Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 07

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Hachette (tome IIp. 322-332).
Troisième partie


VII

On joue la poule.


La reine Lampion était une belle femme : aucun historien ne dira le contraire ; Sophie Piston, amante de Piquepuce, et la sensible Sapajou, dame des pensées de Cocotte, avaient de doux charmes et buvaient l’absinthe comme des anges du ciel ; il y avait encore Riquette, qui levait le pied proprement ; Caporal, qui fumait mieux qu’un poêle, et Rebecca, toujours enceinte des paquets qu’elle volait dans les magasins de nouveautés : c’étaient de chères filles qui avaient à la fois la beauté, présent des dieux, et le talent, qui s’acquiert par l’étude. Mais, de même que le soleil est supérieur aux astres de la nuit, de même Mazagran éclipsait toutes ses rivales.

Mazagran avait la vogue. Au fond des halliers les plus abandonnés de la forêt de Paris, sa gloire florissait. Son nom historique éveillait les échos de ces sombres carrefours où les bêtes farouches s’entre-mordaient pour un de ses sourires.

Elle était chauve par suite de maladie, mais il lui restait plusieurs dents, et, quand une violente couche de rouge minéral enluminait sa joue tannée, elle vous retournait le cœur comme un gant.

Telle fut l’enchanteresse qui tendit ses lacs amoureux dans les sentiers de l’ardent Similor.

Que n’avons-nous ici l’espace et le loisir pour chanter dignement l’idylle de ces sacrés bocages !

Mais le drame nous pousse, nécessité funeste. Nous n’aurons de Mazagran qu’un sourire, et c’est une scène austère qui se déroulera pour nous dans ce lieu de délices : l’estaminet de l’Épi-Scié.

Les personnages à qui on avait fait passer ces mots : au cimetière : À midi la poule, étaient à leur poste, debout autour du billard ou assis sur les banquettes paillées, sièges ordinaires de « la galerie. »

Échalot, tel que vous le connaissez « fumait un bloc » comme feu le secrétaire d’État Chamillart. En quelque endroit du billard qu’il vous plût de le caser, il vous faisait directement, au doublé, par la bricole, selon son intérêt ou son caprice. À chaque instant, chez ces natures modestes, on découvre un nouveau talent, et c’est leur charme.

Échalot n’ôtait jamais son habit, à cause de sa chemise, que la blanchisseuse gardait en gage, mais il retroussait ses manches, relevait son tablier de pharmacien et confiait Saladin à son clou. Alors, libre de ses mouvements, il beurrait sa queue et enfilait des perles avec enthousiasme.

Au plus beau moment de la poule, la reine Lampion montra sa face rubiconde à la porte du billard et dit :

« M. Mathieu vous espère ! »

Les queues allèrent au râtelier, la galerie se leva, Échalot, pour employer sa propre expression, se recolla Saladin, et Similor lui-même, jetant à Mazagran l’incendie d’un dernier regard, vint à l’ordre.

M. Mathieu n’aimait pas à attendre.

Il était seul dans une des salles de l’estaminet, assis sur une table et appuyé au mur. Au dire de tous ces messieurs, quand on le voyait ainsi à hauteur d’homme, les jambes par devant, il avait l’air de quelque chose, et il fallait qu’il eût « de ça » pour soutenir, malgré ses infirmités, la jolie position qu’il avait dans la mécanique. On le craignait et on l’admirait ; ce Richelieu mutilé d’une royauté ténébreuse inspirait aux bas officiers et aux soldats de l’armée un superstitieux respect.

L’entrée se fit en silence. Chacun regarda d’un œil oblique cette tête de pierre, encadrée de poils révoltés. Les femmes seules osèrent approcher, risquant à l’endroit de sa galanterie bien connue une attaque à la fois effrontée et timide.

M. Mathieu chérissait le beau sexe, et ce qu’on racontait de ses bonnes fortunes impossibles ne contribuait pas peu à sa gloire.

Il répondit aux agaceries de ces dames par le sourire du cynisme pétrifié. Il y a de ces têtes chez Guignol, mais une marionnette de grandeur naturelle ferait peur.

« La Fanchette a avalé son eustache, ce matin, dit-il d’un ton morne.

— Il a le mot pour rire ! murmura-t-on dans les rangs.

— Est-ce vrai, mon petit Trois-Pattes, demanda Sophie Piston avec caresse, que tu étais le bon ami de cette comtesse-là ? »

Un tic nerveux agita pendant une seconde la face de l’estropié qui répliqua d’un ton de lugubre fatuité :

« Les femmes ne manquent pas ! »

Puis il ajouta, en dépliant une feuille de papier :

« Tout le monde est ici ?

