Les Gueux d’Espagne - Lazarillo de Tormes

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Les Gueux d’Espagne - Lazarillo de Tormes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 86 (p. 870-904).

LES
GUEUX D’ESPAGNE

LAZARILLO DE TORMES

L’Espagne du xvie siècle nous apparaît de loin, peuplée de figures héroïques. Elle a toutes les folies : folie des conquêtes, folie de l’or, folie du ciel, folie de l’honneur et de l’amour, du sang et des tortures. Elle a des façons à elle, très nobles et un peu extravagantes, de sentir et d’agir. Ses cavaliers ressemblent au Cid, leur aïeul. Ses filles ont les traits de Chimène. Son Fernan Cortez met en action les poèmes de chevalerie. Sa sainte Thérèse[1] s’enivre d’extases. Tout ce monde est si grand, si beau, que son éclat empêche de bien distinguer les figures restées au second plan, dans l’ombre. Nous savons que Gil Blas est là, leste et fripon, et que derrière lui s’agite une foule bariolée de mendians, de voleurs de grand chemin, de gitanos et de spadassins ; mais, malgré Le Sage et les autres imitateurs des conteurs espagnols, — peut-être à cause d’eux, — cette populace, ainsi entrevue, n’a pas un aspect de réalité ; elle a des airs de populace d’opéra comique.

Les écrivains nationaux avaient pourtant pris soin de nous en laisser des portraits fidèles. Elle nous est dépeinte dans une série d’œuvres d’une originalité puissante, comme tout ce que produisait l’Espagne en ce temps-là, œuvres cruelles, grossières souvent, mais vivantes, éclatantes, œuvres d’un réalisme aigu, qui s’espacent sur une centaine d’années. Le premier roman picaresque, Lazarillo de Tormes, parut en 1554. S’il eut une vogue qui dure encore et s’il donna naissance à un genre littéraire, c’est qu’il reflétait la vie, les mœurs, les idées, les joies et les souffrances de toute une classe de la nation. Les romans qui suivirent montrent, comme lui, la bourbe des bas-fonds ; vue ainsi de près, sous une lumière crue, elle est hideuse et répugnante, et, néanmoins, on aperçoit peu à peu, à force de regarder, le sentier qui mène de cette fange aux flammes des sommets, le lien qui rattache le gueux picaresque au noble soldat, compagnon de Charles-Quint. Confusément d’abord, puis avec une netteté croissante, nous démêlons comment les sentimens exaltés d’en haut ont enfanté des idées fausses, des déceptions, des découragemens qui ont produit les hontes d’en bas. Ce n’est pas impunément que tout un peuple se mêle de faire le héros et le grand seigneur. Nombreuses furent les chutes, et les romans picaresques sont pleins de leurs victimes.

Nous voudrions conduire le lecteur dans cette société équivoque, lui montrer où elle se recrutait, et sous l’empire de quelles influences jeunes garçons bien nés et nobles hidalgos venaient grossir ses rangs. Nous prendrons pour guide Lazarillo de Tormes, le premier en date de ces romans et le chef-d’œuvre du genre.


I

Nous ne dirons rien de l’auteur du chef-d’œuvre, pas même son nom, par la bonne raison qu’on ne le sait plus. La tradition attribuait Lazarillo de Tormes à un savant jurisconsulte, Hurtado de Mendoza, ambassadeur de Charles-Quint. Un érudit[2] l’a ôté dernièrement à Mendoza sans le rendre à un autre, de façon que le livre se présente, comme les gueux dont il est l’épopée, sans papiers, famille ni répondant, avec sa mine effrontée pour tout passeport. Au temps où il fut écrit, la discrétion était chose sage et prudente. Le seigneur Monipodio, supérieur des voleurs de Séville et homme de grande expérience, disait qu’il était d’un usage profitable de taire son pays, cacher sa naissance et changer son nom. « Car, ajoutait-il, si la chance tournait autrement qu’elle ne doit, il n’est pas bon qu’on laisse inscrit sous paraphe de greffier et sur le livre des entrées : un tel, fils d’un tel, habitant de tel endroit, fut pendu tel jour, ou fouetté, ou autre chose semblable, qui pour le moins sonne mal aux oreilles délicates[3]. » L’auteur de Lazarillo de Tormes était ennemi du scandale, comme le seigneur Monipodio. Il ne se vanta jamais de son œuvre, qui fut d’abord imprimée à Anvers et largement expurgée par l’inquisition avant d’être autorisée en Espagne.

Le récit a la forme d’une autobiographie. Lazarillo commence son histoire au commencement, afin que nous ayons « entière connaissance de sa personne, » et nous savons au bout de deux pages qu’il a de qui tenir. Son père était un coquin, sa mère une coquine, et lui-même de la graine de coquin. La Providence lui avait fait la grâce de naître libre de ces préjugés dont peuvent s’accommoder les riches et les puissans, mais qui coupent bras et jambes au pauvre homme n’ayant que son industrie pour tout patrimoine. Il n’était pas méchant ; c’était seulement un esprit large, prêt à profiter de toutes les chances de l’existence humaine, pourvu que le ventre y trouvât son compte. Le préjugé du dîner est le seul qu’on lui découvre.

L’Espagne du XVIe siècle offrait un beau champ aux ambitions d’une âme libre et hardie. Jamais et nulle part, dans aucun temps et dans aucun pays, les chances de l’existence humaine n’ont été plus nombreuses, plus variées, plus singulières en bien et en mal. On pouvait débuter par garder les cochons, comme Pizarre, et finir par conquérir le Pérou. On pouvait être marquis de Pescaire et prendre le roi de France à Pavie, ou spadassin à grandes moustaches, la longue rapière au côté et le chapeau à larges bords sur les yeux. On pouvait être grand inquisiteur comme Quiroga et brûler 2,816 hérétiques, ou fonder l’ordre des jésuites, comme Ignace de Loyola. On pouvait remuer les pierreries à la pelle, paver sa grande salle de pièces d’or et en poser les voûtes sur des piles de plats d’argent, ou être mendiant, faux perclus, diseur de patenôtres, coupeur de bourses, valet de rufian, montreur de chiens savans, pour tout dire, en un mot, on pouvait être picaro, affamé et déguenillé, mais en possession de cette « glorieuse liberté auprès de laquelle tout l’or et toutes les richesses de la terre sont de peu de prix[4], » et dont les fumées troublaient alors bien des cerveaux en Espagne, car beaucoup se firent gueux qui auraient pu vivre honnêtement. Plus d’un fils de famille s’échappa du logis paternel pour « s’en aller par ce monde de Dieu, » si content de la vie libre, qu’au milieu de ses misères et de ses dangers, il ne regrettait jamais l’ancienne aise et sécurité. « Pain d’autrui est pain de douleur, pain de sang, dit un autre picaro, quand même tu le recevrais de la main de ton propre père. » Pain mendié et pain volé honoraient au contraire leur homme ; c’était preuve qu’il avait « eu du cœur » et refusé de se soumettre à une discipline ou un travail.

La passion de l’indépendance et du mouvement avait été déchaînée sur l’Espagne par les événemens de la fin du XVe siècle. La même année 1492 avait vu la découverte de l’Amérique, la prise de Grenade sur les Maures et l’expulsion des Juifs, qui donnaient l’exemple avilissant du travail. Presque aussitôt, l’Espagne se jeta sur l’Italie, où ses soldats, selon l’expression du pape Paul IV, de valets d’écurie qu’ils étaient, devinrent les seigneurs du pays. Des récits inouïs arrivaient du Nouveau-Monde, terre du rêve, terre des découvertes mirifiques, des conquêtes romanesques et des fortunes fabuleuses. D’autres récits inouïs arrivaient d’Afrique et d’Orient, disant les souffrances des chrétiens esclaves chez le Turc ou l’Algérien et excitant à la lutte sainte contre l’infidèle. De tous les côtés, par toutes les mers, c’était une invasion de nouvelles extraordinaires, de nouvelles à tourner les têtes, que le peuple colportait à travers le royaume au moyen des hôpitaux et des cabarets. « C’est là, disait Yañez y Rivera, que l’on apprend les nouvelles d’Italie, de Constantinople, des Indes ; car les pauvres passent leur temps, dans les hôpitaux et les cabarets, à se les communiquer et à en raisonner. » L’hôpital surtout était le journal du peuple, au point qu’on y entrait sans nécessité, pour « savoir les nouvelles. » De plateau en plateau, de sierra en sierra, l’histoire merveilleuse volait, et, à mesure qu’elle pénétrait au fond des provinces, on voyait s’établir un courant en sens inverse. Du haut des montagnes des Asturies, de la Castille et de la Navarre, des bandes descendaient vers les ports d’Andalousie où galères et caravelles étaient sans cesse en partance pour l’Italie et l’Amérique. Mais, quelque grandes que fussent les armées et les flottes, elles ne pouvaient accueillir tous ceux qui auraient voulu être soldats ou explorateurs. Les hommes rebutés par les recruteurs traînaient leur déception jusqu’à la mort. Il suffisait d’avoir eu la vision des batailles et des expéditions à la découverte pour ne plus trouver d’occupation qui ne fût au-dessous de soi, et l’Espagne se couvrait de désœuvrés de l’orgueil.

Si l’on ajoute que cette commotion se produisait au moment où l’Espagne entrait dans le mouvement qui a transformé, dans toute l’Europe, les royaumes du moyen âge en états modernes ; où ses grands perdaient leur influence, ses villes leurs libertés ; où son clergé se détachait de Rome pour se rattacher au roi ; où une ère nouvelle enfantait des mœurs nouvelles et ébranlait l’ancienne hiérarchie des classes ; si l’on ajoute encore que la secousse de la réforme se joignait à toutes les autres, on conviendra qu’il y avait de quoi donner la fièvre à un peuple, et Charles-Quint acheva de mettre le feu aux imaginations par son exemple. Le grand politique a quelque peu masqué chez ce prince, aux yeux de la postérité, le roi-chevalier. La silhouette familière à tous est celle de l’homme d’état dissimulé, habile et froid, qui tint sa mère en prison pendant trente-neuf ans. On en a presque oublié le Charles-Quint des tournois et des batailles, le dernier roi paladin de l’Espagne.

Nous possédons un portrait immortel du Charles-Quint paladin, le portrait équestre de Titien que l’on voit au musée de Madrid. Le monarque est représenté sur le champ de bataille de Muhlberg. Il galope. Cuirassé, casqué, panache au vent et lance au poing, il a les yeux pleins de feu, il est très laid et il a un air d’Amadis. C’est bien le cavalier fameux dont ses soldats disaient qu’en naissant roi, il leur avait fait perdre le meilleur chevau-léger du siècle. Il a l’air en route pour Tunis, où il fit tant et si bien le chevau-léger à l’avant-garde, tout roi qu’il était, que le marquis de Gouast, commandant de l’armée, lui donna l’ordre de se retirer. Le discours qui va s’échapper de sa bouche entr’ouverte est certainement celui qu’il prononça à Rome devant le pape et ses cardinaux, et dans lequel il surpassa don Quichotte en offrant de terminer la guerre avec François Ier par un duel, où tous deux seraient en chemise et se battraient sur un pont ou une galère. Tel Titien l’a peint, tel les contemporains le décrivent, roi-chevalier en paix comme en guerre, l’un des premiers de son temps pour rompre une lance, courir la bague, lutter à la barre, trois et quatre fois paladin pour ses sujets espagnols, car « il tuait le taureau ! « Il descendait dans l’arène, et il était l’espada qui attend le taureau et le tue en face, d’un coup droit. Être le roi et « tuer le taureau, » c’est être roi d’Espagne jusqu’aux moelles, avec intensité et à outrance.

