas de logique, est indubitablement l’introducteur du classicisme en France. Il a rompu violemment avec le bon vieil esprit gaulois dont Clément Marot est le dernier représentant. C’est bien lui, Pierre de Ronsard, le gentilhomme vendomois, qui a pris par la main le chœur des Muses antiques et qui les a présentées en cour avec un habit mi-parti grec, mi-parti gaulois. Il a changé les ballades, les chants royaux, les rondeaux et toutes les formes nationales de notre poésie contre les strophes les antistrophes, les épodes et les formes grecques et latines ; il a forgé des épithètes barbares dans le goût de celles que vous venez de voir, et bien d’autres encore ; il a fait des mots à deux faces, Janus difformes que la grammaire ne peut regarder sans épouvante, et dont Durbatas a si étrangement abusé ; il a syncopé des verbes, il a effilé en diminutifs, à la façon antique, une quantité de vocables qui semblent fort étonnés de la queue de mignardises qu’on leur a intempestivement affûtée au derrière, tout cela est vrai ; mais il a donné au vers un nombre plein et sonore, un accent mâle et robuste, inconnu avant lui ; mais il a dessiné les muscles et fait sentir les os, sous les formes molles et pâteuses de l’ancien idiome. Il a mis un langage plus convenable dans la bouche de la muse française, déjà un peu bien vieille, pour grasseyer des gentillesses et des naïvetés dans le style enfantin des trouvères et des ménestrels ; mais sous une croûte épaisse de pédanterie, à travers le vernis jaune de la vétusté, resplendissent des touches d’une fraîcheur et d’une vivacité non pareille. Derrière ces figures mythologiques, il y a des fonds de paysage accusés avec un accent de nature inimitable ; mais sa muse drapée à la grecque a des soupirs d’une mélancolie toute moderne ; mais les sonnets ont des tendresses que n’ont point ni les élégies de Tibulle ni celles de Properce ; mais il est bien gaulois au fond, malgré toutes les guenilles qu’il s’en va ramassant de çà de là chez les auteurs, et son style, en dépit de ses efflorescences grecques et latines, adhère parfaitement au tronc robuste du vieil idiome et en pompe toute la sève ; l’habit est différent, mais le corps est le même. Ses discours en vers ont nombre de passages que vous croiriez écrits par la plume de bronze du grand Pierre Corneille. — C’est peut-être un pédant, mais à coup sûr c’est un poète, et tout ce qui a été poète en France depuis le seizième siècle relève directement de lui. Mathurin Régnier l’avoue hautement pour son maître. Quel poète est celui-là que Régnier, admirable lui-même, proclame admirable ! Corneille n’écrit pas d’un autre style une tirade politique, et trouve sa forme assez solide pour y couler son vers d’airain. Molière s’accommode de ses enjambements, de ses césures mobiles, et ne trouve point, après si longtemps, que son procédé soit vieilli. La Fontaine s’y rattache par les archaïsmes et les idiotismes nombreux qui donnent tant de saveur et de grâce à son style si français qu’il en est gaulois. Sans parler de ses contemporains, tels que Rémi Belleau, Antoine Baif, Amadys Jamin et d’autres, de très-recommandables poètes, comme Théophile, Saint-Amand, etc., ont subi sa puissante influence et reflété quelques rayons de ce magnifique soleil de poésie qu’il fit luire sur la France. Quelque temps après son apparition, il s’éleva une autre école, école envieuse et improductive, éplucheuse de mots et peseuse de syllabes, une école de grammairiens contre une école de poètes, comme cela se fait toujours, qui s’est mise à reviser, strophe par strophe, virgule par virgule, tous les vers de la Pléiade, et en traiter les étoiles de bas en haut. Le régent de cette classe était le sec, le coriace et filandreux Malherbe, sur qui Nicolas Despréaux Boileau, esprit de même trempe, a fait ces vers triomphants et superlatifs qui renferment à peu près autant d’erreurs que de syllabes :


Enfin Malherbe vint qui le premier en France
Fit sentir dans les vers une juste cadence ;
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.

Ces stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.


