Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 04

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Hachette (tome Ip. 278-291).
Deuxième partie


IV

Trois-Pattes.


À supposer que M. Mathieu, surnommé Trois-Pattes, fût de ces pauvres qui ont cinquante mille écus dans leur paillasse, il ne poussait pas, du moins, l’économie jusqu’à ses dernières limites. Sa veste de velours à boutons de métal était presque neuve et laissait voir de bon linge, assez blanc. En revanche, il avait une crinière d’un brun fauve, touffue et mal peignée, qui eût fait la gloire d’un rapin, et sa barbe se hérissait comme un paquet de broussailles. Au milieu de ce double fouillis, sa figure, douée d’une étrange gravité, surprenait le regard.

Dès qu’on faisait abstraction de l’infirmité lamentable qui le coupait en deux et parquait la vie dans son buste, Trois-Pattes n’avait rien, au demeurant, qui pût inspirer le dégoût, ni même la pitié. Un perruquier eût fait de lui, rien qu’en fauchant ses cheveux et sa barbe, une honnête moitié de bourgeois décent, tranquille et bien nourri. C’était un monstre, il est vrai, mais un monstre mitigé, tel qu’il convient d’être aux monstres de la forêt la plus civilisée de l’univers. Pour tout dire, les petits enfants du quartier l’aimaient, parce qu’il souriait parfois et qu’il y avait je ne sais quelle attrayante bonté dans la mélancolie de son sourire.

Au physique, M. le baron Schwartz était un ancien maigre ayant conquis de l’embonpoint. On les reconnaît au premier coup d’œil ; la prospérité les rembourre sans effacer de longtemps l’anguleux dessin de leur primitive architecture. Ils ont le ventre pointu. Quand la graisse, symbole vengeur de la victoire, a submergé tout à fait l’originalité de leur charpente, le bonheur les étouffe, et il faut les abattre comme les bœufs du carnaval.

Ils sentent cela ; ils combattent avec énergie l’épaisseur envahissante. J’en sais qui volontiers se mettraient au feu pour fondre. Voici un grand secret que je vais leur vendre : il n’y a point de soldats obèses.

L’exercice et le pain de munition : là est le salut.

Le baron Schwartz était un petit homme gras, mais encore aigu sous certains aspects. Les vrais Schwartz de Guebwiller résistent mieux que les autres vainqueurs. Vers trente ans, quand ils sont bien sages, ils arrivent à cette apparence incertaine qui trompe l’œil pendant trois ou quatre lustres. Le baron Schwartz n’avait pas d’âge.

Ce siècle parle de tout à la légère, et il faut que le misérable romancier caresse incessamment les méchantes habitudes de son siècle. Castigat ridendo, dit-on du grand Molière. Or, châtier en riant signifie chatouiller.

Si je suivais mes instincts de vénération, c’est à genoux que je tracerais le portrait d’un homme tel que le baron Schwartz. Il avait de l’esprit derrière son accent alsacien que les Gascons eux-mêmes cherchaient à imiter ; quoiqu’il n’eût pas fréquenté les collèges, il possédait de vastes connaissances, puisées dans le Dictionnaire de la Conversation ; il aimait les arts et leur donnait çà et là quelques cachemires ; il protégeait les lettres dans la personne de Sensitive, le poète, et du vaudevilliste Savinien Larcin, employé au Père-Lachaise ; il prêtait de l’argent aux rois, sans intérêts, pourvu qu’on lui rendît deux capitaux, et s’occupait, moyennant cent pour cent, des logements du peuple lui-même !

Ainsi fleurit et fructifie J. B. Schwartz quand il peut agripper au passage seulement un poil de la chauve occasion. En dehors de l’explication arithmétique, fournie par M. Cotentin de la Lourdeville, peut-être y avait-il bien quelque petite chose, mais il est certain que les millions actuellement possédés par l’opulent baron étaient le propre billet de mille francs, donné par M. Lecoq au lendemain d’une nuit orageuse dans un sentier désert, aux environs de Caen. Le miracle des noces de Cana multipliait les pains ; c’est l’enfance de l’art des miracles ; nous laissons ce soin frivole aux boulangers et, manipulant à loisir la souriante alchimie des nombres, nous concentrons au lieu de multiplier : par nos soins, les sous de cuivre, épars au fond de cent mille escarcelles, forment un seul pain qui se trouve être d’or.