L’esprit chevaleresque se gagne, tout comme la peur et la férocité. Un prince ainsi fait, la fleur des tournois, carrousels et escarmouches, la terreur de l’hérétique et de l’infidèle, devait exaspérer la folie héroïque et aventureuse chez un peuple imaginatif. À mesure qu’elle grandissait, le mépris du travail croissait d’autant, et aussi l’orgueil, magnifique à force d’absurdité ; on se traitait entre mendians de señor hidalgo, de votre grâce ou votre noblesse. Il devenait impossible de rester en place, de se contenter d’un sort humble et laborieux. L’Espagne s’élançait à la conquête du monde, l’ancien et le nouveau, et, en fin de compte, l’inquiétude des esprits profitait à la gueuserie. On voit dès Charles-Quint l’armée des picaros se mettre en route vers les hautes destinées qui l’attendaient sous Philippe II. L’aventurier revenu d’Amérique, désaccoutumé du travail et la poche vide, lui était tout acquis. À elle les éclopés de la guerre, gent hautaine qui n’admettait que la vie noble, pure de négoce et d’industrie. À elle le paysan ruiné par le passage incessant des recrues et des peruleros[5]. À elle, par la contagion de l’exemple, le fainéant et l’irrésolu. À elle enfin, par les facilités qu’offrait tant d’eau trouble, quiconque se sentait la vocation de la friponnerie. C’est dans la dernière catégorie qu’il convient de ranger ce petit vaurien de Lazarillo de Tormes, la gloire de la confrérie, venu au monde lorsque celle-ci commençait à être en beau chemin. L’illustre garnement ne nous donne pas son extrait de baptême, mais il dut entrer dans la carrière à peu près au temps où le premier arrivage de l’or du Pérou (1533) confirmait les Espagnols dans l’idée qu’il était beau de ne rien faire.


II.

Le père de Lazarillo avait « souffert persécution à cause de la justice, » et le pauvre homme était mort. Son fils ajoute dévotement : « J’espère qu’il est dans la gloire, car l’évangile nomme bienheureux ceux qui ainsi souffrent. » Il est à noter que les héros des romans picaresques se croient tous au mieux avec le ciel et comptent avec pleine confiance sur leur part de paradis. Dans leur théologie, « faire le mal vient de notre fonds naturel, » de sorte que nous n’en sommes pas responsables. D’ailleurs, il y a manière de s’y prendre avec Dieu. Il n’est pas de métier où l’on ne puisse le servir. Lorsqu’un voleur n’avait jamais failli à offrir, sur ses profits, des cierges au saint son patron ; lorsque, de plus, il était humble de cœur et « remettait tout à la miséricorde de Dieu, rien à sa justice, » il pouvait avoir l’âme en paix : son patron veillait sur lui du haut des cieux et Dieu le recevrait dans sa gloire. En revanche, le négligent, qui laissait à ses héritiers le soin de faire prier pour son salut, courait grand péril. « Il est bien important, dit une vieille picara de Cervantes, qu’on porte ses cierges devant soi avant l’heure de la mort… Allons, ma fille, ne sois pas chiche. »

La mère de Lazarillo avait aussi « souffert persécution, » et la bonne dame n’avait jamais prospéré depuis le jour où elle avait été fouettée sur la place de Salamanque. Son fils était une charge. Elle s’en débarrassa en le cédant à un vieil aveugle. C’était d’une bonne mère, car le métier de conducteur d’aveugle passait pour la meilleure de toutes les écoles. « Le garçon de l’aveugle, disait le maître de Lazarillo, doit en savoir plus que le diable. » Il disait aussi à son élève : « Je ne puis te donner ni or ni argent, mais bien beaucoup d’avis qui t’apprendront à vivre. » Le bonhomme ne se vantait point. Il était véritablement « un aigle en son métier. » Depuis que Dieu avait créé le monde, il n’avait pas fait un aveugle aussi sagace, et Lazarillo avait à peine franchi le pont de Salamanque, qu’il se sentait tout autre. « Il me semble, raconte-t-il, que je m’éveillais de la simplicité dans laquelle j’étais jusqu’alors endormi, comme un enfant que j’étais. » Il commença à ouvrir l’œil, à aviser et réfléchir, et, comme il était intelligent, il fit des progrès rapides dans l’art de vivre.

Quelle que fût la branche de la profession qu’on embrassât, le métier de picaro, où chaque bouchée de pain coûtait un effort d’ingéniosité, était connu pour développer l’intelligence. Guzman de Alfarache[6], confrère de Lazarillo et garçon de bonne famille, rapporte que, dès le début de ses « études » de « pipeur, » il reconnut qu’il n’y avait pas de meilleure gymnastique intellectuelle. « Mon esprit, dit-il, devenait plus subtil d’heure en heure. J’aiguisais mon entendement, » Lui aussi se sentait tout autre, et tellement supérieur à l’ancien Guzman, qu’il n’aurait pas voulu troquer sa nouvelle existence contre celle du plus riche de ses nobles ancêtres. « Quoiqu’il arrive, pensait-il, mieux vaut savoir qu’avoir ; car, si la fortune vous abandonne, la science reste. Les affaires se gâtent : la science croit, et le peu que sait le sage a plus de prix que tout ce que possède le riche. » Les philosophes n’ont jamais mieux dit.

Les « études » de Lazarillo furent dirigées par son aveugle avec sollicitude. Il lui enseigna à mendier. C’était peut-être la branche de la profession qui exigeait le plus de tact et la plus grande fertilité d’invention. Chaque nation avait sa manière de mendier, et elle n’a guère varié depuis trois cents ans, témoin le tableau suivant ; c’est encore le sage Guzman qui parle : « Les Allemands chantent en chœur ; les Français marmottent des litanies ; les Flamands se confondent en révérences ; les Gitanos vous poursuivent avec importunité ; les Portugais pleurnichent ; les Toscans pérorent ; les Castillans le prennent de haut. » Les litanies, à la vérité, sont un peu démodées en France, mais les mendians français continuent à « marmotter, » et c’est l’essentiel.

Il va de soi que chaque type national admettait une foule de sous-types. On mendiait et on mendie encore selon son âge, sa figure, son génie propre. Un vagabond de naissance ne tendait pas la main de l’air fier et protecteur d’un ancien soldat. Les grands airs d’un spadassin momentanément sans emploi n’auraient pas convenu à un pauvre aveugle. Un gamin leste et bien tourné comme Lazarillo usait d’autres moyens, pour apitoyer les passans, que l’enfant estropié par de tendres parens qui avaient tenu à lui « laisser un bon patrimoine. » Les différences s’accentuaient de peuple à peuple. Un estropié flamand ne pouvait lutter avec un estropié d’Italie, où étaient alors les meilleures fabriques de monstres. Les Italiens se montraient grands artistes dans l’art de repétrir le corps humain. Ils y faisaient preuve d’une riche imagination et d’une incomparable science des effets. Leurs faux perclus, faux boiteux, faux lépreux, faux bossus, faux culs-de-jatte, leurs fausses plaies et fausses enflures étaient si parfaitement imités, que les chirurgiens s’y trompaient. Et quelle fertilité d’invention dans leurs monstres ! quelle verve atroce de création ! quel sentiment profond de l’horrible ! Ils cousaient les paupières des enfans, détruisaient leurs sourcils, tordaient leur cou, leurs bras et leurs jambes, déformaient leur tronc et y faisaient surgir des bosses ; entre leurs mains barbares, le plus joli petit corps devenait en peu de temps un je ne sais quoi d’informe et de hideux, une espèce de paquet déjeté, bosselé et tortillé, qui marchait comme un crabe, quand il pouvait marcher, et qu’il était impossible de Voir sans beaucoup de dégoût et de compassion[7].

L’aveugle de Lazarillo ne lui en demandait pas tant, heureusement pour lui. Il se contentait de lui enseigner comment l’on aide le riche à gagner le ciel, en le dépouillant de son superflu au profit du pauvre. Ses pareils avaient tous la prétention d’accomplir une œuvre pie. Selon eux, la Providence avait partagé ses dons, afin que tous fussent sauvés : « Elle a donné aux riches les biens temporels, et les spirituels aux pauvres ; en effet, le riche achète la miséricorde divine en distribuant sa richesse aux pauvres, de sorte que tous deux gagnent également le ciel. La porte du ciel s’ouvre avec une clé dorée ; toutefois, elle peut aussi se crocheter. » Cette dernière expression est charmante. Elle explique l’assiduité du picaro aux offices et ses offrandes de cierges : il travaillait à crocheter la porte du paradis, n’étant pas bien sûr d’avoir la bonne clé.

Lazarillo apprit de son vieux maître mille « façons et manières de soutirer de l’argent. » Il sut réciter des oraisons à une blanque pièce[8], pour le compte des bonnes gens à courte mémoire. C’était un talent fructueux, à condition de posséder un répertoire varié, comprenant des oraisons pour toutes les situations et circonstances de la vie, et d’y joindre un débit éloquent, propre à persuader la vierge et les saints. Les commères ne s’y trompaient pas, et il était certain pour elles que l’aveugle de Lazarillo avait le don de persuasion : « Il savait par cœur plus de cent oraisons qu’il disait d’un ton grave, posé et très sonore, en sorte qu’il faisait résonner l’église où il les récitait ; puis il affectait un maintien et un visage très humbles et dévots, sans faire, comme d’autres font, des mouvemens et contorsions avec la bouche et les yeux. » Ayant le don, il avait la vogue, et c’était un bon revenu.

La médecine était une autre de ses ressources. Il n’y avait mal de dents ni colique dont le bonhomme ne se fit fort de venir à bout, herbe ni racine dont il ne connût les propriétés et vertus. « Faites ceci, disait-il ; faites cela ; cueillez telle herbe, prenez telle racine. » Chacun courait après lui pour le consulter, « principalement les femmes, qui croyaient tout ce qu’il leur disait, » et c’était encore autant de blanques. J’ose dire que ce petit trafic était non-seulement le plus honnête de tous ceux qu’exerçait l’aveugle, mais honnête en soi, louable et utile. Dans l’état où était alors la médecine, et avec les remèdes sauvages qu’employaient les docteurs diplômés, un homme qui se contentait d’ordonner des tisanes et des onguens était un bienfaiteur de l’humanité, et ses cliens faisaient preuve de sens en lui donnant leur pratique. Il y a presque toujours un instinct juste au fond des traditions et des préjugés populaires. Le peuple s’en est tenu longtemps aux remèdes de bonne femme, parce qu’il se défiait avec raison des autres. L’idée que certaines gens, sans avoir fait d’études, ont le pouvoir, pour ainsi dire mystique, de reconnaître les maladies et de les guérir, est d’ailleurs aussi vieille que le monde. Hérodote rapporte que, chez les Babyloniens, chacun portait son malade sur la place publique. Tous les passans étaient forcés, de par la loi, de s’arrêter et de donner une consultation. Il s’en trouvait toujours quelqu’un, dans le nombre, qui avait le « pouvoir » et qui indiquait le bon remède. Il ne restait plus qu’à le démêler parmi cette grande foule de donneurs d’avis, et là gisait la difficulté, qu’Hérodote n’a sans doute pas aperçue, car il vante la sagesse de cette législation.

L’aveugle de Lazarillo était, à tout prendre, un honnête coquin, malgré son petit trafic d’oraisons, qui ne nous choque que parce que la foi s’en va. Il volait en douceur, et n’était affilié à aucune de ces corporations de malfaiteurs et de vagabonds dont l’Europe était alors couverte, et qui, bien longtemps avant nos grandes compagnies industrielles et commerciales, avaient deviné la fécondité du principe de l’association. Les anciens truands avaient formé de véritables sociétés, possédant leurs chefs, leurs correspondans, leurs règlemens et quelquefois leurs registres, leurs maîtres ès friponneries et leurs élèves, astreints à un certain temps de noviciat. Les fonctions de chef exigeaient des génies vastes et souples, joints à une grande connaissance des hommes. C’était le chef qui centralisait les renseignemens, distribuait les rôles et partageait le butin ; lui qui maintenait la discipline et accommodait les différends ; lui qui examinait les postulans et jugeait de leurs aptitudes ; lui qui veillait à acquérir des amis parmi les gens de police et de justice ; lui qui soudoyait le bourreau chargé de faire chanter un camarade. Le seigneur Monipodio, chef des voleurs de Séville, qui engageait ses associés, par dévotion, à s’abstenir de voler le vendredi, n’est pas un héros de pure invention.

