Les Guérêts en fleurs/65

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Éditions Édouard Garand (p. 179-183).

GRIGOU


CONTE


C’est tout son nom… ! Vient-il de Lévis ou de Beauce… ?
Énigme… ! Ce midi, sur le bord du chemin
Que longe un ruisselet étroit comme une fosse,
Terreux, la barbe longue, un lourd bâton en main,
Il est venu s’asseoir. Déposant sa besace
À ses côtés, il a d’un brusque mouvement
Rejeté son vieux feutre en arrière, et la face
Au soleil, s’est couché dans l’herbe lentement.
Où va-t-il… ! Grigou même, à nul ne saurait dire
Quel caprice l’amène ici plus que là-bas !
Pourquoi cet humble endroit plus qu’un autre l’attire
Pourquoi de préférence y traîne-t-il ses pas !
Est-ce pour un moment, une heure, une journée… ?
Et qu’importe après tout puisqu’il en est ainsi… !
Puisque nul être humain ne sait sa destinée,
Pourquoi, lui de la sienne aurait-il le souci… ?
Possède-t-il un nom, un gîte, une patrie… ?
N’est-il pas un enfant expiant de l’amour
La faute dont son âme est aujourd’hui meurtrie… ?
N’est-il pas un proscrit, par la voix du retour
Incessamment traqué comme une affreuse bête… ?
N’est-il pas un savant, un sorcier, quelque fou… ?
S’il n’est rien de ceci, c’est sans doute un poète,
Car il est affublé de tout cela, Grigou… !
Il ne possède rien que son triste visage.
Quelques haillons pouilleux lui font un traversin.
Voilà le trésor que de village en village,
Traîne l’infortuné sans honte et sans dessein.
Que de fois sur son compte on a dit des histoires !
De l’un forçat connu, de l’autre grand seigneur,
Il demeure en un mot de ces faits peu notoires,
Qu’un trait de vérité : celui de son malheur…

II

Au loin, un chien aboie.
Hargneux, Grigou s’éveille.
De terre et de cailloux il construit un fourneau.
Et, jetant les débris d’une croûte la veille
Soustrait à l’œil mauvais d’un autre chemineau,
Il fait sa soupe et chante.
Il chante un air étrange
Où perce, dirait-on, un idiome inconnu ;
Puis un refrain grivois qua sa guise il arrange,
Tout en veillant aux soins de son triste menu.
Ayant mangé, Grigou, du revers de sa manche,
Fait geste d’essuyer son gros menton barbu ;
Mais, soudain, tout-là-bas, la cloche du dimanche
Dit son joyeux appel du village entendu,
Car par les prés en fleurs, comme à quelque kermesse,
Un groupe d’enfants blonds, des aïeules, aïeux,
S’en vont émus de joie assister à la messe.
Grigou prête l’oreille à cette voix des cieux.
Et, sa main qui devait s’arrêter à sa bouche,
Monte jusqu’à son front et descend à son cœur
Que d’un signe de croix gravement il attouche,
Sans qu’aux lèvres lui vint un sourire moqueur.
L’homme a gémi.
Du fond de son regard humide
Un voile de douleur, soudain, s’est déchiré.
Laissant de son cœur las, comme d’un puits limpide,
Se refléter l’oubli dont il est torturé.
Tout son être est en proie au combat qui le hante
Et sans répit l’assiège. « Allons, sombre passant,
« Toi qui point ne s’arrête et que rien n’épouvante,
« Sois courageux et fort. » dit-il en pâlissant.
Et le voilà suivant ces gens de la campagne

Qui, de loin le regarde et murmurent entr’eux
Des mots provocateurs que parfois accompagne
Un geste de dédain méprisable et honteux.
De l’église, bientôt voici l’humble portique
Aux fidèles offrant son accueil familier.
Hâtivement, Grigou, franchit le seuil rustique
Et des regards se cache à l’ombre d’un pilier
Dont le faîte envahi par un pieux silence
Gardera tout le jour comme autant de secrets,
Du loqueteux passant la timide présence,
Et des mots entendus l’essaim des noirs regrets.

III

À présent, dans la chaire, un vieux prêtre, un apôtre
Du sol comme du Christ, d’un accent grave et doux,
Dit ce prône : — Ô mon frère, en Dieu seul qui fit nôtre
Cette glèbe marâtre où souvent tes genoux,
Sous le faix coutumier ploient avec persistance,
En Dieu seul, crois, espère, et ne rougis jamais,
De l’atavisme heureux de ton humble existence.
Sous ton grossier habit, que ton cœur désormais,
Soit généreux et bon quand ta main dès l’aurore
Jette au sillon béant la graine sous tes pas,
Car ce geste est plus beau, plus magnifique encore,
Sauf celui de bénir, que tout autre ici-bas.
De la vie à cette heure affronte la tempête !
Aucun spectre ne vaut, même fut-il royal,
L’aiguillon que ton bras fait peser sur la tête
De tes bœufs au regard attentif et loyal.
D’une âme sans envie et d’un cœur sans partage,
Aime tes monts ombreux, ta chaumière et tes champs ;
Sois fier, mais sans orgueil de ton noble héritage ;
Espère en l’avenir et fuis tes vains penchants !
L’avenir ! Mais, c’est toi, maître aimé de la plaine !

Ce sont tes reins puissants et ton front accablé !
Toi, grâce à qui toujours la maison sera pleine
D’imitateurs — ô paysans, semeurs de blé !
Ah ! qu’il est vraiment beau ce petit coin de terre
Qui te vit naître, aimer, grandir, pleurer, souffrir ;
Qui moins âpre te fait la tâche héréditaire,
Plus consolant encor le songe d’y mourir.
Ne délaisse jamais la terre maternelle,
Elle est si douce et bonne à qui saura l’aimer !
Car si tu pars, mon frère, une plaie éternelle
S’ouvrira dans ton cœur qui ne peut la fermer.
Là-bas, comme un forçat assujetti sans cesse
À la honte et l’exil, tu ne sentiras plus
L’air libre vivifier le sang de ta jeunesse,
Ni n’entendras la voix de nos doux Angélus !
Brisé, miné, rongé par le remords vorace,
Tu pleureras en vain ta liberté d’antan,
Car ayant oublié le parler de ta race,
Qui donc se souviendra de toi, sombre artisan… ?
Tu seras dans la vie un paria, un traître
Au culte évocateur de tes vieux sentiments,
Et, quand, las de gémir, tu reviendras peut-être
Vers ces lieux méprisés de tes premiers serments,
Hélas ! au front marqué du doigt de l’anathème,
Les enfants te fuiront comme on fuit le danger,
Cependant que ceux-là qui t’ont regretté même,
Diront en te voyant : quel est cet étranger… ? —

IV

Le lendemain matin, dès l’aube, dans l’église,
Le sacristain vaquant au labeur journalier,
Vit au fond de la nef une forme imprécise
Gisant inerte et froide à l’ombre d’un pilier.
« Grigou n’est plus, enfants, » d’une voix presque éteinte
Nous disait mère’grand, des larmes pleins les yeux.
Et plus bas, bien plus bas, en resserrant l’étreinte
De ses bras caressants pour nous protéger mieux,
Pensive, elle ajoutait terminant son histoire :
« Je l’ai bien reconnu le pauvre homme, malgré
« Sa barbe blanche qui jadis était si noire ;
« C’était notre voisin,
Jean-Jacques, l’émigré ! »