Certaines alliances de mots ont une harmonie généreuse qui n’exclut pas toujours l’idée de profit. Le médecin des pauvres et l’avocat des pauvres sont des types que l’on peut examiner à différents points de vue, et le monde est plein de sceptiques qui supputent les bénéfices de la philanthropie. M. le baron Schwartz avait le bon goût de ne point renier ses débuts ; il se vantait volontiers d’avoir été le banquier des pauvres. Depuis longtemps, néanmoins, il n’en était plus à tirer vers soi en détail les économies des petites gens. Un élément étranger à la finance devait être dans ses rapports avec M. Mathieu, surnommé Trois-Pattes.

« Du nouveau ? » demanda-t-il en jouant l’indifférence.

Trois-Pattes fixait sur lui ses grands yeux immobiles, ombragés par l’épaisseur de sa chevelure emmêlée.

« Le colonel est au plus bas, répliqua-t-il.

— Bien vieux ! grommela M. Schwartz.

— J’ai pensé que monsieur le baron….

— En règle ! interrompit froidement le banquier. Affaire finie. »

Puis il ajouta :

« Occupé. Au galop !

— On pense, reprit Trois-Pattes, que le colonel ne passera pas la nuit.

— Comtesse à Paris ? » demanda M. Schwartz.

L’estropié fit un signe de tête affirmatif.

« M. Lecoq aussi ?

— Aussi.

— En règle ! répéta M. Schwartz. Pas autre chose ? »

Sous la sécheresse de ce style, une pénible préoccupation perçait.

« Du moment que monsieur le baron est en règle, reprit Trois-Pattes, il lui importe peu de savoir les on-dit. C’était une drôle de boutique, là-bas.

— Cancans ! fit M. Schwartz.

— Monsieur le baron m’avait chargé de regarder attentivement aux fenêtres du quatrième étage, cour du Plat-d’Étain…

— Ah ! ah ! fit le banquier, beaucoup plus entamé qu’il ne voulait le paraître.

— Et de surveiller aussi le dedans de la maison dont l’entrée est rue Notre-Dame de Nazareth, poursuivit Trois-Pattes, rapport aux trois jeunes gens : M. Maurice, M. Étienne et M. Michel.

— Très bien ! » dit le baron qui bâilla derrière sa main arrondie.

Le bâillement, dissimulé à demi avec politesse, a une valeur diplomatique.

« Long ! fit-il en manière d’explication.

— À cet âge-là, continua paisiblement M. Mathieu, on mène un petit peu la vie de Polichinelle.

— Des femmes ? demanda M. Schwartz.

— Pas trop… excepté M. Michel. »

Visiblement, le baron devint attentif.

« Mais, s’interrompit l’estropié, monsieur le baron ne s’intéresse pas à M. Michel. C’est M. Maurice qui est son neveu. »

Le baron appuya son index sur le bout de son nez, ce qui, chez lui, était un symptôme de très vive impatience.

« Je ne vous parlerai plus de M. Michel, promit Trois-Pattes. Il y a donc que M. Maurice et son ami M. Étienne ont la vocation de la littérature. Ils travaillent, ils travaillent comme des forçats à faire des drames ; et je sais cela, parce que les voisins les entendent déclamer et se disputer, qu’on croit toujours qu’ils vont mettre le feu à la maison.

— Drôle ! interrompit le banquier.

— Hein ? fit M. Mathieu quelque peu offensé.

— Très drôle ! expliqua le baron. Au galop !

— Ils ont tout vendu. On ne gagne pas beaucoup d’argent à faire des drames qui sont refusés au théâtre. Autrefois, M. Michel travaillait avec eux, mais maintenant… »

Trois-Pattes s’arrêta court, honteux d’être rentré malgré lui dans la voie des digressions.

« Comique ! dit le baron, dont le geste sembla l’encourager à poursuivre.

— Excusez-moi, reprit Trois-Pattes. Je sais bien que M. Michel ne vous regarde pas. Nous autres, de Normandie, nous sommes bavards… »

Le banquier fit un geste équivoque, pendant que Trois-Pattes poursuivait :

« M. Maurice est amoureux, pour le bon motif, et si monsieur le baron voulait le marier…

— Aime ma fille, prononça le banquier froidement. Idiot.

— Bah ! Mlle Schwartz est assez riche pour deux. »

Ceci fut dit avec onction. Le baron répondit :

« Mariage affaire faite… à peu près. »

Puis il croisa ses jambes l’une sur l’autre et, prenant un air de parfaite indifférence, il murmura ce seul nom, suivi d’un point d’interrogation :

« Michel ?