Les picaros de la classe des fulleros, dont la spécialité était de tricher au jeu, avaient des compères dans toutes les villes d’Espagne et jusque dans les villages. Ceux qui savaient lire en portaient la liste sur eux. Ils avaient de plus, dans tous les centres importans, des correspondantes choisies parmi les femmes de mœurs légères, qui les avertissaient des coups à faire et leur signalaient les pigeons à plumer.

Les bélistres de France, qui florissaient sous François Ier et Henri II, avaient un roi appelé coesre, et étaient divisés en provinces gouvernées par des archisuppôts. L’association subsista jusque sous Louis XIV. Elle fut détruite à la dispersion des 40,000 gueux que Paris logeait alors dans ses onze cours des miracles.

Un dominicain de Viterbe, qui écrivait au commencement du XVIIe siècle, auteur d’un petit livre intitulé Il Vagabondo[9], rangeait les rôdeurs italiens en trente-quatre catégories. Sa liste témoigne une fois de plus de la richesse d’imagination de la race italienne. A côté de types qui seront éternels, comme le faux quêteur et le faux perclus, on y rencontre des figures d’une originalité pleine de saveur. Ainsi les testateurs, dont l’idée ne put venir qu’à un grand misanthrope, profondément convaincu de la sottise humaine. Le testateur demandait l’aumône en promettant de choisir ses bienfaiteurs pour héritiers, et les bonnes gens lui donnaient.

L’auteur du Liber vagatorum, imprimé en Allemagne en 1528, écrivait dans la double intention de se rafraîchir et consoler, sibi in refrigerium et solarium, et de ramener au bien les personnes adonnées aux vingt-huit espèces de vilenies exposées dans la première partie de son ouvrage. Nous relevons sur sa liste une famille de vagabonds qui indiquerait à elle seule que nous sommes en terre germanique : les Kammesierers, ou mendians savans, recrutés parmi les étudians des universités. Les Dallingers étaient éclos, un jour de douce rêverie, dans la cervelle d’un Allemand sentimental et sincère. Ils se donnaient pour d’anciens bourreaux pris de Gemüth et faisant pénitence[10].

Les vagabonds pullulaient en Angleterre. Les gueux anglais n’ont toutefois qu’un intérêt médiocre. Les écrits et gravures du temps ne nous ont pas transmis une seule silhouette britannique digne d’être placée à côté du testateur ou du dernier des picaros. C’est déjà de la canaille protestante, laquelle a toujours été infiniment moins pittoresque que la canaille catholique.

Un simple mendiant était un petit saint auprès de la plupart des autres variétés de gueux. La Providence en jugeait ainsi, puisqu’elle protégeait le maître de Lazarillo. « Il gagnait plus en un mois, dit son élève, que cent autres aveugles en un an. » Sa besace était toujours pleine de pain, sans compter « les bons morceaux, » tels que tranches de lard et saucisses. Un homme capable de tirer des tranches de lard et des saucisses des campagnes espagnoles, dans l’état où elles étaient alors, était un grand maître. Les campagnes avaient ressenti avant les villes les ruineux effets du puissant drainage en hommes et en argent établi par les continuelles expéditions de Charles-Quint au dehors. Les habitans disparaissaient, les maisons se fermaient, le désert gagnait ; une partie de l’Espagne était retombée en friche. Dans ces plaines désolées, la besace arrondie du vieil aveugle inspirait une juste admiration à son élève. Ce fut néanmoins au service du bonhomme que Lazarillo apprit à connaître le mal qu’on aurait pu nommer, au XVIe siècle, le mal d’Espagne : la Faim.


III

« Jamais, dit-il, je ne vis homme si avare et si chiche, à tel point qu’il me tuait de faim… Je dis la vérité : si je n’avais pas su me secourir, grâce à mon adresse et à mes bonnes ruses, je serais mort de faim bien des fois. » En vain Lazarillo apprit à découdre le fond de la besace pour en tirer doucement de quoi dîner : le « diable de creux » que l’aveugle lui « creusait » ne lui laissait point de repos. Il s’exerça à escamoter une part de la recette : « Tout ce que je pouvais chiper et voler, je le changeais en demi-blanques ; et quand les gens lui faisaient dire des oraisons et tiraient une blanque, comme il n’y voyait pas, à peine avaient-ils fait mine de la lui tendre, qu’elle était lancée dans ma bouche et remplacée par une demi-blanque, de sorte que, pour vite qu’il allongeât la main, l’offrande lui arrivait diminuée de moitié. » L’aveugle n’y comprenait rien. On lui avait toujours donné une blanque par oraison ; c’était le prix courant, et voici que le monde devenait ladre même pour les choses du ciel. Il prit le parti de leur en donner pour leur argent et abrégea ses oraisons de moitié, mais cela ne faisait pas que les demi-blanques redevinssent des blanques.

— Ça doit être de ta faute, disait-il à son guide.

Celui-ci apprit à lui boire son vin à son nez, avec une paille ; ou bien il perçait le fond du pot et recevait le vin dans sa bouche, tandis que le vieux buvait par en haut. Rien de ce qui s’avalait n’était en sûreté dans son voisinage, et les saucisses se changeaient miraculeusement en navets entre les doigts de l’aveugle. Lazarillo aurait fini par dîner à peu près, s’il n’avait eu affaire à un psychologue merveilleux. Il déclare n’avoir jamais rencontré le pareil de l’aveugle pour la perspicacité, et il en cite l’exemple suivant.

C’était le temps où l’on cueille les raisins. Un vendangeur leur donna une grappe. Ne pouvant la mettre dans sa besace, où elle se serait écrasée, le vieux s’assit dans un ravin et dit à l’enfant : « Je veux te faire une libéralité. Nous allons manger cette grappe, et tu en auras autant que moi. Voici comment nous partagerons : tu piqueras une fois et moi l’autre, mais à condition que tu me promettes de ne prendre à chaque fois qu’un seul grain. Je ferai de même jusqu’à ce que nous ayons fini, et, de cette manière, il n’y aura pas de tromperie.

« Marché conclu ; nous commençons. Mais, dès le second tour, le traître changea d’avis et se mit à prendre deux grains à la fois, pensant que j’en ferais autant. Moi, dès que je vis qu’il manquait à la convention, je ne me contentai pas d’aller de pair avec lui, mais je pris deux par deux, trois par trois, le plus que je pus. La grappe finie, il resta un moment la râpe à la main, branlant la tête, puis il dit : « — Lazare, tu m’as trompé ; je jurerais que tu as mangé les raisins trois par trois.

« — Non, répondis-je ; mais pourquoi soupçonnez-vous cela ?

« Le malin aveugle dit : « A quoi je vois que tu les mangeais trois par trois ? À ce que je les mangeais deux par deux et que tu ne disais rien. »

« Je ris en moi-même, continue Lazarillo, et, quoique enfant, je notai le fin raisonnement de l’aveugle. »

Avec un pareil homme, que pouvait l’enfant le mieux doué pour la coquinerie ? Le pauvret était sans cesse découvert et roué de coups. S’il avait du moins pu se rassasier, ce n’eût été que demi-mal ; mais il se mourait de besoin. Ce fut ainsi que Lazarillo connut le mal d’Espagne.

On sait combien les famines étaient fréquentes au temps passé. Elles étaient l’accompagnement obligé de toutes les grandes calamités publiques : invasions, pestes, guerres civiles prolongées. Mais on chercherait peut-être en vain, dans l’histoire, une nation qui, sans catastrophe intérieure, sans avoir été troublée que par de courtes insurrections, sans avoir pour ainsi dire vu d’ennemis sur son sol, et ayant atteint au contraire le point culminant de sa puissance et de sa gloire, ait autant souffert de la faim, aussi longtemps, et parmi un aussi grand nombre de ses classes, que l’Espagne de Charles-Quint et de ses successeurs. Que les déguenillés crèvent de faim, c’est la règle partout. Mais que des gentilshommes et de belles dames, vêtus de soie et de velours, manquent de pain dans leurs grand’salles, c’est ce qui ne se voit guère. Et ce qui ne s’est jamais vu, c’est la manière tranquille, noble, stupide et héroïque dont ils se passaient de manger jusqu’à en défaillir, parce que c’eût été déroger que de chercher à gagner son dîner. À ce point de vue spécial de la faim, les romans picaresques contiennent d’excellentes leçons d’histoire. On y jeûne depuis le bas de l’échelle sociale jusqu’à une hauteur qui surprend. Quand la faim n’est pas en scène, on la sent derrière la toile, qui guette le héros ; on sent que, pour tous ces gens-là, le duel avec le sort, c’est le duel avec elle. « Il est bon d’avoir un père, bon d’avoir une mère, il est meilleur d’avoir à manger, » dit un vieil écrivain espagnol. « Je n’ai jamais senti de pire indigestion que celle que cause la faim, » dit un autre. « Il n’y a pas de mauvais pain pour la faim, » déclarait Guzman de Alfarache, qui avait été à deux doigts de périr d’inanition. Aucun écrivain n’approche de l’éloquence sauvage du peuple, qui avait inventé ce dicton : « Les peines accompagnées de pain sont bonnes. »

A mesure qu’on s’élève au-dessus des basses classes, la faim suit. « La gale et la faim, dit Cervantes, sont inséparables des étudians. » Le gentilhomme de Tolède qui prend Alonso[11] à son service est mis à la dernière mode. Son grand manteau est doublé de panne. Ses gants sont parfumés à l’ambre, et non à la cannelle comme ceux des gens de peu. Il porte l’épée dorée, la chaîne d’or au col ; il a un beau logis, de beaux meubles et sa femme possède des bijoux de prix. Mais il n’a « ni place, ni rentes, ni aucun moyen d’existence ; » il n’y a dans la maison « ni pain ni de quoi en acheter. » Maîtres et serviteurs jeûnent du matin au soir et du soir au matin. Le même Alonso, arrivant à Valence, se place chez une veuve de bonne mine, qui avait déjà deux suivantes. On n’y mangeait rien non plus, ce qui s’appelle rien, faute d’argent, et Alonso passait les nuits à raconter des histoires à sa maîtresse pour lui faire oublier le souper. « Ce qu’il y avait de pis, raconte-t-il, c’est qu’étant des gens honorables et délicats, il ne s’agissait pas de rien demander. Il fallait souffrir et se taire. » La meilleure preuve que de semblables aventures n’avaient rien que d’ordinaire, c’est que valets et suivantes se résignaient, au moins pendant un temps, comme nous venons de le voir faire à Alonso et comme nous le verrons faire plus loin à Lazarillo.

Il fallait cependant que les maîtres ne rendissent pas le sacrifice trop lourd aux serviteurs en y ajoutant les mauvais traitemens. L’aveugle n’eut point cette prudence. Sous prétexte que Lazarillo le menait toujours par les plus mauvais chemins, et exprès, ce qui était vrai, il lui donnait tant de coups de son bâton et lui arrachait tant de poignées de cheveux, que l’enfant avait la tête pleine de bosses et toute pelée, les dents cassées, le visage écorché. Ce fut ce qui le décida à abandonner son maître. Auparavant, il voulut se venger. Un jour de grande pluie, étant à mendier dans un village de la Castille, il mena l’aveugle en face d’un pilier de pierre et lui recommanda de bien sauter, parce qu’il y avait un ruisseau à traverser. Le vieillard prit son élan et alla donner de la tête contre le pilier, « qui résonna aussi fort que si on y eût brisé une grosse calebasse. Il tomba à la renverse, demi-mort et la tête fendue. » Lazarillo gagna d’un trot l’entrée du village, et il n’a jamais su « ce que Dieu fit de l’aveugle. » Toutefois, il ne fut point ingrat. Il n’oublia jamais les leçons lumineuses de son vieux maître sur la morale mise à la portée des petites gens et, en général, sur les affaires de ce monde. Il lui en garda dans son cœur une profonde reconnaissance et se plut à lui reporter l’honneur des succès qu’il eut dans la suite. « Après Dieu, dit-il, ce fut lui qui me donna la vie et qui, bien qu’aveugle, m’éclaira et me guida dans le chemin du monde. » Il va de soi qu’il fit ces réflexions plus tard, à loisir. Pour le moment, il ne songeait qu’à se sauver.