Je pense, malgré l’avis de l’auteur de l’Ode sur la prise de Namur, que l’on mettait les mots à leur place, même avant l’arrivée du sieur François de Malherbe. Quant à la juste cadence, je ne me suis pas aperçu que jusque-là on eût fait des vers faux. Quant aux stances, qui, avec grâce, apprirent à tomber, je trouve, pour mon compte, que les stances de Ronsard, le plus grand inventeur lyrique qui jamais ait été, tombent avec autant de grâce que celles de la très-peu pindarique ode : Le croirez-vous, races futures ? Et je ne pense pas, romantique indigne que je suis, que la suppression de l’enjambement soit un très-grand bienfait, bien au contraire.

Malherbe, l’esprit le moins poétique qui fût jamais, est en vers un pendant assez exact de ce qu’était Balzac pour la prose. C’est le même purisme étroit et sans portée, les même minuties de syntaxe, la même pauvreté d’idées et de passion. Dans les lettres de l’un comme dans les vers de l’autre tout est mesquin, symétrique et rabougri ; le style pousse la sobriété jusqu’à la lésine : il n’y a rien d’abondant, rien d’ample et de flottant ; le vêtement de l’idée est trop court pour elle, et il le faut tirer à deux mains pour l’amener jusqu’aux pieds. La recherche du congru et du galant dégénère souvent en préciosité : la richesse maladroite des rimes ramène à chaque bout de vers les mêmes assonances. Ce sont les merveilles à nulles autres secondes, les plus belles du monde, expressions indubitablement admirables et du plus bel air, et, dignes en tous points de messieurs du Recueil choisi, mais dont la répétition ne laisse pas de devenir fastidieuse à la longue. Quant aux métaphores, aux figures, à la passion, à tout ce que est poésie enfin, il n’en faut pas chercher ; ce sont lettres closes pour eux ; ils ne s’en doutent même pas, et professent pour la poésie un mépris au moins fort singulier. Malherbe n’a pas eu de repos qu’il n’ait eu, à force de le faire passer à travers les filtres de la syntaxe, enlevé toute la partie colorante de la langue qu’il travaillait : il a fait comme un chimiste qui d’un vin généreux ne laisserait au fond de la cornue que la partie incolore et insipide. D’autres sont venus après lui, et ont encore filtré par une chausse moins perméable la liqueur clarifiée qu’il avait obtenue, de sorte qu’on a eu pour résultat, à propos de poésie, une langue transparente comme du cristal, mais froide et dure comme lui, d’ailleurs merveilleusement propre à écrire des traités de mathématiques. Jean-Baptiste Rousseau, notre premier lyrique, comme on dit, procède directement de Malherbe, triste conséquence ! Aussi, quand les poètes sont venus, ont-ils été obligés de remonter brusquement et tout d’un saut au 16e siècle pour y retrouver la langue poétique perdue, en attendant qu’ils aient pu s’en fabriquer une autre !

Rien au monde n’égale, du reste, l’outrecuidance et l’aplomb damné de Malherbe ; on sait ce qu’il répondit à Yvrande, à Racan, à Collomby, et quelques autres de ses amis, à propos de son Ronsard, dont il avait effacé la moitié et dont il raya le reste. La grossière et brutale réplique qu’il fit à Desportes, en lui disant que son potage valait mieux que ses psaumes, et qu’il ne se dérangeât point pour les aller quérir ; la manière dont il traitait Pindare, la préférence qu’il accordait à Stace et à Sénèque, donnent assez la mesure de sa politesse et de son jugement. — Lors du procès de Théophile, il dit que, quant à lui, il le croyait innocent, mais que, si l’on brûlait les gens pour faire de méchants vers, il le méritait bien ; et, se tournant vers Racan, il ajouta : « Vous ne courez pas risque que l’on vous prenne pour son complice. »

Théophile, qui parle de Malherbe en quelques endroits de ses ouvrages, le juge avec plus de finesse et d’intelligence, et, sans le priser au delà de sa valeur, il lui rend l’espèce de justice qu’il mérite en un sens ; voici ce qu’il dit :


Je ne fut jamais si superbe
Que d’oster aux vers de Malherbe
Le françois qu’ils nous ont appris.


