Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 14

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Hachette (tome Ip. 394-408).
Deuxième partie


XIV

Visite nocturne.


Mme la baronne ne répondit point. Elle resta immobile.

Blanche attendit un instant et ajouta :

« Bonsoir, mère. »

Puis ce fut le silence.

Dans la pièce voisine, il y avait un tapis épais, et cette petite Blanche était légère comme un papillon. Mme la baronne n’osait bouger, ne sachant pas si sa fille s’était retirée, lorsque le pas grave de M. Domergue se fit entendre de nouveau. Il frappa ses deux coups et voulut aussi tourner le bouton.

« Bien, bien, dit-il. Je venais annoncer seulement qu’il est rentré. Faut-il laisser dormir madame la baronne ?

— Faites ce que je vous ai dit ! » fut-il répondu d’un ton impérieux et net.

Mme Schwartz retira du fond du tiroir sa blanche main qui ramena une cassette ; elle prit dans la cassette deux petites aquarelles, encadrées de velours : deux portraits qui ne semblaient pas appartenir à un maître du pinceau et dont les couleurs avaient déjà pâli.

L’un représentait un jeune homme, l’autre une très jeune fille : presque une enfant. À première vue, nous eussions déclaré que tous les deux nous étaient inconnus.

Puis l’idée nous serait venue que le peintre inhabile avait essayé de reproduire les traits de Michel, notre héros, et ceux d’une fillette qui ressemblait à Mme Schwartz : une petite sœur, peut-être.

Puis encore, à mieux regarder, ce ne pouvait être Michel, car le costume datait des années de la Restauration. Plus on examinait, d’ailleurs, plus la ressemblance fuyait. Et pourquoi le portrait de Michel dans le secrétaire de Mme Schwartz ? Quant à l’autre aquarelle, l’effet contraire se produisait : l’examen créait la ressemblance.

Il y a la beauté du diable pour le commun des femmes. C’est très joli. Cela devient épais, vulgaire ou hideux. Les femmes qui doivent éblouir à l’heure de la complète floraison n’ont jamais eu la beauté du diable. Tout procède ici-bas par mystérieuses compensations. La suprême beauté, très souvent, est le prix d’une incubation lente et pénible, comme si la nature employait toutes les années de l’adolescence à parfaire son chef-d’œuvre.

Ainsi s’envole au plus haut des airs, sous le grand soleil d’août, le splendide papillon, après sa double métamorphose. On se prenait à penser, devant ce pauvre portrait d’enfant aux couleurs effacées ; on voyait derrière lui comme au travers d’une brume jalouse le triomphant sourire de la femme épanouie. C’était Cendrillon dans la fumée du foyer, avant la visite de la fée.

La lampe était loin, là-bas, sur le marbre sanguin de la cheminée. Mme Schwartz, éclairée par derrière, cachait à demi son visage dans l’ombre. La lumière jouait dans les masses de ses admirables cheveux, et venait frapper en plein la miniature que le contraste faisait plus terne.

Elle regardait les deux aquarelles tour à tour avec une émotion profonde. Le souffle s’arrêtait dans sa poitrine. Aucune parole ne tomba de ses lèvres ; mais les lueurs obliques de la lampe allumèrent deux étincelles parmi l’ombre qui voilait son visage : c’étaient deux larmes ; elles tremblèrent avant de rouler lentement sur la pâleur de ses joues.

La pendule sonna onze heures. Le feu allait s’éteignant. Les bruits de la nuit parisienne murmuraient dans le tuyau de la cheminée.

La silencieuse contemplation de Mme Schwartz dura longtemps.

Un soupir contenu la ponctua qui valait tout un monologue. C’était bien elle, cette miniature. Le papillon étincelant regrettait peut-être sa modeste enveloppe de chrysalide. Mme Schwartz n’avait point de sœur.