Il courait donc, de ses petits pieds nus, dans la plaine ruisselante d’eau, par une de ces routes défoncées, ravinées, effondrées, qui faisaient dire qu’une lieue de Castille valait une lieue et demie. Il pleuvait. L’immense et morne solitude, sans arbres, sans maisons, sans haies, sans une forme ni une couleur qui arrêtât le regard, était changée en une mer de boue, grise, monotone, à perte de vue. Vienne la sécheresse, et la mer de boue se transforme presque sans transition en une mer de poussière, grise, monotone, à perte de vue. On ne peut se représenter sans l’avoir vu la tristesse de ces paysages gris, où l’uniformité n’est rompue par rien, pas même par les bornes des champs, invisibles à d’autres yeux que ceux du paysan ; où les villages, bâtis de boue et sans jardins, sont gris ; où les habitans, vêtus de brun et éternellement poudreux ou boueux, sont gris. Quand il pleut, c’est le gris complet. Les peintres qui nous peignent l’Espagne nous représentent toujours l’Espagne aux gaies couleurs et à la vive lumière. Il en existe une autre, sans laquelle on ne s’expliquerait pas certains traits du caractère national. Les fleuves et les eaux courantes de Grenade vont à merveille avec la vivacité et l’exubérance andalouses. Les plaines grises sans fin, aux grandes lignes d’horizon simples et droites, ont façonné la figure sérieuse du paysan castillan, grave et lent sous sa capa aux plis classiques.

Des tableaux aussi monochromes n’attirent guère les artistes. Il faut être très grand coloriste pour en saisir les nuances subtiles. Velasquez demeurera le peintre par excellence de la Castille. Venu jeune à Madrid, il s’était pénétré de l’aspect du pays jusqu’à peindre, pour ainsi dire, l’air qu’on y respirait. Il est le roi du gris par le nombre, la variété, la richesse de ses tons terreux, poussiéreux, sablonneux, boueux, grisâtres, blanchâtres, noirâtres. Il a des gris lumineux qui ne sont qu’à lui et qui ne pouvaient être observés que sur une terre de teinte neutre, éclairée par le soleil du Midi. Il en a de chauds et de frais, de tendres et de puissans, d’argentés et de dorés, d’obscurs et de brillans. Il en a de pâles et délicats comme un brouillard de France, et il en a de sales, par exemple dans son Apollon chez vulcain, où la suie dont ses forgerons sont barbouillés donne, par le contraste, un air surnaturel à la blancheur des chairs d’Apollon. Il en a de doux, clairs et caressans, comme dans ses Fileuses, et il en a de vigoureux, comme dans son tableau des Buveurs, qu’on pourrait appeler la symphonie héroïque du gris.

La route où Lazarillo courait de toutes ses forces dans la boue profonde était celle qui conduit de Salamanque à Tolède, et le village où il avait réussi à « tenir sa vengeance » était situé dans les environs d’Escalona, ville dont une tradition attribue la fondation aux juifs d’Ascalon, réfugiés en Espagne sous la conduite de Nabuchodonosor. Il prétend qu’il arriva avant la tombée de la nuit à Torrijos, à une dizaine de lieues d’Escalona. Le jour suivant, ne se trouvant pas encore en sûreté à Torrijos, Lazarillo reprit sa course, croyant sentir l’aveugle sur ses talons ; mais ce n’était pas l’aveugle qui courait après lui à grandes enjambées, c’était la faim.

Elle l’atteignit au village de Maqueda, déguisée en prêtre. Lazarillo tendait la main. Le prêtre lui demanda s’il savait servir la messe. « Je lui dis que oui, comme c’était la vérité, car, tout en me maltraitant, le maudit aveugle m’avait appris mille bonnes choses, et celle-là était du nombre. » Le prêtre le prit à son service, et il vit qu’il avait « échappé au tonnerre pour tomber dans l’éclair. » L’aveugle lui donnait tous les jours quelques croûtes de pain ; le prêtre le réduisait à un oignon pour quatre jours. L’aveugle ne voyait pas les doigts de Lazarillo, ni la demi-blanque attrapée par-ci par-là : le prêtre avait la vue perçante et suivait son enfant de chœur pas à pas pendant la quête à l’église. « Ses yeux, dont l’un était fixé sur les gens, l’autre sur mes mains, lui dansaient dans le crâne comme du vif-argent. » L’aveugle fermait sa besace avec un anneau de fer et un cadenas, mais on pouvait découdre le fond ; le prêtre serrait le pain de l’offrande dans un grand coffre en bois, dont la clé ne le quittait pas. Avec l’aveugle, on mourait à moitié ; avec le prêtre, on mourait tout à fait. Lazarillo aurait voulu s’enfuir ; déjà ses jambes ne le portaient plus.

Ses yeux eux-mêmes ne pouvaient se régaler à défaut de son ventre. « Dans toute la maison, il n’y avait chose à manger, comme il y en a communément dans d’autres : quelque morceau de salé pendu dans la cheminée, quelque fromage posé sur une planche ou dans l’armoire, quelque corbeille avec des croûtes de pain ramassées sur la table ; quoique je ne dusse pas en profiter, il me semble que la seule vue de ces choses m’eût réconforté. » Le pauvre Lazarillo aurait expiré, si la mort d’un des paroissiens de son maître n’était venue de temps à autre lui rendre un peu de force. Le clergé était invité au festin d’enterrement, et Lazarillo se reproche encore la convoitise avec laquelle il attendait la mort du pécheur : « Dieu me le pardonne ! dit-il, car jamais je n’ai été ennemi de la nature humaine, sauf alors, et c’était parce que nous nous régalions aux enterremens et que j’y mangeais mon saoul. Je souhaitais que chaque jour tuât son homme et je le demandais même à Dieu. Et quand nous donnions le sacrement aux malades, spécialement l’extrême-onction, au moment où le prêtre ordonne aux assistans de prier, je n’étais certes pas le dernier à le faire ; je priais le Seigneur de tout mon cœur et de toute mon âme, non pas de faire du malade selon sa volonté, comme on a coutume de dire, mais de l’emporter de ce monde. Quand ils en réchappaient, — Dieu me le pardonne, — je les donnais mille fois au diable ; au contraire, celui qui mourait emportait autant de bénédictions. Pendant environ six mois que je restai là, il ne mourut que vingt personnes, et je crois fermement que c’est moi qui les tuai, ou, pour mieux dire, qu’elles moururent à ma requête, parce que le Seigneur, voyant ma mort terrible et continue, prit plaisir à les tuer pour me donner la vie. »

Trois ou quatre dîners par mois sont juste assez pour raviver la sensation de la faim. Lazarillo, efflanqué, exténué, n’en pouvant plus, résolut d’obtenir coûte que coûte un peu de ce pain que le peuple espagnol, d’un mot qui dit tout, appelait « la face de Dieu, » et que les pauvres gens serraient comme le trésor des trésors, l’objet rare et précieux par excellence. Il se procura une fausse clé du grand coffre et vola un pain. Le prêtre eut des soupçons et compta ce qui lui restait. Alors l’enfant affamé, mais craignant le châtiment, partagé entre la faim et la peur, voulut du moins adoucir sa peine par le spectacle de cette chose bénie, miraculeuse : un pain. « J’ouvris le coffre et, lorsque je vis le pain, je commençai à l’adorer, sans oser y toucher. Je les comptai pour voir si le misérable ne s’était pas par hasard trompé, et je trouvai le compte plus juste que je ne l’aurais voulu. Tout ce que je pus faire fut de leur donner mille baisers et de rogner un peu, le plus délicatement que je pus, le pain entamé, à l’endroit de l’entame. » Les jours suivans, il souffrit tellement, que l’idée de regarder seulement du pain devint une idée fixe : « Dès que j’étais seul, je ne faisais pas autre chose que d’ouvrir et de fermer le coffre pour y contempler cette face de Dieu. » Lorsqu’un enfant en est à adorer la huche comme une châsse et son contenu comme une relique, ne soyons pas surpris s’il ne voit pas d’idéal plus élevé qu’un état, quel qu’il soit du reste, où l’on dîne.

Si encore le prêtre l’avait plaint, s’il avait partagé avec lui le peu qu’il avait, Lazarillo se serait soumis au sort commun. Il aurait reconnu dans ce qui lui arrivait le doigt de la Providence, comme le spadassin de Cervantes à qui la besogne manquait et qui disait avec une soumission édifiante : « La feuille d’arbre ne remue pas sans la volonté de Dieu, et nous ne pouvons obliger personne à se venger. » Mais ce prêtre était un homme dur et injuste. Il rongeait premièrement les os de ce peu qu’il avait et il les jetait ensuite à Lazarillo en disant : « Prends, mange, triomphe, car le monde est à toi ; tu fais meilleure chère que le pape. »

« Ce Dieu qui secourt les affligés, poursuit Lazarillo, me voyant en telle détresse, me suggéra un petit remède. » Le vieux coffre avait des trous par où les rats auraient pu entrer s’il y avait eu des rats. Il n’y en avait pas, « car s’il était une maison dans le royaume qui dût en être exempte, c’était celle-là, les rats n’ayant pas coutume de demeurer où il n’y a rien à manger. » Il y en eut un désormais, et ce fut Lazarilio. Il grignotait les pains à la façon des rats, et en les imitant avec une telle perfection, que son maître y fut pris. Le prêtre, en se mettant à table, racla toute la partie qu’il croyait avoir été rongée. « Il me la donna en disant : « Mange ça, le rat est un animal propre. »

Chaque jour, le prêtre bouchait les trous de la huche avec des morceaux de bois et des clous. Chaque nuit, Lazarilio refaisait les trous, après quoi il ouvrait le coffre et grignotait. « Nous travaillions tant l’un et l’autre, et avec une telle diligence, que c’est sûrement pour nous que fut inventé le proverbe : Quand une porte se ferme, une autre s’ouvre. » Le prêtre, au désespoir, mit dans la huche une souricière garnie de croûtes de fromage données par des voisins. L’heureux Lazarilio se régalait des croûtes, et la souricière restait vide. Le village, informé du prodige, déclara d’une commune voix que les rats ne pouvaient être des rats. Une forte tête émit l’avis que ce devait être une couleuvre. Le prêtre errait la nuit comme un fantôme, un bâton à la main, pour surprendre la couleuvre, mais alors ce fut de jour, tandis qu’il était à l’église ou chez ses paroissiens, que les dégâts se commirent. Il en perdait l’esprit.

Enfin, une nuit, il entend un sifflement. Il saisit son gourdin, frappe un grand coup et casse la tête de Lazarillo. Le sifflement était produit par la fausse clé du bahut que le petit scélérat cachait la nuit dans sa bouche, « car, dit-il, depuis que j’étais entré au service de l’aveugle, je l’avais si bien habituée à me servir de bourse, qu’il m’advint d’y abriter douze ou quinze maravédis, tous en demi-blanques, sans que cela m’empêchât de manger ; autrement, je n’aurais pas pu dissimuler une seule blanque au maudit aveugle, qui ne laissait pas une seule des pièces de mes habits, ou une seule couture, sans la tâter soigneusement. » Ses péchés voulurent que, cette nuit-là, la clé se fût placée entre ses dents de façon qu’en respirant il sifflait.

Lazarillo fut trois jours sans connaissance et quinze avant de pouvoir se lever. « Le lendemain du jour où je me levai, le seigneur mon maître me prit par la main, et, m’ayant fait passer la porte et mis dans la rue, il me dit : « Lazaro, dorénavant tu es à toi et non plus à moi ; cherche un maître et va avec Dieu, car je ne veux pas chez moi d’un serviteur si diligent. Il faut que tu aies été garçon d’aveugle. » Lazarillo se retrouva, pour la seconde fois, seul dans le vaste monde.