— Tout le monde, fut-il répondu.

Il fait jour ! prononça solennellement M. Mathieu.

Cette proposition n’avait en soi rien d’invraisemblable, puisqu’il était midi et demi ; néanmoins l’assemblée entière l’accueillit comme une grande nouvelle. Hommes et femmes répliquèrent joyeusement :

« Causez, Habit-Noir ! »

Les portes étaient closes. Nous ne pouvons dissimuler ce fait qu’en présence d’une si remarquable mise en scène, Similor était ému. Quant à Échalot, les mystères d’Isis, d’Éleusis et du Grand-Orient de France, l’auraient impressionné moins terriblement. La chose de tuer la femme n’était que de la Saint-Jean auprès de ce qui allait se passer dans ces grottes. Saladin, heureusement, n’avait pas l’âge de comprendre.

M. Mathieu dit :

« Décision du premier degré, conduite de Toulonnais-l’Amitié, surveillance du duc et du docteur. Valeur quatre millions en billets de la Banque de France. »

Un long murmure d’allégresse emplit la salle.

« La paix ! ordonna sèchement M. Mathieu. »

Il ajouta, en jetant les yeux sur le papier qu’il tenait à la main :

« On va régler l’ordre. »

Le papier contenait seulement la liste des personnes présentes, avec des signes hiéroglyphiques, rapprochés des divers noms. Pour les détails, on s’était reposé sur l’excellente mémoire de Trois-Pattes.

« C’est une affaire de longueur, reprit-il. Grand spectacle, figuration, changement et le reste. Toulonnais n’a jamais rien mitonné de pareil. Numéro 1, Rifflard ! »

Un gros garçon joufflu sortit des rangs.

« Tu es le neveu du concierge de l’hôtel Schwartz ?

— Un peu…

— Tais-toi ! Tu seras sur la porte de l’hôtel Schwartz, ce soir, et tu regarderas entrer. Les noms qu’il faut faire remarquer sont ceux-ci : Note-les.

— Je me souviendrai bien…

— Note-les : M. Maurice Schwartz, M. Étienne Roland, M. Michel tout court… M. Bruneau… Et tu diras : Comment se fait-il qu’un oiseau pareil entre chez nous ? »

Quelques voix murmurèrent, comme on l’avait fait la nuit précédente, à propos de ce même M. Bruneau :

« Mais il en mange !

— La paix ! fit de nouveau Trois-Pattes, c’est réglé. »

Et l’on se tut. Trois-Pattes appela quatre autres noms d’hommes et deux de femmes.

« Même rôle que Rifflard, dit-il ; se placer en dehors de la porte parmi les curieux et faire des témoins dans la masse.

— Faire des témoins ! prononça à l’oreille d’Échalot Similor, étouffé d’admiration. »

Échalot soupira et répondit :

« C’est l’adresse infernale des traîtres.

— Numéro 8, Échalot ! appela M. Mathieu.

— Présent ! répliqua le pauvre diable, qui sortit de l’ombre avec Saladin sur son dos. »

Il y eut quelques quolibets ; mais Échalot déclama noblement :

« C’est rapport à cette tendre créature que je participe à vos ténèbres, étant né honnête en sortant des mains de la nature.

— Tu connais M. Champion ? interrompit Trois-Pattes.

— Assez… pour lui avoir vendu trois francs de goujons.

— Il sait que tu vas pêcher sur le canal ?

— Oui, à preuve…

— Onze heures. Arriver chez M. Champion ; lui dire qu’en revenant de la pêche, tu as vu les pompiers courir à Livry, et qu’on répétait le long du chemin : c’est la campagne du caissier de M. Schwartz qui brûle !

— Ah bien ! s’écria Échalot, ça va durement l’inquiéter pour ses lignes !

— Faut l’excuser, dit Similor. J’ai beau faire, je ne peux pas lui donner le fil. »

On riait, Échalot se redressa offensé.

« Je remplirai mon devoir avec astuce et fidélité, affirma-t-il. Je ne repousse que l’homicide volontaire de répandre le sang de mes semblables ! »

Ce disant, il fit tourner Saladin comme une giberne et l’approcha hurlant de son sein gauche, d’où sortait le goulot de la bouteille. Ce geste produisit une telle illusion que l’assemblée entière battit des mains, criant :

« Bravo, la nounoute !

— Similor, no 9 ! appela M. Mathieu. »

Port noble, sourire aimable, démarche élégante, Similor avait tout cela.