Et autre part :


Imite qui voudra les merveilles d’autrui :
Malherbe a très-bien fait, mais il a fait pour lui.
Mille petits voleurs l’écorchent tout en vie ;
Quant à moi, ces larcins ne me font point envie ;
J’approuve que chacun escrive à sa façon ;
J’aime sa renommée, et non pas sa leçon.
Ces esprits mendiants d’une veine infertile,
Prennent à tout propos ou sa rime ou son style,
Et de tant d’ornements qu’on trouve en lui si beaux,
Joignent l’or et la soie à de vilains lambeaux,
Pour paroître aujourd’hui d’aussi mauvaise grâce
Que parut autrefois la corneille d’Horace.
Ils travaillent un mois pour chercher comme à fils
Pourra s’apparier la rime de Memphis.

Ce Liban, ce turban, et ces rivières mornes
Ont souvent de la peine à retrouver leurs bornes,
Cet effort tient leur sens dans la confusion,
Ils n’ont jamais un rais de bonne vision.
J’en cognois qui ne font des vers qu’à la moderne,
Qui cherchent à midi Phœbus à la lanterne,
Grattent tant le françois qu’ils le déchirent tout,
Blasmant tout ce qui n’est facile qu’à leur goût ;
Sont un mois à cognoistre, en tastant, la parole ;
Lorsque l’accent est rude ou que la rime est molle,
Veulent persuader que ce qu’ils font est beau,
Et que leur renommée est franche du tombeau,
Sans autre fondement, sinon que tout leur âge
S’est laissé consommer en un petit ouvrage ;
Que leurs vers dureront au monde précieux.
Pour ce qu’en les faisant ils sont devenus vieux.
De même l’araignée en filant sans ordure
Use toute sa vie et ne fait rien qui dure.


Il semble, à propos de cette tirade, que Boileau s’en est un peu trop souvenu quand il a dit :


Dans des vers recousus mettre en pièces Malherbe.
..................
N’avons-nous pas, cent fois, en faveur de la France,
Comme lui, dans nos vers, pris Memphis et Bysance,
Sur les bords de l’Ëuphrate abattu le turban,
Et coupé, pour rimer, les cèdres du Liban ?


Ces vers (ceux de Théophile) sont aussi justes que spirituels : le tour est net, aisé, et ils sont d’un goût irréprochable. Il est impossible de critiquer plus finement les travers de Malherbe tout en ayant l’air de ne s’en prendre qu’à ses imitateurs ; de plus, il nous fait voir que la dispute des littérateurs difficiles contre les faciles, de grammairiens contre les poètes, existait déjà de ce temps ;


c’est l’éternel combat des eunuques contre les étalons. Malherbe disait déjà qu’après un discours de trois feuilles et une pièce de cent vers il se fallait reposer dix ans. Théophile a peint admirablement ces critiques dédaigneux.


Blasmant tout ce qui n’est facile qu’à leur goût,


et consacrant leur vie à ourdir une œuvre qui n’a non plus de consistance qu’une toile d’araignée, et n’en vaut pas plus pour avoir été longue à faire. Le brave Régnier s’est chargé de donner un pendant au tableau ; et l’on ne sait lequel on doit le plus louer, ou de la fierté du crayon ou de l’ardeur du pinceau. C’est au poète Rapin qu’il s’adresse :


..... Ces resveurs dont la muse Insolente
Censurant les plus vieux, arrogamment se vante
De réformer les vers, non les leurs seulement,
Mais veulent déterrer les Grecs du monument,
Les Latins, les Hébreux et toute l’antiquaille,
Et leur dire à leur nez qu’ils n’ont rien fait qui vaille
Ronsard en son mestier n’étoit qu’un apprentif,
Il avoit le cerveau fantastique et rétif ;
Desportes n’est pas net ; Du Bellay trop facile ;
Belleau ne parle plus comme on parle à la ville,
Il a des mots hargneux, bouffiz et relevez,
Qui du peuple aujourd’hui ne sont plus approuvez.
..................
Pensent-ils des plus vieux offensant la mémoire
Par le mépris d’autrui s’acquérir de la gloire,
Et pour quelque vieux mot étrange ou de travers
Prouver qu’ils ont raison de censurer leurs vers ?
..................
Cependant leur savoir ne s’étend seulement
Qu’à regratter un mot douteux au jugement,