IV

Malgré tout ce qu’il avait souffert dans ce logis, il s’en éloignait avec une certaine tristesse. Il en était venu à douter qu’il y eût des maisons où les serviteurs mangeassent. « Je réfléchissais, et je me disais : j’ai eu deux maîtres. Le premier me faisait mourir de faim. Je l’ai quitté, et je suis tombé sur cet autre, qui m’a mis dans ma fosse… Et si je tombe sur un autre encore pire ? Il ne me restera qu’à mourir ! » Il n’avait point si tort ; néanmoins, en attendant qu’il eût un troisième maître, les choses allèrent assez bien. Il vécut d’aumônes mieux qu’il n’avait vécu en travaillant, et il n’était pas le seul, quelque singulier que cela puisse sembler. Dans ces vieux siècles où les âmes nous paraissent si dures, jusque dans cette Espagne dont la littérature n’est jamais traversée, sauf dans Don Quichotte, par un rayon de pitié, la main du pauvre s’ouvrait pour donner au très pauvre, rendant ainsi possible l’existence d’une population de mendians et de vagabonds. La charité populaire contre-carrait les efforts des gouvernans pour enrayer le mal, tellement que l’on retrouve dans les vieilles législations de plusieurs pays des édits contre les faiseurs d’aumônes. Une ancienne loi française, remise en vigueur à peu près du temps de Lazarillo, punissait d’une grosse amende quiconque donnait à un mendiant. En Angleterre, une ordonnance d’Edouard III, confirmée par son successeur, édictait la peine de l’emprisonnement contre toute personne qui, « sous couleur de pitié ou de faire la charité, » donnerait quoi que ce fût à un mendiant valide. La grande bonne volonté qui rendait de telles lois nécessaires n’empêchait pourtant point que ce fût une énigme qu’une nuée de Lazarillos grands et petits, jeunes et vieux, mâles et femelles, pût subsister, même très mal, le long des routes de l’Espagne.

Quoi qu’il en soit, notre petit polisson arriva sans trop de peine, « peu à peu, avec l’aide des bonnes gens, » à la ville de Tolède. Quel est le picaro qui ne passait point par Tolède, « la couronne de l’Espagne, la lumière du monde[12] ? » Qui d’entre eux ne connaissait le Zocodover, cette place dont le triangle biscornu, aux arcades noires et sales, nous paraît aujourd’hui si étroit et si misérable, et qui était alors le cœur de la ville, un cœur tumultueux où le sang afflue avec trop de violence ? Lorsqu’ils apercevaient de loin l’orgueilleuse cité, dressant au sommet d’une roche colossale les tours et clochers de ses cent églises ; lorsque leurs regards découvraient la courbe superbe du précipice qui enserre ce gigantesque piédestal et au fond duquel court le Tage : ils recevaient une impression de puissance et de richesse qui ravivait l’espoir dans le cœur le plus abattu. Il ne semblait pas possible de mourir de faim à Tolède. L’un d’eux, Pindaro le soldat, — encore un fils de famille, qui s’enfuit du collège en emportant son Cicéron son Virgile et deux réaux, — Pindaro raconte son éblouissement en approchant de la porte de Visagra. Il dépeint Tolède telle qu’elle était alors, ceinte de fortes murailles, hérissée de palais et d’églises entourée d’une campagne fertile semée « de riches sanctuaires de couvens, d’ermitages et d’hôpitaux, » si populeuse que, lorsqu’il y avait quelque chose à Voir au Zocodover, on était porté par la foule dans les rues. Hélas ! Tolède n’est plus aujourd’hui qu’un cadavre. Ses rues étroites et tortueuses sont vides. Une sorte de lèpre grimpe sur les hautes maisons inhabitées et closes. L’œil plonge, de l’autre côté du Tage, sur des collines stériles, couronnées par les ruines de l’ancien castillo. Ces collines rachètent leur nudité par la splendeur de leurs tons roses, or et bleuâtres. Elles forment sous le soleil une ceinture éblouissante à la grise Tolède, endormie tout là-haut sur son oreiller de granit.

Lazarillo avait ouï-dire à son aveugle que les Tolédains étaient gens durs et peu charitables. Il en fit promptement l’expérience. Tant qu’il fut malade, on lui donna. Dès qu’il fut guéri de sa blessure, tous lui répondaient : « Propre à rien, petit drôle, cherche un maître à servir. » — « Et où le trouver, ce maître ? disais-je en moi-même, à moins que Dieu ne m’en crée un tout exprès, comme il a créé le monde ? » Dieu entendit Lazarillo. Il lui fit rencontrer un écuyer de belle tournure, bien vêtu, bien peigné, une bonne épée au côté et marchant de ce pas cadencé qui donnait à l’homme de guerre d’alors une prestance incomparable. Personne n’a jamais su marcher comme ces gens-là. C’était le moment où le chevalier venait de se transformer en cavalier. Le lourd glaive était remplacé par l’épée. On allait à la guerre avec des nœuds de ruban à la jarretière et des chapeaux à plumes. On avait dix manières de draper le manteau : sur le nez et cachant le bas du visage ; sur le bras et la main sur l’épée ; sur l’épaule et le poing sur la hanche ; autour de la poitrine et retenu sur le cœur par la main gauche. Il faut les voir dans Callot, se balançant sur les hanches avec une élégance exquise, le feutre à plumes rabattu sur les yeux, le nez au vent, les épaules effacées, le jarret tendu, les pieds en dehors, la pointe du soulier en bas. Ils sont insolens et charmans. Ils sont le type idéal, tout frais et tout pimpant, du cavalier.

On comprend, en les regardant, où les gueux de Callot ont appris à draper leurs haillons et à prendre des attitudes. On s’explique ces loques à l’air militaire, ces béquilles qui semblent marquer le pas, et ces grandes allures soldatesques. Ils ont gardé la marque des camps dont ils sont les épaves, où ils ont appris les façons des beaux cavaliers, où ils ont été eux-mêmes de beaux cavaliers. Les soldats espagnols étaient coquets entre tous. Ils se sentaient plus braves dans un accoutrement galant. « Ce sont les beaux habits, disait l’un d’eux, les plumes, les couleurs vives qui animent le soldat et lui donnent forces et courage. » Quand l’excès des souffrances rendit la guerre impopulaire, les gens du peuple prirent en haine les brillans uniformes. « En Espagne, dit le même personnage, quand on nous voit ainsi accoutrés, on nous insulte. On voudrait nous voir vêtus en quémandeurs ou en étudians vagabonds, habillés de deuil et en guenilles, enveloppés de haillons noirs. » Dans la pensée du soldat, c’était un contre-sens, presque une profanation, que d’associer un costume triste et sans éclat aux idées de bataille et de gloire. Les habitudes de crânerie prises à l’armée se retrouvaient dans la façon pittoresque dont les anciens soldats espagnols, tombés dans la misère, portaient leurs guenilles. Il est impossible de les contempler sans les admirer, et la cause de leur supériorité est à remarquer. A la différence des gueux ordinaires, ils n’avaient pas péché au début par défaut d’énergie, mais plutôt par excès, et des origines si opposées produisaient des physionomies très diverses. Les camarades de Guzman et de Pindaro avaient souvent des mines de sacripans ; ils avaient bien rarement des mines basses.

L’écuyer de Lazarillo était destiné à devenir un de ces vagabonds pittoresques. Pour l’instant, il était encore assez bien vêtu pour paraître un maître désirable. « Nous nous regardâmes l’un l’autre, raconte Lazarillo, et il me dit :

« — Petit, tu cherches un maître ?

« — Oui, monsieur, répondis-je.

« — Eh bien ! viens avec moi. Dieu t’a fait une grâce en te mettant sur mon chemin ; tu as dû dire aujourd’hui quelque bonne oraison.

« Je le suivis, remerciant Dieu de ce que je venais d’entendre, et aussi parce que je reconnus, à son habit et à son maintien, que ce maître était celui dont j’avais besoin. »

Il n’était pas encore huit heures du matin quand il rencontra ce troisième maître. L’écuyer continua sa promenade, de son pas allongé et fier. Lazarillo trottait sur ses talons. Ils traversèrent une grande partie de la ville et vinrent passer au marché, mais ils n’achetèrent rien. « Probablement, se dit l’enfant, il n’a rien vu qui lui plaise et il veut que nous achetions ailleurs. » Ils se renfoncèrent dans les rues, montèrent et descendirent, tournèrent et retournèrent, et cela dura jusqu’à onze heures. Ils entrèrent dans la cathédrale, écoutèrent les offices et virent le monde se retirer. Ils sortirent, reprirent une rue et pressèrent le pas. « J’étais le plus joyeux du monde de ce que nous ne nous étions pas occupés de chercher notre nourriture, » raconte Lazarillo, qui en concluait qu’il trouverait le dîner servi. Enfin, comme une heure sonnait, ils entrèrent dans une maison décente. L’écuyer ôta son manteau, le secoua et le plia avec l’aide de Lazarillo, souffla sur le banc de pierre du vestibule, y posa le manteau et s’assit à côté. Il interrogea Lazarillo, qui « le satisfit du mieux qu’il sût mentir, » très pressé d’en finir et d’aller dîner. Les questions épuisées, il se fit un silence. Lazarillo commençait à être inquiet. « Il était déjà près de deux heures et je ne lui voyais pas plus d’envie de manger qu’à un mort. De plus, je considérais qu’il tenait sa porte fermée à clé, qu’on n’entendait âme vivante marcher dans la maison, ni en haut ni en bas, et que je n’y avais vu que des murs, sans une chaise, ni dressoir, ni banc, ni table, ni même un coffre comme celui d’autrefois ; enfin cette maison paraissait enchantée. »

L’écuyer rompit le silence pour dire qu’ayant déjeuné le matin, il ne dînerait pas, et qu’il faudrait attendre le souper. Lazarillo, renfonçant ses larmes, s’assit dans un coin et tira de son sein quelques bribes de pain, reçues la veille en aumône. Son maître lui prit le plus gros morceau et n’en fit que deux bouchées. La nuit venue, l’écuyer dit : « Lazaro, il est déjà tard, et il y a loin d’ici la place, sans compter qu’il y a dans cette ville beaucoup de voleurs qui volent les manteaux quand il fait nuit. Passons cette nuit comme nous pourrons et, demain, Dieu nous fera miséricorde… Nous nous arrangerons autrement. »

Le matin venu, l’écuyer fit sa toilette, s’habilla avec soin, pendit un gros chapelet à sa ceinture et sortit d’un air conquérant, « le pas mesuré, le corps droit, balançant le buste et la tête avec grâce, ramenant le bout de sa cape tantôt sur l’épaule, tantôt sur le bras, le poing droit sur la hanche. » Il monta la rue « d’un si bel air et si gentil maintien, que qui ne l’eût pas connu l’eût pris pour un très proche parent du comte Alarcos ; » et ce fut le déjeuner. Il sortit de la ville et descendit vers le Tage, dans un jardin peuplé de belles filles peu farouches : « Mon maître était au milieu d’elles, nouveau Macias[13], leur disant plus de douceurs que n’en a écrites Ovide ; » et ce fut le dîner. Alors Lazarillo, éperdu de faim, s’échappa pour aller mendier. Il rapporta au logis du pain, un morceau de pied de bœuf et quelque peu de tripes cuites, qu’il étala sur le banc de pierre. « Mange, pauvret, lui disait son maître. Moi, je t’ai attendu, et, ne te voyant pas venir, j’ai dîné. » — « Je me mis à souper et à mordre mes tripes et mon pain, tandis que je regardais à la dérobée mon malheureux maître, qui ne pouvait détacher ses yeux de mes basques, dont je m’étais fait une assiette. Dieu veuille avoir de moi autant de compassion que j’en ressentis alors pour mon maître, car j’avais éprouvé ce qu’il éprouvait, et je l’avais enduré bien des fois, et je l’endurais encore ! » Le bon petit cœur de Lazarillo n’y put tenir. Quelques minutes plus tard, maître et valet étaient assis côte à côte, dévorant de compagnie tripes et pied de bœuf. L’écuyer sauva l’honneur en protestant que c’était gourmandise de sa part et qu’il n’avait point du tout d’appétit, ayant déjà dîné.