Elle posa les deux portraits sur la tablette du secrétaire et prit dans la cassette une poignée de papiers dont le contact fit trembler sa main. C’étaient de ces papiers dont la physionomie ne trompe point, les papiers qu’on nomme papiers par excellence du haut en bas de l’échelle sociale : les vrais papiers, ceux qui racontent, historiens authentiques, la vie d’une créature humaine, résumée par ces trois actes principaux : la naissance, le mariage, la mort.

Il y avait un acte de naissance, un acte de mariage, un acte de décès.

Puis la main de Mme Schwartz plongea encore au fond du tiroir, et cette fois ramena un volumineux cahier couvert d’une écriture fine et serrée.

L’encre avait jauni aux feuilles fatiguées de ce manuscrit. Il datait de loin. On avait dû le lire bien souvent.

La première page, qui gardait des traces de larmes, commençait ainsi :

« 2 juillet 1825.

« Je t’ai promis de t’écrire souvent. J’ai passé quinze jours à me procurer une plume, de l’encre et du papier. Je suis au secret dans la prison de Caen. Quand je me tiens à bout de bras à l’appui de ma croisée, je puis voir le haut des arbres du grand cours et les peupliers qui bordent au loin les prairies de Louvigny. Tu aimais ces peupliers : ils me parlent de toi… »

Et à la suite de quelques lignes presque effacées, celle-ci ressortait :

« … Je sais que tu te gardes à moi ; j’ai confiance en la bonté de Dieu… »

Mme la baronne Schwartz avait les yeux sur cette ligne. Elle ne pleurait plus : sa pâleur était d’une morte.

On eût dit que son cœur arrêtait ses battements et que le souffle expirait sur ses lèvres.

Quand minuit sonna, elle était encore à la même place, tenant les papiers à la main, immobile et debout.

Le bruit de la pendule la fit légèrement tressaillir. Elle remit dans la cassette les papiers et le portrait de la fillette. Le portrait du jeune homme resta dans sa main. Le tiroir fut refermé, ainsi que le secrétaire, et la clef ciselée disparut.

Mme Schwartz revint s’asseoir auprès du foyer qui était maintenant éteint. Elle avait froid dans le corps et dans le cœur. Son attitude exprimait un sourd malaise, et, de temps en temps, un frisson courait dans ses veines.

« Je verrai cet homme, murmura-t-elle. M’est-il défendu de porter un deuil ?… Et Michel !… Je saurai. — Oh ! s’interrompit-elle avec un frisson. J’ai peur de savoir ! »

Au dehors, les bruits de la ville s’apaisaient.

Vers une heure, on frappa pour la troisième fois à la porte extérieure. Mme Schwartz eut comme un frémissement ; mais elle se leva toute droite et gagna la porte d’un pas ferme.

« Dort-il ? demanda-t-elle à Domergue, quand le verrou fut tiré.

— Comme un ange, » répliqua le digne valet.

Mme Schwartz dit :

« Allons ! »

Domergue marcha le premier, un bougeoir à la main.

« Madame me pardonnera ma curiosité, reprit-il après quelques pas ; c’est moi qui me suis occupé le premier de ce jeune homme-là, et j’ai le cœur sensible, quoique étant dans le commerce depuis l’âge de raison. Je m’attache facilement… Après l’épreuve que Madame va faire, sera-t-on certain de quelque chose ?

— C’est selon, repartit la baronne d’une voix changée.

— Madame n’a pas besoin d’avoir peur, poursuivit Domergue, tout le monde est couché, j’en réponds. Il n’y a pas un traître chat éveillé dans l’hôtel, et la femme de chambre n’en est pas encore au café, là-bas, avec marraine… Madame sait bien que je ne suis pas bavard, mais c’est si rare de voir une personne comme Madame s’occuper des péchés de jeunesse de son mari !… Monsieur le baron est bien assez riche pour payer ses fredaines ; mais Madame !… »

Ils arrivaient à l’escalier. L’appartement de notre héros Michel était à l’étage au-dessus.