— Vous voulez dire Maurice ? » rectifia Trois-Pattes.

Le banquier répéta :

« Michel ! »

Un sourire essaya de naître sous la moustache hérissée de l’estropié. Comme il hésitait à répondre, en homme qui croit avoir mal entendu, M. Schwartz frappa du pied et s’écria, cette fois dans la langue de tout le monde :

« Que diable ! monsieur Mathieu, ne me faites pas languir ! Vous savez quelque chose sur ce mauvais sujet de Michel ! Allez. »

M. Mathieu prit un air étonné sous lequel perçait bien un petit bout de moquerie.

« Vous m’aviez défendu… commença-t-il ; mais je suis tout aux ordres de monsieur le baron. En définitive, mieux vaut encore s’occuper à des fadaises comme ces jeunes gens, Maurice et Étienne. M. Michel file un mauvais coton, excusez le mot. Il vit, Dieu sait où, courant les tripots et jouant un jeu d’enfer…

— Un jeu d’enfer ! Michel !

— Perdant des deux ou trois cents louis par soirée, s’il vous plaît, fréquentant les théâtres, soupant, faisant des dettes absurdes, et les payant !

— Les payant ! répéta encore M. le baron ; comique ! »

Il se leva et fit un tour dans la chambre.

Dès qu’il eut le dos tourné, la physionomie de Trois-Pattes changea si subitement qu’on eût dit une transfiguration. Le masque prit vie, et les yeux, ardemment animés, dirigèrent un regard perçant vers la fenêtre ouverte. La fenêtre donnait sur les jardins. Les hôtes du château de Boisrenaud étaient dispersés dans les allées ; ce coup d’œil alla à tous et à chacun, comme un éclair. Ce coup d’œil cherchait quelqu’un.

Quand M. le baron se retourna, Trois-Pattes regardait la pelouse avec une placide admiration.

« Voilà un paradis ! soupira-t-il. Excusez !

— Où prend-il cet argent ? demanda M. Schwartz.

— Le jeune M. Michel ? Je n’en sais rien. Si monsieur le baron veut, je m’informerai.

— Il y a du Lecoq là-dedans ! » pensa tout haut le banquier.

Trois-Pattes baissa les yeux et ne répondit pas. Les sourcils de M. Schwartz étaient froncés.

Après un silence, l’estropié reprit avec une sorte de répugnance :

« Il y une dame… qui doit être fort riche. »

La promenade de M. Schwartz eut un temps d’arrêt.

« Jeune ? interrogea-t-il.

— Très belle, » répliqua Trois-Pattes.

Les yeux du banquier, fixés sur lui avec insistance, sollicitaient une réponse plus explicite.

« Ce n’est pas la comtesse ? commença-t-il.

— Non, » répartit Trois-Pattes.

Le banquier fit un dernier tour de chambre, en proie à une visible agitation, puis il s’arrêta de nouveau brusquement.

« Monsieur Mathieu, dit-il, je n’ai d’autre intérêt en tout ceci que le besoin d’être utile. Ce jeune homme, M. Michel, a été mon employé et même quelque chose de plus. Mon bon cœur m’a causé déjà bien des embarras ; mais je suis récompensé par l’estime publique… Vous en savez long sur cette comtesse Corona, n’est-ce pas ?

— Assez long, répondit Trois-Pattes. Le colonel lui laissera tout…

— Je ne parle pas de cela ! interrompit vivement M. Schwartz.

— C’est juste. Monsieur le baron est en règle. »

Les rôles changeaient. Le laconisme n’était plus du côté du banquier. Il reprit :

Dieu merci, pour moi et pour ceux qui me touchent de près, je n’ai ni inquiétude à avoir ni renseignement à prendre. Monsieur Mathieu, vous avez peut-être vos raisons pour être discret ?

— Oui, monsieur le baron, dit Trois-Pattes. J’ai mes raisons. »

Le banquier pirouetta sur lui-même.

« Temps, argent, grommela-t-il en regagnant son bureau. Affaire finie. Bien le bonsoir. »

Trois-Pattes, ainsi congédié, rampa aussitôt vers la porte. Sur le seuil, il s’arrêta et dit avec humilité :

« J’avais compté sur l’obligeance de monsieur le baron… »

Celui-ci, qui feuilletait déjà ses papiers avec une certaine affectation, l’interrompit et gronda ces deux mots :

« Au galop !