Après deux maîtres qui ne lui donnaient rien à manger, Lazarillo en eut ainsi un troisième qu’il était obligé de nourrir. Il s’attacha pourtant à lui de toute son âme, car il voyait bien que c’était pauvreté, non avarice ni dureté, et il mendiait avec zèle pour lui rapporter à dîner. Il admirait sa patience. Qui donc, se disait-il en le regardant passer, magnifique et hautain, qui donc, rencontrant mon maître, ne croirait pas, à son air content de soi, qu’il a bien dîné hier soir et bien déjeuné ce matin ? « Qui ne serait trompé par ce beau port, cette bonne tape et ce bon sayon ? Oh ! Seigneur, combien y en a-t-il de par le monde qui, pour cette malédiction qu’ils nomment honneur, souffrent ce qu’ils ne souffriraient pas pour vous. » Lazarillo se creusait en vain la cervelle pour concevoir, lui picaro, un état d’esprit où on se laisse mourir de faim par bienséance et plutôt que d’abaisser son orgueil. Il s’étonnait en lui-même de ce que pouvait sur beaucoup d’hommes le mot a honneur, » qui lui semblait si vide. Il considérait le grand nombre des gens qui pensaient comme son maître, et leur entêtement le confondait : « Il semble, dit-il, que ce soit entre eux une règle établie et observée, qu’encore qu’ils n’aient pas un cornado[14] vaillant, leur bonnet reste planté à sa place. » Mais, tout en jugeant leur conduite absurde, il s’inclinait devant leur supériorité morale. Il sentait obscurément que c’était une autre race, parlant un langage inintelligible pour lui et certainement insensé, mais plus beau que le sien. Il était content de tendre la main pour écouter ensuite son maître lui raconter, eu partageant leur pain, qu’il avait quitté son petit bien de la vieille-Castille pour ne pas saluer un gentilhomme plus riche que lui ; qu’il n’avait pas manqué d’offres de situations, mais qu’il ne voulait servir qu’un grand seigneur ; qu’un gentilhomme sacrifie tout au point d’honneur, et autres choses également dépourvues de sens pour un Lazarillo. L’enfant ouvrait de grands yeux, et, au fond, c’était lui qui avait raison de ne pas comprendre. Le point d’honneur et les couvens furent deux des fléaux de l’Espagne au XVIe siècle, et hâtèrent sa ruine. Les couvens absorbaient une grosse part de la jeunesse. Le point d’honneur faisait une foule d’inutiles parmi ce qui restait dans le monde.

Le Cid de Corneille nous donne quelque idée de ce poétique et farouche point d’honneur espagnol, qui ne se définit point, et pour lequel l’écuyer de Lazarillo serait mort de faim, la moustache bien frisée et le poing sur la hanche. Le théâtre de Calderon nous fait pénétrer plus avant dans ses cruelles sublimités. On reste indécis entre l’horreur et l’admiration, devant les sentimens surhumains et sauvages des deux drames dont le point d’honneur est le vrai héros : le Médecin de son honneur et à Outrage secret, vengeance secrète. Ni Corneille ni Calderon n’ont pourtant forcé la réalité. Trente-sept ans avant le Cid, un héros picaresque qu’un recruteur refusait à cause de sa grande jeunesse, s’écrie avec le feu de Rodrigue et presque dans les mêmes termes : a Si l’âge est petit, grande est la valeur. C’est le cœur qui commande, et le bras saura régir l’épée, car en lui coule un sang capable de suppléer à bien des choses. » Le blanc-bec qui parle ainsi avant d’avoir barbe au menton est destiné, par droit de naissance, à devenir un de ces hommes chatouilleux dont l’écuyer Marcos[15] rencontra un si joli type dans les rues de Séville. Marcos était tout jeune. Il heurta par mégarde un passant et s’excusa, disant qu’il ne l’avait pas fait exprès. « Si vous l’aviez fait exprès, repartit l’autre d’un grand sérieux, ne seriez-vous pas déjà dans votre linceul ? » Burlesque et grandiose, tel était leur point d’honneur, l’un des produits les plus nationaux parmi tant de sentimens à panache qui pullulaient dans la vieille Espagne et en faisaient une terre romantique entre toutes.

Pour le point d’honneur, le soldat était deux fois Espagnol. Il se savait un personnage. Sa « place » était sa propriété, dont il ne pouvait être dépouillé que par un jugement. Il avait un valet. Il était considéré au point que nombre d’anciens officiers et de jeunes gentilshommes entraient dans le rang. Cervantes et Lope de Vega firent tous deux la guerre en simples soldats dans les armées de Philippe II. Charles-Quint s’était fait inscrire dans la compagnie d’un de ses capitaines. Ce n’est pas assez de dire du métier des armes que sa gloire surpassait toutes les autres gloires : elle était la seule vraie gloire, la gloire même. Le moyen que ces gens-là, en rentrant au foyer, apprissent à courber l’échine et à manier un outil ? Ils soufflaient autour d’eux leur mépris pour les métiers serviles et trouvaient des cœurs convertis d’avance. On ne doit pas oublier que l’esclavage existait encore en Espagne, et tous les pays à esclaves ont le mépris du travail manuel. L’écuyer de Lazarillo ne l’avait ni plus ni moins que tout ce qui se sentait dans les veines du sang d’hidalgo. Il était de son pays et de sa race, rien de plus. Parmi ces fous d’honneur, beaucoup étaient destinés, avec l’âge et l’excès de la souffrance, à rouler de degré en degré, mais cela valait encore mieux que de commencer tout de suite par le bas, comme Lazarillo. Celui-ci en avait l’instinct, et il aimait et respectait profondément son maître, tout en le trouvant déraisonnable.

Leur tranquillité ne fut pas de longue durée. Tolède se mit à fouetter et chasser les mendians étrangers à la ville, de sorte que Lazarillo n’osa plus tendre la main. La faim rentra en reine dans la maison, et l’écuyer la brava de nouveau d’un front impassible. Il est vraiment très beau, dans son entêtement ridicule et héroïque, ce noblaillon qui, parce qu’il a l’honneur d’être Castillan, subit les tortures de la faim plutôt que de déroger. Lorsqu’on songe qu’il résumait alors en lui les idées, la conduite et le sort de toute une partie d’une grande et noble nation, le drame muet qui se jouait dans cette petite maison devient épique. L’écuyer, assis sur son banc de pierre et attendant, grandit démesurément devant nos yeux. Qu’attendait-il ? Rien, sinon que Dieu et le roi d’Espagne, voyant en quel état était réduite leur noblesse castillane, prissent des mesures pour faire cesser cette honte et injustice. On s’incline, comme Lazarillo, devant une telle foi. Il y a une grandeur qui impose, quoi qu’on en ait, dans un idéal aristocratique qui refuse résolument de tenir aucun compte de la réalité, dans des hommes qui meurent de la réalité sans lutte ni résistance, en la niant. Le pauvre écuyer de Tolède, non moins fou que don Quichotte, était aussi non moins sublime. Nous saluons dans l’un comme dans l’autre la majesté de l’imagination et de la volonté humaine.

Le récit de son dernier et grand jeûne est sobre et puissant. Point de grands mots, aucun détail, et pourtant on les voit, on est avec eux, on meurt de faim avec eux. « Qui l’aurait pu voir, raconte. Lazarillo, aurait vu la disette de notre maison, la tristesse et le silence de ses habitans, tellement qu’il nous arriva de rester deux ou trois jours sans manger une bouchée ni prononcer une parole. » Lazarillo fut sauvé par des voisines, de pauvres fileuses avec qui il s’était lié, et qui lui donnèrent de quoi ne pas trépasser. Il s’en fallut de peu, « et cependant, poursuit Lazarillo, je n’avais pas tant de pitié de moi que de mon malheureux maître, qui, en huit jours, ne mangea pas une seule bouchée ; du moins, à la maison, nous demeurâmes sans manger ; je ne sais pas où il allait et ce qu’il mangeait. Vous l’auriez vu néanmoins, sur le midi, descendre la rue, le corps raidi, plus long qu’un lévrier de bonne race, et, pour soutenir cette malédiction qu’ils nomment honneur, prendre un brin de la paille dont il n’y avait déjà pas trop dans la maison, et sortir sur le pas de la porte en se curant les dents, où il n’y avait rien. » Il n’y avait plus qu’à expirer ou à céder. L’auteur nous a épargné le spectacle également répugnant d’une agonie physique ou d’une agonie morale. Il aurait été trop triste, en vérité, d’assister aux contorsions de cette grande figure ou à la consommation de sa déchéance. Il fallait que la fière silhouette de l’écuyer de Tolède demeurât intacte dans notre mémoire, la taille bien cambrée, le jarret impertinent et le bonnet sur l’oreille. Il ne fallait même pas qu’elle quittât la scène d’un pas alangui par la faiblesse. L’auteur a ménagé sa sortie en grand artiste.

L’écuyer rentra un jour au logis l’air satisfait et souriant. Par une aventure que nous ignorerons toujours, il lui était tombé aux mains un réal, soit 0 fr. 26. Tous les trésors de Venise ne lui eussent pas donné an air plus arrogant. « Prends, Lazaro, dit-il ; va sur la place et achète pain, vin et viande… Va et reviens vite, et dînons aujourd’hui comme des comtes. » C’est avec le rayon de joie répandu sur son honnête visage par ce dîner inattendu que le bon écuyer nous fait ses adieux. Tandis qu’animé par la digestion, il essayait de faire comprendre à Lazarillo les multiples exigences de l’honneur, « en quoi consiste aujourd’hui tout le capital des gens de bien, » ils furent interrompus par l’entrée d’un homme et d’une vieille femme. L’homme réclamait le loyer de la maison, la femme celui du lit. « Mon maître leur donna fort bonne réponse, disant qu’il allait aller à la place changer une pièce et qu’ils revinssent le soir ; mais son départ fut sans retour. » On ne le revit jamais. Lazarillo le regretta. Avec lui finirent les seules leçons qu’il eut jamais sur le point d’honneur, trop tôt pour qu’il eût pu en profiter. Au contraire, plus il acquit d’expérience, plus il demeura convaincu que le commencement et la fin de la sagesse consistent à manger à sa faim et à laisser dire.


V

Le sort le fit entrer au service d’un moine qui parcourait les campagnes en vendant des indulgences. Ce moine était un impudent coquin, comme il y en avait beaucoup avant la réforme des ordres religieux et des couvens, et l’on conçoit que l’inquisition se soit bâtée de le faire disparaître des éditions de Lazarillo de Tormes imprimées en Espagne. Tous les moyens étaient bons à ce père pour faire aller son commerce. Il ne reculait même pas devant les faux miracles pour échauffer le zèle des fidèles, et Lazarillo consacre un chapitre au récit d’une de ces comédies. C’est la portion du livre la moins originale. Les désordres du clergé catholique, vers l’époque de la réforme, ont été souvent exploités, et le type du moine débraillé a été vu tant de fois qu’on en est un peu las. Retenons seulement ce trait, qu’il s’efforçait de gagner les curés de villages par des présens : « Une laitue murcienne, si c’était la saison, une couple de limons ou d’oranges, une alberge, une couple de pêches dures, ou à chacun une poire bergamote. » En supposant à tous les curés de campagne de l’Espagne une conscience molle, encore fallait-il que leur pauvreté fût piteuse pour être achetés par une poire bergamote, une seule, ou par une laitue. Devant de tels abîmes de misère, on ne peut pas être sévère.