Prendre garde qu’un qui ne heurte une diphtongue,
Épier si des vers la rime est brève ou longue ;
Ou bien si la voyelle à l’autre s’unissant
Ne rend point à l’oreille un vers trop languissant ;
Et, laissant sur le vers le noble de l’ouvrage,
Nul aiguillon divin n’élève leur courage ;
Ils rampent bassement, faibles d’inventions,
Et n’osent, peu hardis, tenter les fictions ;
Froids à l’imaginer ; car s’ils font quelque chose,
C’est proser de la rime et rimer de la prose,
Que l’art lime et relime et polit de façon
Qu’elle rend à l’oreille un agréable son ;
Et voyant qu’un beau feu leur cervelle n’embrase,
Ils attifent leur mots, enjolivent leur phrase,
Affectent leur discours, partout relevé d’art,
Et peignent leurs défauts de couleur et de fard.
..................
S’ils ont l’esprit si bon et l’intellect si haut,
Le jugement si clair, qu’ils fassent un ouvrage
Riche d’inventions, de sens ou de langage,
Que nous puissions draper comme ils font nos escrits,
Et voir, comme l’on dit, s’ils sont si bien appris.


Rien ne manque à cette apostrophe du vieux Régnier, pas même le mot d’art dont on abuse tant aujourd’hui et dont on se sert pour entraver ceux qui en font véritablement.

Théophile, dans le fragment que nous avons rapporté plus haut, fait justice, avec un bon sens admirable, de tous ces pauvres grimauds, fantastiques d’humeur, qui, improductifs comme les frelons, trouvent mauvais que les abeilles aillent aux fleurs et fassent leur gâteau ; car les figures et les métaphores sont, à proprement parler, les fleurs du jardin de poésie, et celui-là qui veut qu’on les coupe ne s’entend aucunement en ce métier, et la mouche du grec ne lui a point emmiellé la lèvre. — Il est digne d’écrire en prose poétique, c’est-à-dire dans le pire langage du monde après la poésie prosaïque, renversement qui, par malheur, est à la mode dans le temps d’épreuve littéraire où nous sommes.

Tout ce que demande Théophile nous l’avons demandé lors de l’émeute poétique qui a eu lieu sous la restauration ; et personne ne peut nier que cet auteur tant décrié ait raison dans ce qu’il dit pour le fond et la forme. Voilà le secret de tous les anathèmes dont il a été accablé et ce qui s’explique la furieuse animosité que certaines gens avaient contre lui. On sait combien sont vivaces et terribles les haines littéraires : ces derniers temps ont fait voir jusqu’où elles pouvaient aller. Elles sont encore plus envenimées, s’il est possible, que les haines politiques ; car l’ordinaire celles-ci ne touchent que les intérêts, et les autres froissent les amours-propres blessés ou souffrants, ce qui est bien autre chose.

Il proscrivait l’emploi de la mythologie, et voulait qu’on laissât dans leur vieux ciel de papier peint les divinités décrépites de l’ancien olympe. Il trouvait que l’aurore aux doigts de rose commençait à devenir très-peu récréative et à se couperoser terriblement, qu’il était temps de laisser là Phébus avec sa perruque blonde et sa vielle, et que, à tout prendre, la basse de la pâle sainte Cécile valait bien la trompette de Clio la bouffie ; il avait l’air de se soucier assez peu de la symbolique virginité des neuf sacrées pucelles, crime impardonnable !


Je fausse ma promesse aux vierges du Parnasse ;
Je ne veux réclamer ni Muse ni Phœbus,
Et je suis, grâce à Dieu, guéri de cet abus.


Ne croyez pas non plus qu’il fît un grand cas de ce pauvre petit cul-nud d’amour ; il lui plume les ailes impitoyablement, il lui ôte sa trousse, son brandon, ses flèches de plomb et d’or, et tout son attirail suranné.


Cette divinité, des dieux même adorée,
Ces traits d’or et de plomb, cette trousse dorée,
Ces ailes, ces brandons, ces carquois, ces appas,
Sont vraiment un mystère, où je ne pense pas.
La sotte antiquité nous a laissé des fables
Qu’un homme de bon sens ne croit point recevables,
Et jamais mon esprit ne trouvera bien sain
Celui-là qui se paît d’un fantôme si vain,
Qui se laisse emporter à de confus mensonges,
Et vient, même en veillant, s’embarrasser de songes.