— Ce serait pour savoir, poursuivit Trois-Pattes, si monsieur le baron pourrait me recommander à M. Schwartz, le père de M. Maurice, que monsieur le baron a connu à Caen sous la restauration. »

Les joues du banquier pâlirent. Il répondit pourtant, appuyant sur le dernier mot :

« Connu le père de Maurice, à Paris !

— Il n’y a pas d’offense, reprit Trois-Pattes, à Caen ou à Paris. J’ai quelqu’un qui cherche des personnes de Caen : la femme et la fille d’un banquier. Ça fut très riche autrefois ; c’est devenu pauvre comme Job : une histoire bien étonnante, allez ! Voyons ! J’ennuie monsieur le baron. Je vois bien d’ailleurs qu’il n’est pas content de moi. Mais je prends de l’âge et de l’expérience. Je n’aime pas regarder de trop près certaines gens ni certaines affaires. Je lui reparlerai de ce M. Schwartz… et de cette famille du banquier. Je suis bien le serviteur de monsieur le baron. »

Il laissa retomber la porte et disparut.

En voyant disparaître Trois-Pattes, M. Schwartz fit un mouvement comme pour s’élancer après lui.

« Il y a du Lecoq là-dedans ! dit-il pour la seconde fois en se rasseyant. Je le sens tout autour de moi, et, par moments, j’ai peur ! »

Sa tête s’affaissa entre ses deux mains. Il était puissamment préoccupé. Au bout de quelques secondes, ses réflexions tournèrent.

« Ma femme !… murmura-t-il, tandis que des rides profondes se creusaient à son front. Michel !… »

Ce fut tout. Sa pensée resta en lui.

Mais nous devons noter ici un détail muet. Après avoir réfléchi et peut-être combattu en lui-même, M. le baron prit dans la poche de son gilet une petite clef d’acier ciselé, une très jolie clef, ressemblant à celles qui ferment les nécessaires mignons des dames.

Il la regarda et il hésita.

Sur ses traits, il y avait un sourire pénible.

Ceci n’était, pas une affaire d’argent ; pour les affaires d’argent, M. Schwartz n’hésitait jamais.

Ayant ainsi hésité, il ouvrit un tiroir de son secrétaire, dans lequel il trouva un bâton de cire à modeler.

Pourquoi avait-il cela ? Vous en avez peut-être ; moi aussi ; pourtant ni vous ni moi ne fabriquons de fausses clefs.

D’une main il tenait la clef gentille que son regard sournois caressait, de l’autre il pétrissait la cire qui allait s’échauffant et s’amollissant dans ses doigts.

Comme Trois-Pattes descendait l’escalier à sa manière, un pas de femme effleura les dalles du corridor, au premier étage. Il s’arrêta, ému jusqu’à la défaillance.

C’était Mme Schwartz qui, prévenue par Domergue, se rendait au salon, où l’attendait notre jeune fille du bateau, Mlle Edmée Leber. Trois-Pattes l’entendit qui disait :

« Il n’est pas nécessaire de déranger ma fille. »

Cette voix sonore et douce, mais ferme, produisit sur Trois-Pattes une impression extraordinaire. On eût dit un moment que cette lamentable créature, reptile humain, collé au sol, allait se redresser tout d’un coup comme un homme.

Il darda un regard en arrière ; son œil morne avait des éclairs.

Mais s’il avait désir, il avait peur aussi, car il se prit à franchir les dernières marches avec une étrange prestesse. Quand Mme Schwartz descendit à son tour, suivie par Domergue, l’escalier était vide.

Dans le salon, Edmée était toujours seule. Son charmant visage reflétait tour à tour l’expression d’une vaillance résolue et la vague atteinte d’un découragement profond.

Elle souffrait. La fièvre ne la laissait pas en place.

C’était en elle tantôt une torpeur affaissée, tantôt une sorte de maladive anxiété qui forçait le mouvement, et pour un instant teignait de pourpre la pâleur de sa joue.

En ces moments, un nom venait parfois à ses lèvres, un nom que nous avons prononcé déjà plus d’une fois, et qui naguère avait le privilège d’émouvoir assez vivement la grave indifférence de M. Schwartz : Michel…

Une fois, tombant de l’étage supérieur, une gamme brillante, galopée sur le piano, monta et redescendit toutes les octaves du clavier, comme un miracle de prestidigitation.

Edmée sourit au travers d’une larme.