« Pas vrai ? dit-il en se produisant, on ne peut pas renier un camarade parce qu’il n’a pas vos bonnes manières. Il m’a déjà produit des coups de soleil dans les sociétés.

— Te souviendras-tu bien du nom de M. Léonide Denis ? lui demanda Trois-Pattes.

— Parbleu ! ne vous gênez pas, monsieur Mathieu, vous pouvez me donner le plus compliqué de tous les rôles. J’ai l’instruction voulue, la parole aisée et le truc pour se présenter avantageusement…

— Tais-toi ; onze heures et demie ; Rifflard t’aidera à entrer. Tu demanderas Mme Champion.

— La femme du précédent ?

— Un mot de plus je te casse ! Son mari est parti pour sauver ses lignes ; cela l’empêche d’aller au bal. Tu lui dis : « M. Léonide Denis, notaire royal à Versailles, est à l’article de la mort. Il est des choses qu’on ne peut confier au papier. Vous n’avez que le temps, si vous voulez recueillir son dernier soupir… »

— Non d’un chien ! murmura Échalot qui essuya ses yeux à la dérobée. C’est fichant tout de même !

— Répète ! ordonna M. Mathieu. »

Similor répéta en jetant sur le fond les broderies de son style.

« Pas mal, approuva l’estropié. Tu auras une voiture à la porte. Tu y conduiras la bonne dame, et le cocher se chargera du reste. »

Le no 10 était le cocher.

« No 11, Mazagran ! »

En passant, ce libertin de Similor lui serra furtivement la main.

« No 12, M. Ernest ! »

Ce M. Ernest était pour le moins aussi flambant que Cocotte. Vous voyez qu’on l’appelait Monsieur. L’égalité n’existe pas sur cette terre.

Ernest avait eu un petit emploi chez M. Schwartz. Il connaissait le garçon de caisse de Champion ; il avait été choisi précisément pour cela.

Rendons justice à qui de droit. M. Lecoq était un homme énorme. Il n’ignorait rien, pas même la flamme vertueuse et platonique qu’entretenaient M. Léonide Denis, notaire à Versailles, et Céleste Champion.

Vous n’avez pas l’idée, j’en suis bien sûr, des talents qu’il faut dans cette carrière généralement peu estimée.

Depuis trois jours on manœuvrait autour du garçon de caisse. Une intrigue galante était nouée. Rendez-vous était pris, qui devenait radicalement impossible par l’absence de M. Champion et de sa femme. Mais M. Ernest arrivait au bon moment et offrait de monter la garde du garçon.

Ces choses s’acceptent entre camarades. Une heure d’amour, puis le devoir. Mazagran était chargée d’allonger l’heure.

No 13, no 15, no 16, etc., des cochers, des valets de pied, pour plusieurs équipages armoriés qui devaient stationner le long du trottoir, prêts à partir, rapides comme la foudre.

Nos 20 et suivants, des invités chargés de faire des témoins à l’intérieur, comme d’autres à l’extérieur : l’association avait, nous le savons, des comédiens pour tous les costumes. Et il fallait peu de chose pour réveiller les rancunes de MM. Touban et Alavoy, de Savinien Larcin, de Ça-et-ça lui-même. Michel, Étienne mieux que les nos 20 et suivants, utilités habiles, étaient chargés de leur faire à point nommé et à voix basse, d’insignifiantes communications et de les habiller de mystères.

Il fallait que cette expédition merveilleusement combinée réalisât du même coup la fortune, non pas de l’association, comme bientôt nous pourrons le voir, mais la fortune de M. Lecoq et sa complète sécurité, en livrant à la justice ceux qui, mêlés de près ou de loin à son passé, gênaient son avenir.

Nos trois jeunes gens, la famille Leber et M. Bruneau étaient condamnés sans appel.

M. Mathieu lui-même ne savait peut-être pas tout, car c’était un abîme diplomatique que ce Lecoq. Mais, du moins, M. Mathieu était-il plus avancé que tous les autres dans la confiance du grand homme.

Et nous voyons qu’il le servait de bon cœur.

« Numéros 30 à 40 ! »

Il y avait des voisins à occuper, des avenues à garder. C’étaient là des rôles inférieurs, si vous voulez ; mais malheur à qui méprise cette humble infanterie !

Et tenez ! les numéros 40 à 50, — des messieurs et des dames, — étaient chargés spécialement d’organiser une dispute, voire une véritable bagarre, à un moment donné, si quelque bruit de mauvais augure tombait de l’entresol.

