Les Grotesques de la musique/ch42

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Librairie nouvelle (p. 167-172).
Correspondance philosophique. — Lettre adressée à M. Ella

CORRESPONDANCE PHILOSOPHIQUE


LETTRE ADRESSÉE À M. ELLA
directeur de l’Union musicale de Londres au sujet de
La fuite en Égypte
FRAGMENTS D’UN MYSTÈRE EN STYLE ANCIEN[1]
« Some judge of authors’ names, not works, and then
Nor praise nor blame the writings, but the men.
 »
Mon cher Ella,

Vous me demandez pourquoi le Mystère (la Fuite en Égypte) porte cette indication : attribué à Pierre Ducré, maître de chapelle imaginaire.

C’est par suite d’une faute que j’ai commise, faute grave dont j’ai été sévèrement puni, et que je me reprocherai toujours. Voici le fait.

Je me trouvais un soir chez M. le baron de M***, intelligent et sincère ami des arts, avec un de mes anciens condisciples de l’Académie de Rome, le savant architecte Duc. Tout le monde jouait, qui à l’écarté, qui au whist, qui au brelan, excepté moi. Je déteste les cartes. À force de patience, et après trente ans d’efforts, je suis parvenu à ne savoir aucun jeu de cette espèce, afin de ne pouvoir en aucun cas être appréhendé au corps par les joueurs qui ont besoin d’un partenaire.

Je m’ennuyais donc d’une façon assez évidente, quand Duc, se tournant vers moi :

« Puisque tu ne fais rien, me dit-il, tu devrais écrire un morceau de musique pour mon album !

— Volontiers. »

Je prends un bout de papier, j’y trace quelques portées, sur lesquelles vient bientôt se poser un andantino à quatre parties pour l’orgue. Je crois y trouver un certain caractère de mysticité agreste et naïve, et l’idée me vient aussitôt d’y appliquer des paroles du même genre. Le morceau d’orgue disparaît, et devient le chœur des bergers de Bethléem adressant leurs adieux à l’enfant Jésus, au moment du départ de la Sainte Famille pour l’Égypte. On interrompt les parties de whist et de brelan pour entendre mon saint fabliau. On s’égaye autant du tour moyen âge de mes vers que de celui de ma musique.

« — Maintenant, dis-je à Duc, je vais mettre ton nom là-dessous, je veux te compromettre.

— Quelle idée ! mes amis savent bien que j’ignore tout à fait la composition.

— Voilà une belle raison, en vérité, pour ne pas composer ! mais puisque ta vanité se refuse à adopter mon morceau, attends, je vais créer un nom dont le tien fera partie. Ce sera celui de Pierre Ducré, que j’institue maître de musique de la Sainte Chapelle de Paris au dix-septième siècle. Cela donnera à mon manuscrit tout le prix d’une curiosité archéologique. »

Ainsi fut fait. Mais je m’étais mis en train de faire le Chatterton. Quelques jours après, j’écrivis chez moi le morceau du Repos de la Sainte Famille, en commençant cette fois par les paroles, et une petite ouverture fuguée, pour un petit orchestre, dans un petit style innocent, en fa diéze mineur sans note sensible ; mode qui n’est plus de mode, qui ressemble au plain-chant, et que les savants vous diront être un dérivé de quelque mode phrygien, ou dorien, ou lydien de l’ancienne Grèce, ce qui ne fait absolument rien à la chose, mais dans lequel réside évidemment le caractère mélancolique et un peu niais des vieilles complaintes populaires.

Un mois plus tard je ne songeais plus à ma partition rétrospective, quand un chœur vint à manquer dans le programme d’un concert que j’avais à diriger. Il me parut plaisant de le remplacer par celui des Bergers de mon Mystère, que je laissai sous le nom de Pierre Ducré, maître de musique de la Sainte-Chapelle de Paris (1679). Les choristes, aux répétitions, s’éprirent tout d’abord d’une vive affection pour cette musique d’ancêtres.

« — Mais où avez-vous déterré cela ? me dirent-ils.

— Déterré est presque le mot, répondis-je sans hésiter ; on l’a trouvé dans une armoire murée, en faisant la récente restauration de la Sainte Chapelle. C’était écrit sur parchemin en vieille notation que j’ai eu beaucoup de peine à déchiffrer. »

Le concert a lieu, le morceau de Pierre Ducré est très-bien exécuté, encore mieux accueilli. Les critiques en font l’éloge le surlendemain en me félicitant de ma découverte. Un seul émet des doutes sur son authenticité et sur son âge. Ce qui prouve bien, quoique vous en disiez, Gallophobe que vous êtes, qu’il y a des gens d’esprit partout. Un autre critique s’attendrit sur le malheur de ce pauvre ancien maître dont l’inspiration musicale se révèle aux Parisiens après cent soixante treize ans d’obscurité. « Car, dit-il, aucun de nous n’avait encore entendu parler de lui, et le Dictionnaire biographique des musiciens de M. Fétis, où se trouvent pourtant des choses si extraordinaires, n’en fait pas mention ! »

Le dimanche suivant. Duc se trouvant chez une jeune et belle dame qui aime beaucoup l’ancienne musique et professe un grand mépris pour les productions modernes quand leur date lui est connue, aborde ainsi la reine du salon :

« — Eh bien, madame, comment avez-vous trouvé notre dernier concert ?

— Oh ! fort mélangé, comme toujours.

— Et le morceau de Pierre Ducré ?

— Parfait, délicieux ! voilà de la musique ! le temps ne lui a rien ôté de sa fraîcheur. C’est la vraie mélodie, dont les compositeurs contemporains nous font bien remarquer la rareté. Ce n’est pas votre M. Berlioz, en tout cas, qui fera jamais rien de pareil. »

Duc à ces mots ne peut retenir un éclat de rire, et a l’imprudence de répliquer :

« — Hélas, madame, c’est pourtant mon M. Berlioz qui a fait l’Adieu des Bergers, et qui l’a fait devant moi, un soir, sur le coin d’une table d’écarté. »

La belle dame se mord les lèvres, les roses du dépit viennent nuancer sa pâleur, et tournant le dos à Duc, lui jette avec humeur cette cruelle phrase :

« — M. Berlioz est un impertinent ! »

Vous jugez, mon cher Ella, de ma honte, quand Duc vint me répéter l’apostrophe. Je me hâtai alors de faire amende honorable, en publiant humblement sous mon nom cette pauvre petite œuvre, mais en laissant toutefois subsister sur le titre les mots : « Attribué à Pierre Ducré, maître de chapelle imaginaire, » pour me rappeler ainsi le souvenir de ma coupable supercherie.

Maintenant on dira ce qu’on voudra ; ma conscience ne me reproche rien. Je ne suis plus exposé à voir, par ma faute, la sensibilité des hommes doux et bons s’épandre sur des malheurs fictifs, à faire rougir les dames pâles, et à jeter des doutes dans l’esprit de certains critiques habitués à ne douter de rien. Je ne pècherai plus. Adieu, mon cher Ella, que mon funeste exemple vous serve de leçon. Ne vous avisez jamais de prendre ainsi au trébuchet la religion musicale de vos abonnés. Craignez l’épithète que j’ai subie. Vous ne savez pas ce que c’est que d’être traité d’impertinent, surtout par une belle dame pâle.

Votre ami contrit,
Hector Berlioz.






  1. Qui fait partie maintenant de ma trilogie sacrée : L’enfance du Christ.