Lazarillo quitta son moine, et il passe légèrement sur les années qui suivirent, jusqu’au moment où il atteignit l’âge d’homme. La fortune ne l’avait pas gâté quant aux biens temporels. Il était arrivé, à force d’industrie et au prix de grandes fatigues, à dîner tous les jours, mais il portait encore une souquenille et cherchait toujours « le genre de vie qu’il élirait pour trouver le repos et gagner quelque chose pour sa vieillesse. » Je n’oserais affirmer qu’il fût riche, d’autre part, en biens spirituels. En morale, il pensait, avec le chien de Cervantes[16], que la forme importe plus que le fond : « Si tu dois être méchant, tâche de ne pas le paraître en tout ce que tu pourras. » Celui qui sait garder les apparences se rend service à lui-même sans nuire à autrui ; » en effet, la feinte sainteté ne fait de mal à personne, si ce n’est « celui qui la simule. » C’est pourquoi le second bien auquel doit aspirer un gueux, — le premier étant de manger à sa faim, — est de se procurer a un habit d’honnête homme. » Quant à mettre dans cet habit un véritable honnête homme, c’est affaire à Dieu d’y pourvoir, lui qui nous a créés et nous conduit par la main. Le fatalisme oriental s’était appesanti sur l’Espagne pendant le long séjour des Maures, et les romans picaresques en sont imprégnés[17] sous leurs dehors fantaisistes. On n’y parle que par heur et malheur, astre et désastre ; tout y est dû au sort, au destin, aux décrets d’en haut, rien n’y est dû au caractère ou à la volonté du héros. Un demi-siècle avant l’apparition de Lazarillo de Tormes, dans un livre qui peint aussi les bas-fonds populaires[18], la vieille Célestine répond déjà à quelqu’un qui lui reproche sa fange : « Je suis une vieille comme Dieu l’a voulu. »

Ils sont « comme Dieu l’a voulu, » et Dieu ne les a pas voulus bons. « Comme faire le mal vient de notre fonds naturel, dit l’un d’eux, on apprend sans peine à mal faire. » Or le monde est ainsi arrangé, que le pauvre ne saurait se passer de la science de mal faire : « La vie des hommes, si nous l’examinons bien, est une bataille depuis le premier âge jusqu’à celui où les cheveux deviennent blancs. » Bataille où les chances sont très inégales, car le riche et le grand s’y présentent armés de toutes pièces, tandis que le pauvre y entre nu. Leur fatalisme ne les empêche pas de remarquer cette inégalité, et, s’il y a une idée dont tous les picaros soient bien pénétrés, c’est que « les hommes bas » ont un mérite infini à s’élever, et qu’il est au contraire ignominieux « à ceux qui sont élevés de se laisser choir. » Les petits et les pauvres se sentent isolés, et ils le sont réellement, par la force des circonstances historiques. L’Espagne ne pouvait pas suivre l’impulsion générale et se métamorphoser en état moderne ; les grandesses ne pouvaient pas devenir de simples habitans du royaume, les villes perdre leur pouvoir légal, sans que tous les Espagnols s’en ressentissent d’une manière quelconque. L’un des premiers effets de ces transformations profondes des états est toujours de rendre hors d’usage l’ancien groupement des classes, qui ne répond plus aux besoins et aux devoirs nouveaux. Il faut le remplacer, et cela ne se fait point sans une période de désarroi. Les anciens points d’appui ont disparu, et on ne trouve pas encore les nouveaux. Les signes de ce malaise sont visibles dans l’Espagne du XVIe siècle. Les Cortès (1560) reprochaient aux seigneurs « de ne plus garder et entretenir dans leur maison les parens pauvres et honorables. » Les hidalgos leur reprochaient de ne plus avoir les petits corps d’armée à leur solde, où le gentilhomme pauvre trouvait une situation convenable à sa naissance. Le peuple leur reprochait d’avoir oublié les anciennes relations patriarcales entre maître et serviteur. « Les seigneurs de ce temps, dit un vieil écrivain, s’aiment plus eux-mêmes que leurs serviteurs… Ceux qui leur appartiennent doivent agir de même avec eux. » Le grand se juge délié du devoir de protection ; en revanche, le petit se juge délié du devoir de dévoûment et fidélité.

Le petit s’estime aussi délié du devoir de respect. Dans la Célestine, Sempronio dit au seigneur Calixte son maître : « Il est des gens qui prétendent que la noblesse est une gloire qui provient du mérite et de l’ancienneté des ancêtres ; je dis, moi, que la lumière d’autrui ne vous éclaire pas, si vous ne vous éclairez vous-même. Ainsi donc, ne soyez pas vain autant de la gloire de votre père, quelque haute qu’elle ait été, que de celle que vous aurez acquise. » Dans la bouche d’un valet, au XVe siècle, le langage est hardi et curieux.

Le peuple voyait bien que ses anciens protecteurs : ville, évêque ou seigneur, avaient été remplacés par un protecteur unique, le roi. Le roi était désormais la seule fontaine d’où coulaient grâces et places. Avoir une charge du roi, la plus humble, était à présent le rêve universel, « car ceux-là seuls réussissent, disait Lazarillo, qui en ont une. » On commençait à la briguer dès qu’on avait « l’habit d’honnête homme » sur le dos, sachant bien que, dans les fonctions publiques moins que partout ailleurs, on s’aviserait de regarder ce qu’il y avait dessous. Entre gens du roi, il aurait été mal vu d’éplucher un collègue de trop près. On en usait plus discrètement, et ce n’était pas sans motif que le peuple leur appliquait le vieux proverbe : « Fais-moi la barbe et je te ferai le toupet. » Lazarillo eut donc raison de considérer comme un des plus importans et heureux de sa vie le jour où il acheta à la friperie « un vieux pourpoint de futaine, un savon râpé à manches passementées et à pochette, une cape qui avait été frisée et une vieille épée de Cuellar. « Il eut à peine revêtu la défroque du fripier, qu’il se sentit tout autre, exactement comme il s’était senti tout autre, quelque douze ans auparavant, en passant le pont de Salamanque avec l’aveugle et en recueillant sur les lèvres du vieillard les premières gouttes du miel de la sagesse. Il avait compris ce jour-là qu’il entrait dans le combat de l’existence, où les coups sont rudes, les blessures douloureuses, et dont beaucoup sortent vaincus en s’écriant, comme le personnage de Fernando de Rojas : « O monde ! monde ! des hommes ont tenté de décrire tes qualités, ils ont dit de toi des choses qu’ils ne savaient que par ouï-dire ; moi, je puis parler par triste expérience… Tu nous leurres, monde faux, par l’attrait de tes plaisirs ; au moment où l’ivresse s’empare de nos sens, tu nous découvres l’hameçon, et nous ne pouvons le fuir, car déjà il s’est emparé de nos volontés… Je me plains du monde parce qu’il m’a créé[19]. » Nous connaissons ce dernier cri ; l’Allemagne nous l’a enseigné, et il est devenu le cri de notre génération. Les lignes qui le précèdent proclament déjà, trois siècles et demi avant Schopenhauer, que l’amour est un piège tendu par la nature pour perpétuer un monde malheureux.

Lazarillo avait compris tout cela, mais il avait compris aussi que la victoire aime les courageux et la belle humeur, non les déserteurs et les vains gémissemens. Il s’était battu bravement, le pauvre petit abandonné, avec le chaud et le froid, avec la fatigue, avec les hommes, avec la faim, pire que les hommes et que tout le reste. Il était tout meurtri et bien maigre. Sa conscience avait été si rudement tiraillée, qu’elle avait reçu maint accroc irréparable. Mais il avait des manches passementées et une épée, et il était joyeux, car, pour un petit va-nu-pieds suspect, c’était avoir plus d’à moitié vaincu la destinée, et il comprenait encore cela, il comprenait tout ; nous avons dit qu’il était très intelligent.

Il sortit ambitieux de la friperie. Il ne rêvait pas de rentrer dans les rangs des honnêtes gens : Lazarillo n’a jamais été un utopiste. Il se contentait de rêver des gens réguliers, qui sont dans leurs meubles, soupent à heure fixe et prennent du ventre sur leurs vieux jours. C’était déjà beaucoup ; c’était déjà trop pour la vraisemblance. Lazarillo avait joui trop longtemps de la « glorieuse liberté » de la bohème, aux séductions inoubliables, pour entrer de son plein gré dans l’ennuyeuse peau d’un homme correct. Il s’est douté que nous aurions de la peine à l’en croire, car il nous présente sa conversion comme un coup d’en haut : « Dieu daigna m’éclairer et m’acheminer à une vocation avantageuse. » Du moment que le ciel s’en mêle, il faut tout croire. Lazarillo, converti, obtint par ses intrigues l’objet de ses ardens désirs. Il eut une charge du roi : il fut crieur public.

Il vit alors toute l’utilité d’avoir la considération du monde. A peine fut-il un fonctionnaire qu’on le rechercha. M. l’archiprêtre de San-Salvador, dont il criait les vins, lui fit des ouvertures pour le marier avec sa servante, excellente ménagère, très calomniée par la ville. Les amis de Lazarillo lui rapportèrent les propos les plus fâcheux sur cette bonne fille, et il les crut, parce qu’il vit bien que c’était vrai. D’autre part, M. l’archiprêtre l’encourageait à épouser, et il le crut, parce qu’il vit bien qu’il avait raison. « Qui écoute les mauvaises langues ne fera jamais fortune, enseignait le bonhomme. Ne t’occupe point de ce qu’on peut dire, mais de ce qui te touche, à savoir de ton profit. » Lazarillo se maria. M. l’archiprêtre s’intéressa au jeune ménage, n’oublia jamais de garnir sa huche et son garde-manger, et Lazarillo fut récompensé d’avoir eu l’esprit de charité, qui défend d’être prompt à croire le mal. « Sans les biens temporels, disait la sagesse du peuple picaresque, il n’est permis à personne d’être heureux dans cette vie. » La même sagesse enseignait que « connaître le temps et saisir l’occasion, c’est ce qui fait prospérer les hommes. » Lazarillo avait connu le temps et saisi l’occasion, et il prospérait. Il savait, d’ailleurs, qu’il faut être déraisonnable pour attacher de l’importance aux actes des femmes, ces animaux à « petite cervelle, » qui « font des choses qu’on ne peut comprendre, qui n’ont ni mode, ni raison, ni intention. » Avec elles, le seul bon parti est de se bien persuader que « toujours l’imagination rend les choses ce qu’on veut qu’elles soient. » Lazarillo voulut que « les méchantes langues, qui ne chôment jamais, » eussent tort, et elles eurent tort pour lui. Il mangea son potage avec sérénité, sans se demander qui lui avait rempli son assiette.

L’ironie est un des traits de la littérature picaresque. Dans la dernière partie de Lazarillo de Tormes, elle est pénible à force d’âpreté. Jamais on n’a constaté avec une indifférence plus railleuse la pourriture d’une âme. Jamais on n’a contemplé les lâchetés et les misères de l’humanité avec un dilettantisme plus cruel. L’indulgence de l’auteur a sa source dans le mépris, non dans la pitié. L’Espagne était dure, et ses écrivains lui ressemblent. Le génie national était dur, dur était le climat, dures la vie et les mœurs, et les circonstances n’inclinaient pas le pays vers la douceur. Elles travaillèrent au contraire, pendant toute la seconde moitié du siècle, à développer l’âpreté générale : par la misère croissante, par la persécution religieuse, par les tracasseries irritantes de l’administration, par la brusque réaction contre l’esprit chevaleresque attisé par Charles-Quint.

Chacun connaît le Philippe II de la tradition, sombre traître de mélodrame qui empoisonne son fils, envoie ses favoris à la torture et se complaît aux autodafé. Selon des travaux récens, il y aurait peut-être lieu de ramener cette figure revêche à des proportions moins grandioses. Il n’existe aucune preuve que don Carlos soit mort de mort violente, et Philippe II n’a peut-être pas eu la gloire d’être un monstre. Il en devient encore plus ennuyeux, et cet éternel paperassier, qui n’est même plus un grand scélérat, produit l’effet d’un éteignoir posé sur la flamme brillante du règne précédent.

Il était blondasse et blafard, silencieux et impassible. Ceux qui l’approchaient se sentaient glacés par l’immobilité de cette figure froide. Rien du héros ni du paladin. Son père lui avait fait donner dans sa jeunesse des leçons de chevalerie ; on aurait trouvé difficilement un plus mauvais élève. Au tournoi d’Augsbourg, lors de son premier voyage en Allemagne et en Flandre, « le prince d’Espagne fit pirement que tous, sans pouvoir jamais rompre une lance[20]. « Il renonça bien vite à la chevalerie et s’enferma avec son encrier. Ce n’est pas lui qu’on aurait surpris faisant le chevau-léger à l’avant-garde ! Pendant que son armée se battait à Saint-Quentin, il écrivait des lettres. Charles-Quint fut hors de lui en apprenant que son fils n’était pas à l’action. Après la prise de la ville, il quitta Saint-Quentin, confirmé dans l’opinion, alors nouvelle, qu’un roi doit faire faire la guerre et rester chez soi ; que son père était « un homme bien étrange d’y trouver tant de plaisir ; » que le temps des paladins était passé et l’heure venue pour les souverains de remplacer l’épée par la plume. Son père l’étonnait autant que lui-même étonnait son père. Ils ne pouvaient pas se comprendre, l’un regardant en arrière et s’amusant à jouer les preux, les Richard Cœur-de-Lion ; l’autre devinant et devançant le type moderne de l’homme d’état bureaucrate.