D’autres numéros… Écoutez ! Nous ne pouvons pas entrer dans les menus détails. Ce serait un trop long poëme. Disons en bloc que M. Mathieu, après avoir fait de nobles personnages, des bourgeois, des employés, des laquais, fit aussi des mendiants, des baisseurs de marchepied, des bouquetières, et peut-être même ce joueur d’orgue imité de l’affaire Fualdès…

La tradition profite dans chaque art. Le joueur d’orgue est ici plus célèbre que l’assassin lui-même et que la victime. Et ne trouvez-vous point que ces mots, lancés dans la nuit sur la plaintive mélopée que vous connaissez tous, semblent faits pour servir de signal en un instant suprême : « Lanterne magique ! pièce curieuse ! »

Soixante numéros sont casés, ajoutons-en quarante, car il n’y a point de bonne mise en scène sans comparses. Tout est prévu désormais. Il y a (infandum) jusqu’à de faux sergents de ville : une demi-douzaine d’athlètes chargés de mettre le désordre, dans l’ordre et d’enlever les trop clairvoyants.

M. Mathieu agita sa sonnette et demanda un verre de rhum. La séance publique était levée ; on allait se concentrer en comité secret. Échalot dit à Similor :

« Étant maintenant de la chose, tu pourrais demander une somme pour r’habiller l’enfant que je porte.

— Ida était d’une conduite légère, répondit Similor en s’élançant sur les pas de Mazagran. On ne peut pas savoir…

— Ça veut dire, pensa Échalot atterré, qu’il a des doutes sur ses liens du sang avec le petit. Aie pas peur, Saladin ! Je t’adopte devant l’Éternel, dans la position que je viens d’acquérir. »

Cinq ou six gros bonnets seulement restaient autour de M. Mathieu, qui avait ordonné que la porte fût refermée.

Piquepuce et Cocotte, dont l’un avait procuré le plan authentique des lieux, et l’autre les empreintes, faisaient naturellement partie de cette réunion d’élite.

« Mes petits, leur dit M. Mathieu, à vous l’honneur ! Toute cette racaille est pour la bagatelle de la porte. C’est vous qui allez jouer la vraie comédie, et vous serez payés en conséquence. Le patron veut que cette affaire-là soit son cadeau de joyeux avènement ; il ne garde rien pour lui ; votre part en sera meilleure.

— Oh ! oh ! murmura Piquepuce avec défiance, Toulonnais ne garde rien pour lui !

— Peu de chose, du moins, répliqua Trois-Pattes, dont le masque immobile eut son sourire sinistre. Arrangeons d’abord la petite histoire des agneaux.

— Combien y a-t-il d’agneaux ? fut-il demandé.

— Rien que deux : cet Échalot et ce Similor. Il faut qu’ils restent au fond du filet, parce qu’ils sont voisins des jeunes gens et qu’ils leur ont servi de domestiques. En outre, ils rattacheront le Bruneau à l’affaire de la comtesse Corona. Les pauvres diables nous seront bien utiles. »

Deux des assistants se chargèrent expressément de faire arrêter en temps opportun Échalot et Similor.

« Comme cela, reprit M. Mathieu, nos derrières sont assurés. La justice a son dû, et tous les anciens comptes de l’affaire de Caen se trouvent à jour. À la caisse ! »

Il prit dans sa poche deux billets de banque, des clés et deux cartes d’invitation portant, au cachet qui fermait leur enveloppe, le timbre fastueux de la maison Schwartz.

Les clés étaient toutes neuves et sortaient évidemment de la forge.

« Voici pour entrer, continua Trois-Pattes en donnant à Piquepuce et à Cocotte les deux cartes d’invitation, et voici pour travailler. »

Il leur présenta les clés.

« Quant à ceci, acheva-t-il en leur offrant les billets de banque, c’est la toilette et l’argent de poche. »

Cocotte et Piquepuce acceptèrent le tout sans remercier. Leur gaîté fanfaronne était partie.

« Il y a encore autre chose, dirent-ils en même temps.

— Nous avons l’air de ne pas être à notre aise, ricana Trois-Pattes en approchant son verre de rhum de ses lèvres. Avons-nous peur des griffes du coffre-fort ?

— Le brassard… commença Cocotte. »

Et Piquepuce compléta résolument :

« Nous ne travaillons pas sans le brassard ! »

M. Mathieu prit une mine sérieuse et répondit :

« Vous ne serez pas seuls, mes petits. Le magot est trop gras pour qu’on vous laisse en tête à tête avec lui. Toulonnais-l’Amitié est de la noce, et c’est lui qui vous donnera le brassard avec la manière de s’en servir.