Les Grotesques de la musique/ch51

La bibliothèque libre.
Librairie nouvelle (p. 202-204).
Le temps n’épargne rien

Le temps n’épargne rien.


On ne saurait disconvenir que les postillons ne soient à cette heure dans une assez mauvaise situation. La vapeur les asphyxie, les immobilise, les met à pied ; quand viendra le règne de la puissance électrique, et ce règne est proche, ce sera bien pis. L’électricité les foudroiera, les mettra en poudre. Enfin à l’avènement de l’aérostation dirigée, avènement auquel nous nous obstinons à croire, le nom de ces joyeux conducteurs de chevaux sera devenu un vieux mot de la langue française dont la signification échappera complètement à l’intelligence de la plupart des voyageurs. Et quand, en passant au-dessus de Lonjumeau, le ballon-poste de Paris contiendra quelque lettré savant, s’il s’avise de s’écrier, en considérant ce village avec sa longue-vue : « Voilà le pays du postillon qu’un ancien compositeur a rendu fameux ! » les dames occupées à jouer au volant dans le grand salon du navire aérien interrompront leur partie pour demander au savant ce qu’il veut dire. Et le savant répondra : « Au dix-neuvième siècle, Mesdames, les nations dites civilisées rampaient à terre comme font les escargots. Les voyageurs qui en ces temps de prétentieuse barbarie parcouraient dix ou douze lieues à l’heure, dans de lourds wagons roulés sur des voies de fer par la vapeur, ressentaient de cette rapide locomotion une fierté risible. Mais parmi les gens obligés de s’éloigner de vingt ou trente lieues de leur chenil natal, un très-grand nombre encore s’enfermait alors en d’affreuses caisses de bois, où l’on ne pouvait être ni debout ni couché, où il n’était pas même possible d’étendre ses jambes. On y éprouvait toutes les tortures du froid, du vent, de la pluie, de la chaleur, du mauvais air, des mauvaises odeurs et de la poussière ; les patients, secoués comme sont les grains de plomb dans une bouteille qu’on nettoie, avaient en outre à supporter un bruit assourdissant et incessant ; ils y dormaient tant bien que mal les uns sur les autres, la nuit, en s’infectant les uns les autres, ni plus ni moins que les bestiaux que nous entassons dans nos petits navires de transports agricoles. Ces horribles et lourdes boîtes appelées diligences, par antiphrase apparemment, étaient traînées dans de boueux ravins nommés routes royales, impériales ou départementales, par des chevaux capables de parcourir en une heure jusqu’à deux lieues et demie. Et l’homme chevauchant sur l’un des quadrupèdes chargés du labeur de tirer la machine se nommait postillon, le lion de la poste. Or, en ce hameau de Lonjumeau, vécut naguère un postillon fameux. Ses aventures fournirent le sujet d’une de ces pièces de théâtre où l’on parlait et chantait successivement, et qu’on désignait alors sous le nom d’opéras comiques. La musique de cet ouvrage fut écrite par un compositeur à la verve facile, célèbre en France sous le nom de Dam ou d’Edam (quelques historiographes le nomment Adam), et qui fut, cela est certain, membre de l’Institut. De là l’illustration du hameau de Lonjumeau, qu’on apercevait à l’ouest tout à l’heure, et que vous ne voyez plus. »

Lonjumeau ! Lonjumeau ! Fuit Troja !!