Si Alfred de Musset demandait à notre poète dans le magnifique début de Rolla :


Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Palpitait et marchait dans un peuple de dieux,
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,
Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère,
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux.


répondrait fièrement, et sans aucun soupir, pour toutes ces blondes chimères à jamais envolées :


Autrefois les mortels parloient avec les dieux,
On en voyoit pleuvoir à toute heure des cieux.
Quelquefois on a vu prophétiser les bestes ;
Les arbres de Dodone étoient aussi prophestes.
Ces contes sont fascheux à des esprits hardis
Qui tentent autrement qu’on ne faisoit jadis.
Sur ce propos un jour j’espère bien d’écrire.

Je ne sache pas de jeune moderne qui étale un dédain si prononcé pour l’ancienne mythologie, donne si insolemment du pied au derrière de tous ces pauvres diables de dieux qui n’en peuvent mais. — Encore s’il s’était contenté d’être impie et athée avec ces divinités païennes, peut-être on lui aurait pardonné ; mais il ne s’en tient pas là, le damné novateur !

Vous savez tous combien Philis était puissante en ce temps-là, comme elle était choyée, encensée, madrigalisée. — Quels innombrables soupirs n’a-t-elle pas fait pousser ! que de pâmoisons, que de songes galamment indiscrets, que d’ivresses et de désespoirs, que de quatrains, que de stances, que de petits vers, que de grands vers, que de vers libres et autres, que de sonnets, que de complaintes, que de chansons elle nous a valu ! — Tous les échos et les perroquets de cette époque le savent parfaitement ce nom qui rime si bien à lis. Son œil a été cause de six mille sonnets ; chacun de ses cheveux en a produit un ; sa bouche en a fait naître plus que vous ne comptez de saints dans le calendrier. Je n’essayerai pas d’énumérer ceux qu’on a rimoyés sur sa gorge, les chiffres arabes et romains n’y suffiraient pas. Eh bien ! cette Philis, si grande dame, si précieuse, toujours jeune, toujours belle, qui semble avoir été pendant deux ou trois siècles la seule femme existante en France, cette Philis qu’il avait courtisée lui-même comme les autres, il lui jette un jour à la face, comme un gant de défi, ces vilains brutaux de vers :


Aussi souvent qu’amour fait penser à mon âme
Combien il mit d’attraits dans les yeux de ma dame,

Combien c’est de l’honneur d’aimer en si bon lieu !
Je m’estime aussi grand et plus heureux qu’un dieu !
Amaranthe, Philis, Caliste, Pasithée,
Je hais cette mollesse à vos noms affectée ;
Ces titres qu’on vous fait avecque tant d’appas
Témoignent qu’en effet vos yeux n’en avaient pas.
Au sentiment divin de ma douce furie,
Le plus beau nom du monde est le nom de Marie.
Quelque soucy qui m’ait enveloppé l’esprit,
En l’oyant proférer ce beau nom me guérit,
Mon sang en est ému, mon âme en est touchée,
Par des charmes secrets d’une vertu cachée.
Je la nomme toujours, je ne m’en puis tenir ;
Je n’ai dedans le cœur autre ressouvenir ;
Je ne cognois plus rien, je ne vois plus personne :
Plût à Dieu qu’elle sût le mal qu’elle me donne !


Marie, fi donc ! Marie, le nom de la mère de Dieu ! un nom de reine ! un nom de chrétienne ! monstruosité à nulle autre seconde ! Quelle dépravation de goût ! Préférer un tel nom à ces beaux noms grecs et latins si melliflus et si euphémiques ! — À dater de là Théophile fut décidément perdu. Ajoutez à cela qu’il devait faire, si la camarde ne l’avait prévenu, un poème, non sur la mort d’Adonis ou sur quelque sujet de ce genre, comme il eût été décent de le faire, mais un poème national tiré de nos vieilles chroniques.


Et ces vieux portraits effacez,
Dans mes poëmes retracez,
Sortiront des vieilles chroniques ;
Et ressuscitez par mes vers,
Ils reviendront plus magnifiques
En l’estime de l’univers.