Elle quitta la fenêtre pour revenir au portrait. Le piano capricieux se taisait. Par la dernière croisée du salon, au milieu du crépuscule qui allait baissant, un vif rayon de jour passait et mettait en lumière l’opulente beauté de la baronne Schwartz. Edmée Leber restait là en contemplation et comme fascinée.

Mais, chose bizarre, le diamant qui brillait sous les masses prodigues de cette noire chevelure attira bientôt son œil invinciblement. Son regard fixe pointa cette étincelle et ne la quitta plus.

Un pas de femme s’étouffa sur les tapis du grand escalier.

Domergue dit de l’autre côté de la porte :

« Je n’aurais pas dérangé Madame la baronne, mais Mlle Leber est encore bien malade. »

Edmée fit un effort violent pour reprendre son calme.

Au dehors, on ne parlait plus, et le pas lourd de Domergue venait de s’éloigner.

Évidemment, la baronne Schwartz était là, tout contre le seuil. Cependant, elle n’entrait pas. Edmée resta un instant debout, les yeux sur les deux battants de la porte fermée. Puis, vaincue par la fatigue ou par l’émotion, elle s’assit de nouveau, murmurant à son insu :

« Tremble-t-elle donc autant que moi ? »

Elle prit dans sa poche une bourse qui ne sonna point l’argent, et dans cette bourse un petit papier, enveloppant un objet de la grosseur d’un grain de maïs.

« Quand même ! pensa-t-elle encore ; peut-être n’a-t-elle rien à nier, rien à cacher. Voilà des années que je la respecte et que je l’aime ! »

D’un geste machinal elle allait déplier l’enveloppe, lorsque la porte s’ouvrit enfin. Edmée remit vivement le papier dans la bourse et la bourse dans sa poche. La baronne Schwartz était sur le seuil ; son premier regard surprit le mouvement de la jeune fille, et ses noirs sourcils eurent un tressaillement léger.

Ce fut rapide plus que l’éclair. La baronne Schwartz franchit le seuil, riante et calme, comme une grande dame qu’elle était, ayant bon cœur et bonne conscience, ayant surtout le pouvoir et la volonté de venir en aide à toute infortune qui sollicitait sa compassion. C’est ici le meilleur privilège de la richesse : ne jamais refuser, aller même au-devant de la prière timide, faire plus encore : chercher, chercher passionnément l’occasion de donner, comme d’autres cherchent l’occasion de prendre. Quoi qu’on dise, Dieu aime les riches.

La baronne Schwartz était la femme bien-aimée d’un homme puissamment riche. Elle jouait comme il faut son rôle de Providence, et beaucoup de bénédictions entouraient sa main toujours ouverte.

Ce fut donc en restant elle-même parfaitement et sans franchir la limite de ses bontés ordinaires qu’elle prit les deux mains d’Edmée pour mettre un baiser à son front et dire :

« Comment nous avez-vous laissé ignorer que vous fussiez malade, chère enfant ? Vous saviez que nous étions à Aix en Savoie. Blanche ne vous a-t-elle pas écrit ?

— Si fait, madame, répondit Edmée dont les yeux étaient baissés ; Mlle Blanche a bien voulu me donner de vos nouvelles.

— Et pourquoi n’avoir pas fait réponse ? Avez-vous été souffrante au point de perdre vos leçons ?

— J’ai gardé le lit trois mois, madame. »

La baronne s’assit, mais sa voix fut moins libre lorsqu’elle reprit :

« Trois mois ! Tout le temps de notre séjour à Aix ? Et votre bonne mère ?

— Ma mère est tombée malade en me soignant, madame ; je me suis guérie : j’ai peur pour ma mère. »

Les cils de ses paupières, toujours baissées, devinrent humides.

« Et vous avez attendu si longtemps, s’écria la baronne du ton le plus affectueux, avant de recourir à notre amitié ! »

Edmée releva sur elle ses grands yeux bleus tristes et presque sévères.

« Madame, répondit-elle, nous n’avons besoin de rien. »

La baronne devint pâle. Elle essaya, néanmoins, de sourire en disant :

« Si c’est fierté, chère enfant, je vous prie de n’être point offensée. Nous nous rembourserons sur les leçons que vous donnerez, cet hiver, à ma fille. »

Les paupières d’Edmée battirent et ses traits charmants se contractèrent ; néanmoins, ce fut d’une voix distincte qu’elle répliqua :

« Je ne donnerai plus de leçons à Mlle Schwartz, madame. »