Mme Schwartz allait sans mot dire ; elle ne prenait point souci d’imposer silence au valet, qui continuait tout bas :

« Avec ça que ça ne ferait pas grand tort à Mlle Blanche. Il y a assez pour deux… Mais quand on y songe, est-ce une assez drôle de chose ? Ça fait croire en Dieu, oui ! que M. Schwartz est allé justement dans cette ferme où était justement M. Michel, et que justement il l’a ramené ! »

Il s’arrêta. La porte de Michel était devant lui.

Désormais la pâleur de Mme Schwartz était maladive, et, pendant qu’elle marchait, tout son corps tremblait.

« Il y a une Providence, balbutia-t-elle : c’est vrai. »

Domergue pensa :

« On a beau n’être pas jalouse, ça fait quelque chose, écoutez donc !

— Mais, ajouta-t-il tout haut en manière d’excuse pour le baron Schwartz, le jeune homme est sur ses dix-huit ou vingt ans ; c’était bien avant le mariage de Madame. »

L’observation, quoique judicieuse, ne parut point calmer le trouble de la baronne. Sur un signe qu’elle fit, Domergue ouvrit la porte de Michel. Tout était neuf et charmant dans cet hôtel, plus frais qu’une rose. Le fils de la maison n’aurait pu être mieux logé que Michel. Veuillez bien vous figurer, pour échapper à une description oiseuse, un appartement de jeune homme, un peu en désordre, mais aussi coquet que possible. Domergue entra le premier, avec précaution, étouffant le bruit de ses pas sur le tapis, et il s’assura que le sommeil de notre héros n’avait pas pris fin. Mme Schwartz attendait au dehors. Assurément, et quels que fussent les motifs de sa démarche, la démarche elle-même, si bizarre et si étrangère aux habitudes d’une femme de sa sorte, suffisait à expliquer son émotion.

Y avait-il du vrai dans la pensée de Domergue ? Mme Schwartz venait-elle ici pour éclairer le passé de son mari ? C’était un ménage excellent ; mais il durait depuis nombre d’années, et l’élément passionné ne semblait point y surabonder du côté de Mme Schwartz.

Et si Domergue se trompait, qui donc avait suggéré cette erreur à Domergue ?

Il revint, faisant ce geste qui veut dire chut et prononça du bout des lèvres :

« Le sommeil du juste ! »

Mme Schwartz entra. Michel était étendu sur son lit, tête nue. Les boucles éparses de ses longs cheveux lui donnaient une beauté de femme ; c’était un cher enfant ; la vie follement dissipée qu’il menait fatiguait son visage sans effacer l’expression de vigoureuse candeur qui était le trait de sa physionomie.

Mme Schwartz se tenait derrière Domergue, qui levait le flambeau de façon à ce que la lumière tombât d’aplomb sur la figure du dormeur.

« À quoi verrez-vous la chose ? demanda-t-il. La lettre vous dit-elle qu’il a un médaillon, une marque ? »

Comme Mme Schwartz ne répondait point, Domergue se tourna vers elle et la vit si changée qu’il faillit lâcher le flambeau.

« Madame se trouve mal… » commença-t-il.

Elle l’interrompit d’un geste. Sa main désigna le flambeau, puis la porte. Domergue lui donna le flambeau et sortit.

Mme Schwartz resta seule avec Michel. Pendant quelques instants, elle demeura immobile et l’œil ardemment fixé sur ce front blanc, couronné de cheveux épars. Puis, tout à coup, sa paupière se baissa, comme si un effroi l’eût saisie.

Michel remua. Ses lèvres entr’ouvertes eurent un vague sourire. La baronne déposa le flambeau pour appuyer ses deux mains contre son cœur.

Puis elle prit sous le revers de sa robe l’aquarelle, le portrait du jeune homme aux couleurs effacées. Elle regarda tour à tour la peinture pâlie et le pâle visage du dormeur. On eût dit qu’elle était venue là pour établir cette comparaison.

