Les Grotesques de la musique/ch61

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Librairie nouvelle (p. 237-246).
Madame Stoltz et Madame Sontag. — Les millions

Mme Stoltz, Mme Sontag. — Les Millions.


En 1854, après une clôture assez longue, le théâtre de l’Opéra, fit sa réouverture par la reprise de la Favorite. J’écrivis à ce sujet les observations suivantes, qui ne me semblent pas hors de propos aujourd’hui.

« L’Opéra a fait sa réouverture. Nous avons revu Mme Stoltz plus dramatique que jamais dans son beau rôle de Léonor. Cette brillante soirée a été suivie de deux autres exécutions non moins remarquables du même ouvrage, après quoi l’Opéra, pour se reposer, nous a donné une fois le Maître chanteur, de M. Limnander, partition dans laquelle se trouvent de charmantes choses qu’on ne remarque point assez, à mon sens. Après le Maître chanteur est venue la Reine de Chypre, où Mme Soltz a reconquis les honneurs du triomphe, au son des trompettes du théâtre, aux bouquets des loges d’avant-scène, aux acclamations enthousiastes de tous. Le monde entier de l’Opéra s’en est mêlé ; et je n’y étais pas ! Le fabuliste a raison, l’absence est le plus grand des maux, pour moi surtout qui jouis d’un guignon infatigable ? Quand je suis à Paris, rien n’est plus terne ni plus stagnant que nos théâtres lyriques, et je n’ai pas plus tôt tourné les talons qu’on y tire des feux d’artifice merveilleux, et que les chandelles romaines du succès y montent au ciel de l’art par myriades.

Mme stoltz n’a rien perdu de sa voix ni de sa verve brûlante, c’est ce que chacun dit ; mais je lui dirai, moi, qu’elle se prodigue, qu’elle met trop de voiles au vent, qu’elle donne trop de son âme, qu’elle se tue, qu’elle se brûle par les deux bouts. Il faut faire vie qui dure, et notre public de l’Opéra n’est pas habitué à un tel luxe d’élans dramatiques, à une telle profusion d’accents passionnés. Il y a beau temps qu’il avait fait son deuil de toutes ces choses ; ne souffrons pas qu’il en reprenne l’habitude. Mme Stoltz pourrait, elle le devrait même en se bornant, au tiède nécessaire, se dire encore ce que disait Rossini : E troppo bono per questi, etc. »

D’illustres exemples d’illustrissimes cantatrices prouvent surabondamment ce que j’avance. L’une supprime une partie des phrases de ses plus beaux airs, elle compte des pauses pour ne pas se fatiguer, et s’abstient dans presque tout le reste de ses rôles d’articuler les paroles ; vocaliser est plus facile, même quand on ne sait pas vocaliser. L’autre s’arme d’un calme monumental, d’un froid de marbre, et vous récite de la passion comme Bossuet récitait ses sermons, sans gestes, sans mouvements, sans varier l’accentuation de son débit, en maintenant toujours ce qu’elle croit être son âme au degré de chaleur modérée recommandé par les professeurs d’hygiène. Et voilà comme on fait les bonnes maisons ! Aussi ces cantatrices ménagères vivent beaucoup plus longtemps que ne vivent les roses, elles n’acceptent que des centaines de mille francs, achètent des châteaux, en bâtissent en France, et deviennent marquises ou duchesses. Tandis que Mme stoltz, qui n’a peut-être encore bâti de châteaux qu’en Espagne et ne possède pas le moindre titre dont elle puisse faire précéder son nom est forcée d’accepter des cinquantaines de mille francs, des misères, pour se consumer comme elle le fait dans la flamme de son inspiration. Voyez, la voilà obligée déjà par les fatigues d’un seul mois de demander un congé, et d’aller chercher de nouvelles forces sous le ciel doux et bienfaisant de l’Angleterre. Qu’elle y profite aux moins des bons exemples que Londres ne lui refusera point. C’est là qu’on voit des cantatrices dont l’âme n’use pas le fourreau ; c’est là que les artistes ardentes apprennent à se tremper dans les ondes stygiennes de bons gros oratorios d’où elles sortent froides, rigides et inaccessibles à l’émotion.

