Les Grotesques de la musique/ch54
La musique et la danse.
La danse s’est toujours montrée, à l’égard de la musique, sœur tendre et dévouée. La musique, de son côté, témoigne, en mainte occasion, de son dévouement pour la danse. Il n’est sorte de bons procédés que ces deux charmantes sœurs ne se prodiguent l’une à l’autre. Il en est ainsi depuis un temps immémorial : on les voit partout liguées, étroitement unies, prêtes à combattre à outrance les autres arts, les sciences, la philosophie et même le terrible bon sens. Ce fait avait été reconnu déjà au siècle de Louis XIV ; Molière l’a prouvé dans le premier acte de son Bourgeois gentilhomme :
« — La philosophie est quelque chose ; mais la musique, monsieur, la musique…
— La musique et la danse… la musique et la danse, c’est là tout ce qu’il faut.
— Il n’y a rien qui soit si utile dans un État que la musique.
— Il n’y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.
— Sans la musique un État ne peut subsister.
— Sans la danse un homme ne saurait rien faire. »
Pourtant, si l’une des deux Muses abuse un peu de temps en temps de la bonté et de l’affection de l’autre, je crois que c’est la danse. Voyez ce qui se passe dans la confection des ballets. La musique s’est donné la peine de composer un délicieux morceau, bien conçu, mélodieux et instrumenté avec art, gai, alerte, entraînant. Arrive la danse qui lui dit : « Chère sœur, ton air est charmant, mais il est trop court ; allonge-le de seize mesures, ajoute-s-y n’importe quoi, j’ai besoin de ce supplément. » Ou bien : « Voilà un morceau ravissant, mais il est trop long, il faut me le raccourcir d’un quart. » La musique a beau répondre : « Ces mesures que tu veux me faire ajouter formeront un non-sens, une répétition oiseuse, ridicule. » Ou bien : « La coupure que tu me demandes va détruire toute l’ordonnance du morceau…
— N’importe, répond sa bondissante sœur ; ce que je
demande est indispensable. » Et la musique obéit.
Ailleurs la danse trouve l’instrumentation trop délicate ;
il lui faut des trombones, des cymbales, de bons coups
de grosse caisse, et la musique, en gémissant, se résigne
à toutes sortes de brutalités. Ici le mouvement est
trop vif pour que le danseur puisse se livrer aux grands écarts, aux nobles élévations de son pas ; la musique,
soumise, brise le rhythme, en attendant le moment de
reprendre son allure naturelle ; et il lui faut de la patience,
car le grand danseur s’élève si haut, que fort
souvent, on le sait, il lui arrive à lui-même de s’ennuyer
en l’air. Là le mouvement devra être plus ou moins
accéléré, selon que la danseuse veut faire œuvre des
dix doigts de ses pieds ou des deux gros orteils seulement.
Alors la musique sera forcée de passer et de revenir,
et de repasser et de revenir encore, en quelques
mesures, de l’allégro au presto, ou de l’allegretto au
prestissimo, sans égard pour le dessin mélodique disloqué
et même pour la possibilité de l’exécution. Mais
voici qui est bien plus grave. Quand un ballet nouveau
a triomphé, on taille, on rogne, on déchire, on extermine un opéra quelconque, fût-ce un chef-d’œuvre
consacré par l’admiration générale, pour en faire le
complément de la soirée que le ballet ne suffit pas à
remplir, pour en faire un lever de rideau. Mais si d’aventure
il naissait quelque bel opéra en trois actes, dont la
durée, par conséquent, serait insuffisante à occuper la
scène de sept heures du soir à minuit, ferait-on un lever
de rideau avec quelque fragment de ballet ? Dieu du
ciel, quelle honte ! la danse ne la subirait pas.