Vous voyez que son plan d’insurrection était complet, et que rien n’y manque pour être parfaitement semblable à celle qui vient d’avoir lieu, pas même le retour au moyen âge. À tous ces points de rapports se joint encore la recherche de la couleur et l’étude sur la nature du paysage et des effets pittoresques. Quelques citations nous feront mieux comprendre que tout ce que nous pourrions dire. Voici un tableau avec figure et paysage dans le goût du Giorgione, d’une couleur blonde, transparente et fraîche, et dont le dessin, pour être quelque peu maniéré dans ses contours, ne manque cependant ni de correction ni de charme. La scène est dans une forêt, — ou plutôt un parc, celui de Chantilly probablement, — où le poète se promène avec sa maîtresse. Les strophes descriptives et les strophes amoureuses alternent gracieusement :


Dans ce val solitaire et sombre,
Le cerf qui brame au bruit de l’eau,
Penchant ses yeux dans un ruisseau,
S’amuse à regarder son ombre.

Un froid et ténébreux silence
Dort à l’ombre de ces ormeaux,
Et les vents battent les rameaux
D’une amoureuse violence.

Corinne, je te prie, approche !
Couchons-nous sur ce tapis vert,
Et, pour être mieux à couvert,
Entrons au creux de cette roche.

Que ton teint est de bonne grâce !
Qu’il est blanc et qu’il est vermeil !
Il est plus net que le soleil,
Il est uni comme une glace !

Mon Dieu, que tes cheveux me plaisent !
Ils s’esbattent dessus ton front ;

Et, les voyant beaux comme ils sont,
Je suis jaloux quand ils te baisent.

Belle bouche d’ambre et de rose,
Ton entretien est déplaisant,
Si tu ne dis en me baisant
Qu’aimer est une belle chose !

D’un air plein d’amoureuse flamme,
Aux accents de ta douce voix,
Je vois les fleuves et les bois
S’embraser comme a fait mon âme.

Vois-tu ce tronc et cette pierre,
Je crois qu’ils prennent garde à nous,
Et mon amour devient jaloux
De ce myrthe et de ce lierre.

Sus, ma Corinne, que je cueille
Tes baisers du matin au soir ;
Vois comment pour nous faire asseoir
Ce myrthe a laissé cheoir sa feuille !

Oy le pinçon et la linotte
Sur la branche de ce rosier ;
Vois trembler leur petit gosier ;
Oy comme ils ont changé de note.

Approche, approche, ma dryade ;
Ici murmureront les eaux,
Ici les amoureux oiseaux
Chanteront une sérénade.

Prête-moi ton sein pour y boire
Des odeurs qui m’embaumeront ;
Ainsi mes sens se pâmeront
Dans les lacs de tes bras d’ivoire.

Je baignerai mes mains folastres
Dans les ondes de tes cheveux,
Et ta beauté prendra les vœux
De mes œillades idolastres.

Ne crains rien, la forest nous garde,
Mon petit ange, est-tu pas mien ?

Ah ! je vois que tu m’aimes bien !
Tu rougis quand je te regarde.

Ma Corinne, que je t’embrasse ;
Personne ne nous voit qu’amour,
Et les rayons des yeux du jour
Ne trouvent point ici de place.

Les vents qui ne se peuvent taire
Ne peuvent écouter aussi,
Et ce que nous faisons ici
Leur est un inconnu mystère.


Pour trouver dans la poésie française une pièce plus admirablement amoureuse, plus roucoulante, plus pleine de souffles et de soupirs, plus divinement parfumée de l’émanation des fleurs sauvages, il ne faut rien moins que descendre jusqu’aux premières méditations de Lamartine, c’est-à-dire à notre plus grand poète ; son Elvire est sœur de la Corinne de Théophile, et lui seul serait capable de jeter autant de fraîcheur sous les feuillages et de donner tant de mélodie au bruissement des eaux et aux haleines des vents. On sent passer par-là quelque souffle de l’amour qui a dicté à Salomon son admirable Cantique des cantiques ; seulement l’amour de Théophile est plus sensuel, moins chrétien et mystique que celui de Lamartine, cela doit être, — et ces stances plus exclusivement descriptives :


Je verrai ces bois verdissants
Où nos isles et l’herbe fraische
Servent aux troupeaux mugissants
Et de promenoir et de cresche.
L’aurore y trouve à son retour
L’herbe qu’ils ont mangé le jour ;

Je verrai l’eau qui les abreuve,
Et j’orrai plaindre les graviers
Et repartir l’écho du fleuve
Aux injures des mariniers.