Après les guerres, il supprima le plus qu’il put les voyages, puis les chasses, puis les promenades. On l’aperçut encore, de loin en loin, sur une terrasse du palais de Madrid, puis cela aussi fut supprimé. On ne le vit plus, sauf lorsqu’il passait en voiture pour aller à l’Escurial, le nez dans ses papiers. Il ne sortit plus de son cabinet, toujours écrivant, compulsant, annotant, lisant tout : lettres, mémoires, statistiques, rapports, suppliques, et se rappelant tout ; donnant lui-même ordre à tout ; réglant et réglementant tout : les mouvemens de ses flottes et le prix du blé, la lutte contre le protestantisme et les purgations de ses enfans, les tortures à infliger et le moment où il mettrait son habit neuf. Il écrivait le jour, il écrivait la nuit. On l’attendait pour une fête : il écrivait. La reine l’attendait : il écrivait. La nouvelle d’un désastre arrivait : il écrivait, écrivait. Depuis que la bureaucratie a été inventée, on ne vit jamais vocation aussi déterminée. Il était appliqué, laborieux, patient, infatigable, mauvais bureaucrate du reste : il était toujours en retard ; un ordre urgent arrivait au bout d’un an.

Nous n’avons pas à parler de sa politique extérieure. Il suffira de rappeler qu’elle a été l’objet de jugemens très divers, qui ont fait ranger Philippe II tantôt parmi les grands rois, tantôt parmi les princes médiocres. Nous ne nous occupons que de l’état intérieur de l’Espagne, et il est hors de doute que la politique méticuleuse du souverain ne rendait pas l’existence de ses sujets joyeuse. Ce monarque invisible avait des dossiers sur tout le monde. Il savait les affaires de chacun, les idées de chacun, la science et les capacités de chacun, ses vices et ses vertus, ses amourettes, ce qu’on faisait, ce qu’on disait, ce qu’on pensait d’une extrémité à l’autre de l’Espagne. On comprend de quel poids pesait sur les esprits cette surveillance occulte, dont, les effets éclataient aux yeux par l’infinité de disgrâces soudaines, de confiscations et de supplices dont le tableau est dans toutes les histoires. L’incertitude du lendemain empêche l’homme de s’épanouir et de s’adoucir. L’Espagne de Philippe II est d’une indifférence sauvage à la souffrance d’autrui.

Les affaires ne se trouvaient pas mieux que les personnes d’avoir sur le trône un si grand plumitif. Le roi croyait trop aux vertus magiques du papier noirci. Le peuple manquait de pain ? Il n’y avait qu’à écrire de lui vendre le blé à tel prix. Les souliers étaient trop chers ? vite on écrivait pour défendre d’exporter les cuirs. Il ne s’agissait que d’écrire pour tout, de ne rien oublier, et on aurait la vie à bon marché. On protégeait le paysan contre les pertes de temps en lui défendant d’aller vendre son blé à plus d’une certaine distance. On protégeait le tisseur en défendant le commerce de la laine, le fermier en défendant le commerce des bestiaux. Les fabricans fermaient leurs ateliers, les négocians leurs boutiques, les fermiers abandonnaient leurs champs. La Faim s’abattit sur la proie qu’on lui livrait, la Faim qui exaspère ou déprime, qui avait changé en pierre les cœurs de l’aveugle et du prêtre de Lazarillo, en boue l’âme de leur serviteur. Le noble écuyer lui-même avait subi son influence féroce. A Saint-Quentin, on vit le soldat éventrer les morts et leur arracher les entrailles[21].

On souffrait déjà sous Charles-Quint, mais le roi offrait à son peuple les compensations d’une moisson de gloire, d’héroïsme, de poésie, d’aventures et de coups de fortune. Il ouvrait à son imagination de grandes échappées. On espérait toujours vivre un roman, avoir quelque bonheur imprévu et inouï, avec un prince sujet lui-même aux boutades romanesques, entreprenant, remuant, sans cesse à courir l’Europe et la Méditerranée et aimant les braves, leur souriant, les flattant. Que sa politique fût rusée et même quelque chose de plus, c’était son affaire : le soldat ne s’en occupait pas, ni le compagnon en route pour le Pérou.

Sous son fils, l’horizon se rétrécit et les échappées se ferment. Le nouveau souverain n’aime que les gens de bureau comme lui. La détresse financière aidant, il oublie la solde de ses troupes, il oublie leurs vivres. Adieu les beaux plumets et les beaux rubans ! adieu les pimpans uniformes qui donnaient au régiment l’air d’être composé « de capitaines ! » adieu les honneurs et les caresses ! Le roi ne ménage pas davantage les rêves dorés éclos à l’hôpital, en écoutant les récits sur le Nouveau-Monde. Il confisque cinq ans de suite l’argent rapporté par les aventuriers et les marchands. À quoi bon partir, alors ?

La vie devenait monotone et ennuyeuse en Espagne. L’esprit chevaleresque, surexcité par Charles-Quint très au-delà, il faut le reconnaître, de ce que comportait l’époque, restait en partie sans emploi. Il en était réduit à chercher un refuge dans la gueuserie, où l’on ne se ravalait point par le travail, où l’on s’en allait, libre et fier, « par ce monde de Dieu. » Nous l’avons vu pousser l’écuyer de Lazarillo sur la pente au bas de laquelle l’attendaient le bâton du vagabond et la besace du mendiant. Beaucoup eurent le même sort parmi la petite noblesse. L’hidalgo qui ne voulait pas prendre une alène ou vendre de la chandelle, et qui ne pouvait pas conquérir le Pérou, se fit moine ou gueux. L’écolier avide d’indépendance, et de grand air se jeta parmi les picaros. Par un étrange retour, l’horreur de ce qui est bas et plat, mesquin et bourgeois, joint à des notions grandioses, mais folles, sur l’honneur, contribua à peupler l’Espagne de drôles, Pour compléter le contraste, la même horreur inspirait au même moment à sainte Thérèse le dégoût de la dévotion facile et la haine des couvens commodes. Des aspirations communes vers la vie grande et héroïque enfantèrent, d’une part, les carmélites ; de l’autre, les héros picaresques. Une seule source produisit en haut un courant de sublimité, en bas un courant d’ignominie.

Cependant, même pour les gueux, le métier se gâtait. « Plus donne le dur que le nu, » disait le vieil aveugle, et il y avait tant de nus à présent en Espagne, que les aumônes tarissaient. Tolède elle-même, la superbe Tolède, était humiliée et déchue. Pindaro, qui l’avait connue dans sa splendeur, eut le cœur serré en la retrouvant, après une longue absence, a ruinée et déserte, sans habitans, sans commerce, sans aucune trace de l’antique opulence. » Manger à sa faim, quand on était un pauvre homme, devint une façon de miracle. Lorsqu’il se produisait, les Lazarillos n’avaient garde de s’enquérir si le miracle venait de Dieu ou du diable ; on ne s’exposait pas à être obligé de refuser un dîner. Le nôtre veillait soigneusement à ce qu’on ne troublât point son heureuse ignorance. « Lorsque je sens, dit-il, que quelqu’un veut y faire allusion, je l’arrête et lui dis : — Écoutez, si vous êtes mon ami, ne me dites rien qui me chagrine, car je ne tiens pas pour mon ami celui qui me cause de la peine, surtout si c’est pour me mettre mal avec ma femme, qui est la chose du monde que j’aime le plus… Je jurerais sur la sainte hostie qu’elle est aussi femme de bien qu’aucune autre qui vive en l’enceinte de Tolède et qui me dira le contraire, je le tue… — De cette manière, on ne me dit rien, et j’ai la paix dans ma maison. » Être repu : ces deux mots résument pour lui l’art de vivre. C’est la leçon que lui ont apprise les terribles nuits passées jadis à adorer et à baiser le pain où il lui était interdit de mordre.

Il était à craindre que son ancien maître l’écuyer n’arrivât sur ses vieux jours à la même conclusion, en punition d’avoir été dans sa jeunesse sans pitié pour sa chair. C’eût été un grand malheur, car les âmes comme la sienne sont le sel de l’humanité, et leur déchéance est un deuil pour tous. Mais il n’en a rien été. J’ai rencontré l’écuyer de Lazarillo dans une rue de Grenade, il y a peu d’années ; il est toujours digne de notre respect.

Il était bien vieilli. L’âge l’avait blanchi et cassé ; ses robustes épaules s’étaient voûtées et ses genoux tremblaient en marchant. Il avait abandonné le soin de sa personne ; sa longue barbe grise était en désordre, ses cheveux pendans et sales, et il était vêtu de haillons. La vieillesse sénile avait obscurci son esprit, et il me suivait en tendant la main. Je ne le reconnus pas d’abord.

Je m’étais perdu dans les ruelles du quartier arabe, où les maisons se rejoignent presque par le haut. Je voulus faire gagner à ce mendiant son aumône. Je lui demandai mon chemin et lui tendis une pièce de monnaie. Il retira vivement sa main, redressa sa haute taille et se drapa, d’un geste large et superbe, dans les lambeaux de son grand manteau. Je le considérais avec curiosité. Il m’indiqua ma route, ôta son grand feutre percé, s’inclina profondément et s’éloigna. Il m’avait rendu un service : il ne pouvait plus accepter mon aumône. Je le regardais s’en aller, du pas fier et balancé dont il traversait le Zocodover, il y a trois siècles, pour aller lancer des œillades aux jolies filles dans la prairie du bord du Tage, et ce fut alors que je le reconnus. C’était bien lui, le noble Castillan, parure de l’Espagne, et je me réjouis en mon cœur de ce que l’écuyer de Lazarillo n’était pas mort.


ARVEDE BARINE.

  1. Sur sainte Thérèse, voir, dans la Revue du 1er juin 1886, la Psychologie d’une sainte.
  2. M. Morel-Fatio, dans la préface de son excellente traduction de Lazarillo de Tormes.
  3. Cervantes, Rinconete y Cortadillo.
  4. Toutes ces citations sont tirées de romans picaresques.
  5. Surnom de ceux qui allaient chercher fortune en Amérique.
  6. Guzman de Alfarache, par Mateo Aleman.
  7. L’Industrie ne s’est pas perdue, et il existe toujours des fabriques d’infirmes. Voir, dans la Revue du 15 Janvier, l’article de M. Maxime Du Camp, l’Assistance par le travail. Les principales usines de monstres sont aujourd’hui situées à La Corogne. Elles ont, entre autres, la spécialité des culs-de-jatte.
  8. La blanque valait 1/3 de centime. Le maravédi valait 2 blanques.
  9. Il Vagabonda overo sferza de Bianti e Vagabondi, par Rafaele Frianoro. Venise, 1627.
  10. Voir A history of Vagrants and Vagrancy, par Riblon-Turner.
  11. Alonso mozo de muchos amos, par Jeronimo de Alcala Yañez y Rivera.
  12. Vers de Padilla.
  13. Macias, surnommé l’Énamouré, poète portugais du XVe siècle, qui fut assassiné par un mari outragé.
  14. Le cornado valait la deux cent quatrième partie d’un réal, lequel valait 26 de nos centimes.
  15. Marcos de Obregon.
  16. Dialogue des chiens.
  17. Voir M. Morel-Fatio.
  18. La Celestina.
  19. La Celestina.
  20. Lettre de Marillac, ambassadeur de France, au connétable duc de Montmorency (3 février 1551).
  21. Los abrian por los eatomagos ; yo vi uno que le sacaron las tripas por el estomago. (Récit d’un capitaine espagnol.)