Quand elle reprit le flambeau, un long soupir souleva sa poitrine, et sur le seuil elle se retourna pour contempler encore une fois, au travers de deux grosses larmes, le sourire du beau jeune homme endormi.

Quand elle rentra dans son appartement, elle était anéantie ; une pensée grave semblait entièrement l’absorber. Domergue lui trouva une apparence de calme, mais il vit bien, quand elle s’assit, que la fatigue la brisait. Il se disait en lui-même :

« Si on peut se faire du mal comme ça pour une affaire d’avant le mariage ! M. le baron n’était pas une demoiselle… N’empêche pas que l’avenir du jeune homme est réglé, maintenant. Madame est la bonté même. On les établira tous les deux, Mlle Edmée et lui… Quel mignon petit ménage ! »

Cependant Mme Schwartz avait-elle découvert la fameuse marque ou le médaillon précieux des péripéties théâtrales ? Domergue ne put jamais savoir cela.

On l’envoya se coucher purement, simplement, comme si rien de dramatique ne se fût passé cette nuit.

Mme Schwartz resta debout jusqu’au jour. Parfois elle souriait et ses beaux yeux devenaient humides. À deux ou trois reprises le nom de la comtesse Corona vint expirer sur ses lèvres, uni à celui de Michel.

Évidemment, ce nom lui faisait peur.

Au moment où elle remettait l’aquarelle-miniature dans le tiroir de son secrétaire, on aurait pu l’entendre murmurer :

« Il aimera… Peut-être qu’il aime… »

Comme il faut en ce monde que tout ait un terme, même les permissions de dix heures, Mme Sicard, la camériste, revint au petit jour rapportant de chez sa marraine un loyal parfum de cigare.

Le lendemain, la baronne alla visiter le château de Boisrenaud que son mari voulait acheter, et prit pour s’y rendre la voiture du Plat-d’Étain comme une petite bourgeoise.

Elle vit cette créature, Trois-Pattes, et il lui sembla que ce mendiant inconnu l’enveloppait d’un long regard.

La baronne Schwartz n’avait pas de confident ; la merveilleuse beauté de ses traits laissait rarement sourdre le secret de sa pensée. Son visage était de marbre.

Le château de Boisrenaud fut acheté.

Puis, dans la maison Schwartz, la vie commune reprit son cours paisible. Tout marcha comme devant, au dedans comme au dehors, à ce point que Domergue se demanda s’il avait rêvé marque ou médaillon. L’histoire ne dit même pas si la démission de Mlle Mirabel fut exigée.

Dans cette maison, il y avait pourtant un élément nouveau : la passion y venait de naître, le drame aussi par conséquent.

Le premier résultat de la visite nocturne rendue par la baronne au protégé de son mari paraîtra inattendu : ce fut la réception à l’hôtel d’une jeune femme adorablement belle, mais qui n’avait pas les sympathies de la baronne : la comtesse Corona, sa compatriote et un peu son alliée par ce vénérable vieillard, le colonel Bozzo-Corona.

La comtesse et la baronne se rapprochèrent avec une sorte d’empressement diplomatique. Vous eussiez dit deux puissances qui mutuellement se surveillent.

La comtesse, beaucoup plus jeune que la baronne, épanouissait une beauté hardie, étrange, et que les connaisseurs rapportaient au type corse. Ses grands yeux au regard brûlant et profond avaient une réputation. Certains les trouvaient trop largement fendus pour la délicate pâleur de ses traits, mais on en parlait.

Ce n’était pas précisément une femme à la mode, parce qu’elle ne se prodiguait point et que la mode a besoin d’être incessamment sollicitée. Mais la mode s’occupait d’elle.

On la disait riche. Son nom sonnait bien. Elle vivait séparée de son mari, homme de plaisirs et d’aventures, qui était, disait-on, tombé fort bas, sans que personne pût spécifier la nature de sa chute.