Je cueillerai ces abricots,
Ces fraises à couleur de flammes,
Où nos bergers font des écots
Qui seroient ici bons aux dames ;
Et ces figues et ces melons,
Dont la bouche des aquilons
N’a jamais su baiser l’écorce,
Et ces jaunes muscats si chers,
Que jamais la gresle ne force
Dans l’asyle de nos rochers.

Je verrai sur nos grenadiers
Leurs rouges pommes entr’ouvertes,
Où le ciel, comme à ses lauriers,
Garde toujours des feuilles vertes.
Je verrai ce touffu jasmin
Qui fait ombre à tout le chemin
Et le parfume d’une fleur
Qui conserve dans la gelée
Son odorat et sa couleur.


On chercherait en vain dans la poésie éthique et décharnée de Malherbe quelque chose qui approchât de cet vivacité, de cette nouveauté, de ce nombre, et même de cette correction ; les vers pour la vicomtesse d’Auchy et les sonnets sur Fontainebleau sont d’une sécheresse et d’une aridité inconcevable ; et pourtant c’était là, ou jamais, qu’il fallait mettre de la passion et de la couleur. Il y en a plus dans la moindre pièce de Théophile que dans tout son volume, qui heureusement n’est pas gros ; car Dieu permet, par une grâce toute spéciale que ceux qui font de pareils vers ne puissent pas en faire beaucoup. Il est vrai qu’il y a dans Théophile des passages de mauvais goût et en assez grand nombre, mais c’est d’un mauvais goût ingénieux et amusant, plein de brillants et de facettes, curieux et inattendu, un mauvais goût à la manière du cavalier Marin, et qui ne provient, les trois quarts du temps, que de la recherche du neuf. Ce n’est pas que Malherbe, tout sec qu’il soit, ait le goût, à beaucoup près, aussi pur qu’on veut bien le dire, et, sans parler des larmes de saint Pierre, on rencontre dans ses pièces les plus vantées des vers d’un maniérisme outré et des antithèses forcées qui sentent leur rhéteur. Seulement c’est un mauvais goût sourd, peu oseur, qui ne saute pas aux yeux dès l’abord, et qui, ne provenant pas d’exubérance comme celui de Théophile, mais de pauvreté et d’étroitesse, rencontre de moins fréquentes occasions de se reproduire au soleil ; c’est ce que Théophile a très-bien senti et exprimé en blasonnant ces manières de poètes qui ne voient dans la poésie que matière à prose, et regardent une métaphore comme une extravagance.

Théophile a fait à Chantilly trois ou quatre pièces de vers où fourmillent, parmi un grand nombre de beautés, un aussi grand nombre de fautes de goût. Ces pièces sont malheureusement trop longues pour les rapporter ici. Elles sont semi-mythologiques, semi-descriptives et marquées du sceau le plus original et le plus étrange. Je ne sais si vous avez vu dans quelque galerie un de ces tableaux, où l’Albane jette sur un fond si vert qu’il en est noir, un essaim de petits amours bien blancs, avec de toutes petites ailes bien roses : ou bien, avez-vous vu au Musée la délicieuse aquarelle de Decamps représentant des baigneuses ? Si vous avez vu l’un ou l’autre, ou tous les deux, vous pouvez vous former une idée de ce que sont les charmantes stances de Théophile : ce sont de grands arbres, vieux chênes séculaires dont le front s’arrondit en panache d’un vert foncé, se détachent sur un ciel d’outremer, pommelé çà et là de nuages blonds et floconneux. Ce sont des terrasses de brique avec des angles de pierres, de grandes fleurs épanouies dans des vases de marbre, des rampes à pente douce et à balustres ventrus. C’est un parc Louis XIII dans toute sa magnificence. On voit à travers les arbres et derrière les charmilles courir des daims privés et blancs comme la neige ; des perdrix, des faisans de la Chine se promènent familièrement dans les allées avec toute leur couvée ; des ruisseaux coulent en babillant sous des arcades de feuillage, et se vont rendre à l’étang et aux viviers, où nagent indolemment, dans une eau diamantée, quelques cygnes, le col replié, les ailes ouvertes. Pour personnage, sur le devant, une belle jeune femme, assise sur l’herbe haute et drue de la rive, pêche à la ligne les beaux poissons bleus et rouges des réservoirs. Dans le fond des vallées, de petits amours rebondis, blancs et potelés qui se jouent ensemble, et puis un groupe de ces belles nymphes allégoriques comme on les peignait de ce temps, un peu cousines de celles de Rubens, plus femmes que déesses, avec des mamelles saillantes, les hanches larges et ondoyantes, les bras gras et ronds, les mains et les joues toutes pleines de fossettes, la chevelure blonde et flottant en arrière comme un manteau d’or, l’œil limpide et bleu, la bouche souriante et rouge comme un pavot, le dos et l’épaule d’une blancheur de lis et d’un poli d’agate, qui reluisent sous l’eau verte comme autant de statues d’ivoire submergées. Cette onde est si claire et si fraîche dans son cadre de verdure que les étoiles, la nuit, descendent du ciel pour s’y baigner toutes nues. Ce val est si solitaire et si discret que Diane, la chaste, ne craint pas d’y amener son Endymion et de l’y baiser au Iront avec ses lèvres d’argent. C’est un paradis à dégoûter du paradis terrestre. C’est un de ces beaux rêves que les poètes et les peintres font le soir quand ils regardent le soleil se coucher derrière les grands marronniers, et comme j’en ai fait bien souvent à ma fenêtre en regardant les pavillons de brique et les toits d’ardoise de ma place Royale, au bruit de l’eau dans les bassins et du vent dans les arbres.