Cela vaut mieux, en tout cas, beaucoup mieux que d’aller courir au delà de l’Océan chez les peuples intertropicaux et plus ou moins anthropophages. Quel besoin de musique peuvent avoir les sauvages ? et quel charme pouvez-vous trouver à leurs détellements de chevaux, à leurs bouquets de diamants, quand le choléra, quand le vomito nero, quand la fièvre jaune, dardant sur vous leurs yeux vitreux, sont là mêlés au cortège de vos adorateurs ? Mme Stoltz est revenue une fois déjà de Rio de Janeiro, il est vrai, mais Mme Sontag est restée à Mexico, bien morte, la malheureuse femme, elle n’en reviendra pas.

Pauvre Sontag ! aller mourir si tristement, si absurdement, loin de l’Europe, qui seule pouvait savoir quelle artiste elle était !

On m’a reproché de ne lui avoir pas payé le moindre tribut de regrets. Ce n’est pas au moins qu’une telle perte m’ait trouvé insensible, je puis le dire. Je connais toute l’étendue du malheur qui en frappant l’incomparable cantatrice a frappé l’art musical. Mais on fait journellement tant d’étalage de douleurs mensongères, on a tant abusé du prétexte de la mort pour illustrer des médiocrités, que l’élégie, devenue lieu commun, méfait peur, surtout quand il s’agit de parler de choses et d’êtres essentiellement dignes d’admiration. Je ne sais bien faire d’ailleurs qu’une espèce d’oraison funèbre, celle des artistes médiocres vivants.

Et puis, le dirai-je ? je blâmais en ma conscience cette course au million entreprise par Mme Sontag, et poursuivie jusqu’au sommet des Andes. Je ne pouvais me faire à la voir si âpre au gain, elle, une artiste, une artiste sainte, possédant réellement tous les dons de l’art et de la nature : la voix, le sentiment musical, l’instinct dramatique, le style, le goût le plus exquis, la passion, la rêverie, la grâce, tout, et quelque chose de plus que tout. Elle chantait les bagatelles sonores, elle jouait avec les notes comme jamais jongleur indien ne sut jouer avec ses boules d’or ; mais elle chantait aussi la musique, la grande musique immortelle, comme les musiciens rêvent parfois de l’entendre chanter. Oui, elle pouvait tout interpréter, même les chefs-d’œuvre ; elle les comprenait comme si elle les eût faits. Je n’oublierai jamais mon étonnement un soir à Londres. J’assistais à une représentation du Figaro de Mozart. Quand, dans la scène nocturne du jardin, Mme Sontag vint soupirer ce divin monologue de femme amoureuse que je n’avais jusque-là jamais entendu que grossièrement exécuté ; à cette mezza voce si tendre, si douce et si mystérieuse en même temps, cette musique secrète, dont j’avais pourtant le mot, me parut mille fois plus ravissante encore. Enfin, pensai-je, car je n’avais garde de me récrier, enfin voilà l’admirable page de Mozart fidèlement rendue ! Voilà le chant de la solitude, le chant de la rêverie voluptueuse, le chant du mystère et de la nuit ; c’est ainsi que doit s’exhaler la voix d’une femme dans une scène pareille ; voilà le clair-obscur de l’art du chant, la demi-teinte, le piano enfin, ce piano, ce pianissimo que les compositeurs obtiennent des orchestres de cent musiciens, des chœurs de deux cents voix, mais que, ni pour or, ni pour couronnes, ni par la flatterie, ni par la menace, ni par les caresses, ni par les coups de cravache, ils ne pourraient obtenir de la plupart des cantatrices, savantes ou inhabiles, italiennes ou françaises, intelligentes ou sottes, humaines ou divines. Presque toutes vocifèrent plus ou moins avec la plus exaspérante obstination ; elles ne sauraient s’aventurer au delà du mezzo forte, ce juste-milieu de la sonorité ; elles semblent craindre de n’être pas entendues. Eh ! malheureuses, nous ne vous entendons que trop ! Oui, l’Allemande Sontag nous avait enfin rendu le chant secret, le chant de l’a parté, le chant de l’oiseau caché sous la feuillée, saluant le crépuscule du soir. Elle connaissait cette nuance exquise dont la simple apparition donne aux auditeurs bien organisés un frisson de plaisir à nul autre comparable ; elle chantait piano aussi finement, aussi sûrement, aussi mystérieusement que le font vingt bons violons avec sourdines dirigés par un habile chef ; elle savait enfin tout l’art du chant…

Admirable Sontag !… Elle eût été Juliette, s’il eût existé un opéra de Roméo shakspearien… elle fût sortie triomphante de la scène du balcon ; elle eût bien dit le fameux passage :

J’ai oublié pourquoi je t’ai rappellé :
Reste, mon Roméo, jusqu’à ce qu’il m’en souvienne ;


elle eût été digne de chanter l’incomparable duo d’amour du dernier acte du Marchand de Venise :

« Ce fut par une nuit semblable que la jeune Cressida, quittant les tentes des Grecs, alla rejoindre aux pieds des murs de Troie Troïlus son amant. »

Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, Mme Sontag, je le crois, eût pu chanter Shakspeare. Je ne connais pas d’éloge comparable à celui-là.

