Les Grotesques de la musique/ch17

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Librairie nouvelle (p. 41-44).

Un Concerto de clarinette.


Dœlher venait d’annoncer un concert dans une grande ville d’Allemagne, quand un inconnu se présenta chez lui :

« Monsieur, dit-il à Dœlher, je me nomme W***, je suis une grande clarinette, et je viens à H… dans l’intention d’y faire apprécier mon talent. Mais on me connaît peu ici, et vous me rendriez un éminent service en me permettant de jouer un solo dans la soirée que vous organisez. L’effet que j’espère y produire attirera sur moi l’attention et la faveur du public, et je vous devrai ainsi de pouvoir donner avec succès mon premier concert.

— Que voudriez-vous exécuter à ma soirée ? répond l’obligeant Dœlher.

— Un grand concerto de clarinette.

— Eh bien, monsieur, j’accepte votre offre ; je vais vous placer dans mon programme ; venez ce soir à la répétition ; je suis enchanté de vous être agréable. »

Le soir venu, l’orchestre rassemblé, notre homme se présente, et l’on commence à répéter son concerto. Selon l’usage fashionable de quelques virtuoses, il s’abstient de jouer sa partie, se bornant à faire répéter l’orchestre et à indiquer les mouvements. Le tutti principal, assez semblable à la marche des paysans du Freyschütz, parut fort grotesque aux assistants et inquiéta Dœlher. « Mais, disait celui-ci en sortant, la partie principale rachètera tout ; ce monsieur est probablement un habile virtuose ; on ne peut exiger qu’une grande clarinette soit en même temps un grand compositeur. »

Le lendemain, au concert, un peu intimidé par le triomphe éclatant de Dœlher, le clarinettiste entre en scène à son tour.

L’orchestre exécute le tutti, qui se terminait par un repos sur l’accord de la dominante, après lequel commençait le premier solo. « Tram, pam, pam, tire lire la ré la, » comme dans la marche du Freyschütz. Arrivé à l’accord de la dominante, l’orchestre s’arrête, le virtuose se campe sur la hanche gauche, avance la jambe droite, embouche son instrument, et tendant horizontalement ses deux coudes, fait mine de commencer. Ses joues se gonflent, il souffle, il pousse, il rougit ; vains efforts, rien ne sort du rebelle instrument. Il le présente alors devant son œil droit par le côté du pavillon ; il regarde dans l’intérieur comme il eût fait d’un télescope ; n’y découvrant rien, il essaye de nouveau, il souffle avec rage ; pas un son. Désespéré, il ordonne aux musiciens de recommencer le tutti : « Tram, pam, pam, tire lire la ré la, » et, pendant que l’orchestre s’escrime, le virtuose, plaçant sa clarinette, je ne dirai pas entre ses jambes, mais beaucoup plus haut, le pavillon en arrière, le bec en avant, se met à dévisser précipitamment l’anche et à passer l’écouvillon dans le tube…

Tout cela demandait un certain temps, et déjà l’impitoyable orchestre, ayant fini son tutti, était de nouveau parvenu à son repos sur l’accord de la dominante.

« Encore ! encore ! recommencez ! recommencez ! » crie aux musiciens l’artiste en pâtiments. Et les musiciens d’obéir : « Tram, pam, pam, tire lire la ré la. » Et pour la troisième fois, après quelques instants, les voilà de retour à la mesure inexorable qui annonce l’entrée du solo. Mais la clarinette n’est pas prête : « Da capo ! encore ! encore ! » Et l’orchestre de repartir gaiement : « Tram, pam, pam, tire lire la ré la. »

Pendant cette dernière reprise, le virtuose ayant réarticulé les diverses pièces du malencontreux instrument, l’avait remis entre… ses jambes, avait tiré de sa poche un canif et s’en servait pour gratter précipitamment l’anche de la clarinette placée comme vous savez.

Les rires, les chuchottements bruissaient dans la salle : les dames détournaient le visage, se cachaient dans le fond des loges ; les hommes se levaient debout, au contraire, pour mieux voir ; on entendait des exclamations, de petits cris étouffés, et le scandaleux virtuose continuait à gratter son anche.

Enfin, il la croit en état ; l’orchestre est revenu pour la quatrième fois au temps d’arrêt du tutti, le soliste réembouche sa clarinette, écarte et élève de nouveau ses coudes, souffle, sue, rougit, se crispe, et rien ne sort ! Quand un effort suprême fait jaillir, comme un éclair sonore, le couac le plus déchirant, le plus courroucé qu’on ait jamais entendu. On eût dit de cent pièces de satin déchirées à la fois ; le cri d’un vol de vampires, d’une goule qui accouche, ne peuvent approcher de la violence de ce couac affreux !

La salle retentit d’une exclamation d’horreur joyeuse, les applaudissements éclatent, et le virtuose éperdu, s’avançant sur le bord de l’estrade, balbutie : « Mesdames et messieurs, je ne sais… un ac… cident… dans ma cla…rinette… mais je vais la faire rac… commoder… et je vous prie de vouloir bien… venir, à ma soirée musi… cale, lundi prochain, ent… en… entendre la fin de mon concerto. »

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