Quant à la place que Théophile doit tenir parmi les poètes de son temps, elle est difficile à marquer. Il est mort très-jeune et n’a pas eu le temps de réaliser ses idées, ou du moins il n’a pu le faire que d’une manière incomplète ; mais tel qu’il est, il nous semble, Régnier étant mort et Corneille n’étant pas encore venu, le poète le plus remarquable de cette période ; il vaut mieux que Hardy et que Porchère, que Bois-Robert, Maynard, Gombaud, et tous les beaux esprits du temps qui ont, du reste, plus de mérite que l’on a l’air de le croire. Saint-Amand est le seul, à notre avis, qui le puisse balancer avec avantage ; mais aussi Saint-Amand est-il un grand poète, d’un magnifique mauvais goût, et d’une verve chaude et luxuriante qui cache beaucoup de diamants dans son fumier, mais il n’a pas l’élévation et la mélancolie de Théophile, ce qu’il rachète par un grotesque et un entrain dont Théophile n’est pas doué. — L’un fait de la poésie d’homme gras, l’autre de la poésie d’homme maigre, voilà la différence. Pour Malherbe et Racan, quoiqu’ils soient plus irréprochables, ils lui sont assurément inférieurs, et j’ai toujours été étonné du discrédit et de l’oubli où ce nom recommandable à tant d’égards est tombé depuis si longtemps, maintenant que les réformes qu’il voulait introduire sont acceptées de tout le monde, peut-être n’y trouvera-t-on rien que de fort simple et de fort naturel ; mai il faut se reporter au temps ; et par ce qui arrive dans la suite, on verra combien Théophile était un esprit progressif et en avant de son siècle ; mais toutes les vérités ont toujours quelque pauvre saint Jean précurseur qui marche hors de la voie, prêche dans le désert et meurt à la peine. — Théophile a été un de ceux-là ; et s’il revenait au monde maintenant, nul doute qu’il ne fût une des plus lumineuses étoiles de la nouvelle pléiade.

Une chose assez singulière à remarquer, c’est que Théophile est le premier qui ait écrit un ouvrage en prose et en vers. Le sujet est la mort de Socrate, sujet traité aussi par M. de Lamartine, coïncidence assez bizarre, si elle est fortuite. — Voilà à peu près tout ce que je puis vous dire de mon homonyme. Si vous voulez en savoir davantage, tâchez de trouver ses œuvres complètes en un gros volume assez mal imprimé et plein de fautes, qui se rencontre quelquefois sur les parapets du Pont-Neuf et dans les mannes des bouquinistes : outre ceux que je vous ai cités, vous y lirez de fort beaux vers, des sonnets dont plusieurs sont remarquables, et assez d’odes et d’élégies pour vous dédommager amplement des vingt sous qu’il vous aura coûté.