Et pour quelques milliers de dollars !… aller mourir…

Auri sacra fames !…


Mais quel besoin d’avoir tant d’argent quand on n’est qu’une cantatrice ? Quand vous avez maison de ville, maison de campagne, l’aisance, le luxe, le sort de vos enfants assuré, que vous faut-il donc de plus ? Pourquoi ne pas se contenter de cinq cent mille francs, de six cent mille francs, de sept cent mille francs ? Pourquoi vous faut-il absolument un million, plus d’un million ? C’est monstrueux cela, c’est une maladie.

Ah ! si vous ambitionnez de faire de grandes choses dans l’art, à la bonne heure ; gagnez des millions tant que vous pourrez ; pourtant arrêtez-vous à temps pour conserver les forces nécessaires à la tâche que vous vous êtes proposé d’accomplir. Tâche royale que nul roi n’a encore envisagée dans son ensemble. Oui, gagnez des millions, et alors nous pourrons voir un vrai théâtre lyrique où l’on exécutera dignement des chefs-d’œuvre, de temps en temps, et non trois fois par semaine ; où les barbares à aucun prix ne pourront être admis ; où il n’y aura pas de claqueurs ; où les opéras seront des œuvres musicales et poétiques seulement ; où l’on ne se préoccupera jamais de la valeur en écus de ce qui est beau. Ce sera un théâtre d’art et non un bazar. L’argent y sera le moyen et non le but.

Gagnez des millions, et vous établirez un gigantesque Conservatoire, où l’on enseignera tout ce qu’il est bon de savoir en musique et avec la musique ; où l’on formera des musiciens artistes, lettrés, et non des artisans ; où les chanteurs apprendront leur langue, et l’histoire et l’orthographe, avec la vocalisation, et même aussi la musique, s’il se peut ; où il y aura des classes de tous les instruments utiles sans exception, et vingt classes de rhythme ; où l’on formera d’immenses corps de choristes ayant de la voix et sachant réellement chanter et lire et comprendre ce qu’ils chantent ; où l’on élèvera des chefs-d’orchestre qui ne frappent pas la mesure avec le pied et sachent lire les grandes partitions ; où l’on professera la philosophie et l’histoire de l’art, et bien d’autres choses encore.

Gagnez des millions et vous construirez de belles salles de concerts faites pour la musique et non pour des bals et des festins patriotiques, ou destinées à devenir plus tard des greniers à foin.

Vous y donnerez de véritables concerts, rarement ; car la musique n’est pas destinée à prendre place parmi les jouissances quotidiennes de la vie, comme le boire, le manger, le dormir ; je ne sais rien d’odieux comme ces établissements où bouillotte invariablement chaque soir le pot au feu musical. Ce sont eux qui ruinent notre art, le vulgarisent, le rendent plat, niais, stupide, qui l’ont réduit à n’être plus à Paris, qu’une branche de commerce, que l’art de l’épicerie en gros.

Gagnez des millions et vous détruirez d’une main en édifiant de l’autre, et vous civiliserez artistement une nation. Alors on vous pardonnera votre richesse et l’on vous louera même d’avoir pris tant de peine à l’acquérir, d’être allée la chercher à Mexico, à Rio, à San-Francisco, à Sydney, à Calcutta.

Mais du diable si un tel rêve préoccupe jamais une cantatrice ni un chanteur à millions ; et je suis bien sûr que ceux qui vont lire cette inconvenante sortie, si tant est que j’aie des lecteurs parmi les gens à millions, vont me regarder comme le plus rare imbécile. Imbécile, oui, mais rare, non. Nous sommes par le monde un assez bon nombre de gens de cette trempe, dont le mépris pour les millions inintelligents est cent millions de fois plus vaste et plus profond que l’Océan.

Il faut en prendre votre parti et ne pas trop vous brûler la cervelle, si vous en avez, pauvres millionnaires !