Du reste, elle ne sortait pas de terre, puisque le colonel Bozzo-Corona, philanthrope distingué, comme tous les journaux s’accordaient à le dire, et dont l’hôtel, situé rue Thérèse, pouvait passer pour un arsenal de bonnes œuvres, était son aïeul.

Le baron Schwartz avait des rapports d’argent avec le colonel, dont l’homme de confiance était M. Lecoq. Les choses, à Paris, affectent parfois des physionomies bizarres. On parlait très haut des vertus de ce colonel Bozzo-Corona ; la presse lui décernait quotidiennement des éloges qui ressemblaient aux annonces payées par certaines boutiques médicales. Il était vieux comme Mathusalem, et cela augmente le respect. Cependant, quelques doutes vagues planaient autour de cette charitable gloire.

Il possédait en Corse des biens considérables situés aux environs de Sartène, et qui lui venaient de sa femme, morte depuis plus d’un demi-siècle.

Les respects en quelque sorte officiels dont Paris-public entourait ce centenaire, et les doutes bizarres, sans consistance ni formule, qui venaient à la traverse, touchaient comme un double reflet cette délicieuse comtesse Corona. Elle était de celles que le mystère drape dans un charme de plus. Nulle voix ne s’était élevée jamais pour l’accuser, et il semblait pourtant que les enthousiastes eussent envie de la défendre. On mettait à jour, quand on parlait d’elle, avec une sorte d’emphase, l’authenticité de sa fortune et l’évidence de sa position.

Il semblait, ce faisant, que chacun répondît à des calomnies qui tombaient des nuages.

M. Lecoq en usait à son égard avec cette paternelle familiarité particulière aux notaires et conseils des grandes maisons. Elle l’accueillait avec une douceur froide sous laquelle les observateurs croyaient deviner beaucoup de frayeur et beaucoup de haine.

Un mois après la visite nocturne que nous avons racontée, la maison Schwartz, en apparence tranquille, eût présenté à quelque clairvoyant observateur les symptômes suivants : une de ces platoniques liaisons qui jadis existaient, dit-on, de page à châtelaine, était née entre Mme Schwartz et notre beau Michel. Quelque chose de plus vif peut-être et de moins vertueux entraînait ce héros vers la comtesse Corona, qui était dans une veine éblouissante d’esprit et de beauté. Edmée Leber pâlissait et devenait triste. Le roman d’amour enfantin dont nous avons dit le naïf prologue, avait marché silencieusement. Une seule femme au monde rendait Michel timide : c’était Edmée. Il se méprenait à ce signe ; en lui, la passion n’était pas mûre ; mais Edmée, plus précoce ou plus concentrée, avait conscience de ce qui se passait au fond de son cœur.

M. Schwartz augmentait le cercle de ses affaires et gagnait un argent énorme. Le changement de la baronne à l’égard de Michel ne lui avait point échappé. Il cherchait à ses heures le joint où viser un grand coup.

Il fut longtemps à trouver. Plusieurs mois se passèrent. Blanche arrivait à être une jeune personne. Michel se rangeait, il devenait sérieux et ambitieux, symptôme alarmant pour M. Schwartz, que tout alarmait désormais. Le pauvre homme avait, au jeu commercial, un bonheur insolent qui l’effrayait.

Qu’y avait-il, cependant ? Depuis des années, il reprochait à la baronne sa froideur vis-à-vis de Michel. La baronne, obéissante, regardait le favori d’un œil moins glacé. Où était le mal ?

Le mal n’était nulle part, mais l’incident Mirabel restait dans l’esprit du baron. Il eut un cauchemar : il lui sembla que Mme Schwartz se mettait entre le fougueux caprice de Michel et cette belle comtesse Corona.

Une nuit, pendant que la baronne était au bal, nous éprouvons un certain malaise à vous faire cette confession, il introduisit un étranger dans sa chambre à coucher. M. Lecoq possédait un très grand nombre de talents, et M. Schwartz lui accordait cette dangereuse confiance qu’on ne donne pas à un galant homme. M. Lecoq, ancien voyageur de la maison Berthier et Cie, valait mieux qu’un serrurier.

Le tiroir du milieu, le tiroir du secrétaire, celui dont la serrure cachait son trou mignon dans le cœur d’un bouquet de pensées faites d’améthystes et de topazes, fut tâté selon l’art, palpé, sollicité, violé. M. Lecoq avait apporté les instruments qu’il fallait. Le tiroir résista vaillamment. M. Lecoq déclara que la serrure était à secret.

Ces tentatives engagent d’autant plus qu’elles méritent plus de blâme. La jalousie des honteux est une fièvre.

Et pourtant, M. Schwartz avait encore confiance. Le soupçon ne lui venait qu’aux heures malades et il y avait dans sa préoccupation une énorme dose de curiosité.

Chose singulière, la faveur de Michel grandissait parmi ces troubles.

M. Schwartz était un homme habile. Il eut une forte idée qui devait guérir son esprit, son cœur et sa raison. Elle n’était pas toute jeune, cette idée ; il la couvait vaguement depuis du temps. Quand elle se formula en lui nettement, il fit des folies comme Archimède au sortir de son bain.

Il tomba dans la chambre de sa femme et lui dit :

« Marier Blanche et Michel. Affaire ! »

C’était une épreuve assurément, mais c’était aussi un sérieux projet.

La baronne, pâle et calme comme toujours, répondit doucement :

« C’est impossible. »

M. Schwartz demanda pourquoi.

Était-ce pour cela précisément que cette belle baronne avait ouvert sa maison à la comtesse Corona ?

Le fait est que la comtesse Corona servit de réponse.

Il y eut lutte pour la première fois. Une autre personne était là qui souffrait silencieusement et bien plus que M. le baron lui-même. En vertu de je ne sais quel pacte qui n’avait jamais été signé, mais qui existait pourtant, Edmée Leber regardait Michel comme étant son bien. Et voilà que Michel, sous ses yeux, était tiraillé entre trois femmes : la baronne, la comtesse, Blanche.

D’elle, Edmée, il n’était même pas question.

Le résultat de la lutte fut violent. Michel, exilé, quitta la maison Schwartz. Les hommes comme M. le baron ne sont pas ce qu’on appelle des méchants ; ils ont même leur bonté relative et rarement peut-on les accuser de faire du mal par goût ; mais, dans les occasions délicates, ils vous ont des adresses funestes. L’expulsion de Michel, notre héros, eut lieu habilement, décemment et cruellement. Le monde lui donna tort et, à de certains moments, il fut tenté lui-même de s’accuser d’ingratitude. Nous avons employé le mot expulsion pour dire tout d’un coup la vérité vraie ; mais, selon l’apparence, c’était Michel qui avait quitté M. Schwartz, et celui-ci poussait la chevalerie jusqu’à ne le point taxer trop haut d’ingratitude.

Il y eut plus : M. Schwartz, en diverses occasions, donna témoignage en sa faveur, dans le style de ces certificats où les maîtres déclarent n’avoir pas eu à se plaindre de leurs domestiques, sous le rapport de la probité.

Avec de tels certificats, on cherche une place longtemps. Dans la finance militante, dont M. Schwartz était le plus bel ornement, Michel était un jeune homme perdu.

Une voix inconnue, publicité sourde, avait murmuré à toutes les oreilles d’affaires cette mystérieuse formule :

« Il y a eu quelque chose. »

La chronique de la Bourse avait bien essayé un bout de roman où la belle Mme Schwartz avait un rôle aimable ; mais, sans nier la possibilité du fait, les forts maintenaient l’axiome : « Il y a eu quelque chose. »

L’avis de M. Lecoq fut que « Michel était brûlé. » Et M. Lecoq s’y connaissait autant que personne en France.